Quelques chiffres en préalable
La mise à l’écart de la vieillesse
La vieillesse dans les sociétés premières : vénération ou élimination
La vieillesse dans l’histoire : un privilège des classes aisées
La vieillesse au 20è siècle : un capitalisme qui rejette les vieux
La vieillesse aujourd’hui : classes moyennes âgées, nouveau marché
La silver économie
Les ruptures de la vieillesse
Les personnes très âgées
Les personnes en institution et les Ehpad
Âge et vie en couple
Les femmes et leur vieillesse
La vieillesse et la mort
Résilience et personnes âgées
Le temps des vieux
Pour une autre vieillesse
Sources
Démographie historique France
QUELQUES CHIFFRES EN PREALABLE
Selon le Ministère des Solidarités et de la Santé, en 2018,
l’espérance de vie est de 78 ans et 5 mois pour les hommes et 84 ans et 10 mois pour les femmes
les personnes âgées de 60 et plus sont au nombre de 15 millions ; les plus de 85 ans sont 1,4 million
Seulement 8% des personnes de plus de 60 ans sont dépendantes ; au-dessus de 85 ans, elles sont 20% à être dépendantes
On compte 1,2 million de bénéficiaires de l’APA (aide personnalisée d’autonomie) : 60% d’entre eux vivent à domicile, et 40% en établissement
21% des plus de 85 ans vivent en établissement
4,3 millions de personnes aident régulièrement un de leurs aînés ; parmi elles, 2,8 millions apportent une aide à la vie quotidienne à une personne âgée vivant à domicile, les deux tiers des aidants sont des femmes
enfin, plus de 5 millions de nos personnes âgées sont investis dans le milieu associatif
LA MISE A L’ECART DE LA VIEILLESSE
Ce qui a motivé cette étude, c’est la rareté ou le peu de visibilité des études sur la vieillesse, le manque ou l’absence aussi d’informations sur cette partie de la société, car derrière ces absences, on peut déceler un manque de considération pour les personnes âgées. Pour en donner une image, on peut reprendre deux chiffres donnés par France Culture en janvier 2021 : les plus de 65 ans représentent 21% de la population en France ; mais à la télévision, ils ne sont que 6% sur les écrans.
Le problème n’est pas nouveau. Dans son introduction à La vieillesse, Simone de Beauvoir écrivait, il y a 50 ans : « voilà justement pourquoi j’écris ce livre : pour briser la conspiration du silence ». Bien des choses ont changé en cinquante années dans la société, et pour la vieillesse également. Mais il reste un profond rejet de la vieillesse.
Nous irons remonter un peu dans l’histoire, pour en connaître le passé. Mais on peut dès à présent constater que dans la société capitaliste actuelle, une distinction essentielle est faite entre les personnes dites actives et celles qui ne le sont plus. A chaque réforme des retraites, c’est le premier argument qui ressort, tel une calamité : le poids des non-actifs ne cesse d’augmenter par rapport à celui des actifs. La cause en est l’allongement de la durée de vie. Et du coup, cet allongement devient un problème, au lieu d’être une bonne nouvelle.
Nous ne discuterons pas ici de cette présentation biaisée des choses, on pourra se reporter par exemple à L’Ouvrier n°330 Retraite : quel temps pour vivre ? (14/12/2019). Mais on voit en tout cas que pour le système économique capitaliste, les vieux sont vus comme une charge. Cette manière de voir est un recul par rapport à certaines sociétés pré
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capitalistes, où le vieillard pouvait au contraire être considéré comme disposant d’une valeur importante, au vu de son expérience et de sa mémoire sociale.
Le problème, c’est que cette vision de la vieillesse comme étant un problème pour l’économie n’en reste pas à l’économie. Elle s’étend progressivement à tous les domaines, de l’art au sport, et finit par structurer la vie sociale. On peut le constater facilement, les vieux vivent entre eux, ou seuls, ou pas aux mêmes heures, et d’une manière ou d’une autre à l’écart du reste du monde jeune ou adulte.
Dans son étude contemporaine sur la vieillesse, La voyageuse de nuit, Laure Adler note : « Dans les loisirs aussi on remarque cette ségrégation entre vieux et non-vieux ». Les gens « normaux » peuvent programmer un voyage où et quand ils veulent. Mais aux personnes âgées, les agences de voyages, leurs publicités leur proposent d’abord les mois d’avril ou mai, de septembre ou octobre, en clair des périodes où l’activité touristique est plus réduite. Les arguments ne manquent pas : le climat est plus doux, l’addition aussi. Mais sur le fond, cette organisation des séjours dits « troisième ou quatrième âge ou seniors » est un moyen de ne pas mélanger cette population avec les autres.
En France, les plus de soixante ans représentent de nos jours plus de quinze millions de personnes. Les jeunes, l’Etat choisit de s’en soucier avec une prise en charge qui coûte cher à la société, ne serait- ce qu’avec le budget de l’Education nationale. On en est bien loin pour les vieux. Derrière un certain nombre de gesticulations, la réalité, c’est que les familles se retrouvent avoir la charge de leurs vieux, et qu’elles se débrouillent comme elles peuvent.
Episode dramatique, lors de la première vague du coronavirus : les chiffres concernant les personnes admises en réanimation montrent une brusque chute des personnes âgées de plus de 75 ans, lorsque l’épidémie est à son pic du 30 mars au 6 avril. Elles passent soudain à 14%, au lieu de 25% début mars. Le manque de réanimateurs a imposé un tri, le vieil âge est devenu un critère d’importance. Certaines de ces personnes ont donc été écartées, les considérant de toute façon comme condamnées (Le Monde 30 juillet 2020).
Simone de Beauvoir écrit en 1970 : « Nous poussons si loin cet ostracisme que nous allons jusqu’à le tourner contre nous-mêmes : nous refusons de nous reconnaître dans le vieillard que nous serons (…). L’adulte se comporte comme s’il ne devait jamais devenir vieux. Souvent le travailleur est frappé de stupeur quand sonne l’heure de la retraite : la date en était fixée d’avance, il la connaissait, il aurait dû s’y préparer. Le fait est que – à moins d’être sérieusement politisé – jusqu’au dernier moment ce savoir lui était demeuré étranger. »
La société, nous le verrons, a changé depuis les travaux de Simone de Beauvoir. Les classes moyennes aisées se sont considérablement développées, et le capitalisme a vu un nouveau marché dans le grand âge. Mais cette nouvelle considération ne cache-t-elle pas un mépris toujours aussi profond, un rejet toujours pratiqué pour la vieillesse, de manière générale ? C’est ce que nous essaierons de voir également.
La réalité, elle, est en train de changer la donne. Avec la montée considérable de la durée de vie, avec un développement important de la place occupée par les classes
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moyennes, c’est la société elle-même qui se transforme, la faisant entrer dans un monde où un quart, un tiers, de la population vit bientôt une vie de senior, ce qui est un changement considérable dans l’histoire de l’humanité.
Avant d’entrer dans le vif de notre sujet, nous dirons une dernière chose. Une idée largement répandue veut que les vieux sont des personnes pleines de sagesse, qu’elles sont donc respectées pour cela. Nous allons voir que si cette idée remonte à la nuit des temps, la réalité, que ce soit celle vécue par les vieux, ou qu’il s’agisse de la manière avec laquelle la société les prend en charge, la sagesse et son respect sont en réalité de grands absents.
LA VIEILLESSE DANS LES SOCIETES PREMIERES :
VENERATION OU ELIMINATION
Si nous regardons de près la manière dont les vieux sont considérés dans les sociétés premières, nous découvrons des situations très différentes. Même si on n’en a aucune preuve directe, on imagine très bien à quel point les sociétés humaines de la préhistoire et jusqu’aux périodes des grottes de Lascaux ou de Chauvet, avaient un besoin vital de transmettre de génération en génération tout le capital de connaissances qui pouvait exister. Les plus âgés avaient évidemment plus de connaissances et se retrouvaient naturellement en position de posséder la science, et de devoir la transmettre le mieux possible.
Mais en même temps, notamment du fait que ces sociétés avaient un mode de vie nomade, se déplaçant en permanence en particulier pour la chasse, elles avaient un problème lorsque leurs vieux ne pouvaient plus suivre physiquement le mouvement. De plus, ces sociétés n’étaient pas toujours assurées de disposer de leurs besoins en nourriture, elles pouvaient connaître des périodes plus difficiles que d’autres, même si celles-ci étaient plus rares que ce que l’on a longtemps cru. Là encore, se pose le problème d’un choix à faire si l’on ne peut assurer la survie de tous.
Si l’on regarde donc ces sociétés, on constate une chose, c’est que leur comportement avec leurs vieux est en lien avec leurs croyances. A la réalité matérielle de la vie, s’ajoute un élément propre à l’humain, ce sont ses croyances. On trouve ainsi des cas où malgré la richesse matérielle de la société, les croyances obligent au sacrifice du vieillard, à un moment donné. Et il existe aussi, à l’inverse, des situations où malgré la misère matérielle, la manière de considérer les vieux amène à les protéger jusqu’à la fin de leur vie.
Voici quelques exemples, tirés du travail de Simone de Beauvoir.
Chez les Dinka, qui sont des éleveurs de bovins en Afrique, certains vieillards peuvent prendre une place très importante dans la vie de la communauté. Mais dès qu’ils donnent des signes de débilité, on organise des cérémonies au cours desquelles ils sont enterrés vivants, et auxquels eux-mêmes participent. C’est que l’on pense que s’ils mouraient naturellement, s’ils perdaient leur dernier souffle, au lieu qu’on le conserve dans leur corps en les enterrant, c’est toute la vie de la communauté qui s’éteindrait avec eux. Souvent,
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donc, la place des anciens bascule selon leur état mental, leurs facultés. La communauté maintient sa cohésion grâce à leur présence, leurs paroles, leur avis. Mais lorsqu’ils perdent leurs facultés, ils deviennent inutiles, et on peut même les considérer comme nuisibles.
C’est le cas aussi des Hottentots, qui mènent une vie semi-nomade en Afrique. Vieux dès l’âge de 50 ans, ils sont régulièrement consultés par le Conseil. Mais on voit ensuite leurs fils demander le droit de se débarrasser d’eux, et la réponse est toujours d’accord. Le fils offre au village un festin pour faire ses adieux au vieillard : « on hissait celui-ci sur un bœuf et une escorte le conduisait à une hutte écartée. Là, on l’abandonnait avec un peu de nourriture. Il mourait de faim, ou tué par les bêtes sauvages. C’était la coutume surtout chez les pauvres ; mais parfois aussi chez les riches parce qu’on attribuait aux vieillards des pouvoirs magiques – aux femmes surtout – et qu’on avait peur d’eux ».
Chez les Esquimaux, dont les ressources sont très précaires, on sollicite les vieillards d’aller se coucher dans la neige et d’y attendre la mort ; ou, au cours d’une expédition de pêche, on les oublie sur une banquise ; ou on les enferme dans un igloo où ils meurent de froid ». « Chez les Hopis, chez les Indiens Creeks et Crow, chez les Bochimans d’Afrique du Sud, c’était la coutume de conduire le vieillard dans une hutte, construite tout exprès à l’écart du village, d’y déposer un peu d’eau et de nourriture et de l’y abandonner ».
Il faut bien voir que la mort est une question redoutable pour les humains. Elle aussi, d’ailleurs, est totalement occultée de nos jours, par une société soi-disant éclairée. Souvent, dans les sociétés premières, on considère que le vieillard a déjà un pied dans l’autre monde que serait la mort. Une fois mort, le vieillard devient même un danger : il est devenu un fantôme que l’on craint.
Comme nous l’avons dit, on trouve aussi des sociétés très pauvres qui n’éliminent pas leurs vieilles personnes. « Contrairement à ceux du littoral, les Chockchee de l’intérieur respectent les vieux. Comme les Koryaks, ils promènent des troupeaux de rennes à travers les steppes du Nord : leur existence est si rude qu’ils sont décrépits de bonne heure ; mais l’affaiblissement sénile n’entraîne pas une déchéance sociale. Les liens de famille sont très étroits. C’est le père qui la gouverne et qui possède les troupeaux ; il en conserve la propriété jusqu’à la mort ». Quelle explication donner à cette attitude ? de Beauvoir émet des hypothèses : « C’est qu’évidemment d’une manière ou d’une autre l’ensemble de la communauté y trouve son intérêt, soit que les adultes plus jeunes répugnent à l’idée de se voir un jour dépossédés, soit que par-là soit garantie une stabilité sociale qu’ils estiment souhaitable ».
Un autre exemple du même genre : « Chez les Aléoutes aussi, malgré la précarité de leur condition, le sort des vieilles gens est heureux. La raison en est sans doute la valeur qu’on reconnaît à leur expérience et surtout l’amour réciproque qui unit enfants et parents. Les Aléoutes sont des Mongols, bien bâtis et robustes, qui habitent les îles Aléoutiennes ».
En clair, l’économie n’est pas le facteur le plus important. Ce qui compte le plus dans toutes ces sociétés, ce sont les croyances, les sentiments, la pensée, en bref la manière dont on considère la personne. « Une protection plus efficace, résume de Beauvoir, c’est celle qu’assure aux vieux parents l’amour de leurs enfants (…) Dans tous les cas que j’ai examinés,
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écrit-elle, -beaucoup plus nombreux que ceux que j’ai cités – j’en ai trouvé un seul où des enfants heureux deviennent des adultes cruels pour leurs vieux parents : c’est celui des Ojibwa ».
De son côté, Laure Adler souligne cette autre manière de considérer les vieux dans les sociétés les plus anciennes, ou ce qu’il en reste. « Dans la plupart des sociétés traditionnelles d’Asie du Sud-Est et d’Afrique noire, écrit-elle, les vieillards, d’autant plus précieux qu’ils sont peu nombreux, reçoivent de multiples signes de distinction et de considération car ils deviennent les intercesseurs du monde surnaturel. Vieillir est une chance, un progrès pour soi mais aussi pour toute la société qui va en profiter. Les personnes âgées gardent ou acquièrent le pouvoir de contrôler et de gérer les ressources matérielles et immatérielles. Elles sont détentrices de la connaissance des rites, des généalogies, des alliances. On les admire et on les craint. Chez les Aborigènes australiens, seuls les hommes âgés dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs ont le droit d’épouser plusieurs femmes bien qu’ils ne soient plus des chasseurs et qu’ils n’aient plus la capacité de courir. Les hommes jeunes doivent attendre l’âge de trente ans pour se marier et encore auront-ils l’obligation de chasser pour leur beau-père. L’échelle de performance est basée sur le savoir-pouvoir. L’âge est donc un privilège car les vieilles et les vieux maîtrisent les rituels dont dépend l’avenir des plus jeunes. »
LA VIEILLESSE DANS L’HISTOIRE :UN PRIVILEGE DES CLASSES AISEES
Si l’on passe maintenant des sociétés premières à des sociétés plus avancées, avec l’utilisation des techniques agricoles, ou chez qui existe une écriture et une transmission écrite, on constate, selon Simone de Beauvoir, une diminution du rôle des vieux. « C’est ainsi chez les Lepchas qui vivent dans l’Himalaya ; ils savent lire et pratiquent le lamaïsme ; ils travaillent dans des plantations de thé ; ils cultivent du maïs, du riz, du millet ; ils élèvent du bétail ; ils chassent. » « Dans les sociétés plus avancées encore, ajoute-t-elle, l’influence des gens âgés diminue. Elles croient moins aux fantômes et même à la magie : elles n’ont plus peur des “presque morts”. C’est sur leur apport culturel positif que repose le prestige des vieillards. Et il perd beaucoup de son prix dans les communautés où la technique se dissocie de la magie, davantage encore dans celles qui connaissent l’écriture ».
