La première partie de ce texte, paru dans Echanges n° 153 (automne 2015), a éé publiée dans Echanges n° 150 (hiver 2014-2015), p. 43.
Dans la première partie de « Une guerre à l’échelle du monde ? », nous soulignions l’extrême confusion à la fois des faits examinés, des débats à leur sujet et de toutes sortes d’instrumentalisations de tel ou tel fait dans le seul souci d’associer tout ou partie de la population, plus spécialement la force vive du système, les travailleurs, à des combats qui ne sont pas du tout les leurs.
Il n’y a guère à ajouter à ce que
nous écrivions alors, sinon tenter de voir et d’analyser comment les
pions de ce sanglant jeu d’échecs entre de nombreux protagonistes se
sont déplacés. On ne peut que souligner ce qui déjà apparaissait et
s’est de plus en plus confirmé ; le pragmatisme des acteurs, qui fait
que dans un conflit mondial – cette guerre qui se mène par proxys, ces
logiciels informatiques facilitant ou surveillant les échanges entre des
interlocuteurs – implique de plus en plus les grandes puissances,
recoupant en même temps d’autres conflits qui peuvent interférer les uns
avec les autres. Ce qui fait que les différentes forces organisées sur
le terrain peuvent être alliées aujourd’hui pour se combattre demain et
se retrouver de nouveau dans une autre forme de collaboration le
surlendemain.
Même si la
coalition arabo-occidentale de 22 pays disparates, menée par les
Etats-Unis, affiche bien sa volonté de détruire cette entité qu’on nomme
Daech ou Etat islamique (EI) (1), son intervention vise aussi à
l’élimination de Bachar al Assad. Parallèlement, une coalition
réunissant la Russie, l’Iran et le régime syrien du même Bachar
al-Assad, se trouve associée avec Israël (ennemi affiché de l’Iran et
allié des Etats-Unis) et la Jordanie (elle-même alliée des Etats-Unis)
avec pour but immédiat de sécuriser le sud de la Syrie, maintenir ledit
Bachar à la tête de ce qui reste de son Etat, et maintenir les positions
russes en Syrie (2). Ce simple exposé d’une évolution récente peut
donner un aperçu de la complexité de la situation dans tout le
Moyen-Orient.
Ces deux
coalitions, si elles reflètent autant que la guerre « contre le
terrorisme » l’affrontement entre deux puissances dans cette partie du
monde, se heurtent en Syrie à l’impuissance à maîtriser sur le terrain à
la fois la dimension de l’EI et les rivalités entre les différents
groupes de combattants, tant du gouvernement que de ses opposants
politiques et d’autres groupes « terroristes ».
Par rapport à ces derniers, l’EI dispose d’une supériorité évidente car il joue sur deux tableaux :
– une base territoriale étendue qu’il a réussi à maintenir jusqu’à maintenant ;
–
un champ mondial d’actions, fait tant d’allégeance de groupes «
terroristes » bien implantés que de groupes ou individualités « dormants
» qui peuvent être réactivés à tout moment, s’insérant dans une
stratégie globale dépassant largement les frontières géographiques
mouvantes de l’EI et qui lui sert de base de recrutement pour ses
combattants.
Des raisons plus
spécifiques ont pu être avancées pour expliquer la réaction des sunnites
face à la force ascendante du chiisme dans la région qui exprimerait :
– un Etat puissant cultivé et militairement moderne, l’Iran ;
– une revanche historique sur les sunnites
– un monde sunnite fragmenté entre l’EI, Al Qaïda et les Frères musulmans (3).
Certains
commentateurs pensent que même si la base géographique de l’EI était
éliminée, l’EI n’en disparaîtrait pas pour autant, tirant sa force de
cette dispersion mondiale. Toute une partie de la stratégie de l’EI ne
vise pas à conquérir des territoires qu’il aurait du mal à contrôler
(principalement pour des raisons religieuses) et où il ne peut espérer
un soutien populaire, mais à recourir dans ces territoires « à une
stratégie de provocation extrême bien pensée qui vise à miner la fragile
cohésion » du pays visé (4). Il s’agirait dans cette stratégie de créer
des abcès de fixation de déstabilisation et de zones libres, situation
qui pourrait s’appliquer aussi bien à la Jordanie, au Liban, à une
partie de l’Irak et même à la Turquie. Pour ce faire, la base
territoriale de l’EI reste quand même aujourd’hui essentielle.
