Extrait d'un texte du GCI dont voici le lien en HTML: http://gci-icg.org/french/CE67_4.html
Au-delà des clichés déversés pour faire de l’Etat Islamique (Etat Islamique en Irak et en Syrie, ou au Levant, EIIL ou EI en abrégé) une simple force d’occupation barbare et fanatique shootée aux pétro-dollars de contrebande, on ne peut le saisir dans sa réalité sans prendre en compte toute sa dimension de projet social, de réhabilitation de l’Etat et d’une communauté d’adhésion, de surcroît à prétention supra-nationale. Derrière son vernis idéologique de moralisation (religieuse) de la société, le projet social de l’EI est bien évidemment platement bourgeois, capitaliste et se met en place à coups de terreur militaire et policière intensive, mais ce qui s’en dit en Occident met exclusivement le focus sur les aspects de conquête et de répression (traits bien peu originaux, faut-il le dire) et occulte systématiquement que le rétablissement de l’ordre qu’il impose est aussi une source d’adhésion pour des populations vivant depuis des décennies dans cette « toile d’araignée », dans ce chaos guerrier, soumises au racket des diverses fractions et tribus se disputant les dividendes du commerce de guerre et de la corruption, sous les bombardements des diverses coalitions et le terrorisme des Etats-gendarmes internationaux engagés dans la région.1
La stratégie de déstabilisation sociale et de terreur (enlèvements, disparitions et assassinats...), basée sur un travail de renseignement exemplaire (indics, infiltration, officines religieuses...), qu’opère l’EI dans les zones dont il veut prendre le contrôle avec le minimum de forces engagées n’est qu’une phase de son extension et de son renforcement (contrôle des check-points stratégiques, élimination des autorités locales qui ne lui font pas allégeance, contrôle des flux marchands, levées de taxes et d’impôts). Passée la conquête et les représailles brutales contre les fractions rétives au nouveau pouvoir, l’EI veille à stabiliser la situation en passant des accords politiques et commerciaux avec les pouvoirs régionaux et les tribus2, en assortissant le rétablissement de l’ordre de la remise en service d’infrastructures d’utilité sociale (santé, transports, enseignement...), d’institutions judiciaires chargées d’assurer une forme de « concorde sociale » (pour faire respecter la propriété privée, les affaires et l’Etat, bien entendu) et en veillant enfin à assurer un approvisionnement régulier en denrées de base tout en contrôlant leurs prix (répression drastique de la spéculation, du marché noir, etc.), gage de paix sociale. Le fait que ses troupes soient rémunérées régulièrement (et au-dessus de la moyenne des autres armées, même si les salaires payés par l’EI ont été diminués suite aux attaques de la coalition visant ses ressources financières) évite également les pillages et l’hostilité populaire qui s’en suit. Le parallèle est troublant avec les doctrines de contre-insurrection globale (militaire et civile) développées par les Etats colonisateurs et gendarmes.
On diffuse en boucle sur les médias occidentaux les vidéos de mises en scène de terreur publiées par l’EI ou qui lui sont attribuées (exécutions et atrocités spectaculaires, rien de bien plus horrible que ne le pratique par exemple notre grand allié saoudien) tandis qu’elles ne représenteraient que 2% de leur production d’images, le reste étant consacré à leurs faits de guerre (50%) mais aussi à la reconstruction, à la vie sociale. De même, l’on ne parle que du recrutement de combattants étrangers, passant sous silence l’appel international constant vis-à-vis de candidats à l’immigration, à l’installation, à la fondation de familles, d’autant plus si les candidats (masculins) possèdent des compétences recherchées pour soutenir le développement social (médecins, enseignants...) ou contribuer à des secteurs économiques clefs (informaticiens, ingénieurs...). L’enjeu bien compris par les dirigeants et cadres de l’EI est de solidifier une économie qui ne soit pas que guerrière, assurant à la fois des exportations régulières (on parle toujours du pétrole mais l’EI exporte aussi céréales, coton, phosphate, ciment etc.)3 et soutenu par la consommation intérieure. A nouveau le langage n’est pas neutre, à propos de l’EI il conviendra d’appeler le commerce des matières premières « trafic », « contrebande » et « pillage des ressources » (sur le même pied que la revente d’antiquités, aubaine de courte durée) et la taxation des entreprises « racket » et « extorsion de fonds » (certes, par chez nous les grosses entreprises ne paient quasiment pas d’impôts, bénéficient de nombreux « incitants » publics et jonglent avec la fiscalité et ses évasions).