Lorsque les sociétés s’installent dans les inégalités, dans l’existence de l’Etat qui les sauvegarde et les reproduit, la vieillesse devient un privilège. De l’Antiquité grecque et romaine jusqu’au 20ème siècle, on ne parle plus des vieux parmi les classes populaires. La littérature, l’histoire ne mentionne l’existence des vieux que parmi les classes privilégiées, très peu nombreuses.
Quel sort ont donc ces vieux de milieux privilégiés très restreints ? Selon Simone de Beauvoir dans La Vieillesse, tout dépend de la forme que prend l’Etat selon les différentes périodes. Elle distingue d’une manière générale deux situations qui alternent : lorsque les institutions sont stables, que l’Etat est relativement fort et respecté, le pouvoir se retrouve entre les mains des vieux. Mais lorsque l’Etat, pour une raison et pour des durées diverses,
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s’effrite, s’affaiblit, ce sont généralement les jeunes qui s’emparent du pouvoir, et les vieux de ces classes aisées sont bien moins lotis.
En effet, la condition de ces vieux, puisque nous sommes au sein de classes aisées, est directement liée à leur propriété. Si la loi est ferme et respectée, la richesse peut s’accroître légalement au fil des années, sans trop de surprise. Les plus âgés se trouvant les plus grands propriétaires, ils se retrouvent assez naturellement aux sommets de l’échelle sociale.
C’est le cas dans les cités grecques, quand elles ont mis en place des institutions stables. « A Athènes, les lois de Solon donnèrent le pouvoir aux gens âgés ». Et il en va de même à Rome, lorsque les institutions romaines solides sont établies. Ainsi, le Sénat se retrouve composé de riches propriétaires fonciers, une fois achevée leur carrière de magistrats. « Jusqu’au 2è siècle avant Jésus-Christ, la République est puissante, cohérente, conservatrice ; l’ordre y règne ; elle est gouvernée par une oligarchie ; celle-ci favorise la vieillesse dont les tendances conservatrices s’accordent avec les siennes ». Au sein de la famille, la puissance du pater familias est à peu près sans limites. « Il a les mêmes droits sur les personnes que sur les choses : tuer, mutiler, vendre. »
Les choses changent lorsque la conquête romaine finit par entraîner une décomposition y compris politique. « Le Sénat perd peu à peu ses pouvoirs qui passent aux mains des militaires, c’est-à-dire d’hommes jeunes. (…) Une fois le pouvoir personnel instauré, l’influence du Sénat ne fait que diminuer. L’empereur, qui est un homme jeune, gouverne pratiquement sans lui ».
Lorsque l’Empire s’effondre et que commence le Moyen Âge, ces vieillards de classes supérieures se retrouvent pratiquement exclus de la vie publique. La période est très troublée, les guerres se multiplient, les menaces sont partout. L’expérience du vieux ne compte plus, elle est remplacée par la force, par la violence, donc par le pouvoir des jeunes.
Les jeunes vont voir ainsi leur rôle prendre les premières places. Même chez les nobles, c’est la force physique qui prime désormais. « Pour le jeune noble, c’est l’adoubement qui le faisait chevalier. » Et cette tendance se retrouve dans le monde paysan.
Les jeunes paysans, au cours des cérémonies champêtres, étaient soumis à des épreuves : par exemple, sauter par-dessus les feux de la Saint-Jean ». Dans ce monde paysan, dans la plupart des pays d’Europe, le père âgé était supplanté par le fils à la tête de la maison. S’il voulait maintenir son autorité, les fils s’insurgeaient contre lui. Une fois dépossédé, il est souvent maltraité par les héritiers.
Un tournant a lieu vers le 14è siècle. Les villes recommencent à vivre, des échanges économiques reprennent, une classe de marchands prospère. Parmi les classes aisées, par l’accumulation des richesses, la condition des vieillards se modifie, et ils commencent à remonter dans l’échelle sociale. Ce mouvement s’accélère au 16è siècle, avec les débuts d’un capitalisme marchand, dans les cités italiennes et d’autres villes.
Une exception, en France, au 17è siècle. Le régime, resté absolutiste, très dur envers le peuple, interdit semble-t-il tout changement en faveur des vieux. Les adultes qui
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détiennent le pouvoir n’accordent aucune place aux autres. « La moyenne de vie était de 20
25 ans. La moitié des enfants mouraient avant un an ; la plupart de adultes entre 30 et 40 ans. On s’abîmait très vite, à cause de la dureté du travail, de la sous-alimentation, de la mauvaise hygiène. Les paysannes de 30 ans étaient de vieilles femmes ridées et tassées ».
Au 18è siècle, la situation économique s’améliore, la population s’accroit aussi grâce
une meilleure hygiène. Mais pour ce qui est de la vieillesse, celle-ci reste encore le privilège des classes les plus riches. Ceux qui survivent parmi les exploités sont condamnés à l’indigence.
Heureusement, un coup de tonnerre social surgit, en France, en 1789. « De juillet 1789 à juillet 1790, dans toutes les fêtes de la fédération, les vieillards étaient à l’honneur. A la fête du 10 août 1793, ce furent 86 vieillards qui portèrent les bannières des 86 départements. » La vision de la vieillesse, pendant la période révolutionnaire, connaît une embellie. Le 23 octobre 1789, l’Assemblée vote le principe d’un secours obligatoire à tout vieillard. Pour les révolutionnaires, la société dont nous héritons est le fruit des efforts qui ont été accomplis dans le passé par nos aînés.
La révolution considère par ailleurs que la charité, l’idée dominante jusque-là, est une manière qui humilie le pauvre. Il s’agit donc de lui donner des droits. C’est La Rochefoucauld-Liancourt qui énonce les nouveaux principes. Il condamne le traitement de la pauvreté sous l’Ancien régime, fondé sur la charité et l’enfermement des miséreux. Devant la Convention, Bertrand Barère proclame : « Plus d’aumônes, plus d’hôpitaux ». L’idée qui prédomine ce bref moment, c’est que la société a une « dette sociale » envers ses vieux. Pour les révolutionnaires, il faut remplacer les hospices par des lieux qui accueillent.
Mais ils n’auront pas le temps de passer à la réalisation de leurs idées et des nouveaux principes. L’Empire revient aux manières de voir et de faire de la monarchie. L’enfermement des personnes âgées indigentes perdure donc dans les hôpitaux, hospices et dépôts de mendicité. Le pire étant peut-être la « maison de Nanterre », lieu de discipline qui dépend de la préfecture de police, où on enferme à la fois vagabonds, sans-abri, vieillards sans ressources.
Un certain changement a lieu, cependant. Accompagnant le nouveau pouvoir de la bourgeoisie, une philosophie nouvelle prétend vouloir assurer le bonheur pour tous, y compris parmi les classes pauvres : c’est la philanthropie. En réalité, le bourgeois cherche d’abord son propre bonheur, lorsqu’il envoie sa femme ou sa fille faire de bonnes œuvres, ou prêcher l’hygiène aux pauvres. Il pense devenir heureux s’il pratique la vertu. « Le bonheur est essentiellement conçu comme un repos. Il faut craindre les extrêmes, n’avoir que des passions douces », précise Simone de Beauvoir.
L’Europe se transforme largement au 19è siècle. La population passe de 187 millions de personnes en 1800 à 300 millions en 1870. La médecine, la science, commencent à regarder autrement la vieillesse, d’autant que le nombre de vieux augmente, et commence à s’étendre à d’autres couches que les seules classes supérieures.
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Les différents pouvoirs reviennent largement aux vieillards des mondes privilégiés. Le summum semble avoir été atteint en France avec la restauration de 1830, le retour des nobles et aristocratiques qui avaient émigré lors de la Révolution. « On a rapetissé la France avec 7000 à 8000 individus éligibles, asthmatiques, goutteux, paralytiques, de facultés affaiblies et n’aspirant qu’au repos », écrit le pamphlétaire Fazy, qui dénonce « la loi singulière qui n’appelle que des vieillards à la représentation nationale ». Talleyrand raconte
Guizot en 1835 : : « Je suis allé hier à la Chambre de pairs… nous n’étions que six et chacun de nous avait plus de quatre-vingts ans. »
Parmi la population, la misère et les rapports violents ne changent guère. Simone de Beauvoir souligne que dans les années 1860 et 1870, en France notamment, il était très fréquent que les violences de fils qui veulent écarter le père de la direction de la maisonnée vont jusqu’au parricide, le meurtre du père. Elle reprend les écrits de Bonnemère qui explique qu’il arrive souvent qu’on enterre le vieillard avant qu’il ne soit vraiment mort.
Ces crimes étaient si répandus et, malgré l’obscurité dont ils s’enveloppaient, si connus, qu’une enquête officielle, menée de 1866 à 1870 sur l’agriculture française, et résumée en 1877 par Paul Turot, n’hésite pas à en faire état ».
Quant aux ouvriers devenus vieux, ils étaient réduits à l’indigence et au vagabondage. Vieux paysans ou vieux ouvriers, la vieillesse signifie donc la relégation au plus bas de l’échelle de la société pour le travailleur. Voilà comment commence donc le capitalisme naissant en Europe. Tandis que les vieillards des classes nobles et bourgeoises monopolisent les pouvoirs.
Une loi marque cependant le début d’un tournant, c’est celle de 1905 qui instaure une assistance obligatoire aux infirmes, aux malades incurables et aux vieillards indigents. C’est l’idée de dette sociale qui revient, héritée de la Révolution. Dès 1912, 22% des personnes âgées sont déjà admises à l’assistance. Les institutions qui accueillent les personnes âgées vont alors se moderniser : on y installe l’électricité, le chauffage, le lavabo et la douche, qui n’existent par ailleurs guère dans les logements privés de la population. La charité chrétienne est remplacée par la solidarité républicaine. Fini donc la nécessité pour le vieillard de devoir se racheter par la pénitence ou par un travail.
Un moment, ces institutions vont aussi s’ouvrir à des classes plus aisées. C’est qu’en effet l’inflation qui règne entre les deux guerres touche certaines catégories petites bourgeoises, paysans, rentiers. Ayant les moyens de participer à leur prise en charge, on en accepte dans les hospices.
Finalement, c’est par le développement de la petite bourgeoisie, classe intermédiaire dont le nombre ne va cesser d’enfler, que l’opposition entre générations va se résorber. Dans cette petite bourgeoisie, il va souvent arriver que le fils se mette à occuper une place de niveau supérieur à celle du père dans l’échelle sociale. Et celui-ci va pouvoir accueillir avec orgueil cette réussite. La haine qui pouvait jouer entre générations reflue donc. De plus, dans cette phase de développement du capitalisme, où c’est toute une nouvelle société qui se met en place, l’expérience, l’accumulation des connaissances, deviennent des qualités utiles : l’ancienneté apparaît comme une qualification.
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On a longtemps cru qu’avec l’entrée dans le 20è siècle, les structures familiales se sont plus ou moins effritées, et qu’elles ont abandonné progressivement les vieux. Il semble, après de nombreuses études, que cette idée est fausse. L’historien Patrice Bourdelais explique que « en 1936, dans une région profondément touchée par l’exode rural et le vieillissement démographique comme le Sud-Ouest, la vieillesse au quotidien reste largement une affaire familiale. On vieillit parmi les siens, en poursuivant ses activités. Les échanges entre les générations, soulignés par la fréquence de la cohabitation, assurent aux plus anciens une relative sécurité matérielle et un rôle social suffisant pour qu’un recours extérieur soit exceptionnel » (Le Monde 26 mai 2018).
Autre exemple : « les dossiers de retraite des agents des transports parisiens (…) montrent que les solidarités familiales restent très fortes, y compris dans les villes. Ces salariés qui viennent souvent du Centre et du Sud gardent des liens très étroits avec leurs milieux d’origine : les enfants en bas âge sont élevés à la ferme, les salariés reviennent pendant l’été donner un coup de main à leur famille, les vieux parents viennent s’implanter à la ville pour aider leurs enfants. Les solidarités intergénérationnelles résistent finalement bien aux bouleversements de l’entre-deux-guerres. »
LA VIEILLESSE AU 20ème SIECLE :
UN CAPITALISME QUI REJETTE LES VIEUX
Hélas, et Simone de Beauvoir l’a vu à son époque, cette exaltation de la vieillesse ne va pas durer bien longtemps. Arrivé à maturité, le capitalisme va s’emballer, la concurrence, cette guerre économique qui ne dit pas son nom – va se multiplier, toucher toutes les parties du monde, et obliger tout le système à tout renouveler en permanence. Résultat, la technologie est devenue folle, au point que le savoir qu’a pu accumuler un vieux, y compris dans son domaine, est disqualifié par l’âge. La course à la croissance et à la concentration du capital rend tout obsolète en très peu de temps : les transistors comme les radios TNT.
C’est donc aux jeunes, à leurs start-ups, et aux seules qualités de la jeunesse que reviennent désormais gloire et beauté. Adieu l’éphémère acceptation de la vieillesse. Si, peut -être, et nous y reviendrons, avec le développement des classes moyennes, et parmi elles de catégories qui ont de bons moyens financiers, il est apparu que celles-ci pouvaient constituer un marché nouveau et fructueux. Ainsi, pour que le vieillard devienne intéressant, dans le monde capitaliste, il faut qu’on puisse l’exploiter. Se multiplient ainsi depuis deux ou trois dizaines d’années des résidences, des cliniques, des maisons de repos, voire des villages où l’on fait payer le plus cher possible des personnes âgées qui en ont les moyens.
Mais pour les employeurs, le vieux reste une personne plus que douteuse, un objet peu rentable. Ils se méfient des personnes âgées et lorsqu’il faut réduire le personnel, on commence tout de suite par éliminer les plus âgés, ce qui peut parfois commencer dès 50 ou 40 ans. Une enquête menée en 1961 indiquait que les employeurs considéraient qu’un ouvrier prenait de l’âge à cinquante ans : il perd de son efficacité, il ne sait plus s’adapter aux
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situations qui changent, il a moins de force, moins de rapidité. Certes, il a plus de conscience professionnelle, d’expérience, de qualification, mais ceci ne compense pas cela.
Une partie de ces considérations peuvent d’ailleurs s’avérer fausses. Ainsi, toujours dans les années 1960, on a l’exemple de tests qui ont été menés sur des conducteurs de car. Les tests indiquaient pour les plus âgés qu’ils avaient des déficiences d’accommodation des yeux qui les rendaient en principe incapables de conduire de nuit, à la lumière des phares. Mais lorsqu’on se mit à étudier leur comportement sur la réalité du terrain, non pas en laboratoire mais sur la route, on s’est aperçu que nombreux conduisaient parfaitement de nuit, parfois mieux que ceux que le laboratoire avait jugés aptes pour cela. En fait, ils avaient appris à éviter les éblouissements, à se repérer en regardant sur les marges : l’expérience leur avait appris des manières de contourner les déficiences observées en laboratoire.
Mais pour le système capitaliste, l’âge reste pour l’essentiel vu comme un handicap, une perte de capacités, un risque accru, vers la maladie ou vers la mort. Comme le note Laure Adler, « l’âge demeure tant pour les compagnies d’assurance que pour les banques un critère de discrimination inacceptable au regard du droit ».
Une fois passé le couperet de la retraite, le travailleur se retrouve enfermé dans son logement. Dans les années 1960, un tiers des vieux vivent avec leur conjoint, un autre tiers vit seul, et c’est essentiellement le cas des femmes. Quelques-uns, 9% vivent avec des amis, un frère, une sœur. Mais la présence de la famille n’est pas du tout un facteur d’épanouissement, contrairement à ce que nous ferait croire le consensus sur la famille. Simone de Beauvoir le souligne : « On a constaté chez les vieillards économiquement faibles, les relations familiales n’amélioraient pas le moral. » Quant aux plus aisés, pour eux, ce sont les amis qui comptent, bien plus que la famille.