Qu’en
est-il de cette situation sur le terrain dont on parle moins,
l’actualité étant centrée sur les frappes aériennes de la coalition
occidentale : l’intervention de la Russie et les palabres qui visent non
seulement la Syrie mais un rééquilibrage du Moyen-Orient ?
Dans Echanges
n° 150, nous avons souligné que s’ériger en Etat ne serait qu’un mot si
le territoire de cet Etat, au-delà d’une présence militaire, n’avait
pas de ressources régulières suffisantes pour financer armée et
administration, faisant régner un certain ordre dans le cadre d’un
ensemble de lois réglant tant les relations entre individus que les
relations économiques et sociales. De plus, il est nécessaire que ces
ressources soient, pour la régularité de leur renouvellement, assises
essentiellement sur une activité économique.
Rappelons
que géographiquement l’EI couvre un territoire à cheval entre la Syrie
et l’Irak, de taille équivalant presque à la Grande-Bretagne. Ses
limites se sont quelque peu modifiées au gré des opérations militaires,
mais les concessions qu’il a dû faire ont été compensées par de
conquêtes importantes. Son activité économique assure une régularité de
financement des dépenses de l’Etat. Elle concerne :
– la consommation intérieure
– les exportations
– les transports
– les mouvements financiers.
0n
parle beaucoup dans les médias de ressources financières
exceptionnelles comme la capture de réserves bancaires ou d’or dans les
territoires conquis, ou le produit du racket, ou encore celui du pillage
des antiquités. Ce sont des ressources exceptionnelles qui ne peuvent
remplacer le renouvellement des ressources d’un Etat lié à l’activité
économique.
Les frappes
aériennes américaines visent plus à asphyxier les ressources de l’EI
qu’à un soutien aux forces qui s’y opposent sur le terrain. De ce point
de vue les quelque 6 800 frappes depuis l’été 2014 ont complètement
échoué dans leurs objectifs économiques. Par contre, frappant
indistinctement plus de 25 % des civils, leurs conséquences sont soit
l’émigration soit le soutien à l’EI (5).
Quelles
sont les ressources qui contribuent au financement régulier de l’EI et
comment peuvent-elles être écoulées à l’extérieur sans trop de problèmes
? Pour le moment, l’EI dispose de grandes réserves de matériaux divers
(richesses évaluées à plus de 2 000 milliards de dollars). L’EI contrôle
60 % du pétrole syrien et moins de 10 % du pétrole irakien, 40 % de la
production de blé et 53 % de l’orge produits en Irak, les greniers à blé
de Syrie sont sur des territoires tenus par l’EI. En 2014, le PIB
atteint 3 milliards de dollars (6). Les recettes viennent pour partie
des impôts, pour partie des exportations. L’EI aurait procédé à des
privatisations d’une partie des nombreuses entreprises d’Etat.
Le
pétrole représente 38 % des exportations (soit 1 milliard de dollars en
2014, 600 millions de dollars en 2015, cette baisse s’expliquant par
les frappes aériennes de la coalition) les phosphates 10 %, le ciment
10 % les céréales 7 %. Quant au coton, il assurerait entre 20 et 100
millions de dollars par an à l’organisation (7). Les impôts (sur les
particuliers, les commerçants et industriels et la dîme sur les camions
de toutes sortes qui doivent transiter à travers les territoires
contrôlés par l’EI) (8) fournissent 17 % des ressources. Les rançons et
le trafic des antiquités ne fournissent guère plus de 10 % des recettes
budgétaires (9).