Enfin, tandis que l’Occident vend et vante une « émancipation de la femme » intégralement conformée à la société marchande, l’EI a beau jeu d’y opposer le rôle révolutionnaire dévolu à la femme dans son projet, en tant qu’épouse « respectée » et mère au foyer bénéficiant d’allocations spécifiques et à qui revient le rôle crucial de peupler le Califat.
C’est bien cette dimension sociale qu’il s’agit pour les autres Etats de travestir à tout prix parce que le programme de « l’ennemi » ne peut en rien ressembler au leur, surtout s’il entend l’appliquer avec plus de brio et de conviction. De même, l’orthodoxie religieuse revendiquée par l’EI, tant en opposition à l’Occident qu’aux autres pratiques de l’islam rejetées comme corrompues, est utile à tous les protagonistes pour entretenir leurs « différences », tout comme le rejet qu’affiche l’EI vis-à-vis du nationalisme et de la « démocratie », attribués à l’idéologie occidentale.
Bien sûr, entre le programme et son application, entre les visées de moralité publique et la réalité bien plus prosaïque de la communauté de l’argent et de tout appareil d’Etat, entre la communauté des croyants et la réalité des classes, entre le Coran et les cours de la Bourse, il y a comme un léger hyatus que l’EI, comme tout Etat, ne pourra pas combler magiquement. Il est également difficile de dire quel sort vont lui réserver les deux coalitions qui sont officiellement engagées contre lui, en dépit de l’utilité de l’EI d’un point de vue bourgeois (intérêt contre-insurrectionnel mais aussi en matière de remodelage opportun de vieilles frontières et d’homogénéisation forcée de la population), car ainsi vont les aléas tortueux de la géopolitique bourgeoise. Il y a la coalition arabo-occidentale hétéroclite de 22 pays (qui vise plutôt à se débarrasser de Bachar al-Assad) et parallèlement, la coalition réunissant la Russie, l’Iran et le régime syrien de Bachar al-Assad, associés avec Israël (ennemi juré de l’Iran...) et la Jordanie (tous deux alliés des Etats-Unis...), visant plutôt à sécuriser le sud de la Syrie et à maintenir le régime de Damas. Autant dire que chaque allié est en conflit avec un autre et qu’aucun pays du Golfe ne veut envoyer de troupes au sol, ce qui les mouillerait trop dans leurs contradictions, entre eux et par rapport à l’EI.
La Russie a d’ailleurs beau jeu de se vanter qu’elle-même et ses alliés sont les seuls à respecter le droit international conformément aux résolutions de l’ONU, liant toute intervention à une demande du régime syrien. « Nous intervenons contre la crise en Syrie, pas contre le régime » affirme le président Poutine, rappelant à l’appui les effets désastreux des « changements de régime » par la force des armes étrangères comme en Irak et en Lybie, bien au-delà des mandats onusiens qui tinrent lieu d’alibi. A noter qu’Israël avait précédemment soutenu l’option anti-Assad et « l’Armée Syrienne Libre »4, et plusieurs sources indiquent qu’Israël continue à soutenir discrètement les combattants du Front Al Nosra, logistiquement et par l’accueil de combattants blessés. En fin de compte, au rythme de la mort tombant du ciel, des tirs croisés, des cessez-le-feu sélectifs et de leur non-respect dont tous les belligérants se renvoient la responsabilité, on peut se demander qui à part sans doute certains États-majors sait encore qui bombarde qui dans ce merdier sanglant...5
La question sociale s’invite aussi dans ce processus, et l’on sait que les informations à ce sujet sont encore plus lacunaires et filtrées (par tous les camps) que les informations militaires. En novembre 2015, les habitants de Manbij, dans la province d’Alep, ont manifesté leur colère dans les rues pour protester contre les obligations imposées par l’EI et en particulier l’enrôlement forcé et l’envoi au front de jeunes hommes dont beaucoup ne sont pas revenus. Début mars 2016, à Raqqa, ville située sur l’Euphrate, dans le Nord de la Syrie, proclamée capitale de l’EI (et que l’armée syrienne a tenté en vain de reprendre depuis 2013), ce sont 200 miliciens enrôlés sous le drapeau de l’EI qui se sont mutinés et sont passés « du côté de la population », les aidant à reprendre plusieurs quartiers de la ville. Des affrontements de rue ont eu lieu entre les habitants et les djihadistes de l’EI. La presse (qui comme l’Etat a horreur du « vide ») les présentent évidemment comme des partisans du régime de Bachar El Assad brandissant le drapeau syrien, mais il est probable qu’une partie de ces troubles et mouvements ne se rangent pas aussi facilement dans le camp nationaliste syrien.