La présence du conjoint, elle non plus, est loin d’être la panacée. « Les couples se renferment dans leur foyer plus strictement que les individus isolés, veufs ou célibataires, explique de Beauvoir. L’attachement souvent jaloux, maniaque, tyrannique, qu’ils ont l’un pour l’autre les amène à faire le vide autour d’eux ». Selon une enquête menée en 1968 dans un arrondissement populaire de Paris, une personne âgée sur trois n’a plus aucune relation sociale, ne reçoit jamais une lettre, ne reçoit et ne rend aucune visite, ne connaît plus personne.
Pour compléter le tableau de cette époque, on est obligés de parler également des hospices, une calamité, qui forte heureusement a disparu depuis. L’auteur de ce texte a personnellement voulu faire une enquête en 1969 / 1970 à la Maison départementale de Nanterre, pour le journal Lutte Ouvrière. Il a été révulsé par ce qu’il a pu voir et surtout ressentir. La vue, l’ambiance ressentie, étaient insupportable, et il a renoncé à poser la moindre question aux personnes présentes, tant elles paraissaient transformées en loques humaines.
Les vieillards grabataires sont en effet alignés sur leurs lits dans de grands dortoirs où il n’y a personne qui s’occupe de qui que ce soit. Aucun paravent ne sépare un vieillard d’un autre, aucun n’a ni table de chevet individuelle, et encore moins d’armoire ; personne n’a d’espace personnel. Les sexes ont été séparés, sans aucun ménagement. Tout ce monde
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végète dans une ambiance sombre, mal éclairée. A Nanterre, apprend-on par ailleurs, une personne qui rentre sobre devient alcoolique en un mois de séjour. Les gens voient leur vie dégringoler à toute vitesse et ils deviennent des organismes.
En fait, ces lieux sont de vrais dépotoirs humains. A l’époque, on confond d’ailleurs allègrement hospice et hôpital, dès qu’on a affaire aux vieillards : des invalides ou des malades sont pris dans des hospices, où ils ne sont pas soignés. Et des vieux sont envoyés aux urgences d’un hôpital avec une lettre du médecin : « M. ( ou Mme) doit être hospitalisé parce qu’il vit seul et qu’il est âgé ». Et l’hôpital accepte.
LA VIEILLESSE AUJOURD’HUI
LE NOUVEAU MARCHE DES CLASSES MOYENNES AGEES
Difficile de trouver à notre époque l’équivalent de l’étude, très complète et très humaine qu’avait réalisée Simone de Beauvoir pour les années 1960. Ce travail date d’un demi-siècle. Et nous savons que la société a beaucoup évolué. L’individualisme est devenu conquérant, la population vit nettement plus longtemps. Les classes sociales âgées ne sont plus les mêmes.
A son époque, seule une petite fraction de la population à la retraite pouvait bénéficier d’une retraite à taux plein, puisque le système n’avait été mis en place qu’au lendemain de la guerre. Cela impliquait de vastes catégories de retraités pauvres ou très pauvres, aujourd’hui la majorité des retraités sont issus de classes moyennes relativement aisées. Au point qu’une propagande sur les acquis sociaux est de présenter les retraités comme des privilégiés, disposant d’un meilleur niveau de vie que les actifs. Mais si cette affirmation est peut-être vraie en moyenne, il n’en reste pas moins que l’écart, entre un taux pour un ouvrier et pour un cadre, va du simple au double.
Pour parler de notre époque, nous n’avons trouvé que quelques études sociologiques. Nous avons choisi un de ces petits ouvrages de synthèse, du type Que sais-je ? (PUF) ou Repères (La Découverte) qui tentent de faire régulièrement le point sur de nombreux domaines. C’est dans un ouvrage de la collection 128 (128 pages) chez Armand Colin que nous avons puisé l’essentiel de cette partie de notre travail. Sociologie de la vieillesse et du vieillissement, de Vincent Caradec, qui date de 2012-2015.
Nous avons vu, en étudiant la protection sociale, que le système du droit à la retraite avait mis du temps à entrer réellement dans la pratique en France. Une première loi l’avait établi pour les bas salaires en 1910, en échange d’une obligation de cotisation, mais il ne touchera qu’un quart de la population des 60 ans et plus, avec une pension franchement dérisoire. Il faut dire qu’à l’époque, les patrons sont nombreux à être hostiles à cette idée, et qu’une partie du mouvement syndical ne veut rien attendre de l’Etat. La CGT de 1910 dénonce « les retraites pour les morts », comme « une gigantesque escroquerie capitaliste ».
Les deux parties vont progressivement modifier leur point de vue, ce qui va aboutir à une nouvelle loi en 1930, toujours pour les bas salaires, avec des cotisations assez faibles.
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Pour le patronat, la retraite sera un moyen de diminuer les effectifs, de rajeunir la population travailleuse, donc de réduire le coût des salaires. Pour le gouvernement, c’est un moyen de lutter contre le chômage des jeunes.
Avec cette nouvelle loi, pour toucher un taux plein, il faut compter trente années de cotisation, ce qui ne pourra commencer à se produire qu’à partir de la fin des années 1970. Les retraités des années 1960, 1970 et même 1980, vivent donc longtemps en pauvres, lorsqu’ils sont issus des milieux populaires. Depuis la fin des années 1990, le discours qui souligne le côté positif de la retraite est contrecarré par un discours inverse : il faudrait que les salariés âgés puissent garder leur emploi. La pratique, elle, a plutôt continué vers un départ y compris avant l’âge légal de la retraite. Mais ce n’est pas le cas dans des pays comme la Suède ou le Japon.
Toujours depuis les années 1990, tous les pays occidentaux, sous les directives de la Banque mondiale, se sont lancés dans une continuelle et incessante « réforme des retraites ». En France, Balladur a fait passer en 1993 la durée de cotisation pour bénéficier du taux plein de 37,5 années à 40 pour les salariés du privé, avec un calcul plus défavorable, sur les 25 et non plus les 10 meilleures années. En 1995, Juppé veut généraliser ces mesures aux fonctionnaires et aux entreprises publiques (SNCF, RATP, EDF). La grève générale de trois semaines, le fera reculer.
En 2003, Fillon adopte une durée de cotisation équivalente entre public et privé, donc 40 ans, plus un allongement de la durée de cotisation après 2009 ; avec en prime un système de décote pour dissuader de partir avant l’âge, et de surcote pour inciter à partir après l’âge légal, formellement toujours à 60 ans. En 2008, réforme des régimes spéciaux. Puis 2010 : cette fois, c’est l’âge où l’on peut faire valoir ses droits au départ à la retraite, qui est visé : 62 ans à partir de 2017. Et l’âge de départ à taux plein, sans décote, passe de 65 à 67 ans.
Pour le monde capitaliste dans lequel nous vivons, l’allongement de la durée de vie, avec des personnes âgées de plus en plus nombreuses, avec aussi des maladies en plus nombre et plus chères à soigner, pose un problème de coût. Certains des responsables en place, s’appuyant sur le fait que les jeunes ont le sentiment qu’ils n’auront plus de retraite, estiment qu’il faut désormais mettre une limite à tout cet argent que coûte la vieillesse. C’est pour cela qu’a été mise récemment en place l’idée d’un pourcentage limite du coût des retraites dans le produit intérieur brut du pays : il ne faut plus dépasser les 14%.
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Depuis les années 1970, s’est produit un tournant dans la manière de considérer les vieux. Les mots ont changé. Le mot « vieillard » est très présent chez Simone de Beauvoir, il va quasiment disparaître. C’est l’arrivée massive de nouvelles classes moyennes qui change la donne. Un nouveau marché se met en place pour les voyages de ceux qu’on nomme maintenant le « troisième âge ». Des municipalités mettent en place des clubs de loisirs, des services d’aides ménagères. L’Etat lui-même, prône, avec le rapport Laroque (1962)
l’insertion des personnes âgées dans la société ». Celles et ceux qui en ont les moyens
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disent se refuser à être une charge de leurs enfants, comme l’ont été les anciennes générations. Une nouvelle image des personnes à la retraite ou âgées se met en place.
Avec une durée de vie qui va continuer à s’allonger, et une proportion de classes moyennes plus ou moins aisées âgées, même cette catégorie de « troisième âge » va devenir ringarde. Les plus jeunes des retraités rejettent les clubs du troisième âge. Individualisme aidant, ils prétendent vivre leur vie. Ils en ont les moyens, et les marchés capitalistes l’ont bien compris. C’est du monde du marketing que vient la dernière formulation en vogue :
les seniors ». Senior, à la SNCF, c’est à partir de 60 ans, ailleurs ça peut être 55 ans, dans le dictionnaire c’est 50.
Mais cette image, du vieux donc qui entrerait presque dans une nouvelle jeunesse, en côtoie une autre, à peu près inverse : celle de la personne dépendante, incapable de se mouvoir ou de manger seule. Car on sait bien que pour certains, que ce soit par manque de chance dans la vie, pour des raisons de santé notamment, la vie des vieux n’est pas rose du tout. A partir de 60 ans, on ne parle plus de handicap, on entre dans la catégorie
personnes âgées dépendantes ». Ces personnes peuvent obtenir une allocation spécifique, aujourd’hui nommée APA (allocation personnalisée d’autonomie) ; elle varie beaucoup selon les revenus.
Toujours au niveau du langage, on ne parle plus, comme on le lit beaucoup chez Simone de Beauvoir, de « démence sénile » ; depuis les années 2000, on dit maladie d’Alzheimer.
Alors, les vieux sont-ils des nouveaux jeunes qui bricolent, sont engagés dans la vie associative et voyagent, ou plutôt des vieux handicapés dont il faut s’occuper lourdement ? La réalité est que la majorité n’est ni l’un ni l’autre. Pour ce qui est des personnes dépendantes, il y a 1,2 million de personnes dans ce cas. Les neuf dixièmes d’entre elles ont plus de 75 ans. Une majorité (700 000) est à son domicile, et 500 000 sont en établissement. En moyenne, les personnes bénéficient de 4400 euros l’année pour ce qui de l’APA. Les Ehpad sont réservés aux personnes devenues dépendantes. Mais toutes les personnes dépendantes ne sont pas placées en Ehpad.
Dès que l’on étudie les « personnes âgées » de nos jours, on découvre une très grande diversité de situations et de vécus. Il y a cependant un certain nombre de caractères généraux. Selon Vincent Caradec, elles sont plus casanières que les jeunes, elles préfèrent les loisirs au domicile, et c’est là qu’elles orientent leurs dépenses ; elles sortent moins le soir, partent moins en vacances, consomment davantage de télévision. Enfin, elles sont moins actives, question culture, sport ou sexualité. Davantage tournées vers des relations de famille et de voisinage, elles ont moins de sociabilité. Sur le plan politique, une enquête de 2008 montre qu’après la cinquantaine, le traditionalisme, c’est-à-dire le respect envers les institutions et les normes héritées du passé, se met à augmenter avec l’âge.
La sociologie des personnes âgées s’est largement transformée en une quarantaine d’années. Le niveau d’études est plus élevé, avec plus de cadres et moins d’agriculteurs. Le nombre de ceux qui bénéficient d’un taux plein est bien plus important, et le nombre de ceux qui doivent toucher le minimum vieillesse a chuté. L’habitat est en général plus
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confortable, avec pour certains une résidence secondaire. Et l’état de santé est également amélioré. Le sociologue Patrice Bourdelais a essayé de calculer un « âge d’entrée dans la vieillesse ». Il a fabriqué une sorte de moyenne qui tient compte de l’état de santé moyen et de l’âge auquel il nous reste dix ans à vivre. Il a abouti à ce résultat, qu’entre 1825 et 1985, l’âge d’entrée de la vieillesse a reculé de treize ans pour les femmes et de six ans pour les hommes.
Dans un ouvrage collectif dirigé par Boris Cyrulnik, Antoine Lejeune observe : « Le vieillissement n’est plus ce qu’il était. Il n’est plus synonyme – uniquement – de déchéance et de détresse, avec son cortège de deuils, de maladies et de ruptures traumatiques. Pour beaucoup de nos contemporains, le vieillissement signifie au contraire la possibilité d’un nouveau développement de vie, après la retraite. On observe de plus en plus de « jeunes vieux » - les plus de 60 ans – fringants, pleins de vie, « avec une bonne retraite », qui recherchent leur place dans la société et qui aspirent à un vieillissement réussi. Il y a aussi les
vieux-vieux » - les plus de 80 ans : ils doivent faire face aux remaniements identitaires. Il leur faut réaménager leur lien avec l’ensemble de la famille. La société a évolué. Il faut tenir compte actuellement de quatre générations successives en présence, et de la génération
sandwich ».
Dans le même livre, Michel Delage note que les auteurs « ont cherché à étudier plus précisément les paramètres du « bien vieillir ». Ils ont constaté que l’association d’une bonne santé, la préservation de bonnes capacités cognitives et physiques, et d’un bon soutien social vaut mieux que la maladie, de faibles capacités cognitives de base, l’isolement et la pauvreté. Monsieur de La Palisse y aurait pensé ».
A ce propos, une crainte s’est plus ou moins généralisée concernant la maladie d’Alzheimer. Il est naturel qu’avec l’âge, la mémoire se modifie, sans qu’il soit question d’Alzheimer pour autant. Il existe des tests, dits de « performance mnésique », qui permettent de distinguer facilement et de rassurer la personne. En fait, celui ou celle qui se plaint d’un problème de mémoire ne fait que révéler par là qu’elle est déstabilisée socialement et affectivement.
La sociologie a donc découvert qu’à notre époque existe une grande diversité de situations dans la vieillesse. Les plus grosses différences tiennent à l’état de santé de la personne. Mais il est bien évident que l’état de santé lors de la vieillesse est essentiellement le résultat de toute une vie professionnelle et sociale, selon qu’elle a plus ou moins usé le corps et l’organisme. Selon aussi les pratiques qui ne sont pas les mêmes selon la classe sociale : les classes moyennes et supérieures prennent soin de prévenir les maladies, de procéder aux divers programmes de dépistage avant d’observer le premier symptôme. Par contre, les classes populaires sont habituées à ne voir le médecin et à consulter qu’une fois la maladie déjà présente.
Aussi, nous dit Vincent Caradec, les ouvriers sont-ils soumis, en ce domaine, à une “double peine” : ils vivent moins longtemps et ont des trajectoires davantage marquées par la survenue de la dépendance. Quant aux femmes, elles vivent plus longtemps, mais souffrent plus souvent, à âge identique, de “limitations fonctionnelles” ».
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Ensuite, les revenus dont disposent les personnes à la retraite sont en lien avec leurs revenus lors de la vie active : l’inégalité demeure donc, liée au monde social d’origine. « La retraite moyenne des ouvriers est ainsi plus de deux fois plus faible que celle des cadres supérieurs – et ils en bénéficient moins longtemps du fait de leur plus faible espérance de vie. Les pensions des femmes sont, elles, de 40% moins élevées que celles des hommes (en tenant compte des pensions de réversion) ».
On observe aussi que ceux qui ont fait des études parviennent mieux à préserver leur autonomie quand ils commencent à rencontrer des problèmes physiques. Quant aux femmes âgées, elles ont bien plus de capacité d’adaptation et de relation avec les autres que les hommes. Sur ce plan, on peut se demander si l’idéal de virilité qui est demandé aux hommes tout au long de leur vie d’adulte ne leur joue pas un tour et ne devient pas une cause de handicap, une fois mis en face de la vieillesse et de ses difficultés.