On sait peu de
choses sur les dépenses nécessaires au fonctionnement de l’EI. Un des
premiers postes est sans doute l’entretien de l’armée, c’est-à-dire ce
qui est absolument indispensable pour le maintien et l’extension
éventuelle de l’Etat mais aussi pour le « maintien de l’ordre » sur son
territoire (armée et police). L’armée de l’EI compterait entre 100 000
et 125 000 combattants dont environ 15 000 viendraient de l’étranger,
mais ces chiffres sont très variables selon les sources. Le financement
des combattants aurait coûté en 2014 environ 10 millions de dollars par
mois ; les 30 000 djihadistes étrangers recevraient 1 000 dollars par
mois (10). Un double problème se pose à la mesure des frappes aériennes :
le renouvellement des effectifs et du matériel. Les frappes américaines
depuis l’été 2014 auraient détruit 200 véhicules de l’EI mais dans le
même temps, l’EI en aurait récupéré 2 000 (11). De même, la chute de
Ramadi, potentiellement une victoire stratégique pour l’EI (contrôle de
la province d’Anbar permettant la jonction de la zone irakienne avec la
zone syrienne) lui a permis de récupérer un stock très important d’armes
(12).
Un autre problème est le
financement de l’administration des territoires contrôlés par l’EI. Il
paraît vraisemblable que l’EI a laissé en place les structures
administratives existantes mais leur financement semble assez
diversifié. A Palmyre (70 000 habitants), les fonctionnaires sont
appelés à rester en place avec le même salaire et aux mêmes conditions,
avec peu de changements dans l’exercice de leur fonction – sauf la
contrainte religieuse. Dans la ville de Mossoul, on trouve une situation
paradoxale : le gouverneur appointé par le gouvernement de Bagdad a été
destitué, mais continue de mandater et de payer les salaires des
fonctionnaires restés en place et qui assurent les services publics
(13).
Une partie importante des
ressources venant des exportations, le transfert de l’argent vers l’EI
est au centre du financement de l’Etat. Le recours aux transferts
bancaires étant impossible pour des raisons évidentes, ce sont les
circuits parallèles clandestins qui sont utilisés : le « hawala » et les
« bitcoins » (14). L’EI contrôle près de 130 banques. La création d’une
monnaie spécifique à l’été 2015 – le dinar islamique – permet au régime
de garantir dans une certaine mesure une circulation monétaire à l’abri
des pressions financières internationales ; mais en même temps le
fragilise car d’une part notamment les pièces d’or et d’argent et de
cuivre peuvent fuir suivant le cours international de ces métaux et
d’autre part elle dépend étroitement quand même des activités
économiques et des rentrées de devises étrangères (voir encadré p. 7).
Un
Etat ne peut maintenir sa domination sur la population que si celle-ci
accorde un minimum d’adhésion à la politique des gouvernants. Tous les
Etats ont recours à la violence plus ou moins ouverte couverte par une
idéologie. Aux exécutions spectaculaires ne correspond pas, dans la vie
dans les territoires contrôlés par l’EI, à ce que les propagandes
occidentales tentent d’accréditer : la charia n’y est pas plus féroce
que dans d’autres pays arabes (notamment l’Arabie saoudite) et semble un
élément de stabilité chez une population plongée depuis des années dans
une insécurité totale. Les mesures prises par l’EI lors de l’occupation
d’une ville visent le plus souvent à une normalisation de la vie
quotidienne destinée à obtenir un certain soutien populaire. Occupant
Palmyre par exemple, l’EI fait sauter la prison, rétablit l’électricité
et Internet, fait fonctionner les services publics (15).
L’effet
des frappes américaines pourrait être, à cause de la manière
indiscriminée dont elles sont menées, d’entraîner un ralliement
supplémentaire à l’EI, d’autant plus que l’efficacité de ces frappes est
mise en doute par les Américains eux-mêmes, notamment en raison de la
capacité d’adaptation de l’ensemble des structures assurant le
fonctionnement de cet Etat. Il a été relativement facile de pallier la
destruction limitée des raffineries et des silos à grains ; pour ces
derniers, d’autres formes de stockage plus individualisés peuvent être
mis en place rapidement ; pour les raffineries, l’EI se contente de les
laisser hors de son territoire, se contentant de prélever une dîme sur
leur activité et sur le transport par camions citernes. Cette «
délocalisation » du risque est pratiquée systématiquement : les centres
administratifs sont transférés dans des immeubles d’habitation au sein
de quartiers résidentiels, les camions citernes mêlés à la circulation
dans les zones hors EI ; les chars ne sont plus engagés comme tels dans
des opérations militaires mais chargés d’explosifs envoyés au dernier
moment sur un objectif précis face à des combattants munis d’armes
légères. Les gros convois militaires ont été bannis avec l’utilisation
de petites voitures circulant dans le trafic local.