Quoi qu’il en advienne au cours de cette année 2016, sans doute décisive pour le projet de l’EI, il semble assez clair que son attractivité (en particulier dans la zone qu’il contrôle en Irak), son influence, la dynamique d’allégeance qu’il suscite au sein du djihadisme international (parmi lequel des cellules terroristes mais aussi de véritables armées à visées califales, comme en Lybie notamment)6 ne seraient nullement annihilés par le démantèlement de sa base territoriale au Moyen-Orient, que du contraire peut-être, avant tout pour les populations qui repasseraient ainsi sous le joug syrien et irakien au prix d’une énième bonne couche de massacres et de revanches étatiques (pour avoir « soutenu » l’EI, avoir combattu volontairement ou non sous son drapeau ou simplement y avoir vécu) et, internationalement, à travers le récit de ce martyr collectif à venger, du flambeau de l’EI à reprendre.
Notes de l’encadré « L’Etat Islamique, projet de société. »
1. A contre-courant du discours dominant, voir l’analyse de Tristan Léoni, Califat & Barbarie (novembre 2015) sur ddt21.noblogs.org, ainsi que de Henri Simon, Terrorisme : une guerre à l’échelle du monde, publié en deux parties dans Echanges n°152 & 153 (été et automne 2015).
2. Ce terme de « tribu » est effectivement utilisé dans ces pays pour recouvrir une réalité subsumée aux rapports sociaux capitalistes, désignant des structures de pouvoir qui tirent leur légitimité du passé mais ne constituent pas une survivance anachronique et attardée telle qu’elle prend sens implicitement dans l’imaginaire occidental.
3. Fin 2015, l’EI contrôlait 60% du pétrole syrien, une dizaine de centrales électriques (des accords secrets lient l’EI au régime syrien pour le partage de la production énergétique dans le pays, parallèlement à la poursuite de la guerre qu’ils se mènent militairement ; des contrats et des balles, rien de nouveau...), 10% du pétrole irakien (dont le reste de la production est majoritairement passé aux mains de compagnies chinoises, cette dernière décennie), près de la moitié de l’orge et du blé produits en Irak, et le plus gros des terres céréalières syriennes (voir « Terrorisme : une guerre à l’échelle mondiale », 2ème partie, dans Echanges n°153 – Automne 2015).
4.Contrairement à ce qui en a souvent été dit au nom de la défense de la lutte, l’Armée syrienne libre, conglomérat de brigades d’obédiences diverses chapeautées par un Etat-major établi en Turquie, n’a pas été l’expression de notre classe et de sa dynamique à l’époque (auto-défense contre la répression de Damas et auto-organisation des déserteurs de l’armée nationale) mais au contraire l’instrument bourgeois de la reprise en main, de la militarisation de ce processus insurrectionnel, au profit d’une reconfiguration en guerre civile, sponsorisée par l’OTAN, Israël et leurs alliés. A ce propos, et sur le processus d’« islamisation » de l’ASL, voir le texte sur le Rojava, dans la présente revue : « pour le prolétariat au Rojava ce fut clair dès le début : l’Armée Syrienne Libre et le Conseil National Syrien étaient des appareils bourgeois d’encadrement et de liquidation de la lutte prolétarienne ».
5. Une anecdote parmi d’autres, en février 2016, la milice Fursans al Haq (Chevaliers de la droiture), armée par la CIA, a été décimée dans la ville de Marea (à 30 km au Nord d’Alep) par les Forces démocratiques syriennes, coalition à majorité kurde... soutenue par le Pentagone.