On observe donc une différence liée au sexe, à laquelle se surajoute celle de la classe sociale. La vieillesse est synonyme de handicaps physiques lourds pour certains, alors qu’ils sont totalement inexistants pour d’autres. Au grand âge, même le ressenti de ce qui vous manque n’est pas le même. Pour les ouvriers, la grande vieillesse crée un vide marqué par l’absence du monde professionnel, auquel on peut rechercher quelques manières de le remplacer. Alors que pour les membres des classes moyennes et supérieures, ce sont les plaisirs de l’existence auxquels on ne peut plus participer dont on ressent le plus le manque.
LA SILVER ECONOMIE
Le capitalisme ne manque jamais d’imagination lorsqu’il s’agit de trouver des mots qui l’aident à orienter nos pensées selon ses intérêts. Pour ce qui concerne les vieux, pardon les seniors, un terme s’impose en matière d’économie : c’est la « silver économie ». La filière existe, elle a ses salons, et un président, un certain Luc Broussy, ancien conseiller
personnes âgées » de François Hollande, auteur en 2013 d’un rapport sur l’adaptation de la société au vieillissement de la population.
Il avance le chiffre, invérifiable, de 300 000 emplois qui lui seraient liés. « Cela va des Ehpad à la domotique, en passant par l’urbanisme et l’aide à domicile. Le secteur n’est pas constitué que d’entreprises du CAC 40 qui font du business avec l’argent des vieux, explique-t-il. Ce sont aussi des politiques publiques, consistant, par exemple, à multiplier les toilettes accessibles à tous pour répondre au problème de l’incontinence ».
Sur internet, les sites de rencontres dédiés aux personnes âgées se sont multipliés. Selon un article du journal Le Figaro de 2018, 8% des plus de 75 ans, soit 500 000 Français, fréquentent ces sites de rencontres : on trouve quintonic, eliterencontres, edarling, rencontregayseniors, maxirencontres, disonsdemain.
Pour les jeunes mordus des start-ups, la silver économie est un eldorado. L’un investit 3 millions d’euros pour mettre au point une montre qui détecte les chutes. Un autre travaille sur un verre d’eau connecté qui alerte sur la déshydratation de la personne. Mais
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pour l’heure, le principal obstacle à ces trouvailles n’est pas d’ordre technique. Il s’avère, le plus souvent, que ce qui marche sur le papier ou en laboratoire ne tient plus du tout la route dans la vraie vie de la personne âgée. Car ces beaux jeunes gens ne se sont pas souciés d’en connaître la réalité.
Le philosophe Didier Martz met en garde contre cette manière de considérer les technologies comme une solution aux problèmes des vieux. Il raconte qu’à un moment, il a hébergé sa tante âgée : « J’étais rarement là, alors on a installé une télé-alarme. J’ai bataillé longtemps pour qu’elle l’accepte. Puis, comme je la sentais en sécurité, mes visites se sont espacées. Elle a été plus seule encore » (Télérama).
Mais on sait que le capitalisme n’a que faire de ce genre de souci. Son seul souci est de vendre. Et il lui sera d’autant plus facile de le faire que les vieux sont un public craintif, fragile, plus facile à manipuler.
LES RUPTURES DE LA VIEILLESSE
Pour donner un exemple des modifications physiologiques importantes qui se produisent avec la vieillesse, on peut prendre le mécanisme qui régule notre corps en cas de forte chaleur. En temps normal déjà, nous disposons d’un mécanisme puissant, qui permet au corps humain de perdre un demi litre d’eau (et du sel) par transpiration. Cette évaporation est capable de réguler notre température qui reste ainsi fixe, autour de 37 degrés. En cas de forte chaleur, ce mécanisme peut multiplier son efficacité par 50 !
Mais chez une vieille personne, au bout de quelques heures, le mécanisme ne tient plus, il s’effondre. Il n’y a plus de transpiration. Boire devient dangereux, car l’eau se met à stagner dans le sang, puis dans le corps. Une solution simple consiste à passer de l’eau sur les deux faces des mains, ainsi que sur les avant-bras. Cela suffit, car l’évaporation va créer une sensation de rafraîchissement. Il est inutile de toucher au reste du corps, ce qui peut être invasif. On voit sur cet exemple à quel point un mécanisme biologique élémentaire peut être modifié. C’est le fait de mal le connaître qui, lors de la canicule de l’été 2003, a aussi entraîné le décès de milliers de victimes.
Avec l’allongement considérable de la durée de vie, la vieillesse est devenue une période longue, qui elle-même connaît des évolutions très importantes. Ce sont souvent de véritables ruptures. Outre la mise à la retraite, on doit ajouter la crise du vieillissement, telle que la personne se voit elle-même en train de se transformer. On peut citer également le décès de son conjoint, celui de ses proches, enfin l’entrée dans le grand âge, qui connaît de nouvelles transformations du corps et des relations sociales.
La manière dont nous vivons l’arrivée à l’âge de la retraite a évolué. Plusieurs raisons ont pu la rendre désirable : la pénibilité du travail qui a augmenté, aussi bien sur le plan physiologique que psychologique, et qui de toute façon augmente avec l’âge. En général, le passage de l’activité à la retraite se passe plutôt dans la douceur. Sinon, c’est en général l’entourage qui, par son attitude, sa gentillesse, est le meilleur accompagnement vers la
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retraite. Il y a les réflexions sur la chance que l’on a d’avoir bientôt du temps pour soi. Le départ lui-même est l’occasion d’une sorte de fête, « le pot de départ ». De toute façon, plusieurs mois avant le moment fixé, le futur retraité se détache mentalement de son travail, de sa profession. Par contre, pour ceux qui sont mis en préretraite sans préavis, c’est un traumatisme. Car cette fois, on ne s’est pas préparé du tout moralement.
Pour tenter de définir en quoi consiste le vieillissement, et quels sont précisément les points qui peuvent poser problème à la personne qui vieillit, nous avons choisi de reprendre les idées développées par Marie Anaut, l’une des auteures de l’ouvrage de Cyrulnik (Résilience et personnes âgées).
Marie Anaut indique bien entendu la dégradation de ses propres capacités physiques et mentales : la santé, la mémoire, vont décliner. Elle insiste sur le regard que l’on porte soi-même sur ses propres évolutions, et sur les décalages qui se produisent avec le reste du monde social.
L’entrée dans la vieillesse est quelque chose d’un peu étrange. Le problème est qu’il n’y a ni un âge particulier qui l’indique, si surtout un signe physiologique ou autre particulier. On sait que l’on va un jour ou l’autre entrer dans ce processus, mais il est bien difficile de savoir si tel ou tel signe que l’on ressent est lié à la vieillesse ou pas. C’est qu’on y entre progressivement. Trotsky, à 55 ans, s’inquiétait dans une lettre à sa femme, où il se plaignait de fatigue, d’insomnies, de pertes de mémoire : « Est-ce que ce serait l’âge qui viendrait pour tout de bon, ou bien ne s’agit-il que d’un déclin temporaire, quoique brusque, dont je me remettrai ? On verra ».
Lorsque l’on n’est pas encore entré dans l’âge de la vieillesse, on peut user de son corps jusqu’à la limite de ses forces : il s’en remettra assez vite. C’est pour cela qu’à l’âge adulte, le risque de maladie ou d’accident n’est pas effrayant : on finira par se retrouver comme avant. Une fois entré dans la vieillesse, par contre, certaines de nos capacités ne reviendront plus. C’est là qu’est la différence.
Non seulement il est difficile de savoir ce qu’il en est, mais l’image de la vieillesse que diffuse la société complique encore la chose. Certaines personnes voudront se croire jeunes
tout prix : elles vont donc nier l’apparition de ces signes. A l’inverse, d’autres vont trouver plus judicieux de se dire vieux : la vieillesse autorise en effet certaines faiblesses, et on peut espérer en profiter.
Pour les femmes, se surajoute un autre problème : c’est que la société a exigé d’elles de paraître avec les qualités indiquant la féminité. Un certain nombre vont donc rechercher, plus ou moins frénétiquement, à cacher la moindre transformation de leur visage, de leur peau, par le maquillage, les toilettes, et même les mimiques.
Pour les hommes comme pour les femmes, il est d’autres domaines qui posent problème. Ainsi, « La perte de contact avec les avancées technologiques » peuvent leur donner le sentiment qu’elles leur sont devenues inaccessibles, ce qui peut augmenter fortement « le sentiment de décalage social et relationnel et accentuer la dépendance ». De manière plus générale, la vieillesse va nous confronter à la diminution, voire la dégradation
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des liens avec les autres, la diminution des participations à la vie sociale, qui suivent l’arrêt de la vie professionnelle. Parmi ces sujets de difficultés, Marie Anaut indique le fait qu’on
aura aussi à affronter des deuils avec la perte des êtres chers : conjoint et amis ».
Au sujet de l’expression « cessation de la vie active », elle souligne combien « ces terribles termes sont représentatifs du regard social mortifère qui est porté sur les personnes retraitées ». Elle met donc le regard de la société au cœur du problème.
Mais il n’y a pas que des aspects négatifs, nous dit Marie Anaut, il y en a qui sont positifs. « Nous pouvons relever l’augmentation du temps libre et l’absence de stress dû aux préoccupations professionnelles et aux responsabilités qui étaient liés à ces activités ». De même, les relations familiales peuvent être moins contraignantes, le départ des enfants du domicile peut laisser du temps pour d’autres relations. Il n’y a donc pas que des pertes ou des deuils.
En tout cas, ce qui est à retenir, c’est que la personne âgée doit s’attendre à un certain nombre de modifications importantes dans sa vie, modifications auxquelles la société dans son ensemble ne la prépare guère. Déjà, un élément essentiel va immanquablement entrer en jeu : la perte de revenu, qui oblige à changer bien souvent de standard de niveau de vie.
Une autre modification, qui ne semble pas forcément évidente, est souvent bien réelle, c’est la relation de couple. La présence en permanence au domicile, les changements dans les autres relations, les corps qui vieillissent, le regard que l’on a sur soi-même, tout peut entrer en jeu.
Lorsque ces modifications subies ne sont pas suffisamment maitrisées, c’est la dépression presque assurée. « La retraite est une des causes de l’entrée en dépression accompagnant la perte du statut qui était lié à l’activité professionnelle, écrit encore Marie Anaut, surtout si aucune autre activité ne vient compenser et combler le vide. (…) Les statistiques de la santé affirment que 1 personne sur 3 de plus de 65 ans souffrirait de symptômes dépressifs. »
Il nous faut aussi mentionner le problème du suicide des personnes âgées. « Plus de 3000 personnes âgées se suicident chaque année en silence », écrivait Le monde, (7 février 2004). On peut facilement trouver sur internet des statistiques sur les méthodes, le sexe (les hommes bien plus que les femmes), les âges (la fréquence augmente avec l’âge), les lieux de domicile (très difficile de se suicider en institution, plus facile à domicile), etc., concernant le suicide des personnes âgées : https://emf.fr/wp-content/uploads/2014/07/SUICIDE-ET-TS-PERSONNES-AGEES-SOIREE-JALMALV-15-10-2014.pdf. Nous dirons juste ici que le suicide des personnes âgées est particulièrement occulté dans la société.
Un autre traumatisme, c’est celui qui survient lorsque, dans un couple, l’un des deux se retrouve veuf ou veuve. La durée de vie moyenne des hommes étant nettement différente et inférieure à celle des femmes, ce problème concerne davantage les femmes. Parmi les 60 ans et plus, une femme sur quatre est veuve, et seulement un homme sur dix. Cet évènement est bien plus douloureux que la retraite. On en a un indice criant dans le fait
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qu’un an après un veuvage, on observe une très forte surmortalité pour la personne veuve, par rapport à celles du même âge qui vivent en couple.
Là encore, la société et la période où nous vivons n’aident pas. La phase de deuil n’existe quasiment plus en société, les marques publiques ont disparu ; la veuve, ou le veuf, se retrouve entièrement seul. Elle doit souvent, outre le poids du deuil, revoir et réorganiser toute sa vie. Nombreuses, nombreux, ne voient plus de sens à leur propre existence. Le vide qu’ils ressentent en eux fait écho à celui qui s’est fait dans la maison. Chaque repas, chaque soirée peut devenir insupportable.
Les hommes veufs ont plus facilement tendance à se trouver une nouvelle compagne. Les femmes, de leur côté, ont plus tendance à recherche des liens d’amitié avec d’autres femmes veuves. Difficile de toute manière de trop généraliser. Les attitudes peuvent aller du repli sur soi ou au contraire à l’ouverture sur les autres, de la baisse d’activité ou au contraire au développement vers de nouveaux centres d’intérêts.
LES PERSONNES TRES AGEES
C’est encore avec les lunettes de la sociologie que nous allons voir ce qu’il en est des personnes très âgées. En France, on compte en 2017 que les 85 ans et plus constituent 3% de la population, six fois plus qu’en 1950. De même, le nombre de centenaires est passé de 200 en 1950 à 18 000 aujourd’hui.
Contrairement à l’image qu’on peut en avoir, ces personnes sont loin d’être toutes dépendantes, mais elles deviennent fragiles, ce qui est tout simplement dû à l’évolution de l’organisme. La caractéristique générale est que l’on note un plus grand repli sur l’espace domestique et une baisse de la sociabilité. Le repli sur le logement peut être vécu de manière différente. Enfermement pour les uns, il peut aussi être un repaire, qui protège des agressions extérieures et un repère, la marque de son identité, de son histoire, de son passé.
La baisse de sociabilité, elle aussi, n’est pas forcément le signe d’un vide affectif et de relation. On ne note pas une réelle baisse de relation avec les enfants ou avec les frères et sœurs. Simplement, celle-ci se maintient un peu autrement, par téléphone, chacun préservant son intimité. Cela dit, il existe aussi des personnes qui se retrouvent vraiment isolées, parce qu’elles n’ont pas ou plus d’enfants notamment. Cet isolement familial, chez les 90 ans et plus, concerne une personne sur six.
Le grand âge est une période qui se traduit par une nouvelle série de difficultés : la fatigue devient plus présente, de même que les problèmes de santé, les limitations dans les diverses fonctions corporelles. Autour de soi, on assiste à la fin de proches plus nombreux ou d’autres gens de son âge. On devient alors conscient de sa propre finitude : on sait que l’on n’a plus la vie devant soi, on réalise que la fin existe, et si on n’en connaît évidemment pas la date, on commence à avoir une vision des jours et des évènements qui prend en compte cette fin, ce qui n’était sans doute pas encore le cas jusque-là. C’est toute la perspective du reste de sa propre vie qui change.
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Les personnes très âgées ont souvent le sentiment qu’elles n’ont plus vraiment leur place dans la société d’aujourd’hui, qui se transforme à grande vitesse », écrit Vincent Caradec. Il cite cette phrase de Claude Lévi-Strauss, âgé de 96 ans : « Nous sommes dans un monde auquel je n’appartiens déjà plus. Celui que j’ai connu, celui que j’ai aimé, avait 1,5 milliard d’habitants. Le monde actuel compte 6 milliards d’humains. Ce n’est plus le mien » (Le Monde, 22 février 2005).
Face à ce qu’elle ressent comme de nouvelles difficultés, la personne en grand âge peut tenter de se mettre aux nouvelles technologies. Des efforts qui peuvent paraître aux autres bien modestes – parvenir à monter un étage, réussir à faire son ménage- peuvent suffire à préserver une estime de soi. Enfin, il est fréquent que la personne investisse sur la réussite de ses enfants, de ses petits-enfants, voire de nos jours sur celle des arrière-petits-enfants, pour se satisfaire à travers leurs succès.