L’activité
de l’EI montre aussi une grande habileté d’utilisation de l’ensemble
des medias modernes. Une des vidéos les plus populaires de l’EI, « Le
choc des épées », démontre la capacité inégalable de l’EI à produire un
film de propagande et de recrutement de qualité en adéquation avec les
cibles qu’elle vise. Pour ses communications, l’EI utilise l’outil le
moins contrôlé – Zello, une application cryptée qui permet de partager
des messages audio. Cette application transforme un téléphone portable
en talkie-walkie.
L’expansion
de l’EI peut se mesurer par trois composantes sur lesquelles la
coalition qui se dessine tente d’agir avec des succès relatifs :
– son assise territoriale, à cheval sur la Syrie et le nord de l’Irak ;
–
son recrutement mondial, qui assure à la fois un renouvellement relatif
des combattants sur le terrain de l’Etat et les actions ponctuelles
stratégiques des cellules actives ou dormantes dans le monde ;
– l’allégeance ou l’alliance avec des groupes similaires, principalement au Moyen-Orient et en Afrique.
En
ce qui concerne l’assise territoriale aux frontières quelque peu
mouvantes (16), elle restent pour l’instant, en gros, sans modifications
notables. Un général français définit comme suit ces attaques sur le
terrain : « Ce n’est pas parce qu’on possède la force que l’on domine la
guerre… la guerre est désormais au sein des populations et elle le
restera (17 ). » Si une coalition globale comme celle qui semble se
dessiner réussit à se mettre en place et à coordonner des actions
militaires au prix de compromis politiques, on peut penser que l’assise
territoriale de l’EI éclaterait. Mais les autres composantes de l’EI
n’en resteraient pas moins en place et les exemples de l’Afghanistan et
de l’Irak sont là pour montrer que la domination par la force conduisant
à l’élimination de bases territoriales ne fait nullement disparaître un
tel mouvement mondial dont les bases profondes subsistent entièrement.
Il paraît évident que jusqu’à l’intervention russe en Syrie, les frappes
américaines n’avaient guère modifié la situation : si 6 000 militaires
de l’EI avaient été tués, 22 000 nouvelles recrues avaient rejoint
l’organisation, qui contrôlait plus de territoire (la moitié de la Syrie
et le quart de l’Irak et trois capitales provinciales au lieu de deux)
(18 ).
Il est difficile de
mesurer le recrutement mondial de l’EI dans les engagements individuels.
Ils semblent de quelques dizaines de milliers, ce qui est relativement
faible. Mais il semble que dans les allées et venues des « combattants
volontaires » on assiste à la fois à un renouvellement de ceux-ci et à
des implantations dans leur pays d’origine de ces cellules dormantes.
Comme a pu le dire le chercheur Olivier Roy, les jeunes qui rejoignent
le « djihad » seraient pris dans un « mouvement générationnel », marqué
par une forme de nihilisme : « Dans les messages que certains laissent,
ils disent : “J’avais une vie vide, sans but.” La vie telle qu’ils
l’appréhendent dans leur famille “ne vaut pas d’être vécue”. Ma
génération choisissait l’extrême gauche, eux le djihad, car c’est ce
qu’il y a sur le marché. » Et il ajoute : « On ne veut pas voir que
Daech est un produit de notre modernité » ; dans le même article du Monde,
Samir Amghar, chercheur à l’université du Québec, estime qu’« on
rejoint moins la Syrie pour combattre Assad que pour montrer qu’on est
capable de partir. C’est une posture. Ces jeunes sont le produit d’une
société occidentale où l’image est centrale et où il est difficile de
vivre dans l’engagement. Même sans trop de talent, on peut devenir une
vedette… (19) » Sur ce terrain les Etats sont particulièrement désarmés
et doivent développer des moyens de contrôle étendus mais plutôt
impuissants, qui à la fois grèvent les budgets nationaux et inquiètent
les populations par l’ampleur des restrictions qui leur sont imposées.