6. La liste s’allonge des pays dans lesquels sont actifs des groupes se réclamant de l’Etat Islamique : Arabie Saoudite, Egypte, Indonésie, Liban, Lybie, Tchétchénie, Turquie, Yémen ainsi qu’en Afrique subsaharienne notamment avec le groupe Boko-Haram (voir Echanges n°153).
Le complotisme.
Le complotisme (ou conspirationnisme) fait de chaque aspect de la catastrophe capitaliste un effet voulu et calculé par la classe (ou plutôt : la « caste ») dominante, organisée plus ou moins secrètement derrière le paravent des Etats. Ces théories cumulent généralement plusieurs de ces traits marquants : escamotage total de notre classe, de notre lutte, fixation sur le politique, postulat de la toute-puissance des Etats et/ou des lobbies qui « tirent toutes les ficelles », contre-pieds grossiers aux fables dominantes, fascination pour la version policière de l’histoire, prises de parti impérialistes (pays ou régimes amis/ennemis). En tant qu’exutoire conformiste à la perte de confiance dans le discours dominant, cette niche idéologique (et marchande) puise certes la matière de ses constructions dans les dynamiques politiques réelles, sous-jacentes au spectacle de surface, mais sans saisir ni la dynamique du Capital, ni le mouvement de sa contestation radicale. Il est évident que les bourgeois s’organisent, conspirent et complotent contre nous, plus qu’on ne l’imagine, et que nous ne devons pas nous priver de le mettre en lumière, mais leurs cercles officiels et officieux, pas plus que la toile de leurs services secrets, ne constituent le fin mot de ce qui se joue historiquement entre les classes antagoniques. Par sa prétention à révéler les arcanes de ce monde, le complotisme (ou conspirationnisme) produit naturellement son contrefort utile : l’anti-complotisme (ou anti-conspirationnisme), forme de dénonciation à outrance du complotisme dont le rôle principal consiste en fait à disqualifier la critique radicale, en la traitant comme un sous-produit du complotisme. A ce titre, pour nuire à la critique révolutionnaire, l’Etat et la classe dominante ont tout intérêt à nourrir, à coups de désinformation et de terrorisme sous faux drapeau, l’opposition spectaculaire entre complotisme et anti-complotisme.
Les Sociétés Militaires Privées (SMP)
« Tout pays où l'esclavage est établi doit fréquemment s'attendre à des insurrections et des troubles, principalement lorsque les esclaves forment la majorité des habitants ; mais la colonie hollandaise de Surinam a été particulièrement infortunée en ce point ... » (Jean-Gabriel Stedman, capitaine mercenaire envoyé par les Pays-Bas pour mener une campagne de cinq ans contre les esclaves révoltés, 1797).
Parmi toutes les formes de mobilisation de troupes coercitives déployées dans le monde en opérations extérieures sous divers statuts juridiques, citons les Casques bleus, la Légion étrangère française ou espagnole, les commandos SEAL, la Delta Force, les Bérets Verts, les SAS britanniques ou australiens, les Gurkhas népalais, les Rangers et Marines nord-américains, les commandos serbes, les troupes fidjiennes et les SWAT.
Depuis plusieurs dizaines d'années dans beaucoup de pays occidentaux, le service militaire obligatoire, trop cher à l'entretien, a été suspendu. La crise étant passée par là, il a fallu restructurer l'entreprise militaire comme il en va de toute entreprise capitaliste qui se respecte. La plupart des pays occidentaux se retrouvent ainsi en sous-effectifs au regard du travail de police international à assurer. C’est sur ce terrain que vont se développer les SMP, en particulier depuis les années 1990.
Hier, on les appelait les mercenaires : Garde Varangienne, Dix Mille, Grandes Compagnies, Lombards, Condottiere, Gardes Suisses, Lansquenets, Reîtres, Bachi-bouzouks, flibustiers, corsaires, boucaniers, pirates, Galates, Ronins, mousquetaires...
