« Pour le moment, nous assistons à
l’effondrement du vieux monde qui croule par pans entiers, jour
après jour. Ce qui est le plus surprenant, c’est que la plupart
des gens ne s’en aperçoivent pas et croient encore marcher sur un
sol ferme… » Rosa Luxemburg, Lettres de prison, 12 mai 1918.
Depuis quatre décennies, les crises économiques
récurrentes et la mondialisation du capitalisme soumettent la grande
majorité de la population à des restrictions grandissantes et
engendrent des dégâts écologiques dont le caractère devient de
plus en plus irrémédiable. Ceci pose d’immenses défis dont les
solutions détermineront grandement le sort des prochaines
générations et les conditions de viabilité de la planète. Or, le
seul horizon que le système actuel est capable de prendre en compte
est celui de ses intérêts économiques les plus étroits :
imposer une austérité brutale pour garantir ses profits et
continuer d’exploiter la nature au mépris de ses limites. Cette
vision bornée et à courte vue aggrave encore plus toutes les
impasses dans lesquelles le capitalisme entraîne la terre entière.
Ceci engendre un énorme paradoxe : confusément
émerge le sentiment que la gravité de la situation requiert des
solutions radicales et que ‘nous assistons à l’effondrement
d’un vieux monde qui croule par pans entiers’, mais, en même
temps, « ce qui est le plus surprenant, c’est que la
plupart des gens ne s’en aperçoivent pas et croient encore marcher
sur un sol ferme ». Ce sont quelques uns des contours de ce
paradoxe que nous essaierons de comprendre sur les plans de la crise
et de la lutte de classe.
Une conjonction de facteurs
Au-delà des différences considérables qui
les caractérisent, tous les grands mouvements révolutionnaires
(1830, 1848, 1871, 1905 et 1917-23) présentent cinq caractéristiques
communes :
__________________________
1) Ils sont la conséquence d’une dégradation rapide et
profonde des conditions d’existence d’une grande partie de la
population suite à une crise économique ou une guerre.
2) Cet
état de bouleversement de la société concerne simultanément
plusieurs pays au moins.
3) Ces mouvements se déploient dans un
contexte d’incapacité de la classe dominante à offrir une issue
crédible à l’impasse de son système.
4) Ces mouvements sont
le fait de générations de travailleurs n’ayant pas connu
d’embrigadement ou de défaite physique et/ou idéologique à la
suite d’une guerre ou d’une révolution. De ce fait, ces
générations disposent encore d’un potentiel intact sur ces deux
plans.
5) Dans de telles conditions, les hommes ont recherché des
formes alternatives d’organisation sociale et se sont
battus pour les mettre en place. Mais les moments décisifs et
l’issue de ces mouvements se sont déroulés sur une période
relativement brève, quelques mois tout au plus.
A bien regarder la situation actuelle, c’est vers
une telle configuration que le système capitaliste s’achemine :
1- Depuis les années 1970, les crises économiques
successives se traduisent par des plans d’austérité d’une
brutalité de plus en plus violente. La dernière en date n’a pas
dérogé à la règle. Ainsi, les mesures prises dans plusieurs pays
de l’Est et en Grèce sont sans précédents : elles
correspondent à une diminution de 15 à 20 % du pouvoir d’achat
des travailleurs, pensionnés et allocataires sociaux. D’autres
pays ont suivi et ont également appliqué des plans d’austérité
agressifs comme en Espagne, au Portugal et en Irlande. Celui
récemment décidé en Angleterre implique le licenciement d’un
demi-million de fonctionnaires et une réduction du pouvoir d’achat
global des salariés de 5 à 15 %. Même les organismes
officiels avouent qu’un britannique sur deux sera désormais
confronté à de sérieuses difficultés financières.
2- Ces mesures d’une ampleur inédite depuis la fin
de la seconde guerre mondiale sont prises à intervalles assez
rapprochés dans toute une série de pays. Ceci offre un terreau
potentiel pour une compréhension plus globale de l’impasse dans
laquelle le capitalisme s’enfonce et constitue le soubassement
objectif d’une généralisation future des combats de classe
au-delà des frontières.
3- Jusqu’à présent, le système a toujours pu
faire miroiter l’idée que demain sera meilleur qu’hier.
Cependant, prisonnier de ses intérêts matériels immédiats et
n’ayant aucune solution crédible à apporter à l’impasse
actuelle de son système, la classe dominante démontre de plus en
plus qu’elle est incapable d’offrir une issue positive à la
société. C’est la raison pour laquelle émerge confusément
l’idée que demain sera pire qu’hier. Triomphant durant un quart
de siècle de néolibéralisme et de mondialisation, le capitalisme
est maintenant face à l’échec de toutes les politiques qu’il a
mené jusqu’à présent. La crise de 2008 a ouvert un lent
processus de délégitimation du système capitaliste dans la
population et dans la classe ouvrière en particulier.
4- Après une vingtaine d’années
d’étiage des conflits sociaux (1980-2000), nous assistons à une
reprise de ceux-ci depuis une dizaine d’années (cf. le graphique
ci-dessous concernant la Belgique [1]).
Comparée au passé, cette remontée est encore très ténue mais
néanmoins perceptible et présente dans plusieurs pays développés.
5- Enfin, si l’issue des combats de classe s’est
toujours décidée sur un laps de temps relativement bref (quelques
mois), cet aboutissement a néanmoins toujours été précédé d’une
période d’effervescence sociale plus ou moins longue, une période
de grèves de masse dont la situation actuelle contient déjà
certains ingrédients à l’état potentiel.
Marxisme et prévisions
Instruit par une expérience déjà longue, Engels
nous a légué une importante leçon de modestie en matière de
prévisions :
« Dans l’appréciation
d’événements et de suites d’événements empruntés à
l’histoire quotidienne, on ne sera jamais en mesure de remonter
jusqu’aux dernières causes économiques. Même aujourd’hui où
la presse technique compétente fournit des matériaux si abondants,
il est encore impossible, même en Angleterre de suivre jour par jour
le marché de l’industrie et du commerce sur le marché mondial et
les modifications survenues dans les méthodes de production, de
façon à pouvoir, à n’importe quel moment, faire le bilan
d’ensemble de ces facteurs dont la plupart du temps, les plus
importants agissent en outre longtemps dans l’ombre avant de se
manifester soudain violemment au grand jour. Une claire vision
d’ensemble de l’histoire économique d’une période donnée
n’est jamais possible sur le moment même ; on ne peut
l’acquérir qu’après coup, après avoir rassemblé et
sélectionné les matériaux. La statistique est ici une ressource
nécessaire et elle suit toujours en boitant. […]
Il est bien évident que cette négligence
inévitable des modifications simultanées de la situation
économique, c’est à dire de la base même de tous les événements
à examiner, ne peut être qu’une source d’erreurs » [2].
Malheureusement, cette modestie
manque terriblement aux groupes actuels de la Gauche
Communiste, eux qui n’ont cessé de se
fourvoyer dans une succession de prévisions sur la mort du
capitalisme, prévisions affichées comme certaines et dont ils
prétendaient en connaître les ressorts exacts mais qui se sont
toutes avérées erronées [3].
Loin de ces fanfaronnades et avec toute la prudence
voulue, nous nous limiterons à dégager les grands facteurs et les
tendances de la situation, tout en reconnaissant, comme Engels, que
cet exercice est bien périlleux et que nous nous réservons d’y
revenir si la réalité en démontrait le caractère erroné. En
effet, ce qu’Engels nous apprend n’est pas qu’il faille
s’abstenir de toutes analyses et prévisions qui sont le propre de
l’intervention politique, mais d’avoir le courage de les corriger
à temps lorsqu’elles se sont avérées erronées, chose que Marx
et Engels ont su faire à plusieurs reprises. Ainsi, concernant le
diagnostic de faillite définitive du capitalisme, Engels avoua que
Marx et lui s’étaient trompés durant toute leur vie :
« L’histoire nous a
donné tort, à nous comme à tous ceux qui pensaient de façon
analogue. Elle a montré clairement que l’état du développement
économique sur le continent était alors bien loin encore d’être
mûr pour l’élimination de la production capitaliste ; elle
l’a prouvé par la révolution économique qui, depuis 1848, a
gagné tout le continent... [...] cela
prouve une fois pour toutes combien il était impossible en 1848 de
faire la conquête de la transformation sociale par un simple coup de
main » [4].
Et pour cause, étant donné la multiplicité des
facteurs entrant en ligne de compte et l’incertitude inhérente à
l’issue du rapport de force entre les classes, il serait totalement
illusoire de penser qu’une analyse de la situation immédiate
pourrait prévoir le futur de la crise et de la lutte de classe à
coup sûr. Ce serait concevoir l’histoire comme une fatalité
mécanique qui est déjà inscrite sur des tables de lois qu’il
suffirait seulement de déchiffrer avec méthode. Malheureusement
très présente au sein des groupes actuels de la Gauche
Communiste, cette vision téléologique est très éloignée du
marxisme.
Où en est le capitalisme ?
L’histoire de la succession
des ordres productifs dans le capitalisme nous enseigne que quatre
conditions sont nécessaires pour qu’un nouvel ordre succède à
l’ancien épuisé [5] :
1) Un assainissement de la base productive par une
dévalorisation massive du capital en surproduction sous ses trois
formes - marchandise, monétaire et productif -, soit au travers
d’une crise économique comme en 1929, soit d’une guerre.
2)L'
émergence d’un nouveau régime d’accumulation porteur de gains
de productivité significativement plus élevés.
3) La mise en
place d’un mode de régulation qui assure le bouclage du circuit de
l’accumulation, c’est-à-dire qui garantit une production
rentable mais aussi les conditions de sa réalisation grâce à une
demande solvable suffisante.
4) Enfin, une configuration des
rapports de forces entre les classes qui permette l’instauration et
le déploiement de ce nouvel ordre productif et de toutes les
modifications qu’il implique. Cette configuration concerne aussi
bien les rapports que les fractions de la classe dominante
entretiennent entre elles, que les relations entre celles-ci et le
monde du travail.
Tous ces facteurs permettent d’abaisser la
composition organique du capital, d’augmenter le taux de plus
value, et donc d’accroître le taux de profit tout en permettant de
concéder des hausses de salaires réels et, ainsi, de pouvoir
relancer l’accumulation élargie sur de nouvelles bases et pour un
temps donné. Chacune de ces conditions est nécessaire mais non
suffisante :
– Ainsi, les dévalorisations
massives par destruction de capital fixe lors de la première guerre
mondiale n’ont pas suffi pour engendrer une phase de prospérité
comparable à celle qui a suivi la seconde guerre mondiale, car les
autres conditions manquaient alors à l’appel.
– Au
lendemain de la guerre 1914-18, et malgré la présence d’éléments
du mode de régulation keynésiano-fordiste, la classe dominante
avait néanmoins l’illusion de pouvoir revenir à ce qui avait fait
le succès de la Belle Époque :
un libéralisme colonialiste.
– De même, si la brutalité
du krach de 1929 et les mouvements sociaux qui l’ont suivi aux
États-Unis ont été à l’origine d’un New-Deal instaurant le
keynésiano-fordisme [6]
dans ce pays, l’impact plus limité de cette crise économique en
Europe, ainsi que les fortes divisions au sein des couches dominantes
sur le continent, y ont rendu impossible l’acceptation et
l’instauration de ce nouvel ordre productif. Il a fallu les affres
de la seconde guerre mondiale pour convaincre tous les acteurs
sociaux de changer la donne et d’adopter ce nouveau mode de
régulation.
C’est donc la conjonction des quatre conditions en
un tout cohérent qui permet l’émergence d’un nouvel ordre
productif pour un temps donné.
Or, rien dans la situation présente
n’indique que nous soyons à la veille d’une telle possibilité.
Le capital surnuméraire n’a pas encore été ‘assaini’ au
travers d’un processus de dévalorisation massive, pire, il a
augmenté suite aux politiques de relance menées par les pouvoirs
publics [7].
Aucun nouveau régime d’accumulation porteur de gains de
productivité substantiels ne s’est dégagé, pas plus qu’un
nouveau mode de régulation assurant le bouclage du circuit
d’accumulation. Enfin, quand bien même ces conditions seraient
présentes, la configuration actuelle des rapports de forces entre
les classes ne permettrait pas leur adoption.
Tout cela indique, qu’au-delà des fluctuations
conjoncturelles à venir, la perspective d’une inexorable descente
aux enfers s’ouvre pour les anciens pays développés. Rien de
tangible dans les conditions économiques et sociales actuelles, dans
les rapports de force entre les classes sociales et dans la
concurrence au niveau international, ne laisse entrevoir un
quelconque retour à la prospérité d’antan grâce à l’avènement
d’un nouvel ordre productif dans ces pays.
Plus que jamais donc, il s’agit de féconder les
résistances, les mouvements sociaux et les alternatives qui,
espérons-le, surgiront de cet approfondissement des contradictions
du capitalisme et seront à même de le renverser :
« Les contradictions
capitalistes provoqueront des explosions, des cataclysmes et des
crises au cours desquels les arrêts momentanés de travail et la
destruction d’une grande partie des capitaux ramèneront, par la
violence, le capitalisme à un niveau d’où il pourra reprendre son
cours. Les contradictions créent des explosions, des crises au cours
desquelles tout travail s’arrête pour un temps tandis qu’une
partie importante du capital est détruite, ramenant le capital par
la force à un point où, sans se suicider, il est à même
d’employer de nouveau pleinement sa capacité productive. Cependant
ces catastrophes qui le régénèrent régulièrement, se répètent
à une échelle toujours plus vaste, et elles finiront par provoquer
son renversement violent » [8].