Vu sous cet angle, l’afflux des émigrés syriens pose d’autres problèmes
dans les Etats déjà concernés par la « chasse aux terroristes ». Sans le
vouloir comme tel, on peut dire que par les multiples conséquences
mondiales de son action sur différents plans, l’EI entraîne une
déstabilisation interne des Etats. Pour ne prendre que la France, les
réactions récentes des policiers et des militaires rejoignent les
mutations politiques et les problèmes financiers découlant de cette «
guerre contre les terroristes ».
L’extension
de l’EI hors de son aire géographique est particulièrement diversifiée
et il est difficile de discerner la nature de cette relation entre la
revendication occasionnelle, une alliance de circonstance et l’obédience
totale. Des groupes actifs de l’EI existeraient aussi bien en Indonésie
qu’en Egypte alors que les bras de la pieuvre englobent la Libye, la
Turquie, le Liban, l’Arabie Saoudite, le Yémen, l’Afrique subsaharienne
(notamment avec Boko Haram) (20), la Tchétchénie.
Tout
cet ensemble apparemment hétéroclite procède pourtant d’une stratégie
globale qui ne vise pas tant à défendre ou étendre son territoire qu’à
porter le fer à l’extérieur pour répandre son influence, déstabiliser
ses voisins et exporter la terreur. L’EI aurait une politique étrangère
concertée avec un département planifiant les attaques extérieures. Comme
le souligne un spécialiste britannique de l’antiterrorisme : « Nous
verrons l’action de loups solitaires continuer – car ce modèle a réussi –
mais je pense que nous aurons à l’avenir une menace plus diversifiée,
avec des attaques directes plus structurées de la part de l’EI (21). »
Ce qu’exprime d’une autre façon le général Desportes, déjà cité : « L’EI
associe le meilleur de la symétrie et le pire de l’asymétrie, avec d’un
côté l’affrontement conventionnel (les chars Abrams volés aux forces
irakiennes, et de l’autre la plus haute sophistication de l’horreur (22
). »
Face à cette expansion de
l’EI et à ses conséquences, non seulement dans les rapports de forces
internationaux mais aussi dans les politiques internes de chaque Etat,
des actions collectives – des coalitions de plus en plus élargies – se
précisent, dont l’effet direct pourrait s’avérer aussi illusoire que les
interventions en Afghanistan ou en Irak, mais qui pourraient avoir
aussi pour conséquence d’unir autour de l’EI les forces dispersées du «
terrorisme » mondial. Etant donné que ces derniers temps tout évolue
rapidement, modifiant les données de ce que nous venons d’exposer, nous
renvoyons à un prochain article l’ensemble des mesures prises par le
reste du monde pour endiguer ce qui ne sont que les conséquences des
politiques antérieures de ces mêmes Etats.
H. S.
________________
NOTES
(1) Rappelons que Daech est l’acronyme arabe de l’Etat Islamique en Irak et au Levant – ISIS en anglais. Ou plus simplement Etat Islamique, EI, sigle que nous utiliserons ici. Le titre de cet article n’apparaît pas vraiment surfait alors que le roi de Jordanie qualifie la lutte contre l’EI de « troisième guerre mondiale, une guerre à l’intérieur de l’Islam » (au cours d’un entretien avec Obama à Washington, le 5 décembre 2014). Voir Le Piège Daech, L’Etat islamique ou le retour de l’Histoire, de Pierre-Jean Luizard (La Découverte, « Cahiers libres », février 2015). Rappelons que l’EI est issu d’un « comité consultatif des moudjahidines [combattants] » auquel Al Qaida fut associé un moment, et qui se transforma en octobre 2006 en Etat Islamique d’Irak (EII) puis en 2013 Etat Islamique en Irak et au Levant (EI).