Les SMP d’aujourd’hui répugnent à ce terme péjoratif de « mercenaires » et leurs salariés sont devenus des contractors, des « conseillers de sécurité privés », des « civils sous contrat » ou encore des « travailleurs étrangers oeuvrant à la reconstruction ». Ces sociétés sont des milliers dans le monde à se partager le marché. On y compte pas mal d’entreprises américaines et anglaises : les Military Professional Ressources Inc. (MPRI), Dyncorp, Kellog Brown and Root (KBR), Vinel Corp., Titan Corp., Academi (anciennement Blackwater jusqu’en 2009 puis Xe jusqu’en 2011)... mais aussi israëliennes (Beni Tal), françaises (Groupe Velours International, Défense Conseil International, dont l’Etat français est actionnaire à 50%) ou suisses (Ronin Security Group)... La Russie qui ne veut pas être en reste, a déposé une proposition de loi à la Douma pour légaliser les SMP.
Souvent fondées par d’anciens gradés militaires et encore encadrées par ceux-ci, les SMP sont composées de cadres militaires triés sur le volet et ayant fait leurs preuves comme assassins patentés dans maintes opérations (souvent contre-insurrectionnelles) de par le monde, et de troupes dont la majorité est recrutée sur place à moindre coût 1. « Nous coûtons moins cher, 80% de nos effectifs sont des employés locaux, payés au prix du marché local, quelques centaines de dollars. Et même si certains de nos salariés occidentaux touchent aux alentours de 1.000 dollars par jour, cela reste moins cher. » (Doug Brooks – président de l'International Peace Opérations Associations qui regroupe une soixantaines de SMP américaines). Au-delà de cette donne économique, il faut savoir que les cadres des SMP présentent souvent un fanatisme idéologique et une détermination plus grande à assumer les sales besognes que ce n’est le cas dans les armées nationales.
C'est Bill Clinton, alors président des USA, qui donnera officiellement aux SMP une base juridique en engageant des mercenaires en tant que fournisseur fédéral. Et c'est en 1999, pendant la guerre au Kosovo, qu'ils feront leurs premières armes légalement. Le MPRI décroche la timbale, chargé d'entraîner les militaires croates. A partir de ce moment, la vanne est officiellement ouverte, tous les gouvernements américains successifs développent l'affaire à leur façon. Les SMP recrutent d'anciens hauts fonctionnaires (tels un ex-commandant en chef des forces navales américaines en Europe et en Afrique, un ex-directeur général des opérations de la CIA...), et font des dons aux partis politiques en soutien de leur campagne électorale.
Bush fils ne fait qu'embrayer le mouvement impulsé par Clinton et va lui donner sa vitesse de croisière en Irak. En 2003, quand les tanks américains débarquent à Bagdad, ils amènent avec eux le plus important contingent de soldats privés jamais déployés dans une guerre dite moderne 2. En 2004, Paul Bremer, administrateur civil de l’Irak, émet un décret (l'Ordre 17) qui accorde l'immunité totale aux contractors travaillant pour les Américains en Irak. Dès 2008, ils sont plus nombreux que les soldats « réguliers ». Si Obama devait se démarquer politiquement de son prédécesseur en annonçant en 2011 le retrait officiel des troupes US d'Irak, c'est pour mieux concentrer ses troupes en Afghanistan, ce qui élargira encore le champ d'action des SMP. Mais le marché est lui-même en proie à une concurrence effrénée : en 2010, le président afghan Hamid Karzai annonce fermement vouloir faire le ménage dans la multiplication des SMP, connues pour tirer à vue sur la population et entretenir la corruption. Il s’agit en réalité pour le clan Karzai de redessiner le paysage du maintien de l’ordre dans le pays au seul profit de ses propres investissements dans le créneau.3
« Le boom des affaires de l'après-guerre en Irak n'est pas le pétrole, c'est la sécurité » (Le Times de Londres).
Loin d’être de simples supplétifs des armées ou d’être cantonnées dans la surveillance, les SMP bouffent à tous les râteliers en profitant de la « guerre globale contre la terreur ». Les SMP sont actives dans la maintenance, le ravitaillement, l’Internet, le déminage, la surveillance aérienne, la lutte anti-drogue, la formation de forces de répression (polices, armées...). La California Analysis Center Inc. (CACI) est ainsi spécialisée dans le renseignement et les techniques d'interrogatoire de prisonniers et notamment active dans la sinistre prison d’Abu Ghraib. En 2009, la CIA engage Blackwater pour pister et assassiner des dirigeants d’Al-Qaïda.Ils ont leur propre bases militaires, leur propre matériel militaire dernier cri (avions, drones, bateaux...). Ils sont devenus un soutien indispensable aux armées nationales, ils travaillent pour la défense, la sécurité intérieure, interviennent sur les lieux des catastrophes.
Une haut responsable de Blackwater, très pragmatique, explique que «personne d'entre nous n'aime l'idée que les catastrophes permettent de faire des affaires » et que « c'est un fait désagréable mais on n'y peut rien. Les docteurs, les avocats, les pompes funèbres, les journaux, gagnent leur vie grâce aux malheurs. Nous aussi, parce qu'il faut bien que quelqu'un s'en charge ».
En 2005, les mercenaires armés de Blackwater et Dyncorp, dont certains fraîchement revenus d'Irak, sont les premiers arrivés à la Nouvelle-Orléans après le passage de Katrina pour protéger la propriété privée face à l’auto-organisation des prolétaires livrés à eux-mêmes, sans soins ni approvisionnement de la part de l’Etat. Les SMP sont également engagées pour sécuriser les activités des organisations humanitaires, ce qui est meilleur pour l’image de celles-ci (au même titre que pour bien des entreprises) que d’être protégées par des troupes régulières. Pour redorer leur blason, les SMP créent d’ailleurs leurs propres organisations caritatives, notamment en 2001, l'International Peace Operation Association (IOPA), regroupant 54 SMP (dont DynCorp et MPRI).
Dans leurs publicités, Blackwater (devenu Academi suite à son implication dans divers dérapages meurtriers en Irak et en Afghanistan) propose de louer des soldats issus des meilleurs armées du monde aux gouvernements et organisations privées et revendiquent un programme international du maintien de la paix dont les soldats sont « formés à la gestion des foules par des techniques non meurtrières et du personnel militaire formé aux opérations dans les zones sensibles ».
L'engagement des SMP offre de multiples avantages aux États qui les emploient, à savoir : limiter l'envoi de troupes nationales au sol, mener plus discrètement des opérations qu’on ne veut pas voir liées à l’armée régulière, cacher le coût humain des guerres car les employés des SMP morts en opération (ils représentent par exemple 25% des militaires morts en Irak) ne sont pas pris en compte dans la comptabilité officielle. Les frais collatéraux, en partie encore assumés par l’Etat national pour l’armée régulière, sont complètement privatisés dans le cas des SMP : il n'est pas nécessaire de payer des pensions aux veuves, de prendre en charge les soins et la réhabilitation des blessés. Enfin, le personnel des SMP reste sur place en moyenne 4 à 5 ans contre 6 mois pour la rotation des troupes régulières ; ils connaissent donc mieux le terrain. En cas de « bavures » (ils sont très nerveux, ces chiens de guerre privés), la SMP disparaît et renaît sous un autre nom pour continuer son business tranquillement.
L’importance prise par les SMP dans l’activité militaire mondiale ne manque évidemment pas d’inquiéter certains bourgeois, soucieux de mener leurs guerres... démocratiquement. « Il est extrêmement dangereux qu'une nation commence à sous-traiter son monopole de l'usage de la force et de la violence pour soutenir sa politique étrangère ou ses objectifs de sécurité nationale » (Joe Wilson, ambassadeur en Irak avant 1991). De notre point de vue de classe, les SMP sont un secteur répressif de plus dans l’arsenal de l’Etat, d’un point de vue mondial, tandis que les réformistes y voient une remise en cause du monopole de la violence par l’Etat, une privatisation de l’une de ses prérogatives centrales. C’est un peu le même cirque gesticulatoire qu’au sujet de la monnaie et des Banques Centrales.
Notes de l’encadré « Les Sociétés Militaires Privées (SMP) »
1. Par exemple, en Afghanistan, en 2009, sur 104.100 mercenaires, 9% étaient américains, 16% d’expatriés d’autres nationalités et 75% d’afghans engagés au prix local. Le premier produit d’exportation des Balkans (Bosnie-Herzégovine, le Kosovo ou Serbie) sont des mercenaires.
2. Lors de la 2ème guerre punique (218 – 202 av JC), l’Empire romain comptait plus de 400.000 mercenaires sur un total de 700.000 soldats.
3. Ainsi, l’Asia Security Group est dirigé par Hashmat Karzai, cousin du président, et la Watan Risk Management par Ahmed Rateb Popal et Rashid Popal, deux frères et cousins de Hamid Karzai.
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