Mais un risque existe aussi, que décrit Antoine Lejeune : « Pour les vieux-vieux, il y a clairement des risques de maltraitance. Les enfants décident parfois le placement de leurs parents comme s’il s’agissait de leurs propres enfants. Quand vient la mort, le risque est de décider derrière leur dos : les vieux-vieux ne sont plus maîtres de leur mort. (…) Au moment de mourir, la personne âgée se retrouve souvent dans une situation d’extrême dépendance, comme le nouveau-né dans la période des interactions précoces. C’est l’heure des dernières volontés. »
Sans attendre la fin de vie elle-même, il est vrai que l’on entend de temps à autre le récit de telle ou telle personne âgée dont on s’est aperçu, un peu par hasard, qu’elle subissait une maltraitance morale ou même physique, de la part d’une personne censée l’aider, mais qui le fait dans la solitude. Il est important de vérifier de temps à autre ce qu’il en est.
LES PERSONNES ÂGEES EN « INSTITUTION » ET LES EHPAD
Les établissements d’hébergement pour les personnes âgées dépendantes, les EHPAD, sont en France au nombre de 7000 en 2020, et y vivent 700 000 personnes. 700 000 autres sont suivies médicalement chez elles. Mais 84% des personnes âgées vivent à domicile, où elles se disent, le plus souvent, heureuses.
Les enquêtes de sociologues sur le terrain, jusqu’en 1980, indiquaient que les structures d’hébergement pour les personnes âgées fonctionnaient selon une idée rigoureuse, décrite par Goffman en 1961 (: « elles appliquent à l’homme un traitement collectif conforme à un système d’organisation bureaucratique qui prend en charge tous ses besoins ». De fait, il s’agissait de sortes de refuges pour la vieillesse indigente et isolée, des lieux d’enfermement où on a mis en place une discipline des corps. En ont découlé une infantilisation des pensionnaires, privés de tous leurs objets familiers, y compris de leurs vêtements personnels. Les gens sont dans des salles communes, dans la promiscuité et la solitude à la fois. Aucune occupation n’est prévue. « Privées de leurs activités antérieures, de
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responsabilisées, les personnes âgées se morfondent et perdent tout intérêt pour l’existence » (Vincent Caradec).
Heureusement, ce monde a évolué. Les études plus récentes donnent une image sensiblement meilleure. On se soucie de comprendre comment les résidents donnent sens à leur existence, comment ils composent avec l’institution. En découlent des chambres individuelles, des droits octroyés aux résidents. L’installation en hébergement peut même diminuer, pour certains, le sentiment de dépendance à l’égard des proches lorsqu’ils assuraient une lourde charge.
Mais les cadences imposées au personnel, notoirement insuffisant, vont à l’encontre de ces bonnes volontés nouvelles. Pour aller plus vite, un ou une employée peut pénétrer dans une chambre sans frapper ou sans attendre la réponse, ou ne pas prendre en compte les sentiments de pudeur de la personne. Enfin, l’idéologie du « bien vieillir » peut amener à obliger des résidents à participer à des animations alors qu’elles ne le souhaitent pas.
Un moment important et souvent déterminant, c’est le moment de l’arrivée dans une maison de retraite. On peut en avoir entendu parler par d’autres, on peut se faire présenter les lieux lors d’une visite préalable, accompagné de préférence. Là encore, les comportements peuvent beaucoup varier, une fois accepté d’y entrer. Certains trouvent assez vite un nouvel équilibre, et cherchent à respecter les règles, les rythmes, participent aux animations, tentent de nouer quelques liens avec certains membres du personnel.
D’autres, en particulier parmi les milieux plus favorisés, feront comme abstraction de la réalité matérielle et collective, et vont chercher à s’assurer la continuité avec leur vie précédente : on s’entoure de ses propres meubles, on garde des contacts avec l’extérieur. Mais il en existe qui n’acceptent pas ce choix, qui considèrent qu’on les a placées là. Ces personnes risquent fort de sombrer dans l’ennui, se réfugiant dans des rêves secrets ou dans les souvenirs.
Une des difficultés que posent les établissements, c’est que s’y côtoient des personnes mentalement déficientes avec celles qui vont mentalement fort bien. Les premières donnent une image négative, qui peut faire craindre que c’est celle que l’on risque de devenir. Et des problèmes bien réels peuvent évidemment surgir de confrontations entre les uns et les autres.
Laure Adler, après avoir visité de nombreux Ehpad, et discuté avec de nombreuses personnes qui s’y trouvent, est frappée par le côté infantilisant envers les personnes âgées, avec pour prétexte le souci de leur sécurité. Il y a quelques années, s’étaient multipliées les dénonciations de cas de maltraitance ouverte. Ces pratiques semblent dépassées. Mais sur le fond, les choses ont-elles changé ? Elle s’écrie :
Ce que je peux dire (…) c’est ce qui se passe toutes les nuits dans des établissements soi-disant chic, très chers : on engueule les résidents quand ils appuient sur la sonnette. Ce que je sais c’est qu’on ne prend pas toujours le temps de prendre soin des personnes même si techniquement on les lave, on les nourrit, on les met dans le fauteuil, on les couche. J’ai entendu aussi la manière dont on parle aux résidents en utilisant cette novlangue qui les
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exclut de leur libre-arbitre – « on va se lever », « on va aller à la salle à manger » : qui est ce on ? ou « la petite dame a bien dormi ? » - ou la manière dont certains soignants parlent entre eux de leurs cas les plus « difficiles ». Ce que j’ai appris, c’est que, d’un côté, les mensualités deviennent de plus en plus inabordables - surtout dans les établissements privés, un vrai scandale – et que, de l’autre, de grands groupes s’enrichissent chaque année dans ce business vanté par des publicités qui vous encouragent à investir. Chaque année, grâce à des économies faites sur chaque poste pour dégager un maximum de rentabilité, le chiffre d’affaires de ces grands groupes s’accroît et les bénéfices se calculent en centaines de millions d’euros. »
Ce que m’ont confié de nombreux enfants visiteurs réguliers des EHPAD, proteste Laure Adler, c’est que leur propre parent avait englouti toutes ses économies pour payer son entrée dans l’établissement – bien souvent il y a des listes d’attente – mais qu’au cas où il n’aurait pas la bonne fortune de mourir rapidement, les enfants sont contraints de vendre les biens qu’ils destinaient à leurs propres enfants pour payer la mensualité. Ce que je constate, c’est que le fonctionnement de l’EHPAD ne permet ni la transparence ni la possibilité aux familles d’être entendues. Quand elles le demandent les directions leur opposent un langage technocratique de gestion quand les questions portent sur l’accompagnement et la qualité des soins. On a beau faire pour ses propres parents ce qu’on pensait être le mieux, on a beau les accompagner dans une démarche qui leur est volontaire ou dictée par l’hôpital, on se retrouve – en tout cas moi – toujours un peu honteuse de n’avoir pas su, pas pu recevoir ses propres parents chez soi. »
Et elle dénonce : « Ceux à qui on rend des comptes dans certains Ehpad, ce sont les actionnaires et pas les retraités ». Elle ajoute que 80% des personnes qui vivent en Ehpad ont besoin du soutien financier de leurs proches, qui payent un reste à charge de 1600 euros en moyenne.
Dans les établissements destinés aux personnes âgées, poursuit Laure Adler, travaillent quasi majoritairement des femmes – et parmi elles des jeunes femmes qui accomplissent quotidiennement, pour des salaires de misère, un travail remarquable, difficile, requérant des qualités professionnelles, physique mais aussi et surtout humaines. Je veux parler des aides-soignantes mais aussi, à domicile, de celles qu’on nomme auxiliaires de vie, et je veux leur rendre un hommage vibrant. Malgré des tâches harassantes, des horaires difficiles, elles assurent, par la qualité de leurs soins mais aussi par leurs gestes empreints d’humanité – cela peut consister à prendre par les mains, à parler à l’oreille, à toucher une épaule, à déplacer en douceur une personne, à l’habiller, la laver, lui sourire, la regarder dans les yeux et, ce faisant, à la relier à la communauté des hommes. Encore faut-il avoir le temps de le faire, encore faut-il être considérée dans l’établissement, encore faut-il avoir bénéficié d’un apprentissage assez long. »
Le premier groupe d’établissements de ce type en France est la société Korian. Créé en 2003, Korian gère des maisons de retraite médicalisées (Ehpad), des cliniques spécialisées (SSR), des résidences services, de soins et d’hospitalisation à domicile et il est présent dans six pays (France, Allemagne, Belgique, Italie, Espagne et Pays-Bas). Son effectif est de 52 000 personnes, dont 19 000 en France. En 2018, le chiffre d’affaires était de 3,3 milliards d’euros, le résultat net 123 millions.
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Dans un rapport global qui date de mai 2018, le Comité consultatif national d’éthique dénonce le sort fait aux personnes âgées dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes, les Ehpad. Il écrit cet avis : « L’institutionnalisation des personnes âgées dépendantes et leur concentration entre elles génèrent des situations parfois indignes, qui sont source d’un sentiment d’indignité de ces personnes. Leur exclusion de fait de la société, ayant probablement trait à une dénégation collective de ce que peuvent être la vieillesse, la fin de vie et la mort, pose de véritables problèmes éthiques, notamment en termes de respect dû aux personnes ».
ÂGE ET VIE EN COUPLE
On pourrait penser que le fait de pouvoir continuer à vivre en couple est une protection pour la ou les personnes âgées. Mais les choses sont plus compliquées. Certes la présence d’un autre adulte au foyer permet, par exemple, de contacter les secours en cas de besoin.
Mais dans la vie quotidienne, le problème réside dans la relation qui s’établit entre les deux parties de ce couple. Et de ce point de vue, certains traits de comportement peuvent s’avérer plus lourds, plus négatifs. Simone de Beauvoir observe que « les gens mariés ne sont pas moins anxieux que les autres, au contraire. Les angoisses de l’un rejoignent et entretiennent celles de l’autre : chacun se fait doublement du mauvais sang, pour le conjoint et pour soi- même ». Il faut donc une bonne dose de sérénité à l’un des deux membres pour ne pas subir cette pente.
Dans son ouvrage Sociologie de la vieillesse et du vieillissement, Vincent Caradec fait état d’une enquête réalisée en 2004 auprès de nouveaux couples âgés, pour leur demander la nature de leur sentiment pour le nouveau partenaire, et la différence avec celui qu’ils avaient pu éprouver à l’âge de 20 ans. Trois sortes de réponses ont été obtenues : pour certains, la relation actuelle est une simple compagnie, ou une grande amitié ; pour eux cela n’a rien à voir avec l’amour connu autrefois.
D’autres associent également d’un côté jeunesse et amour, et de l’autre vieillesse et amitié, mais pour en conclure qu’ils préfèrent la situation actuelle : la relation est plus sereine, débarrassée du sexe. Une minorité, enfin, dit ne faire aucune différence avec ce qu’ils ont vécu jeunes, et éprouve le même sentiment amoureux, indépendamment de l’âge.
Il est un domaine de la vie de couple que la société a longtemps et continue souvent de nier, c’est la vie sexuelle. C’est simple, elle n’existe pas, elle ne doit pas exister. Dès qu’elle semble exister, elle est vue comme une anomalie, si ce n’est un scandale. Une expression populaire, sur ce plan, associe presque automatiquement le vieillard avec le mot « lubrique ».
Pourtant, les articles qui disent l’existence d’une vie sexuelle pour les personnes âgées se multiplient, les films l’évoquent également. Surtout, c’est une réalité qui n’est pas
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exceptionnelle. Rien n’y fait, la morale reste bien réactionnaire. Il faut dire qu’au 19è siècle encore, les hygiénistes considéraient tout simplement qu’avoir une relation sexuelle quand on est vieux, c’est risquer sa vie, et l’Eglise catholique le considérait comme un péché.
Dans le milieu hospitalier, les pulsions sexuelles des vieux ont longtemps été considérées comme un trouble du comportement, une déviance, par les personnels soignants. Une psychologue actuellement en Ehpad rappelle : « Il n’y a pas si longtemps, dans beaucoup d’établissements, quand des couples se liaient, on cherchait à tout prix à les séparer. Parce que les soignants et la direction ne voulaient pas devoir rendre des comptes aux familles, qui s’en mêlaient inévitablement, mais aussi parce que les équipes étaient gênées, voire dégoûtées, d’avoir accès, malgré elles, à l’intimité d’autrui ».
Dans les maisons de retraite, il y a quelque chose comme 4 femmes pour un homme en moyenne. Et ce sont souvent les femmes qui courtisent les hommes. Mais la situation dans les institutions est si rétrograde que le Ministère de la Santé s’est senti obligé d’intervenir, l’été 2018, pour rédiger une feuille de route qui détaille la stratégie nationale de santé sexuelle pour les personnes âgées, en précisant que les maisons de retraite sont aussi des lieux de vie et que l’amour n’y est pas interdit.
C’est que rien, absolument rien, ne permet une vie sexuelle apaisée en Ehpad : ni les conditions matérielles, ni surtout les comportements des personnels : « Ça peut arriver d’entrer dans une chambre un matin et de tomber sur un patient en train de se caresser », explique la psychiatre Véronique Lefebvre des Noëttes. Et une directrice de maison de retraite est obligée de concéder : « Les baby-boomers commencent à intégrer les Ehpad. Or ils ont connu la révolution sexuelle. On va être contraints de s’adapter ». « Nous vivons dans une société qui invisiblise la sexualité de nos aînés, et plus globalement les images des corps vieillissants », résume la psychologue Caroline Baclet-Roussel.
Ce qui est vrai, c’est que la vie en couple peut facilement poser des problèmes pour les personnes âgées. Si la sexualité est tout à fait possible, elle ne se mène plus exactement dans les mêmes conditions que chez l’adulte. Le principal changement physiologique concerne l’homme : son érection n’est plus aussi rapide, ou durable, l’éjaculation moins forte. S’il s’attend à retrouver les sensations qu’il avait pu connaître adulte, il sera déçu. Mais s’il garde son attention sur ce qu’il peut trouver avec sa compagne, il peut obtenir un plaisir, d’une forme un peu nouvelle, et qui comble pareillement.
Ce sujet est très largement tabou dans la société, comme le note encore Laure Adler :
si l’on parle avec moins de tabous aujourd’hui de la ménopause (…), nous dit-elle, le silence autour de l’andropause perdure, malgré quelques témoignages littéraires majeurs comme celui de Romain Gary. “Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable”, publié en 1975, se révèle d’une sincérité et d’une crudité revigorantes. Seul Gary pouvait aborder avec autant d’humour et de révolte la déroute de l’érection quand l’âge ralentit vos moyens. »
La femme, physiologiquement parlant, ne connaît pas ce problème. Elle peut atteindre l’orgasme sans que l’âge en soi soit un problème. Simone de Beauvoir résume la comparaison en disant que « biologiquement, les hommes sont plus désavantagés ; socialement, leur condition d’objet érotique défavorise les femmes ». C’est que la société
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n’apprécie pas le corps des femmes vieillissantes. Lorsque la grâce, la douceur, la fraîcheur se fanent, la femme n’est plus objet de séduction. L’homme, par contre, n’a pas de souci concernant son apparence : les cheveux blancs, les rides ont été intégrés à l’idéal viril.
Pour avoir envie d’aimer une autre personne, il faut avoir de soi une image suffisamment favorable. Celui ou celle qui ne l’a plus, parce que la société lui envoie une image négative, se détourne de l’amour. Il ou elle ne cherche plus à séduire, ne paraît plus désirable. « Se crée un cercle vicieux qui l’empêche d’avoir des relations sexuelles ».
L’homme aura tendance à être sensible de manière plutôt négative à l’évolution du corps de sa compagne. La femme a moins ce problème envers son compagnon, mais elle a par contre conscience de la dégradation de sa propre image aux yeux des hommes, et cette sensation peut suffire à ce qu’elle se refuse, ou entre dans un isolement qui arrête la relation sexuelle. Enfin, la jalousie peut aussi s’insérer dans un couple, dès lors que l’un ou l’autre subit les embarras que nous venons de dire.
Mais il faut croire que les humains sont capables de surmonter les difficultés et qu’ils peuvent s’adapter aussi aux conditions de la vieillesse. Une étude faite en 2015 en Grande Bretagne auprès de 7000 personnes de plus de 70 ans faisait savoir que 54% de ces hommes et 31% de ces femmes affirmaient avoir une sexualité active.
Antoine Lejeune explique aussi : « Même si les neurones miroirs de la personne âgée assurent toujours la compréhension affective et émotionnelle d’autrui – on le sait -, les interactions amoureuses tardives constituent, souvent, une surprise. L’état amoureux est fréquent chez les âgés : il signale la vitalité du grand âge. Mais ils n’osent pas le dire ; souvent, ils n’osent même pas l’imaginer, malgré tout ce que l’on dit et ce que l’on écrit, actuellement, sur ce sujet. (…) La famille voit d’un mauvais œil son parent qui s’intéresse à une personne du sexe opposé. Dans les institutions, on fabrique, avec le soutien des familles, des êtres publics asexués privés de leur intimité. L’union d’un nouveau couple de vieux résidents est très mal vue : le bonheur de la personne âgée serait une idée incongrue ? (…) Il y a la possibilité d’un bonheur retrouvé : celui que l’on n’attendait plus. La fusion érotique ressemble à de l’oubli, à de la guérison, à de la santé et à de la délivrance : elle fait perdre
la moitié de l’âge réel ». Elle est à l’origine -souvent – d’une nouvelle dynamique relationnelle, affective et cognitive. »
Voici enfin ce que dit de la vie amoureuse dans le grand âge l’actrice Macha Méril, âgée de 80 ans : « Il faut cesser de réduire le sexe à la pénétration ou à la taille du pénis. C’est autre chose. Il est partout, dans la volupté que procure le soleil, dans les amitiés amoureuses, dans l’ambition politique, dans le sport, dans la séduction, dans la cuisine… Il s’agit d’abord et avant tout d’être branché l’un sur l’autre, et pas forcément pendant l’acte sexuel. (…) Il m’est arrivé d’avoir un orgasme juste en dînant avec quelqu’un. Là aussi, l’âge joue. Plus on a rencontré de gens, observé comment les autres vivent, plus on ose. Et plus le plaisir et la jouissance vous rajeunissent. »
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Dans son livre La nostalgie n’est plus ce qu’elle était, une autre actrice, Simone Signoret souligne cette inégalité dans le couple, qu’elle vivait avec Yves Montand : « On a le même âge, Montand et moi. S’il a vécu mon vieillissement à ses côtés, moi j’ai vécu son mûrissement à ses côtés. C’est comme ça qu’on dit pour les hommes : ils mûrissent : les mèches blanches s’appellent des mèches argentées. Les rides les burinent alors qu’elles nous enlaidissent. » Un demi-siècle plus tard, Laure Adler dit la même chose : « Un homme aux cheveux argentés peut sortir avec une jeune femme qui pourrait avoir l’âge de sa fille sans qu’on le regarde de manière suspicieuse. On n’en dira pas autant d’une femme dite mûre qui sort avec un jeune homme. »
L’inégalité envers les femmes, la domination masculine, prennent de nouvelles formes dans le grand âge. Pour Laure Adler : « Etre vieux, c’est une horreur. Etre vieille, c’est encore pire. Tout a disparu : les amis, les amants. (…) La solitude est une horreur. Plus personne ne va tomber amoureux d’une vioque comme moi. » Rares sont les actrices, dit-elle, « qui, comme Catherine Deneuve, Isabelle Huppert, Charlotte Rampling, ont su, grâce à une réflexion qu’elles ont engagée depuis longtemps, continuer à jouer des rôles qui ne sont pas de leur… âge ».
La règle est souvent la mort de la sexualité pour un grand nombre de femmes âgées. Selon Laure Adler, « quand on interroge, comme je l’ai fait, des dizaines de femmes à partir de soixante-dix ans, et qu’on aborde ce sujet, l’écrasante majorité d’entre elles vous avoue : “Depuis que je suis vieille, au moins je suis débarrassée de ce fardeau”. »
Mais l’inverse est tout à fait possible aussi. Des femmes pour qui plaire et séduire était un fardeau nécessaire dans leur vie sociale, peuvent aborder la vieillesse avec une nouvelle liberté. Elles peuvent profiter de l’invisibilité de la vieillesse pour vivre enfin sans se soucier des diverses contraintes instaurées par la domination masculine. L’écrivaine George Sand a ainsi changé son mode de vie lors du dernier tiers de son existence, où elle s’autorisait à faire ce qu’elle voulait. Et elle écrit à Flaubert : « Tu vas bientôt entrer dans l’âge le plus heureux de ta vie, la vieillesse ».
Toujours selon Laure Adler, « l’actrice Jane Fonda affirme qu’elle a attendu d’avoir quatre-vingt ans pour “fermer la boutique”. Avant, elle avait autant besoin de sexe que d’amitié et dit avoir découvert à soixante-dix ans l’extase amoureuse avec son nouveau mari ».
Cette inégalité entre hommes vieux et femmes vieilles ne date pas d’aujourd’hui.
Nombreux sont les auteurs, d’Erasme à du Bellay, sans oublier Rabelais, à évoquer les vieilles femmes avec des sexes qui bâillent, des ventres proéminents, des pouvoirs de sorcière, poussant des glapissements obscènes pour réclamer leur pitance sexuelle. Seul Brantôme, dans La Vie des dames galantes, vante dans son quatrième discours les connaissances érotiques extrêmement raffinées des dames mûres, seules véritables expertes en plaisir. »
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Partout, reprend Laure Adler, dans toutes les civilisations, la vieille femme est porteuse de maléfices et de sortilèges. Dans l’Antiquité, les femmes qui vieillissaient étaient, comme les esclaves, déniées de tout pouvoir et ne pouvaient, comme les hommes vieux – car pour eux l’âge pouvait être un privilège -, faire partie d’aucun conseil. Elles étaient hors jeu. Mariées très jeunes – dès douze ans à Rome – elles disparaissent du champ de la cité et ne participent jamais à la vie des hommes. Dans certaines civilisations africaines, cette absence de participation à la vie politique est justifiée par la peur qu’elles inspirent, liée à leur pouvoir d’enfanter. Quand une femme devient vieille elle est ménopausée, donc a priori elle devrait être jugée moins dangereuse. C’est le contraire qui se passe : la femme ménopausée accumule de la chaleur en elle, puisqu’elle ne perd plus de sang, et cette chaleur crée un tel désordre qu’on l’accuse souvent d’être une sorcière, surtout lorsqu’elle n’est pas sous l’autorité d’un mari ou d’un frère.
Françoise Héritier avait dans son livre Masculin/Féminin II attiré notre attention, il y a vingt ans, sur ces vieilles femmes renvoyées des villages, notamment au Burkina Faso, et laissées dans la brousse pour y mourir. Ces pratiques perdurent de nos jours et des ONG et des associations religieuses tentent de leur venir en aide. En Inde, dans les milieux traditionnalistes, la veuve est encore aujourd’hui considérée comme responsable de la mort de son époux. Elle est bannie et, pour ne pas être mutilée ou mise à mort, elle s’enfuit dans des villages d’accueil près des temples où elle est misérablement entretenue en échange de prières et de chants à la divinité. »
Rares sont les civilisations, conclut Laure Adler, où elles sont respectées en tant que telles, comme chez les Kikuyu où elle est considérée comme « ressuscitée des ancêtres », réputée « remplie d’intelligence », et où elle intervient dans les affaires du village. (…) Un peu partout en Afrique noire, ce sont les vieilles femmes qui choisissent le mari de leur fille mais aussi l’épouse de leur fils. Cette considération des vieilles, ainsi que cette toute-puissance qui leur est accordée, vient aussi du fait qu’en vieillissant elles perdent leur féminité et sont, de plus en plus, assimilées… à des hommes. »
LA VIEILLESSE ET LA MORT
Dans son livre Naissance de la vieillesse, le docteur Claude Olievenstein essaye de généraliser, à partir de son expérience personnelle, pour exprimer ce que ressent une personne qui entre dans la vieillesse. Mais lui-même semble d’avance appréhender cet épisode de la vie. Il paraît constamment vivre dans l’angoisse. La raison en est peut-être donnée dans ce passage : « La vieillesse ne serait peut-être pas si angoissante (…) si elle n’avait pour destination ultime la mort ».
Mais on peut répondre à ce médecin que ce qui a pour « destination ultime la mort », c’est toute notre vie. Dès la naissance, nos cellules et notre organisme sont programmés pour mourir. Pour reproduire éventuellement la vie, et pour mourir. La vie animale est une suite de morts et de reproductions. La vie humaine y a ajouté une transmission et une accumulation des connaissances, qui ont créé une culture. Les hommes meurent, reste la culture.
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Nous ne pouvons pas ici revenir aussi longuement qu’il serait nécessaire sur le problème de la mort et de la fin de vie. Mais on peut dire que définir la vieillesse comme le moment d’arrivée à la mort est un point de vue et seulement un point de vue. Nous en avons quantité d’exemples, bien des individus vivent et vivent bien leur vieillesse. Ils meurent comme tout le monde.
Certes, la vieillesse pourrait se définir par le fait qu’on ressent la présence d’une limite à sa durée de vie. Et c’est vrai, cette limite, c’est la mort. Mais les deux idées ne doivent pas être confondues. Savoir que désormais la vie a une durée qui a une finition ne nous oblige pas du tout à craindre le moment de cette fin. Au contraire, on l’a vu, dans certains cas, cette conscience peut devenir un moteur pour mener son activité.
Par contre, penser à la mort elle-même comme limite de sa vie, oui cela peut se révéler paralysant, angoissant. « La mort aura beau être affublée de sens, de réincarnation, de paradis, écrit Olievenstein, elle restera cependant ce néant infini ». Mais pour nous, la mort n’est pas un néant infini, elle est juste la fin du processus de la vie. La magie de la chimie biologique s’arrête, faute de conditions nécessaires et suffisantes.
Si la mort fait si peur, c’est aussi que notre société n’en veut pas, elle en proscrit les images, elle la refoule hors des lieux publics. La mort est remise entre les mains d’une seule et unique corporation, les médecins. Du coup, mal préparés à ce qu’est ou n’est pas la mort, nombre d’individus confondent la souffrance, qui peut survenir et l’accompagner, avec la mort. On peut souffrir durant des années, sans encore mourir. On peut mourir sans avoir souffert du tout. Et on confond par ailleurs la fin de vie, la période où l’on sait que l’on va mourir, avec la mort elle-même.
Simone de Beauvoir relate une enquête faite à son époque auprès des pensionnaires d’une résidence, pour savoir si ces personnes pensaient à la mort et comment. Je cite l’ensemble des réponses relevées : « il faudra bien y arriver un jour » ; « on y pense, on y pense souvent » ; « quand je ne peux pas respirer, ça serait une libération » ; « quand j’ai des idées noires, j’y pense » ; « mieux vaut mourir mais pas souffrir » ; « on vit pour mourir » ;
certains y pensent. Mais moi ça ne me choque pas « ; « moi j’y pense pas. On est ici pour laisser la place aux autres « ; « je me suis déjà acheté une tombe » ; « on sait qu’on doit mourir » ; « j’y pense pas. On en voit mourir toujours » ; « c’est la vie. La mort est la continuation de la vie. On y pense quand on a le cafard » ; « il faut pas savoir quand on va mourir » ; « j’y pense depuis que je suis ici. En ville j’y pensais moins. Je voudrais pas traîner, souffrir » ; « j’y pense même souvent » ; « riches ou pauvres, on y arrive tous. C’est la vie qui est comme ça » (…) ; « il faut bien y arriver ».
Et l’écrivaine souligne, à juste titre, cette réponse pertinente : « Il ne faut pas savoir quand on va mourir ». Ce qui veut dire plusieurs choses : il faut savoir que l’on va mourir, il faut être conscient de cela. Mais si l’on savait le moment exact de sa mort, là, la vie pourrait devenir invivable, angoissante. Avec la mort, l’incertitude peut être un moyen d’éviter l’angoisse. Ce qui est à l’inverse de ce qui se passe avec la vie, on peut le noter avec l’incertitude que crée le coronavirus depuis fin 2019, qui nous rend la vie angoissante.
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Selon Laure Adler, qui reprend Philippe Ariès dans L’Homme devant la mort, cette manière de voir la mort est assez nouvelle. « Nous avons changé de civilisation par rapport à la mort à l’aube des années 60 ». « C’est comme si la sécheresse des sentiments, mise en route depuis des décennies, avait opéré des ravages définitifs sur notre sensibilité. Les seuils d’affectivité tolérés sont au plus bas. L’idée de partage de la peine n’est guère admise. A chacun son chagrin. Le dissimuler, un sport mental de haut niveau. Celles et ceux qui sont en première ligne, les veuves et les veufs, n’ont qu’à bien se tenir : pas question d’encombrer son entourage avec sa peine. Mieux vaut vite disparaître : c’est ce que montrent d’ailleurs les statistiques : dans les deux premières années suivant le décès du conjoint, la mortalité est dix fois plus forte. » « Pour être de bons morts, il faut savoir être discret, partir sur la pointe des pieds sans déranger personne : mourir dans son sommeil par exemple. Autrefois c’était la manière la plus redoutée, aujourd’hui c’est “la bonne mort”. »
A notre époque, un certain nombre de gens pensent avoir bien réfléchi à la mort, et ont en tout cas décidé de rédiger leurs « directives anticipées ». En ayant mis noir sur blanc leur volonté de ne pas vouloir subir d’acharnement thérapeutique, elles pensent avoir réglé le problème de leur fin de vie. Mais il y a un mais. Pour avoir observé le comportement d’une personne qui ne craint pas la mort, qui fait la différence entre souffrance et fin de vie, on peut dire qu’une dimension manque tout de même.
C’est que ces directives, le plus souvent, sont rédigées alors que nous vivons plutôt bien, parfois même avant une quelconque prise de conscience d’une entrée dans la vieillesse. Mais lorsque l’organisme se retrouve à vivre dans sa chair une tout autre situation, celle d’une maladie grave par exemple, c’est lui, l’organisme, qui prend le dessus, qui oublie en partie les directives anticipées, et qui se met à combattre de toute son énergie pour faire reculer la mort. « Le fait est, écrit Simone de Beauvoir, que bon nombre de vieillards s’accrochent à la vie, même après avoir perdu toutes raisons de vivre. (…) C’est alors la condition biologique du sujet – ce qu’on appelle d’un vague mot sa vitalité – qui décide de sa révolte ou de son consentement ».
Mais l’inverse existe aussi. Une vieille personne qui souffre, qui ne peut plus avoir aucune activité satisfaisante, qui en perd le goût de manger, de boire, ne peut plus lire ni écrire ou bricoler, peut réclamer la mort comme une fin à cette existence qui n’en est plus une. Enfin, il existe « des morts lucides et paisibles : quand physiquement et moralement tout désir de vivre s’est éteint, le vieillard préfère un éternel sommeil à la lutte ou à l’ennui quotidien » (S. de Beauvoir).
Rares sont celles ou ceux qui osent écrire sur le moment-même de la mort. Pour Antoine Lejeune : « Les interactions tardives, au moment de la mort du vieillard, c’est le partage d’un moment unique : la présence, l’approche et le toucher. La personne âgée mourante réclame encore de la vie, de la chaleur, du confort, avec la présence attentive des proches. La communication se situe désormais au niveau du visage et des lèvres, du regard et des mains. Au moment de mourir, les interactions tardives deviennent des moments intenses de silence, de gestes partagés, de dignité et de complicité. »
Laure Adler, enfin, s’en prend à cette nouveauté du 21è siècle : la prétention à trouver les moyens pour ne plus mourir, au programme des transhumanistes. « Cette
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nouvelle vieillesse qui en fait rêver certains, écrit-elle, est proposée comme une sorte d’éternelle jeunesse. Elle ne prend pas en compte la fatigue du corps et de l’âme et contribue à augmenter l’âgisme. Combien de personnes durant cette enquête m’ont dit qu’elles
avaient fait leur temps », qu’elles aspiraient à mourir, et que ce temps de l’ « avant-mort » n’était pas celui de la « vraie vie » ? Pourquoi la médecine nous apprend-elle à ne pas vouloir mourir à tout prix ? Certes, il est de son devoir de l’éloigner mais, ce faisant, elle accrédite l’idée qu’elle n’est plus un phénomène naturel et qu’elle n’est plus, par essence, la fin de la vie. »
Oui, la médecine actuelle a un problème avec la mort, et du coup aussi avec la vieillesse qui y mène. Elle n’accepte pas la mort, elle ne la comprend pas. Pourtant, toutes les cellules de notre corps sont sujettes à la mort, même si elle est différente selon l’une ou l’autre : deux semaines de vie pour les cellules de notre peau, pour l’épiderme, 4 mois pour les globules rouges, quelques heures sur la paroi intestinale, 16 ans pour d’autres parties de l’intestin. C’est la mort qui permet le développement de cellules nouvelles, et au final, va déterminer notre durée de vie totale. Il faut dire que la médecine a de tout temps été l’un des domaines les plus réactionnaires de la société. Un philosophe, Jankélévitch, résume :
Mourir est la condition même de l’existence, dit-il. Je rejoins tous ceux qui ont dit que c’est la mort qui donne un sens à la vie tout en lui retirant ce sens ».
RESILIENCE DES PERSONNES AGEES
Lorsque l’on subit un choc grave dans la vie, qu’il soit physique ou psychologique, on est traumatisé. Est-on alors capable de rebondir, de reprendre son développement ? C’est la question de ce qu’on appelle la « résilience ». Boris Cyrulnik a défini la résilience comme étant, simplement, « la capacité à réussir, à vivre, à se développer en dépit de l’adversité ». Et il a étendu son étude aux personnes âgées.
C’est que les personnes âgées ne sont pas à l’abri d’un traumatisme. Il y a déjà celui que peut provoquer la mort d’un proche, plus fréquente à leur âge. Et puis, les changements considérables que constituent le passage à la retraite, l’entrée dans la vieillesse, peuvent être l’occasion que resurgisse une blessure ancienne, un traumatisme ancien que l’on avait enfoui depuis longtemps. Alors que la vie active avait permis de fonctionner ainsi, le changement que provoque la vieillesse le fait ressortir. Sauf que cela ne se manifeste pas clairement, c’est juste que la personne se met à souffrir sans bien comprendre d’où cela provient.
La personne âgée peut-elle trouver les moyens de gérer cela, de dépasser ce choc qui revient, alors même que la vieillesse est le moment où l’on est en train de perdre certaines de ses facultés ? Cyrulnik pense que ce n’est pas impossible. Il essaye, avec ses équipes, de définir les conditions qui peuvent le permettre. Pour lui, certes, au cours de cette vieillesse, on perd la fraîcheur, on perd ses muscles, on perd de la mémoire. Mais on peut à la fois accepter ces pertes inévitables et en même temps les compenser en améliorant « ce qui fonctionne bien » parmi les ressources intimes que chacun peut posséder.
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Il s’avère que l’entourage et le comportement de cet entourage comptent beaucoup dans ce problème. Il donne l’exemple, lors de la guerre de 1914-1918, des soldats affolés dans les tranchées. Une fois la paix revenue, ils sont accueillis avec les honneurs par leur village, soutenus par leur famille. Ils finissent par « avouer en souriant leur panique et se remettre à vivre sans traumatisme ». « A l’inverse, certains appelés du contingent pendant la guerre d’Algérie avaient été sécurisés par la solidarité de leurs camarades, mais les circonstances de la guerre et l’accueil hostile au retour de leur propre famille les avaient contraints à se taire et à ne jamais partager l’horreur de ce qu’ils avaient vu ou fait ». La résilience fut mauvaise, et le problème resurgit avec le grand âge.
Un autre exemple : Une femme âgée de 74 ans qui a des bouffées d’angoisse, fait des cauchemars de viol et de présence de la police. Il va s’avérer qu’un jour, il y a longtemps, elle avait surpris sa fille, au lit, avec son mari. Elle n’avait rien dit, rien fait, la vie avait continué comme si de rien n’était. C’est le déni, et il a l’avantage, explique Cyrulnik, d’empêcher la souffrance. Sauf qu’il empêche aussi la résilience. Cette dame s’était vite remise au travail, pour ne pas penser. Mais arrivée à la retraite, ce moyen de se protéger ne fonctionne plus de la même manière. Elle est devenue fatigable. Et le passé resurgit, de manière indirecte, déformée, parce qu’il n’a pas été pensé clairement. Et pour le penser clairement, encore faudrait-il avoir trouvé un interlocuteur. Bien difficile sur pareil sujet.
Un moyen très simple de savoir si une personne âgée sera plus ou moins résiliente, nous dit Cyrulnik, c’est de lui demander de nommer ses relations affectives, et de compter le nombre de rencontres ou de coups de téléphone pendant la semaine. La résilience sera plus facile, on l’a compris si, après un malheur, elle a conservé des relations ou des engagements sociaux. Et il donne cet exemple devenu classique de Germaine Tillion, ethnologue, résistante, qui travaillait encore au Musée de l’homme à Paris, la veille de sa mort à 101 ans. Dans le camp de concentration de Ravensbrück, elle organisait chaque soir une conférence où elle expliquait aux autres détenues ce qu’elle venait de comprendre sur le système concentrationnaire.
Des études indiquent que la religion peut également aider à la résilience : « les croyants affrontent mieux le malheur et en cas de trauma, déclenchent facilement un processus de résilience ». Mais la religion n’est pas indispensable. Germaine Tillion n’était pas croyante.
Si l’on veut résumer la pensée de Cyrulnik, l’idée d’une dégradation inexorable dans la vieillesse est une erreur et un préjugé. La résilience possible à cet âge le prouve. Elle est d’autant plus facile si la personne sait garder des liens sociaux et si elle donne un sens à sa vie.
LE TEMPS DES VIEUX
Nous avons tous une certaine notion du temps, et nous savons par exemple que ce que nous en ressentons peut être très différent, plus long, ou plus court, que ce qu’en dit la montre ; un moment qui nous a paru très long pendant qu’on le vivait peut sembler
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raccourci plus tard, lorsqu’on y repense. De même, le temps long, les semaines, les mois, parait bien plus long lorsque l’on est jeune ; ces temps longs semblant s’accélérer avec l’âge. Lorsqu’on entre dans la vieillesse, les ressentis sur le temps sont eux aussi modifiés. Et de plus, c’est… tout le temps, si l’on peut dire, que la notion du temps est fortement changée.
La première raison est assez évidente. Lorsqu’on est actif, qu’on a un métier, on est astreint à des horaires absolument rigoureux qui rythment toute notre journée, délimitent le week-end. Si l’on ajoute à cela les repas et les éventuelles responsabilités familiales, c’est chaque heure de la journée qui est réglée comme du papier à musique.
Une fois dans la retraite professionnelle, ce sont les meilleurs moments de notre journée, ceux où l’on était obligé d’aller travailler, qui se retrouvent libérés. On n’est pas forcément libre d’en faire ce que l’on veut, car la vie impose de multiples obligations, mais on se retrouve libre d’organiser son temps, à un degré totalement nouveau.
Nous ne discuterons pas ici du contenu que l’on peut mettre dans ce temps librement organisable. Cela peut aller de l’ennui le plus mortel jusqu’à une série d’activités passionnée. Mais il faut bien voir que cette simple nouveauté, à laquelle nous ne sommes pas préparés, peut à elle seule nous dérouter au point de nous désorienter, ce qui peut ajouter à une cause possible de dépression.
Second changement important avec la vieillesse : le passé va commencer à prendre une importance de plus en plus large dans notre esprit. Certes, le passé compte tout au long de notre vie, on y fait souvent référence, il explique en partie notre histoire. Mais cette confrontation avec le passé, quand on est jeune ou adulte, se mêle de près au présent. Lorsque le présent s’est plus ou moins vidé, avec la vieillesse, d’une grande partie de la vie professionnelle et sociale, de ses contenus chaleureux, on est plus sensible à un passé qui nous touche, qui nous rappelle de bons moments.
La disponibilité de l’esprit aussi incite à se remémorer tel ou tel moment du passé, d’une manière plus longue, plus poussée que celle à laquelle on pouvait la mener auparavant. Mais là encore, les choses peuvent être vécues de manières différentes. Telle lettre retrouvée, telles photographies, peuvent réchauffer le cœur, faire revivre de beaux moments, mais on peut tomber sur des éléments qui rappellent une souffrance. Si l’on a choisi d’aller retrouver tel lieu, parce qu’il a laissé en nous une empreinte émouvante, on risque d’être déçu. L’endroit peut avoir disparu, avoir été modifié ; surtout, les gens qui y étaient associés ne sont plus là, le moment n’est pas le même.
Plus important encore que le passé qui change, c’est l’avenir, le futur, qui connaît une modification à un moment ou un autre de la vieillesse. On va commencer à voir son avenir différemment : on sait, même si on ne peut pas en dire la date, que notre vie a désormais une limite. Cette limite, on ressent sa présence. Simone de Beauvoir en dit ceci : « On a échangé un avenir indéfini – qu’on tendait à regarder comme infini – contre un avenir fini. Jadis nous ne découvrions à l’horizon aucune borne : nous en voyons une. »
Deux exemples de ce que cette existence d’une limite, auparavant inexistante, peut induire. Un proche, qui n’est pas vieux, vous parle du projet à long terme de faire ceci ou
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cela, une visite, un voyage par exemple, où vous seriez présent. Eh bien, vous vous dites, sans rien dire bien sûr : mais serai-je encore de ce monde, ce n’est pas évident… Du coup, l’envie que vous pouvez avoir concernant cette proposition n’est pas vécue de la même manière.
Autre exemple : vous avez entrepris depuis longtemps une tache, une activité, qui vous tient à cœur. Lorsque vous réalisez que le temps devant vous n’est pas infini, et qu’il vous faut un certain temps pour achever ce que vous considérez comme une œuvre que vous voulez finir, vous ressentez la limite devant vous. La réaction, en général, c’est de se mettre à accélérer le rythme de son travail, de son investissement. Vous essayez de vous donner plus de chances de l’achever. Une personne qui n’est pas vieille n’agit pas ainsi, ou pas avec pour raison la limite de son propre corps.
Autre changement dans la perception du temps : il se produit comme un décalage entre le temps des autres, celui des jeunes ou des adultes, et le temps de la personne qui vieillit. Le temps de la société qui court, c’est celui des jeunes, qu’elle met en avant sous une infinité de formes. Et la société relie la jeunesse aux découvertes, aux nouveautés, à ce qui change. Mais la personne âgée a du mal avec les nouveautés.
Ce n’est pas qu’elle soit plus bête, pas du tout. C’est tout simplement qu’un jeune cerveau n’a pas de système antérieur déjà formé, et il est prêt comme une éponge à absorber ce qu’on lui présente : si c’est quelque chose de très nouveau, il l’assimilera donc non seulement sans aucun problème, mais aussi avec le plaisir de l’apprentissage. Mais la même personne vingt ans plus tard, aura son cerveau formé à la manière de voir qu’elle aura vécue. A moins de faire un travail de mise à jour régulier et complet, elle aura progressivement plus de difficulté à assimiler les nouveautés.
Ce décalage entre le temps du vieux et celui des autres, il existe un bon moyen non pas de le réduire, chose encore une fois impossible sans un travail régulier, mais au moins de le sublimer : c’est d’avoir des liens amicaux avec des jeunes. Simone de Beauvoir écrit à ce sujet : « En dehors de tout lien familial, l’amitié des jeunes est précieuse aux gens âgés : elle leur donne l’impression que ce temps où ils vivent demeure leur temps, elle ressuscite leur propre jeunesse, elle les emporte dans l’infini de l’avenir : c’est la meilleure défense contre la morosité qui menace le grand âge ». En fait, le lien avec de plus jeunes que soi fait du bien à tout âge, on le ressent très fort déjà lorsque, adulte, l’on se rapproche des enfants.
Toujours concernant cette notion de temps, on peut aussi mentionner le fait que la personne âgée aime avoir des habitudes, c’est-à-dire une forme de répétition du temps. L’habitude est un moyen de se replacer dans le même temps.
Le vieillard est inquiet à tout changement, car il a intégré que son corps est fragile. L’habitude est un refuge qui permet de rester sur un terrain bien connu, maitrisé. Comme tout, ce penchant peut être aussi bien une stratégie de sauvegarde qu’un rail qui mène à une totale sclérose. C’est une sauvegarde réelle, car, surtout dans les situations plus ou moins à risque, l’habitude est une protection. Elle devient une sclérose si la personne devient entêtée dans ses habitudes, incapable d’improvisation, d’adaptation, alors que la vie, elle,
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est un renouvellement des situations. Et dans ce cas, son temps ne se renouvelle plus, il s’arrête.
La personne âgée voit sa sexualité modifiée, nous l’avons évoqué. Et là encore, on peut en comprendre les modifications si on les regarde sous l’angle du temps. La lenteur des actes devient la nouvelle norme. Selon Laure Adler « lenteur et douceur sont d’ailleurs les deux revendications qui reviennent le plus sur ce sujet encore tabou ».
Enfin, un rapport avec le temps est spécifique à la vieillesse, c’est celui du suivi des générations. Tout le monde n’a pas une descendance, et rien n’y oblige. Pour ceux qui en ont une, elle devient souvent un motif de fierté, comme si c’est un peu de sa propre vie qui se perpétue dans son enfant. Le problème de cette vision est qu’elle est proche de celle qui considère l’autre, et l’enfant en particulier, comme sa propriété.
Voici dans quels termes Olievenstein parle du suivi des générations : « C’est l’autre qui nous dit que notre existence a un sens. C’est lui qui certifiera, après notre mort, qu’il est vrai, réel, que nous avons existé, que notre vie s’est déroulée de telle ou telle façon. Il sera l’héritier de notre pensée, la mémoire de notre mémoire. Il témoignera combien nous étions beaux, si jeunes, comment nous avons pris du poids, perdu des cheveux, attrapé le diabète ou écrit des poèmes. Surtout il nous rétablira dans la dimension du temps telle que le déroulement de l’histoire la reconstitue maintenant. Nous recevons de nos parents pour donner à nos enfants ».
Pour notre part, nous pensons qu’il n’est pas du tout besoin d’avoir soi-même ses propres enfants pour transmettre histoire, culture, ou plus simplement comportement, caractère, attitudes humaines, etc. à des enfants et à d’autres adultes. Plutôt que « nous recevons de nos parents pour donner à nos enfants » nous dirions bien plus largement « nous recevons d’une génération d’humains, pour donner à une nouvelle génération d’humains ».
POUR UNE AUTRE VIEILLESSE
Une idée dominante actuelle, c’est qu’il faut savoir « réussir son vieillissement ». On considère que le vieillissement est au fond un déclin, et qu’il faut être capable de faire des efforts pour y échapper, le retarder au maximum. Un plan ministériel intitulé « Bien vieillir » préconise une alimentation équilibrée, une activité physique régulière, un dépistage des maladies. Profitant de cette manière de voir les choses, et la renforçant, les industries comme la pharmacie, les cosmétiques, promettent de « lutter contre le vieillissement », avec des produits « anti-âge ».
Tout ceci contribue à faire du vieux qui ne « réussit » pas à bien vieillir, son propre responsable. Derrière l’expression « bien vieillir » qui englobe tout le monde, se cache déjà une profonde inégalité sociale : celle de l’inégalité considérable de la durée de vie selon que l’on est dans la catégorie des plus riches ou des plus pauvres. Une femme pauvre vit en moyenne 8 années de moins qu’une femme riche ; un homme pauvre 13 années de moins qu’un homme riche (Valeurs mutualistes n°311 – avril 2018). Les plus aisés bénéficient en
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particulier d’un encadrement médical solide. Mais c’est toute une culture, nous l’avons déjà dit, joue pour établir des différences si importantes.
On trouve dans les magazines des listes de règles, telle des recettes de cuisine, pour offrir une garantie de bien vieillir. Le journal de la mutuelle des enseignants MGEN préconise l’exercice physique, qui peut être doux comme la marche, le taï chi, le régime alimentaire, comme le régime méditerranéen, beaucoup de légumes, des fruits, un peu de poisson ; le café contribuerait à réduire le déclin cognitif, la lecture atténuerait les symptômes d’Alzheimer.
S’ajoute à ces recettes une injonction bien vague sur « l’importance de donner un sens à sa vie », ou sur le fait qu’il vaut « mieux accepter le fait que le corps change, apprendre à faire avec ses limitations », que vivre dans le déni. Ajoutez à cela une saupoudrée de conseils pratiques, du style équiper son rez-de-chaussée (si on en a un !) pour éviter d’avoir à monter les escaliers ; poser des rampes de soutien ; aller sur le site gouvernemental qui liste les aides financières pour adapter son logement ( https://www.pour-les-personnes-agees.gouv.fr/preserver-son-autonomie-s-informer-et-anticiper/amenager-son-logement-et-sequiper/amenager-son-logement ).
Nous allons plutôt reprendre quelques témoignages de personnes âgées qui ont la chance de vieillir, dirons-nous, de manière positive. Ces personnes constatent, c’est certain, des reculs dans de nombreuses fonctions de leur organisme, mais elles ne le voient pas comme un déclin qui déteint forcément sur leur moral et leur vie spirituelle, psychologique ou sociale. Autant de témoignages, autant de cas particuliers, avec lesquels on n’est évidemment pas obligé d’être d’accord avec tout ce qui est dit.
Ainsi, dans Télérama (7/10/2020) ces extraits du même témoignage de l’actrice déjà citée Macha Méril. « Aujourd’hui, j’ai 80 ans, et c’est franchement le bel âge. Parce qu’il faut du temps pour s’affirmer, pour fourbir ces armes qui vous rendent meilleure. Il faut du temps pour ne plus subir les projets que font vos parents pour vous. La vieillesse n’est pas une calamité, au contraire ! » « Même mon bonheur est supérieur à celui que j’ai pu éprouver par le passé, plus mystique, plus spirituel, parce qu’avec l’âge on frôle des zones inconnues. (…) Nous, artistes, sommes privilégiés dans cette quête parce que nous avons le devoir de vivre avant les autres ce qu’il va advenir pour comprendre notre époque. » « Ça n’existe pas l’âge mûr, vous continuez à être vous-même. J’ai eu une ménopause normale. Il faut cesser de l’envisager comme une date de péremption. Au fil des ans, les connaissances s’affinent, alors j’ai plutôt le sentiment de commencer à ressembler à ce que je suis vraiment ».
Elle prend la défense de Mai 68 : « En mai 1968, les vieux n’ont pas soutenu les jeunes et ne sont pas descendus dans la rue pour changer la société. J’en ai assez d’entendre que Mai 68 était une révolte d’étudiants. Ça a été un changement considérable. La société s’est décrassée, débridée. Rien n’était plus pareil. Et ce sont les jeunes de l’époque qui ont mis au monde les écolos d’aujourd’hui. Ils ont élevé des enfants qui refusent de manger de la viande, veulent travailler dans l’humanitaire. Là est la grande différence entre ceux qui avaient 20 ans en 1968 et leurs parents : ils ont éduqué leurs enfants pour qu’ils se révoltent. Ce que j’avais fait à cette époque-là. »
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Un autre exemple nous est donné avec l’avocate Gisèle Halimi. Née à la Goulette (Tunisie) en 1927, décédée en 2020, elle a joué un rôle important pour imposer les lois qui autorisent l’avortement en France et criminalisent le viol. Interviewée lorsqu’elle a 84 ans par le journal Le Monde, elle donne son sentiment sur la vieillesse :
La seule crainte, si l’on est en bonne santé, est celle de la faiblesse intellectuelle. Or je me sens en pleine capacité. Plus riche même, de l’expérience. Bien sûr, il y certaines limites. Autrefois, pour un procès d’assises, comme celui de Bobigny, je pouvais travailler une nuit entière sur un dossier, me doucher, prendre un café et aller plaider. Aujourd’hui, je ne pourrais pas aller au-delà d’une heure du matin. Mais c’est assez minime. Ce n’est pas si désagréable de vieillir si l’on ne coupe pas la vie en étapes, si on ne se dit pas : “Maintenant c’est fini, je suis entrée dans la vieillesse”. »
Dans un numéro de Sciences humaines, la journaliste Paule Giron tire des leçons de l’expérience qu’elle a menée en créant l’association Old’Up, qui se donne pour but de
donner du sens et de l’utilité à l’allongement de la vie » Pour elle, « la vieillesse est une longue et progressive adaptation à une situation qui nous oblige à ralentir. Le physique mène le bal, il vieillit souvent beaucoup plus que l’esprit », constate-t-elle. Pour elle, « ce qui est une forme de sagesse, c’est l’acceptation de son état, la possibilité de s’adapter totalement à ce que l’on devient ».
Elle souligne l’importance de trouver des nouveaux centres d’intérêt. « Ça peut être simplement la lecture : les vieux qui lisent sont merveilleux, parce qu’ils réfléchissent et échangent en même temps ! Ça peut être aussi bien la musique. (…) S’il n’y a pas de devenir, c’est la panique, la solitude, la trouille. Et je ne suis pas sûre qu’on tienne très longtemps. »
En vieillissant comme je vieillis, c’est-à-dire en essayant d’emmerder le moins possible le monde, en restant constamment curieuse d’esprit, bref en restant vivante, je lui montre une vieillesse viable, et agréablement viable. Si c’est ça que je laisse, c’est tout bon ! »
Paule Giron réfléchit aussi aux rapports plus ou moins pervers qui peuvent s’établir entre la personne qui vieillit et son entourage. Ainsi, avec le personnel d’une institution du genre Ehpad, il arrive qu’un vieux s’amuse à faire tourner son entourage en bourrique.
Malheureusement, dans notre société où le vieillard est traité en objet, on considère que faire tourner en bourrique, c’est de son âge, dit-elle. Personne ne répond en tant que sujet à ce sujet. Du coup, on le rend encore plus irresponsable. (…) On devrait pouvoir s’adresser à un sujet pour lui dire : “Arrêtez votre cinéma, ça va comme ça !” Si on ne dit jamais à la chieuse que c’est une chieuse, elle n’arrêtera jamais d’emmerder le monde ! (…) Si vous êtes dans le “Je ne veux pas te faire de peine” avec un vieux, vous n’avez pas fini de tourner ! Quand le vieux a compris qu’il vous a dans la main, il n’a pas fini de vous exploiter ! Remettre les bornes : quelqu’un qui les passe, que ce soit un enfant ou un vieillard, doit être remis à sa place. »
Il est donc important de ne pas confondre le problème physique avec le côté psychologique de la vieillesse. Certes, il ne faut pas bousculer la personne âgée sur le plan physique : « Oui, petite faveur : il est lent, il a du mal à marcher, il a des pertes d’équilibre.
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Mais psychologiquement, bien sûr qu’il faut le traiter comme un sujet qui a encore toute sa tête.
Et elle aborde les risques bien réels d’une détérioration grave de la santé : « Je suis entièrement consciente que si je me tape un AVC grave demain matin, je me retrouve en légume après-demain. J’essaie de parer au risque, mais il est là, je ne me le cache pas. Simplement, une retraite, ça peut être 35 à 40 ans de vie. On ne peut pas vivre suspendu à l’éventuel Alzheimer ou l’éventuel AVC, l’éventuel machin ou chose, cancer ou autre : ce serait mettre la vieillesse en sursis. (…) Si je dois devenir un légume, j’aurais bien vécu avant. Ce que je vis actuellement à 88 ans, je me régale ! »
Simone de Beauvoir aussi souligne cette distinction essentielle entre l’évolution physique du corps et les aspects psychologiques. Elle souligne ce qu’elle trouve de particulier dans l’œuvre de Victor Hugo. « Jamais, chez aucun écrivain, la vieillesse n’a occupé tant de place et n’a été si hautement exaltée que dans l’œuvre de Victor Hugo ». « Parmi les antithèses dont il s’enchantait, celle qui oppose un corps disgracié à une âme sublime est une de celles qu’il a le plus complaisamment exploitées : la vieillesse en est une des incarnations ».
Enfin, dans le domaine de la peinture, elle dit de Leonard de Vinci. « A 60 ans, il a fait de son visage une extraordinaire allégorie de la vieillesse (…). Les traits sont sculptés par l’expérience et la connaissance ; ce sont ceux d’un homme arrivé à l’apogée de sa force intellectuelle, et qui se situe par-delà la gaieté et la tristesse. »
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Pour conclure, nous dirons que la société ne prépare pas les gens à devenir vieux, pas plus d’ailleurs qu’elle ne les prépare à devenir parents et pas beaucoup non plus à devenir adultes. Mais à l’âge où l’on devient adulte, ou parent, on a une vie sociale assez riche pour, le plus souvent, trouver facilement des exemples, des avis, des comparaisons, des aides. Ce n’est plus le cas, ou bien moins en tout cas, lors de la retraite et une fois entrés dans la vieillesse.
La vieillesse devrait se préparer, car un certain nombre de problèmes qui s’y posent sont prévisibles. Parmi les questions les plus importantes à se poser, il y aurait d’abord à chiffrer et imaginer son niveau de vie. Car vont se poser des questions matérielles liées au niveau de vie avec lequel l’on va se retrouver financièrement, du logement également, et des adaptations qui seraient nécessaires si un handicap devait survenir.
Il faudrait ensuite en tout premier lieu se soucier d’avoir un autre investissement que celui de la profession que l’on va immanquablement quitter. Il faut donc s’imaginer sans cet aller quotidien au travail professionnel, sans la relation qui va avec les personnes que l’on y apprécie. On peut envisager alors d’établir des relations hors de son ancien travail, sans attendre la retraite.
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Il faudrait également envisager l’idée de se retrouver seul si l’on est en couple, et de manière symétrique, réfléchir à la manière dont pourrait vivre son conjoint si c’est lui ou elle qui se retrouve en veuvage.
Pour conclure, nous rappellerons que nous sommes pour une société qui ne demandera plus aux humains de fournir un travail intense jusqu’à la retraite, avant de les jeter hors de la vie professionnelle et sociale. Une société humaine permettra à tous ceux qui le souhaitent de conserver l’activité telle qu’elle peut leur convenir, selon leur âge, le rythme qui leur convient, leur envie, leurs dispositions physiques et mentales.
Une société plus humaine acceptera ainsi de voir se mélanger les différents âges, et sera choquée par les discriminations, celle de l’âge comme celle du sexe, et les autres. Une société plus humaine ne se contentera pas de chiffres, comme ceux de l’espérance de vie. Elle cherchera à appréhender la réalité, la qualité de la vie qui est faite aux siens.
Nous avions vu que toutes les sociétés ont voulu donner de la vieillesse une image de sagesse et de sérénité, mais que dans la réalité, il n’en a presque jamais rien été. Une société plus humaine, véritablement communiste, se souciera d’apporter aux vieux cette sérénité, vieux rêve enfin réalisable.
Mais la vieillesse, ou une certaine forme de vieillesse restera. Avec une médecine humanisée elle aussi, avec des problèmes de santé moins angoissants et mieux maitrisés, avec une vie d’adulte surtout plus équilibrée et moins folle, le corps pourra commencer à vieillir dans de meilleures conditions.
Et le cerveau, cet organe fantastique dont nous disposons, pourra user pleinement de ses facultés. Nous l’avons dit, il est fréquent de constater que lui, d’une certaine manière, ne vieillit pas, en tout cas pas en allant vers l’involution – c’est le terme de de Beauvoir pour dire qu’on va à rebours d’une évolution - que connaissent les autres parties du corps.
Dans son livre La vieillesse, Simone de Beauvoir cite l’écrivain François Mauriac, qui, octogénaire, a écrit de manière bien pessimiste : « Ni diminué, ni déchu, ni enrichi : pareil, voilà comment le vieil homme se voit. Qu’on ne lui parle pas des acquisitions de la vie : le peu que nous avons retenu de ce qui a afflué en nous pendant tant d’années, ce n’est pas croyable. Les faits sont brouillés ou oubliés. Mais que dire des idées ? Cinquante ans de lectures : qu’en reste-t-il ? »
Eh bien, non ! Pas d’accord du tout ! sans doute que la mémoire n’a pas gardé grand-chose de précis, qu’elle est incapable de réciter quoi que ce soit de la montagne de livres que la personne aura peut-être lus. Mais cela ne veut absolument pas dire qu’il n’en reste rien. Il reste en nous des choses essentielles, qui sont loin de la simple récitation. Il reste notre manière de comprendre, de regarder, de voir les autres. Il reste une idée du mouvement de l’histoire, une compréhension plus fine et plus variée des comportements humains et des idées qu’ils produisent. Il reste ce que nous sommes : un humain riche de sa vie.
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Lorsque l’on dispose de nombreuses décennies de vie, d’expérience, de connaissances, de relations humaines, lorsque l’on a vécu dans des situations historiques qui couvrent, pour un nombre de plus en plus grand, pas loin d’un siècle, on commence à apprendre à distinguer dans les évènements qui peuvent se produire ce qui est essentiel de ce qui est anecdotique, ce qui indique un changement important de ce qui sera vite oublié. On apprend à replacer le détail à sa place, même s’il semble spectaculaire ou si on nous le présente comme tel, on voit mieux s’il s’agit d’un élément qui dépend d’autres qui, eux, sont plus déterminants. On comprend mieux où est la règle et où est l’exception, on sait se faire plus vite et plus complètement un avis étayé sur une personne, etc. Bref, on commence à avoir une vision plus complète et plus nuancée du monde et des humains. On comprend mieux ce que nous sommes si l’on comprend mieux ce qui nous entoure et ceux qui nous entourent.
SOURCES
Simone de Beauvoir, La vieillesse, Gallimard 1970
Laure Adler, La voyageuse de nuit, Grasset et Fasquelle 2020 Claude Olievenstein, Naissance de la vieillesse, Odile Jacob 2000
Louis Ploton, Boris Cyrulnik, Résilience et personnes âgées, Odile Jacob 2014 Vincent Caradec, Sociologie du vieillissement, Armand Colin 2015
Télérama n°3691 07/10/2020
Sciences humaines 19/11/2018
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