(2) « Syrie : la Jordanie va coordonner ses activités militaires avec la Russie », Le Figaro du 24 octobre 2015.
(3) « La guerre des deux islams », par Bernard Guetta, Libération du 31 mars 2015.
(4) C’est ce que développe Pierre-Jean Luizard et qu’il résume dans son titre Le Piège Daech (op. cit.). Le Financial Times décrit bien cette stratégie : FT des 28 septembre et 15 octobre 2015).
(5) « Jihadis generate 500 millions de dollars from oil as US-led air strikes miss target » (La vente du pétrole rapporte 500 millions de dollars aux djihadistes alors que les frappes américaines manquent leur cible) (Financial Times du 15 octobre 2015).
(6) Sur les 193 Etats de l’ONU, une trentaine ont un PIB inférieur à
3 milliards de dollars (liste de la Banque mondiale [2013 ou 2014]
exhaustive publiée par Wikipedia).
(7) Selon Le Monde du 21
septembre 2015, ce chiffre se monte à 136 millions de dollars par an. 6 %
des importations de coton de Turquie viennent presque totalement (à 90
%) des territoires sous le contrôle de l’EI de sorte que les tee-shirts
importés en France de Turquie contribuent au financement de l’EI. Daech
détient environ 60 % de la production pétrolière syrienne et moins de
10 % de la production irakienne. Les islamistes possèdent 20 à 30 puits
de pétrole, en Irak et en Syrie (chiffres estimés par le Centre
d’analyse du terrorisme, un think tank européen, ou par le consultant
Jean-Charles Brisard, voir Challenges du 19 février et du 8 octobre 2015).
(8)
Le droit de passage pour les camions peut varier de 300 à 1 000 dollars
suivant la nature de la cargaison. En 2012 on décomptait au moins 4 000
passages par jour sur le territoire occupé par l’EI.
(9) Challenges du 19 février 2015.
(10) A titre de comparaison, les différentes armées paieraient chaque
combattant de 250 à 600 dollars (armée régulière syrienne), de 500 à
600 dollars (Al Nostra), voire 700 dollars (EI débutants). L’EI
offrirait à ses combattants un logement pour leur famille. On ne peut
vérifier si, comme certains articles l’affirment, une partie des
combattants passeraient d’une armée à l’autre comme des mercenaires par
intérêt financier plus que pour des raisons politiques ou religieuses.
Difficile de savoir si et pourquoi l’EI aurait dû début 2015 réduire les
salaires des combattants et l’utilisation du carburant (Financial Times du 28 février 2015).
(11)
L’EI apprécie particulièrement les pick-up Toyota qui forment
l’essentiel de sa flotte à des dizaines de milliers d’exemplaires et
qu’il se procure partout dans le monde à travers un réseau complexe de
relations et de corruption sans que les tentatives d’entraver leur
renouvellement puissent être efficaces.
(12) Libération du 2 juin 2015 ; M6, émission « Capital », 14 juin 2015.
(13) Financial Times du 21 mai 2015, Le Monde du 19 mai 2015.
(14)
Les paiements de l’EI se font grâce au Hawala, système financier
apparaissant au VIIIe siècle dans des textes de droit musulman. L’argent
transite grâce à des réseaux de change : une personne confie de
l’argent à un agent qui se met en relation avec un autre agent proche du
destinataire de la somme. C’est lui qui verse alors l’argent moyennant
une commission. Le terme bitcoin désigne à la fois un système de
paiement à travers le réseau Internet et l’unité de compte utilisée par
ce système. Ce système n’utilise pas les monnaies traditionnelles. Son
principe est de tenir à jour sur un très grand nombre de nœuds du
réseau, un registre à la fois public et censément infalsifiable de
toutes les transactions exprimées en unité de compte bitcoin. Les
transactions sont validées par les signatures cryptographiques
correspondantes. Les bitcoins figurant dans les transactions dont un
compte est bénéficiaire, peuvent être réutilisés par le titulaire de ce
compte dans des transactions dont il sera l’émetteur.
(15) Libération du 2 juin 2015, M6, « Capital »,14 juin 2015.