Des limites objectives et subjectives
Lorsque des mouvements sociaux d’une certaine
ampleur se déploient à intervalles plus ou moins rapprochés dans
plusieurs pays, lorsqu’ils sont déterminés par un même mouvement
de réaction à des mesures d’austérité qui illustrent l’impasse
dans laquelle se trouve le système capitaliste, et lorsque ces
mouvements présentent certaines caractéristiques marquant une
tendance à la massivité et à l’autonomisation par rapport à
toutes les forces qui essaient de les étouffer (même si cela se
présente encore à l’état embryonnaire et de façon très
localisée), il est normal que les révolutionnaires s’y
investissent pour en développer toutes les potentialités et entrer
en contact avec les éléments les plus avancés de la classe
ouvrière. Tels ont été le contexte et le sens de notre
intervention dans les derniers mouvements sociaux qui se sont
déroulés en France ces derniers mois. C’est pourquoi Controverses
s’y est fortement investi par l’élaboration et la diffusion de
plusieurs tracts, par des prises de parole dans les manifestations et
les diverses assemblées, en s’insérant de façon dynamique dans
les initiatives collectives des travailleurs quand c’était
possible et par la diffusion de notre presse et la traduction de ce
matériel politique dans plusieurs langues.
Cet enthousiasme légitime ne doit cependant pas
masquer la nécessité de replacer ces mouvements dans leur contexte
historique et d’en faire un bilan réaliste. Ce sont donc quelques
limites objectives et subjectives à l’état actuel du rapport de
force entre les classes que nous voudrions souligner ici :
1) Indéniablement, les conflits
actuels prennent place dans une dynamique plus générale de
redéploiement des mouvements sociaux depuis une dizaine d’années,
dynamique qui tranche par rapport au calme social qui a globalement
régné durant les deux décennies qui les ont précédé
(1980-2000). Ceci se lit très clairement sur le graphique ci-dessous
qui est illustratif des grandes tendances dans le rapport de force
entre les classes depuis la seconde guerre mondiale [9].
Nombre de jours de grèves
– Belgique 1945-2008 [10]

L’on y
distingue clairement le net recul initié dès la fin des années
1970 ainsi que l’étiage qui a pris place depuis lors jusqu’au
début des années 2000. Il indique également que l’origine de ce
recul n’est en rien liée à l’effondrement du bloc de l’est
puisqu’il est antérieur à cet événement et que toutes les
années 1980 sont caractérisées par un calme social dans l’ensemble
de la classe ouvrière. Ceci vient formellement infirmer toutes les
affabulations du CCI (Courant Communiste
International) sur les « Années
80 années de vérité » au cours
desquelles allait soi-disant se décider l’alternative historique
entre la guerre ou la révolution [11]
ainsi que sur sa ‘théorie’ liant le recul dans la classe
ouvrière à l’implosion du bloc de l’est (c’est-à-dire
l’arrêt de la ‘troisième vague de
luttes’ pour reprendre son jargon) !
Et pour cause, le recul des conflits sociaux commence dès la fin des
années 70 et est à rattacher à la spectaculaire montée du chômage
à partir de 1974 et à la généralisation du poids de la crise qui
a pour conséquence de paralyser l’ensemble de la classe ouvrière
et d’isoler toute une série de secteurs en lutte qui sont
particulièrement touchés par les licenciements et les mesures
d’austérité [12].
Si le recul des luttes date de la fin des années 1970 et ne doit
rien à l’effondrement du mur de Berlin, ce dernier est néanmoins
venu rajouter un déboussolement idéologique
à un repli déjà advenu dans l’ensemble de la classe sur le plan
de la combativité.
2) Si un frémissement des combats de classe est
indéniable depuis une dizaine d’année, force est de constater
qu’il est très faible. Nous sommes encore loin de l’effervescence
sociale des années 1970 et même de l’après-guerre (cf. graphique
ci-dessus) ! Le poids du chômage et des conséquences de la
crise (notamment de l’endettement croissant des salariés pour en
atténuer ses effets), expliquent encore très largement cette
paralysie dans l’ensemble de la classe ouvrière et la difficulté
de celle-ci à s’engager dans des conflits sociaux et des grèves.
3) Certes, ces données statistiques ne restituent
que le volet quantitatif et non pas qualitatif des mobilisations
sociales. De plus, elles ne recensent pas toutes les autres formes de
résistances et le relevé des journées perdues pour fait de grève
est sujet à discussion. Cependant, le parallélisme d’évolution
dans plusieurs pays et la fiabilité de certaines données sont
suffisantes pour permettre de dégager les grandes tendances. De
plus, une période de grève de masse et une révolution supposent
immanquablement une mobilisation massive des travailleurs. A moins de
ne concevoir la révolution que comme un coup de main réalisé par
une minorité, la dimension quantitative de la mobilisation constitue
une donnée incontournable et même un préalable indispensable, or,
cette dimension est encore, pour le moins, largement absente. De
plus, il serait totalement déraisonnable de prétendre que les
mouvements sociaux de ces dernières années possèderaient des
aspects qualitatifs tels qu’ils compenseraient leurs faiblesses
quantitatives.
4) En effet, les luttes actuelles marquent encore
d’immenses faiblesses sur le plan qualitatif :
Bien qu’une certaine délégitimation du
capitalisme se soit développé suite à la dernière crise
économique, bien qu’une bonne partie de la population prenne
conscience que ce système ne leur offrira plus un avenir meilleur
qu’hier et que tout ceci constitue un terreau fertile pour la
réflexion et pour une meilleure écoute des idées révolutionnaires,
l’idée qu’une alternative au capitalisme serait la seule issue
réaliste dans la situation présente manque encore cruellement.
C’est ici que le poids idéologique de l’effondrement du mur de
Berlin pèse encore très fortement : toute idée de projet
socialiste ou communiste est toujours très largement discréditée
et l’horizon du capitalisme reste encore largement indépassable
dans la conscience de l’immense majorité de la population.
Cette absence d’alternative positive et de manque
de confiance dans ses propres perspectives se traduisent au sein de
la classe ouvrière par une très large domination des forces
d’encadrement de la bourgeoisie et d’énormes illusions dans la
démocratie bourgeoise et ses institutions. Cette domination et ces
illusions permettent encore de maintenir un contrôle quasi-total de
la bourgeoisie sur les mobilisations sociales.
Ainsi, même lorsque ces dernières manifestent une
certaine volonté de radicalisation, elles tombent facilement dans
des formes dévoyées de la lutte qui les mènent sur des voies de
garage (blocages routiers, occupations…) ou empruntent des moyens
de lutte qui ne favorisent pas l’unité et la conscience de
l’ensemble de la classe ouvrière (actes terroristes comme en
Grèce, saccages, etc.). Seule une petite minorité plus politisée
essaie de renouer avec des formes classistes de lutte mais elle n’a
pas encore d’impact réel.
Ces faiblesses doivent également être rattachées
aux importantes modifications qui sont advenues dans la composition
sociale de la classe ouvrière consécutivement à la phase de
prospérité d’après-guerre, dans les fragmentations multiples et
dans l’internationalisation du processus de travail, toutes choses
qui se traduisent par une disparition des grandes unités de
production et des bastions traditionnels de la classe ouvrière. Ces
faiblesses découlent aussi du processus de prolétarisation de la
classe moyenne qui importe ses valeurs et son idéologie petite
bourgeoise au sein de la classe ouvrière.
Dès lors, il faudra encore attendre un certain temps
avant qu’émerge l’idée de la nécessité de mettre en place des
moyens et des instruments de lutte permettant de développer une
alternative propre à la classe ouvrière.
Autrement dit, le niveau de conscience au sein de
cette dernière est encore très faible, tant sur la perspective et
les moyens de son combat que sur la nature du capitalisme, de la
démocratie, des institutions bourgeoisies et des organes de contrôle
social que sont les syndicats et partis de gauche. Par contre, cette
prise de conscience émerge bien plus fortement dans diverses
minorités que les révolutionnaires se doivent d’encourager et
avec lesquelles ils ont à nouer des contacts pour échanger leurs
réflexions et expériences.
5) Encore plus que par le passé, une nouvelle vague
révolutionnaire ne pourra se développer avec un minimum de chance
de réussite que si elle se déploie à l’échelle de plusieurs
pays et s’étend au niveau international. Or, sur ce plan, l’on
assiste à un basculement du monde vers l’Asie de l’Est et
certains autres pays émergents. A l’heure actuelle, un découplage
dans la dynamique s’accentue entre les vieux pays industrialisés
qui s’enfoncent lentement mais sûrement dans une impasse sans
issue et ces zones émergentes du monde qui connaissent une
croissance sans précédent depuis une trentaine d’années.
Nombreux furent ceux qui dans la Gauche Communiste avaient
prétendu que les pays émergents ne jouissaient pas d’un réel
processus de développement mais un simple mécanisme de vases
communicants compensant la déglingue occidentale. De même, nombreux
furent ceux qui prédisaient que la crise dans les pays de la Triade
(États-Unis, Europe et Japon) annoncerait la faillite du miracle des
pays émergents. Or, il n’en fut rien ; ces derniers ont même
pu traverser la dernière crise sans grands encombres, à tel point
qu’ils ont très rapidement retrouvé leurs taux de croissance
précédents. Autrement dit, si la configuration qui se généralise
dans les anciennes puissances industrielles offre un terreau
favorable à une prise de conscience de l’impasse croissante dans
laquelle le capitalisme entraîne le monde, malheureusement, celle
qui prévaut dans les pays émergents n’offre pas une telle
perspective. Ceci constituera un obstacle majeur à
l’internationalisation des combats de classe.
6) De même, alors que la lutte de classe à reflué
depuis la fin des années 1970 dans la Triade pour se stabiliser
ensuite à un niveau d’étiage historique, elle s’est développé
intensément dans les principaux pays émergents. Avec la reprise
actuelle des conflits sociaux, l’on pourrait se réjouir de cette
montée internationale et simultanée des combats de classe, mais ce
serait oublier que la classe ouvrière dans les pays émergents ne
conçoit aucunement ses combats dans le cadre d’un dépassement du
capitalisme mais dans celui d’une amélioration de son sort au sein
du système. De plus, et particulièrement en Asie de l’Est, toute
idée de socialisme ou de communisme joue un puissant rôle de
repoussoir : la population se rappelle encore trop les affres de
régimes qu’on lui a présenté abusivement comme ‘communistes’
ou ‘socialistes’ et n’envisage malheureusement son avenir que
dans l’ordre productif actuel du capitalisme qui lui procure une
certaine amélioration de son sort.
7) Ces découplages objectifs et subjectifs entre un
ancien monde qui s’enfonce dans une impasse et un nouveau monde qui
émerge constitueront autant d’obstacles pour la réussite d’une
future généralisation des mouvements révolutionnaires à l’échelle
internationale. Malheureusement, engoncés dans leurs schémas
surannés, bien peu de groupes au sein de la Gauche Communiste
réalisent que les bastions essentiels de la classe ouvrière ne se
trouvent plus dans les anciens pays développés mais dans les pays
émergents. Ainsi, à elle seule, la Chine contient bien plus
d’ouvriers dans le secteur industriel que dans l’ensemble des
anciens pays industrialisés !
8) Si nous tenons la possibilité que s’instaure un
nouvel ordre productif dans les anciens pays développés comme
hautement improbable, c’est parce qu’aucune des conditions
nécessaires à son émergence n’est présente dans la situation
actuelle. Cependant, il n’existe aucun obstacle absolu qui
empêcherait le capitalisme de sortir de l’impasse dans laquelle il
se trouve. En effet, que ce soit lors de la première guerre
mondiale, au moment de la crise de 1929, au lendemain de la seconde
guerre mondiale ou en 1952, bien des révolutionnaires avaient
péremptoirement annoncé que le capitalisme n’avait plus les
moyens de survivre parce qu’il avait atteint ses limites absolues,
or, non seulement le capitalisme à survécu à ses crises, mais il
s’est aussi développé comme jamais auparavant. Il est donc
absolument nécessaire que la Gauche Communiste critique et
abandonne toutes les visions catastrophistes que nombre de ses
composantes continuent de véhiculer.
A paramètres inchangés, le capitalisme va droit
dans le mur dans les anciens pays industrialisés et il est fort
probable que le cycle de croissance dans certains grands pays
émergents va commencer à s’épuiser. C’est l’option la plus
favorable ouvrant la voie aux bases objectives d’une possible
révolution. Cependant, bien que fort peu probable, l’on ne peut
exclure la possibilité que le capitalisme parvienne à instaurer un
nouvel ordre productif et à entrer en résonance avec la croissance
dans les pays émergents. Tout dépendra des rapports de force entre
les classes.
9) Enfin, et non des moindres, l’état du facteur
subjectif sur le plan des forces révolutionnaires ne prête guère à
optimisme, que du contraire. Cela fait trois décennies au moins que
la Gauche Communiste est atteinte d’une crise politique et
organisationnelle très profonde. Cette faiblesse sur le plan
subjectif des forces révolutionnaires risque fort d’être
irrémédiable si ne se développe pas une prise de conscience en son
sein sur son état et la nécessité d’en sortir.
Force est donc de constater que, malgré une
conjonction de facteurs favorables, il existe toute une série de
limites objectives et subjectives au déploiement d’une perspective
révolutionnaire. En dressant ce tableau que nous considérons être
réaliste, nous estimons suivre les traces de Marx lorsqu’il disait
que la tâche des communistes ne consiste pas à consoler la classe
ouvrière mais à lui dire la vérité et à léguer, non des dogmes
et des certitudes préconçues, mais une méthode d’analyse et un
patrimoine théorique qui pourront réellement servir aux générations
futures pour comprendre le monde tel qu’il sera.
C. Mcl
Le n°4 de Controverses
« Les philosophes n’ont
fait qu’interpréter le monde, il s’agit cependant de le
transformer » énonçait Marx dans ses
thèses sur Feuerbach ; telle est la préoccupation constante
des révolutionnaires : leurs réflexions théoriques n’ont de
sens que si elles s’inscrivent dans une volonté pratique de
transformation du monde. Telle est la raison de l’engagement de
Controverses et de ses
collaborateurs dans les mouvements sociaux en France et dont nous
faisons brièvement part dans cet éditorial et le premier article de
ce numéro : Notre intervention dans le
mouvement social en France [13].
En constituant le Forum
pour la Gauche Communiste Internationaliste,
nous n’avions pas l’idée de faire de sa revue Controverses
notre seul porte-voix mais, conformément à notre projet politique,
d’en faire un instrument d’approfondissement théorique et
d’impulsion des débats à l’échelle de l’ensemble du milieu
révolutionnaire. Ceci s’est déjà concrétisé par la publication
d’articles rédigés par des camarades en dehors du Forum [14].
Tel est encore le cas dans ce numéro avec la publication de
l’article Positions et parcours d’un
internationaliste qui retrace la vie et
l’œuvre de G. Munis (1912-1989). Quelque peu retombé dans l’oubli
suite à la disparition de son groupe (le FOR), cette figure
historique de la Gauche Communiste
gagne à être mieux connue. C’est la préoccupation manifestée
par ses anciens compagnons de combats qui ont rédigé cet article de
présentation.
Travailler avec une conscience extrême, ne souffrir
d’aucune inexactitude, vérifier chacun des faits cités en appui
de sa démonstration, aller à la source, accorder à chacun ce qui
lui revient, bref, avoir une conscience littéraire aussi sévère
que scientifique, telle était l’éthique à laquelle Marx s’est
astreint. Elle participe de la force de ses analyses et permet un
débat d’idées en toute clarté. C’est cette attitude dans la
discussion que nous entendons défendre dans les controverses
existantes au sein de la Gauche Communiste sur la théorie des
crises. Tel est l’objet du second article de cette revue sur La
théorie des crises et l’éthique du débat. Il approfondit
plusieurs questions théoriques et relève certains problèmes
éthiques dans les discussions à leurs propos.
Maximilien Rubel est largement connu comme étant le
traducteur de Marx aux éditions La Pléiade. Il l’est moins
comme révolutionnaire ayant épousé les positions de la Gauche
Communiste depuis la seconde guerre mondiale. Il est resté
fidèle à cet engagement durant toute sa vie. Or, défendre des
idées révolutionnaires et internationalistes durant la seconde
guerre mondiale et, au lendemain de celle-ci, disputer le monopole
détenu par les staliniens sur l’édition des œuvres de Marx et
Engels en France ne fut pas chose facile. C’est le mérite qu’on
lui doit. Cependant, les armes théoriques qu’il a développées
pour ce faire ne furent pas toujours des plus heureuses. Ainsi, il
défendit l’idée que Marx fut le théoricien de l’anarchisme et
Engels celui d’un marxisme idéologique ouvrant la voie aux dérives
sociale-démocrates et staliniennes. Ce sont de telles idées que
critique le troisième article de cette revue : Maximilien
Rubel, ou l’art de falsifier Marx.
La défaite des mouvements révolutionnaires en
1917-23 ne signifie pas seulement l’ouverture d’une phase de
contre-révolution et le passage à terme des anciennes organisations
de classe dans le camp de la bourgeoisie, elle eut aussi pour
conséquence l’arrêt du développement des bases même du
marxisme. Il est urgent de reprendre cette tâche tant le retard, les
déformations introduites par la contre-révolution et les
inadéquations par rapport à l’évolution du monde et des
connaissances sont énormes. Telle est l’ambition du quatrième
article qui commence par un état de la pensée de Marx et Engels sur
la question de la religion. D’autres contributions suivront.
Le marxisme est non seulement l’arme théorique de
l’émancipation d’une classe sociale mais également une
conception du monde qui embrasse bien des domaines. A ce titre, il
s’est traditionnellement intéressé à suivre l’avancement des
connaissances humaines afin d’en tirer des enseignements, réfuter
des dérives ou élargir son champ de vision. La seconde partie de
l’article sur La psychanalyse et ses implications politiques
poursuit cet objectif concernant cette théorie très controversée.
Notre rubrique Échos de la Gauche Communiste
retrace l’itinéraire de deux militants révolutionnaires ayant
vécu leur engagement durant la difficile période de
contre-révolution : Maximilien Rubel (1905-1996) et Jean
Malaquais (1908-1998).
Enfin, notre rubrique Notes de lecture
présente trois ouvrages dont deux sont rédigés par nos
collaborateurs, l’un sur la guerre civile à Barcelone entre
juillet 1936 et mai 1937 et l’autre sur l’analyse marxiste des
crises. Quand à la troisième note, elle présente un ouvrage majeur
d’Onorato Damen sur Bordiga. Sa parution prochaine permettra aux
lecteurs francophones de mieux comprendre un épisode important de
l’histoire de la Gauche Communiste après la seconde guerre
mondiale.
[1] Pour
plus d’éléments concernant d’autres pays, lire notre article
intitulé Le réel cheminement de la lutte de classe dans le
n°3 de cette revue
http://www.leftcommunism.org/spip.php?article155.
[2] Introduction
à l’ouvrage de Marx sur la Lutte des classes en France.
[4] Engels,
préface de 1895 à l’ouvrage de Marx sur Les luttes de classes
en France, Éditions La Pléiade – Politique I : 1129.
[5] Un
ordre productif est caractérisé par un régime d’accumulation
correspondant à un mode de régulation spécifique comme, par
exemple : le mercantilisme, le capitalisme manchestérien, le
colonialisme victorien, l’impérialisme, le capitalisme
monopoliste, le keynésiano-fordisme, la dérégulation
néolibérale,…
[6] Pour
plus de détails sur cet ordre productif qui s’est mis en place
après la seconde guerre mondiale dans l’ensemble des pays
développés, nous invitons le lecteur à lire notre article
Comprendre la crise dans le n°1 de cette revue
http://www.leftcommunism.org/spip.php?article55
ainsi que l’ouvrage présenté en ‘Notes de lecture’
dans ce numéro : Dynamiques, contradictions et crises du
capitalisme.
[7] Contrairement
à la grande crise de 1929 où les capitalistes ruinés se jetaient
du haut de l’Empire Stade Building, aujourd’hui ils
s’éclipsent en parachutes dorés. Ce contraste montre bien qu’il
n’y a pas encore eu de dévalorisation massive comme en 1929 mais
uniquement des dévalorisations partielles comme on en rencontre au
cours de chaque crise cyclique.
[8] Grundrisse,
Editions 10/18, Tome IV : 17-18.
[10] Données
annuelles et en moyenne mobile sur 5 ans (sauf pour les dernières
années). Sources : annuaire statistiques de Belgique et BIT
pour les années 1995-2008 (http://laborsta.ilo.org/STP/guest).
Merci à Pierre M. pour avoir confectionné ce graphique.
[11] « Dans
la décennie qui commence, c’est donc cette alternative historique
qui va se décider : ou bien le prolétariat poursuit son
offensive, continue de paralyser le bras meurtrier du capitalisme
aux abois et ramasse ses forces pour son renversement, ou bien il se
laisse piéger, fatiguer et démoraliser par ses discours et sa
répression et, alors, la voie est ouverte à un nouveau holocauste
qui risque d’anéantir la société humaine » Revue
Internationale du CCI n°20, 1980, p.3-4, Années 80 années de
vérité.
[12] Services
publics en Belgique (1983 et 86), grève générale au Danemark
(1985), mineurs en Grande-Bretagne (1984-85), cheminots (1986) et
infirmiers (1988) en France, enseignants et cheminots en Italie
(1987), etc.