(16) Les cartes indiquant les territoires occupés par l’EI en Syrie et en Irak ne représentent pas en général une entité territoriale mais une sorte de patchwork de zones plus étendues reliées par des couloirs qui correspondant aux vallées. On ne sait trop si une telle présentation est intentionnelle pour démontrer que le territoire de l’EI n’est pas un territoire continu et ne forme pas un Etat.
--------------------------------
ANNEXES
1. Battre monnaie
L’EI a commencé fin août 2015 à
procéder à la saisie de toutes les devises étrangères à Mossoul,
capitale de la province irakienne de Ninive, et de les remplacer par le
dinar or (fr.sputniknews. com/international/20150831/1017873595.html, repris par de nombreux sites Internet) qu’il a commencé de frapper.
La
nouvelle monnaie imite celle utilisée à l’époque du règne du troisième
calife de l’islam, Othman ibn Affan (644–656). Les dinars de l’EI seront
échangés dans quatre bureaux de banque de Mossoul. L’EI comptait
introduire son dinar sur l’ensemble de la province de Ninive au cours du
mois de septembre. La population de la province a été mise en garde
contre la poursuite de l’utilisation de dinars irakiens. Selon les
médias, un dinar or de l’Etat islamique équivaudrait à 139 dollars
américains. La nouvelle monnaie ne comporte que des pièces métalliques
d’or, d’argent et de cuivre, à l’exclusion de la monnaie papier.
« Si
l’Etat islamique avait décidé d’imprimer des billets, ils n’auraient eu
aucune valeur, estime Jérôme Héricourt, économiste au Centre d’études
prospectives et d’informations internationales (CEPII), interrogé par le
magazine Challenges (www.challenges.fr/monde
/moyen-orient/20150901.CHA8892/pourquoi-l-etat-islamique-frappe-sa-propre-monnaie-en-or.html).
Ce n’aurait été que du papier que personne n’aurait pris au sérieux car
le billet pour être respecté doit être ancré dans les conventions
sociales. L’or ou l’argent ont en revanche une valeur réelle. Une pièce
en or a toujours de la valeur. »
Celle-ci sera cependant dépendante du cours mondial des matières premières.
2. Un pacte électrique
L’EI et Assad restent des ennemis sur le terrain mais leurs besoins d’électricité les contraint à un pacte diabolique.
L’électricité
distribuée en Syrie provient à 90 % de centrales thermiques
fonctionnant au gaz et l’EI autant que la Syrie d’Assad doivent se
mettre d’accord pour leur approvisionnement : pas d’électricité, pas de
gaz ni de pétrole, et pas de gaz pas d’électricité.
L’EI contrôle au moins huit centrales électriques, dont trois centrales hydrauliques et la plus importante des centrales à gaz.
Le régime d’Assad contrôle les sociétés publiques et privées dont font partie les techniciens de maintenance des centrales.
On
a souvent accusé le régime d’Assad d’avoir des accords secrets ave l’EI
qui contrôle la quasi-totalité des puits pétroliers et gaziers (dont
ceux appartenant à la multinationale américaine Conoco).
Le ministre
syrien du pétrole et des ressources naturelles admet du bout des lèvres
que les employés des compagnies pétrolières et gazières travaillent
sous l’autorité de l’EI et ajoute : « Çà ressemble au Chicago des années
1920 : on combat et on tue pour modifier le contrat, mais le contrat
est toujours là. »
Une des compagnies privées, Hexo, qui exploite le
champ pétrolier de Tuweinan, paie une redevance mensuelle de 50 000
dollars à l’EI pour la « protection » de ses puits, l’EI participant
aussi à la gestion de ce champ pétrolier. L’ensemble est surveillé par
un « émir » dont les patrouilles contrôlent à la fois l’exécution des
contrats et la surveillance religieuse des opérateurs. Un des directeurs
qui n’avait pas respecté les engagements envers l’EI a eu la tête
coupée Une partie des travailleurs ont réussi à fuir : sur les 1 500
qui y œuvraient antérieurement il n’en reste que 300.
(« Syrian
regime locked in “mafia-style” pact with jihadis to keep gas flowing -
Employees of state-run energy companies in areas controlled by the
militants find themselves pawns in a deadly game », Financial Times du 16 octobre 2015.)
3. Une guerre économique sous couvert de guerre religieuse
L’islam comporte, comme toutes les religions, nombre de sectes distinctes interprétant différemment les textes sacrés.
Parmi
tous ceux qui dans le monde se réclament de cette religion, les
sunnites, représentant une certaine orthodoxie, regroupent environ 90 %
des croyants et les chiites seulement 10 %. Mais les chiites occupent
un Etat, l’Iran, et une branche sunnite, les wahhabites, occupent un
autre Etat, l’Arabie saoudite. Ces deux Etats sont des ennemis jurés et
leur rivalité tourne autour du pétrole et du contrôle territorial du
Moyen Orient ; dans cette rivalité, dans la coulisse s’affrontent les
autres puissances mondiales autour des stratégies pétrolières,
économiques et territoriales.
Comment l’EI, apôtre du wahhabisme,
a-t-il pu parvenir à cette situation de force au-delà de l’Arabie
Saoudite qui se réfère également à cette variante islamiste ?
La
montée du wahhabisme remonte au XVIIIe siècle avec l’irruption sur la
scène tribale de la péninsule arabique d’un illuminé, Mohammed Ibn Al
Wahhab (1703-1792). Sans doute en réaction contre le mode de vie des
gens de sa tribu il développe une forme puritaine très stricte de
l’Islam, prenant le Coran à la lettre et faisant de la charia la règle
absolue des rapports sociaux. Il proscrit toute représentation d’êtres
vivants (humains et animaux), l’art, le tabac, le haschich, les
noblesses égyptienne et ottomane qui passent par la péninsule arabique
pour gagner le pèlerinage de La Mecque. Il tente de s’infiltrer dans les
cercles salafistes qui revendiquent le retour à l’islam des origines.
En
1741, expulsé de sa tribu bédouine, il est accueilli par Ibn Séoud, un
petit chef de tribu qui vit dans le désert Nedj de la péninsule
arabique. L’alliance du prophète et du chef de tribu fait qu’en 1790 ils
contrôlent pratiquement toute la péninsule, ayant soumis les autres
tribus et se permettent des raids sur la Syrie, l’Irak. Dans les
territoires qu’ils occupent les populations doivent se convertir ou
mourir.
L’expansion se poursuit jusqu’au début de 1800 lorsque la
réaction des Egyptiens et des Ottomans entraîne la destruction de leurs
bases et la capture de leur capitale Dariya. Cette situation dure
jusqu’à la fin de la première guerre mondiale avec la dislocation de
l’empire ottoman. Le vide politique est comblé par la tribu Al Saoud,
toujours alliée aux wahhabites et qui reconquière toute la péninsule
arabe, devenant en 1932 un Etat avec pour roi le chef de la tribu, Abd
al Aziz al Saoud. Mais cela ne peut se faire qu’avec l’appui d’abord des
deux puissances Grande-Bretagne et France, plus tard de la puissance
américaine, et des intérêts pétroliers qui commandent dès lors toutes
les données stratégiques et politiques du Moyen-Orient.
L’argent du
pétrole saoudien donne un essor au wahhabisme qui implante des mosquées
et des écoles coraniques de cette obédience dans le monde entier, y
compris en Europe.
L’Etat Islamique en Irak et au Levant (EIIL) qui
deviendra l’EI est une réaction contre ce que le wahhabisme est à ses
yeux devenu dans la péninsule. Le rigorisme du royaume (dont on connaît
bien des aspects, mais dont on dit peu par exemple qu’il procède à la
même destruction des traces du passé que l’EI) lui est insuffisant, et
il prône une religion encore plus pure et dure rejetant la domination
des Saoudiens. Il s’oppose aussi à toutes les autres formes de la
religion musulmane, à commencer par les chiites. Sa contradiction
fondamentale étant qu’il doit sa force au commerce pétrolier qui
implique des relations avec tout ce qu’il rejette d’un point de vue
religieux.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire