lundi 17 février 2025

L’Ukraine et ses déserteurs / Partie II : Guerre et révolution ?

 


TŘÍDNÍ VÁLKA # CLASS WAR # GUERRE DE CLASSE

L’ARTICLE EN PDF

« Rien, ni la reconnaissance d’une faute accomplie, ni la contribution à la défense nationale ne sauraient forcer l’homme à se passer de la liberté. L’idée de prison, l’idée de caserne sont aujourd’hui monnaie courante : ces monstruosités ne vous étonnent plus. L’indignité réside dans la quiétude de ceux qui ont tourné la difficulté par diverses abdications morales et physiques (honnêteté, maladie, patriotisme). »
Tract surréaliste, Paris, 1925.

« J’aime la 3ème brigade d’assaut ! »
Affiche publicitaire, Kiev, 2024.

Avant même qu’elle ne soit engagée au combat, la toute nouvelle 155e brigade mécanisée de l’armée ukrainienne, aussi appelée brigade Anne de Kiev, dénombre plus de 1 700 déserteurs sur un effectif de 4 500 soldats ; la moitié de ces hommes avaient été formés en France où une cinquantaine d’entre eux s’étaient déjà volatilisés. À l’heure où nous écrivons ces lignes, cette affaire fait la une des médias, révélant au grand jour la crise que connaît cette armée (1).

NOUVELLE LOI SUR LA MOBILISATION

« Il pensait à sa mère inquiète
Aux moissons qui ne seront pas faites
Aux coquelicots, aux trèfles et aux fourmis
 »
Gilles Servat, 1974.

Les volontaires ukrainiens se font plus rares, les internationaux davantage et le recours aux mercenaires est fort coûteux (2). Au fil de l’année 2023, l’idée d’une modification des règles de la conscription se fait jour entraînant de vifs débats aussi bien au sein la Rada que de l’armée. Le cuisant échec de l’offensive estivale ukrainienne (3) remue encore le couteau dans la plaie et, à l’automne, l’état-major exige rien moins que la mobilisation de 500 000 hommes supplémentaires… un projet qui est loin de satisfaire une opinion publique dont le moral est déjà bien bas. Ce n’est que le 11 avril 2024, après des mois de joutes parlementaires, qu’est adoptée, par 283 des 450 députés, une série de réformes qui entrent en vigueur le mois suivant.

En premier lieu, le système de contrôle et de répression de la population masculine est accentué. En ce domaine les idées fusent chez les parlementaires, mais l’Ukraine doit quelque peu respecter sa constitution et les traités internationaux afin de préserver son vernis démocratique ; si les sanctions à l’égard des réfractaires et déserteurs sont alourdies, ceux-ci ne verrons par exemple pas leur compte bancaire gelé.
La mesure la plus attendue par l’administration militaire est la mise en place une plateforme numérique centralisée où les hommes de 18 à 60 ans ont l’obligation (sous 60 jours) de s’inscrire et de renseigner diverses informations (données personnelles, numéro de téléphone, adresse, profession, etc.) ; ils doivent également détenir, et présenter en cas de contrôle, un document prouvant la régularité de leur situation. Les convocations militaires, jusqu’alors distribuées en main propre ou par courrier, peuvent désormais l’être de manière dématérialisée. En quelques mois, se sont quatre millions d’hommes qui s’enregistrent… mais tout autant qui « oublient » de le faire (4).
Quant aux conditions d’exemption pour raisons sociales ou médicales, elles sont durcies et, notamment afin de lutter contre la fraude, de nouveaux examens médicaux sont imposés à tous les hommes déclarés invalides après le 24 février 2022 – sauf pour les militaires blessés au combat.

Un second pan des réformes vise à augmenter le vivier d’hommes mobilisables. La principale mesure est l’abaissement de l’âge de la conscription masculine qui passe de 27 à 25 ans, de quoi fournir 445 000 potentielles recrues ; l’administration Biden a lourdement insisté pour abaisser cet âge à 18 ans mais, comme nous l’avons vu dans la première partie de cet article, l’Ukraine cherche à préserver sa jeunesse, c’est-à-dire son avenir.
Le service militaire est aussi étendu à des catégories de la population qui en étaient jusqu’alors exemptées, par exemple certains fonctionnaires (les policiers le demeurent bien évidemment) ou bien encore les prêtres de toutes les confessions religieuses (pas nécessairement pour être affectés à des postes d’aumôniers militaires).
Des mesures sont également mises en place afin d’inciter les centaines de milliers d’hommes réfugiés dans l’Union européenne (UE), notamment la suspension des services consulaires (par exemple le renouvellement de passeport) pour ceux qui refusent de s’enregistrer sur la plateforme centralisée ou qui ne répondent pas à une convocation.
Si les prisonniers ayant une expérience militaire avaient été libérés en urgence dès février 2022, la réforme favorise l’engagement des autres en échange d’une liberté conditionnelle, sauf pour les détenus condamnés pour meurtre, crime sexuel ou atteinte à la sécurité de l’État ; l’armée espère ainsi recruter 20 000 hommes supplémentaires.

Bien que le contrôle de la population soit centralisé, le recrutement est désormais rendu légal au niveau de chaque unité ; certaines d’entre elles, notamment celles particulièrement puissantes et renommées (telle la brigade Azov rebaptisée du discret sobriquet de 12brigade d’assaut), lancent déjà leurs propres campagnes d’affichage 4X3 dans les villes d’Ukraine. En usant des méthodes du management moderne et en faisant appel à des entreprises privées spécialisées en recruting, les brigades les plus riches rivalisent d’inventivité pour attirer les rares citoyens volontaires (surtout les spécialistes les plus compétents), proposant stages en immersion, formations spécifiques complémentaires, conditions financières avantageuses, etc. (5)
Côté carotte, l’octroi de quelques avantages pour les combattants volontaires est toutefois décidé, par exemple des aides pour l’achat d’un véhicule ou la souscription d’un prêt immobilier. Par contre, la limitation du temps de service à 36 mois, mesure très attendue par la population civile et les militaires, est finalement rejetée par le parlement du fait des pressions de l’état-major ; ce dernier craint que, en cas d’adoption, les soldats les plus expérimentés ne quittent l’armée par dizaines de milliers dès février 2025 ! En entrant dans l’armée, un conscrit, qu’il soit ou non volontaire, signe donc un CDI qui ne peut être rompu que par l’employeur.

Durant les mois qui suivent l’adoption de ces réformes, l’administration se félicite des premiers effets et, durant l’été, assure que les recrutements, en progression, atteignent désormais 35 000 hommes par mois ; un chiffre qui, on l’annonce, devrait augmenter mais qui, on le constate, chute à 20 000 hommes par mois à l’automne (6), alors même que l’état-major exige en urgence 160 000 soldats supplémentaires (pour ne combler que 85 % des besoins des unités). Il y a décidément comme un manque de motivation dans l’air. Exaspéré, le Premier ministre ukrainien déclare même en décembre que les personnes qui ne paient pas leurs impôts seront incorporées en priorité ! Certains lui font aussitôt remarquer qu’il laisse ainsi entendre que participer à la défense du pays serait une punition… (7)

Au-delà du matériel (qui peine à être livré), cette question de la chair à canon est maintenant considérée comme centrale par l’Occident : c’est désormais l’OTAN qui œuvre pour que la loi sur la conscription soit modifiée et concerne les hommes dès l’âge de 18 ans ; selon le Britannique Patrick Turner, chef du bureau de l’OTAN à Kiev (sic), « dans notre partenariat […], l’ OTAN a fourni et continuera à fournir une assistance et une formation militaire très importantes, mais il faut naturellement des soldats. La partie ukrainienne de cet accord consiste à fournir des soldats », et à se taire serait-on tenté de comprendre (8).

LES HOMMES UKRAINIENS RÉFUGIÉS EN EUROPE

« – Les enfants ont décampé en Allemagne ou ailleurs. Je ne les vois plus, juste au téléphone.
– Personne sur le front ?
– Personne, Dieu soit loué ! 
»
Anonyme, 2024 (9).

Fuir très loin n’est vraiment pas une idée neuve en Ukraine. Du fait de la pauvreté et de l’absence de perspectives, le pays est une terre d’émigration depuis des décennies, passée de près de 52 millions d’habitants en 1991 à 43 millions en 2021.
Si quelques milliers d’hommes vivant à l’étranger retournent volontairement en Ukraine à partir de février 2022 pour participer à la défense du pays, ils font figure d’exception ; quant à ceux qui font la queue pour s’engager dans l’armée, ils sont loin d’être majoritaires. Dès l’invasion, beaucoup d’autres tentent plutôt de quitter le pays à pied ou en voiture, notamment en direction de la Pologne, mais ceux en âge de se battre sont systématiquement refoulés car, prudemment, l’État a interdit toute émigration masculine. Des centaines de milliers de femmes et d’enfants franchissent quant à eux la frontière (10).

Il n’est pas aisé de savoir combien d’habitants ont quitté l’Ukraine depuis le début de la guerre – les situations, les organismes et les modes de calcul varient –, sans doute autour de sept millions. Pas aisé car, par exemple, le premier pays d’accueil des réfugiés n’est autre que la Russie ! Le grand voisin est en effet, depuis des années, une terre d’émigration privilégiée pour la population russophone d’Ukraine, en particulier pour sa classe moyenne. Selon l’ONU 1,2 millions de personnes y seraient réfugiées alors que la Russie prétend en accueillir (conjointement avec la Biélorussie) 2,8 millions, en grande partie en provenance de territoires annexés dont les habitants peuvent désormais obtenir la citoyenneté russe.
Ce sont par contre 4,8 millions d’Ukrainiens qui ont rejoint les pays d’Europe, principalement l’Allemagne (1 200 000), la Pologne (environ un million) et la Tchéquie (400 000) ; très peu ont opté pour la France (70 000). Confrontée pour la première fois de son histoire à une guerre de haute intensité à ses portes et à l’afflux massif de réfugiés qu’elle implique, l’UE instaure, par une directive inédite, une protection temporaire afin qu’ils puissent être accueillis sans passer par la contraignante procédure d’asile ; fin 2023, 4,3 millions d’Ukrainiens en bénéficient (11). De tous temps, de bonne ou de mauvaise grâce, les pays dont le voisin sombre dans la guerre se retrouvent en effet devoir gérer l’accueil des populations qui fuient les combats (Espagnols en France, Palestiniens au Liban, Karens en Thaïlande, Irakiens en Jordanie, Syriens en Turquie et au Liban, Soudanais au Tchad, Libanais en Syrie, Syriens au Liban, etc.) ; l’UE se trouve dans ce cas (12). Si des migrants « économiques » ukrainiens se mêlent opportunément au flot, il est aussi des hommes qui ne fuient pas tant une ville bombardée que le risque d’être enrôlé dans l’armée.
Qu’en est-il donc des hommes en âge d’être mobilisés ? Ils ne représenteraient, selon les chiffres les plus communément avancés, que 10 % des réfugiés ukrainiens en Europe – qui sont donc en très grande majorité des femmes et des enfants – mais, pour certains, par-delà des variations en fonction des pays d’accueil, ils pourraient en réalité représenter 15 à 22 % des réfugiés (13). En février 2023, l‘Allemagne recense 163 287 hommes ukrainiens valides sur son territoire (soit plus de 13 % des réfugiés) (14) mais, à la fin de l’année, la proportion d’hommes parmi les nouveaux arrivants atteint 21 %, contre 7 % l’année précédente (15). En Autriche, ils compteraient à l’été 2023 pour 14 % des réfugiés (16), 8 % en Pologne (17). Plusieurs centaines de milliers d’hommes en âge de combattre se trouvent donc dans les pays de l’UE ; impossible de savoir combien parmi eux détiennent une autorisation valable de quitter leur pays, ni si elle a été obtenue légalement ; il est toutefois probable que beaucoup ne sont pas en règle avec les autorités militaires, qu’ils soient réfractaires, insoumis ou déserteurs.

Forcer les migrants ukrainiens à rentrer « chez eux » ?

C’est durant l’été 2023, alors que les difficultés et les mauvaises nouvelles s’accumulent, que la question des Ukrainiens de l’étranger commence à agiter les gouvernements et la Rada. Comment obliger ces centaines de milliers d’hommes à rentrer au pays ? Que peuvent faire les alliés de Kiev pour qu’elle récupère ce superbe stock de chair à canon ?
Beaucoup d’idées fusent et de rumeurs circulent, notamment à propos d’une demande de soutien à Interpol – mais cela nécessiterait d’émettre des mandats d’arrêt internationaux par milliers et d’organiser une véritable chasse à l’Ukrainien dans tous les pays. Les autorités de Kiev s’attellent donc à un travail de lobbying auprès de leurs homologues européens.
En avril 2024, la Lituanie et la Pologne annoncent ainsi vouloir faciliter l’expulsion des hommes ukrainiens en âge de combattre réfugiés sur leur territoire(18) ; en septembre, le ministre polonais des Affaires étrangères propose que les pays européens cessent de leur verser des prestations sociales. Varsovie réfléchit par ailleurs à la possibilité d’assurer la formation militaire des Ukrainiens avant de les expulser.
Au fil de l’année, l’idée de durcir les conditions d’accueil des réfugiés ukrainiens masculins, de leur compliquer la vie afin de les inciter au retour, fait toutefois son chemin au sein de pays de l’UE (qui y voient par ailleurs une source d’économie budgétaire). En Hongrie, une loi entrée en vigueur en août 2024 réserve ainsi l’accès aux logements sociaux aux seuls déplacés originaires des zones de combats (et non plus de toute l’Ukraine). En Tchéquie, en septembre, la période durant laquelle les réfugiés ukrainiens peuvent bénéficier d’un hébergement gratuit est réduite à 90 jours. Au même moment, c’est la Norvège qui cesse d’accorder automatiquement l’asile aux Ukrainiens, mesure justifiée par une croissance de la proportion d’hommes en âge de combattre. Vu le petit nombre de réfugiés accueillis, la France paraît moins concernée pourtant, en octobre, en Meurthe-et-Moselle, plusieurs dizaines de réfugiés ukrainiens reçoivent l’injonction de quitter leur logement car la préfecture leur reproche un manque d’intégration (19). Coïncidence ?
On le voit, le traitement préférentiel dont bénéficieraient les Ukrainiens du fait de leur couleur de peau est pour le moins discutable et fluctue en réalité en fonction de facteurs économiques et géopolitiques. Les États européens ne sont d’ailleurs pas tous sur la même longueur d’onde, d’autant qu’il s’agit de ne pas trop ouvertement piétiner les Droits de l’Homme ; expulser de force des migrants afin qu’ils soient directement envoyés au front serait moralement, médiatiquement et juridiquement assez peu défendable. Ainsi, en avril 2024, lorsque dans le cadre de la nouvelle loi sur la conscription les ambassades ukrainiennes suspendent les services consulaires des hommes qui ne sont pas en règle avec l’administration militaire, les transformant de fait en sans-papiers, les autorités allemandes se distinguent ; elles déclarent en effet qu’ils pourront prolonger leur résidence même si la validité de leur passeport expire, à condition qu’ils disposent d’un autre moyen d’identification. Il est vrai que le patronat allemand préférerait que ces hommes, une main-d’œuvre particulièrement qualifiée et réputée, s’installe définitivement, s’intègre à la société en travaillant ce qu’ils sont parait-il trop peu à faire (à peine un quart) ; ce n’est donc pas par philanthropie que le ministère du Travail a budgété plus de six milliards d’euros en 2024 pour financer logements, cours de langues et aides sociales à leur destination (20).
Mais, ici encore, si les hommes réfugiés en Europe ont le choix entre une vie précaire, voire une vie de sans-papiers, et l’incorporation au sein une armée en guerre et en quasi-déroute, que vont-ils majoritairement choisir ?

AIDER LES INSOUMIS ET DÉSERTEURS

« – Que répondriez-vous si quelqu’un vous traitait de lâche ?
– Je n’ai pas de pays, j’ai juste une famille
. »
Anonyme, 2023 (21).

En Ukraine

Les insoumis et déserteurs ukrainiens souhaitant quitter le pays ou obtenir de faux documents ont fréquemment recours, moyennant finance, à des fonctionnaires corrompus ou à des filières clandestines liées au crime organisé. Les cercles familiaux ou amicaux se mobilisent également pour aider ceux qui se cachent, mais cela devient plus complexe lorsqu’il s’agit d’organiser le franchissement clandestin d’une frontière.
On l’a vu plus haut, il se développe en Ukraine de nombreux réseaux d’entraide visant à échapper aux patrouilles d’agents recruteurs (les TCC), mais aussi des boucles Telegram où s’échangent des conseils et tuyaux entre «
 touristes » et autres « cueilleurs de champignons » (22) cherchant à pour fuir l’armée ou le pays. Nous ne disposons pas d’informations concernant l’existence de réseaux à but non lucratif aidant matériellement à fuir le pays ; s’ils existent, ils ne peuvent évidemment pas faire la promotion publique de leurs actions au risque de subir une répression étatique immédiate.

Pour ce qui est de l’entraide, il y a sans doute peu à attendre des milieux militants de gauche d’avant-guerre qui, pour la plupart, ont été emportés dans l’Union sacrée pour la défense de la patrie (ceux l’ayant dénoncée trop ouvertement, ont été rudement traités tels des agents pro-russes) ; c’est notamment le cas des « anciens anarchistes » et autres antifas qui, on l’a vu, soutiennent l’effort de guerre et, dans leurs déclarations, ne montrent qu’hostilité et mépris pour ceux qui conservent des positions anti-guerre (23).
Parmi ceux qui sont restés anarchistes et/ou antimilitaristes ou le sont devenus, on trouve le groupe Assembly de Kharkov qui apporte un soutien pratique aux réfugiés et un soutien « théorique » aux insoumis ; il se présente publiquement ainsi : « 
Assembly est un bulletin d’information en ligne, et si nous pouvons aider les déserteurs d’une manière ou d’une autre, ce ne sera qu’en leur donnant une justification politique à leurs actes, afin qu’ils n’éprouvent pas de remords, mais soient fiers de leur refus de choisir entre servir l’un ou l’autre. […] Nous nous efforçons uniquement de devenir une sorte de noyau idéologique pour ceux qui ne veulent pas se battre (pas seulement les militaires mais aussi les civils), afin que ce ne soit pas seulement une manifestation de leur instinct de conservation, mais une position consciente. Désaccord de tuer et de mourir pour les villas et les yachts des autres » (24). Il est évidemment impossible de revendiquer des actions plus concrètes sans subir les foudres de la justice, d’autant que les groupes de ce type sont particulièrement surveillés par les services ukrainiens.
Il faut également signaler l’existence d’un tout petit groupe, le Mouvement pacifiste ukrainien, membre de l’Internationale des Résistants à la Guerre, qui tente de venir en aide aux objecteurs de conscience réprimés par l’État (25). On peut certes considérer son discours, empreint d’amour, de pacifisme et de non-violence, comme quelque peu naïf, mais son dirigeant, Yurii Sheliazhenko, est depuis plusieurs années harcelé par des militants d’extrême droite et par la Justice pour avoir appelé à un cessez-le-feu et à des pourparlers de paix, propos considérées en Ukraine comme de la propagande pro-Russes… (26) du moins jusqu’à ce que la victoire de Donald Trump soit assurée et réenclenche, dès juillet 2024, de discrets processus de négociation, y compris dans une optique « paix contre territoire » (27).

En Europe occidentale

Des déserteurs ukrainiens dans les pays occidentaux ? En France ?

On ne les voit pas… mais pourtant certaines ONG, des organismes étatiques ou des avocats s’en préoccupent dès les premiers jours de la guerre. L’ONU fait ainsi part « de nombreux signalements de citoyens refoulés par l’armée ukrainienne » aux frontières de pays européens limitrophes et exhorte Kiev à se montrer « compréhensive envers les hommes qui souhaitent quitter l’Ukraine » (28). Dès avril 2022, c’est l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés qui publie sur Internet un rapport de 40 pages intitulé « Ukraine : service militaire et sanctions en cas d’insoumission ou de désertion » (29). En novembre 2022, dans le cadre de la documentation utilisée pour l’étude des dossiers de demandeurs d’asile, l’OFPRA publie à son tour une note intitulée « Ukraine : La mobilisation générale de février 2022 » qui précise les risques encourus par les insoumis et les déserteurs.

On ne les voit pas… pourtant leur existence est une évidence depuis le début de la guerre. Début mai 2022, sans pour autant disposer d’informations de premières mains, nous écrivions d’ailleurs :
« Tous les Ukrainiens n’avaient pas l’air de vouloir s’engager dans l’armée ou la Défense territoriale (DT). Il y a en effet des insoumis et des déserteurs ; certains tentent de se cacher, d’obtenir de faux papiers, de fuir à l’étranger ; ce n’est donc pas pour rien qu’il y a des contrôles à la frontière pour
la sortie des réfugiés. D’autres, prudemment, s’engagent dans leur DT locale, à l’arrière, pour éviter d’être incorporés de force dans une unité qui partirait au combat. Malheureusement pour eux, les livraisons de l’Otan (par exemple des dizaines de milliers de casques et de gilets pare-balles) permettent l’équipement d’un nombre croissant de nouvelles recrues (et de membres de la DT) et leur envoi sur le redouté front de l’Est… de là, mécaniquement, un nombre croissant de réfractaires et peut-être même les premières manifestations contre la conscription obligatoire (à Khoust, dans l’ouest du pays). »

On ne les voit pas… mais Le Monde y consacre pourtant un article dès août 2022 (30).

On ne les voit pas… alors qu’ils sont, de fait, des centaines de milliers en Europe, qu’on les croise dans les bistrots ou dans les transports en commun (donc pas seulement au volant de grosses berlines allemandes).

On ne les voit pas… parce qu’ils n’ont pas intérêt à attirer l’attention alors que l’Ukraine demande à l’UE leur rapatriement.

On ne les voit pas… en milieu militant, ou alors bien peu, ou très tardivement, car on préfère ne pas, car leur existence ne cadre pas avec la morale politique dominante (dans les lieux alternatifs comme à l’Assemblée nationale), car « l’œil ne voit que ce que l’esprit est prêt à comprendre ». Avec le rouleau compresseur médiatique prônant la défense inconditionnelle de l’Ukraine face à la Russie, et décrivant Poutine comme le énième nouvel Hitler, on déplore « l’esprit munichois » (sans trop savoir ce dont il s’agit) et l’on convient qu’il faut se battre pour défendre l’Europe, nos valeurs, notre liberté, notre tranquillité, notre démocratie et tutti quanti, on convient qu’il faut que les Ukrainiens se battent (31).
Si, à partir de l’invasion russe, la presse bourgeoise copie-colle le plus souvent les communiqués du Quai d’Orsay, la presse militante
mainstream met l’accent sur la résistance (forcément) héroïque du « peuple » ukrainien, sur sa prétendue auto-organisation qui serait par essence subversive (32), ou sur ces « libertaires » engagés volontaires dans l’armée. De vénérables organisations anarchistes rédigent ainsi des communiqués antimilitaristes d’un grand classicisme appelant au soutien inconditionnel des seuls insoumis et déserteurs russes, invisibilisant tout bonnement leurs homologues ukrainiens ! En interne cela ne ravit pas tout le monde mais il s’agit de ne pas froisser certains camarades est-européens à la fibre atlantiste. Certains ne s’y laissent pas prendre, notamment en Italie, ou bien parmi les anarchistes individualistes, certains anarchosyndicalistes ou de petits groupes communistes, notamment bordiguistes, qui conservent des positions internationalistes. Or, avec le temps, il devient difficile de se voiler la face. Si progressivement, comme si de rien n’était, les textes du groupe Assembly deviennent la référence pour traiter le sujet, la cruelle réalité est parfois encore écartée au profit de confortables certitudes. Ainsi, lorsque à l’hiver 2023-2024 l’une des dirigeantes de Solidarity Collective, l’organisation ukrainienne qui soutient les militaires « anarchistes », effectue une nouvelle tournée en Europe occidentale afin de récolter des fonds, on trouve encore quelques lieux alternatifs pour l’accueillir, notamment en France, ou des médias militants complaisants pour lui donner la parole.

Mais que faire concrètement ? Il est certes possible de se rapprocher d’une ONG plus ou moins caritative qui vient en aide aux réfugiés ukrainiens comme elle le fait pour d’autres. Pourtant, si généralement les bénévoles militants s’interrogent assez peu sur les motifs qui poussent les migrants à venir en Europe (le goût pour la mobilité et le nomadisme cool n’y est malheureusement pas pour grand chose), il saute ici aux yeux que ces hommes ukrainiens ne sont pas tout à fait de vrais migrants, pas de bons migrants… certains ne comprennent d’ailleurs pas ce que ces jeunes hommes font ici, pourquoi ils ne sont pas dans « leur pays », eux qui ont la chance de pouvoir combattre le totalitarisme. Voilà qui est pour le moins « malaisants ».
Quant aux lieux ou groupes alternatifs ayant prôné le soutien plus ou moins directe à l’armée ukrainienne, il est peu probable qu’un déserteur en quête de secours vienne toquer à leur porte. Le discours que l’on tient publiquement est tout de même une indication de ce que l’on est susceptible de faire, même sans le crier sur les toits (33).
Parmi les exceptions, outre des groupes et publications anarchistes et communistes évoqués plus haut, qui conservent des positions anti-guerre de base, il faut noter le travail de l’Initiative Olga Taratuta. Constitué en France dès février 2022, ce collectif vise à aider les réfugiés et les déserteurs russes, biélorusses et ukrainiens qui fuient la guerre, à apporter un soutien moral, politique et matériel aux anarchistes en Ukraine qui résistent sans abandonner leurs principes de base (en particulier le groupe Assembly)
, à servir de caisse de résonance à la résistance anti-guerre en Russie et en Biélorussie. Il décrit son activité ainsi :

« En un an, notre bilan est très certainement très maigre vu l’ampleur des besoins. Nous avons participé à l’accueil et au soutien de plusieurs familles de réfugiés ukrainiens (aide aux démarches administratives ubuesques, recherche de logements, aide matérielle notamment pour les vêtements, mise à disposition d’un jardin potager partagé…). Nous continuons de venir en assistance – avec d’autres personnes – à des jeunes russes ayant fui la mobilisation. Nous avons essayé de maintenir un travail d’information sur la situation réelle du point de vue la population et de la résistance civile aussi bien en Ukraine qu’en Russie ou Biélorussie, en traduisant des articles directement depuis les langues locales mis en ligne sur notre site internet » (34).

À ceux qui se demandent ce qu’il est possible de faire en Occident, le groupe Assembly de Kharkov avance les propositions suivantes (35) :

soutenir les réfugiés ukrainiens insoumis qui se mobilisent.

faire pression auprès des ambassades et consulats ukrainiens.

médiatiser la question du refus de la guerre.

Dans ce sens, des manifestations ont été organisées en décembre 2024 à Paris, Cologne et Berlin par des réfugiés russes et ukrainiens pour attirer l’attention sur ceux qui refusent de participer à cette guerre.

Le soutien aux déserteurs peut aussi être inclus, de fait, dans des actions beaucoup plus radicales qui visent rien moins que la machine de guerre. Il est vrai que, pour Kiev, le territoire de l’UE-OTAN constitue le véritable arrière du front où, just in time et via une multitude de flux, on stocke et distribue les équipements et les munitions, on répare et on entretient les blindés, on forme les soldats, on les soigne, on effectue du renseignement, etc. Au début de la guerre, en Grèce et en Italie, on a vu des syndicats mener des actions de blocage contre le transport d’équipements de l’OTAN à destination de l’Ukraine (idem en 2024 pour des munitions à destination d’Israël). L’Allemagne a quant à elle connu des sabotages (et des suspicions de sabotage) contre le complexe militaro-industriel souvent avec des revendications écologistes, mais parfois de type révolutionnaire anti-guerre et anti-capitaliste (36). En France le sabotage d’une ligne ferroviaire a eu lieu à Toulouse dans la nuit du 3 au 4 octobre 2024 « contre l’industrie de l’armement et le transport d’armes » et en « solidarité avec tous·te·s les déserteur·se·s, les résistant·e·s à la guerre, et les objecteur·se·s de conscience » (37).
Toutes les guerres sont dégueulasses (38), mais soutenir les déserteurs, tenter le faire, par-delà leur nationalité, ne découle pas (seulement) d’une nécessité morale. Elle relève de grands mots qui paraissent surannés tels qu’internationalisme ou défaitisme révolutionnaire, rien moins que liés à la lutte des classes car « 
les bandits qui sont cause des guerres n’en meurent jamais, on n’tue qu’les innocents », c’est-à-dire principalement les prolétaires. Si pour l’heure il est impossible de connaître la sociologie précise des insoumis et déserteurs ukrainiens, il est évident que lorsque l’argent est le principal moyen pour échapper à la conscription, les prolétaires, outre le fait qu’ils représentent la plus grande part de la population, sont envoyés en masse au front (même si, on l’a vu, la solidarité est possible au sein d’une famille ou entre amis). Les membres des classes moyennes sont eux aussi touchés par le phénomène, toutefois différemment car leurs relations peuvent leur permettre d’éviter la mobilisation (c’est le cas de toute une élite militante patriotique faite d’intellectuels, d’influenceurs, de journalistes ou de membres d’ONG), leur formation les dirige vers des unités moins dangereuses que l’infanterie (cyberguerre, renseignement, médecine) et leurs revenus facilitent le recours à la corruption. Le Figaro évoque par exemple le cas, en octobre 2022, d’un informaticien de 22 ans habitant à Lviv gagnant 4 000 euros par mois, soit dix fois le salaire moyen ukrainien, obligé de rester enfermé chez lui : « Je ne veux pas donner ma vie pour le pays. Mes plans, c’était d’en partir pour voir le monde, pas de mourir ici » (39). Les classes moyennes sont donc probablement surreprésentées parmi ceux qui ont recours à la corruption pour obtenir de fausses exemptions (via l’argent ou les relations), et les prolétaires (et les agriculteurs) le sont parmi les déserteurs car ils n’ont pas trouvé de solution pour échapper à l’incorporation (40).

LE CHAR DE L’ÉTAT DÉRAPERA-T-IL SUR LE SENTIER DE LA GUERRE ?

« Si les haines, les mensonges de guerre, les instincts de la brute lâchée sous le casque et le masque déforment à nouveau le visage humain, il nous appartient de n’y point céder. De ne consentir à aucun aveuglement. De n’avoir en les pires jours que le souci essentiel de sauver ce que tout homme peut sauver par ses propres moyens de l’intelligence, de la dignité, de la vérité, de la solidarité des hommes… D’opposer un calme refus aux abdications de la pensée, aux fureurs fratricides, à la vaste conjuration des profiteurs de catastrophes. Cette ferme décision, si elle ne suffit pas à nous sauver du canon, nous dégage du moins de la complicité avec les seigneurs de la guerre. »
Victor Serge, 1938.

Il s’en est fallu de peu que l’État ukrainien ne s’effondre. C’était en février 2022. Emportée par un grand élan patriotique, une partie de la population a contribué, par une forme d’auto-organisation, à suppléer aux lacunes des institutions. Une béquille de l’État sous des airs de « mobilisation populaire », alors particulièrement vantée par les milieux alternatifs européens (41).
En ce début 2025, l’État ukrainien risque peut-être, pour la deuxième fois, de s’écrouler. L’économie et l’armée du pays sont tenues à bout de bras par les perfusions des États-Unis (à la pérennité incertaine depuis l’élection de Donald Trump) et des membres de l’UE (à bout de souffle) – des partenaires dont il est peu probable qu’ils s’engagent davantage.
À l’heure où nous écrivons ces lignes, le front craque en plusieurs points face aux assauts russes, les unités ukrainiennes abandonnent presque intacts des villages qu’un an auparavant elles auraient défendus rageusement pendant des semaines ou des mois. Le moral est au plus bas, les munitions comme les hommes manquent et même le soutien financier apporté à l’armée par la population est en berne.
Quant à la nouvelle loi sur la conscription d’avril 2024, loin de résoudre la pénurie d’hommes, elle accroît le mécontentement de la population et la conflictualité avec un État qui, depuis 2022, a suspendu le Code du travail, démantelé et privatisé tout ce qui pouvait l’être (42). Même les mouvements sociaux refont leur apparition : à l’automne 2023, ont lieu des manifestations contre les conditions de vie (indemnités, manque de chauffage et d’électricité) et l’incompétence des autorités, en mai 2024 ce sont les chauffeurs routiers qui cessent le travail contre l’intensification de la conscription et, en septembre et octobre, les travailleurs des services d’eau de la région de Lisichansk ou bien encore les livreurs à vélo à Kiev qui débrayent pour des questions salariales (43).
La probabilité que le front s’effondre et que les unités se débandent complètement est certes faible, mais existe. Que se passerait-il alors ? Et si les troupes russes atteignent le Dniepr ? (elles en sont loin) Et si, en relançant une offensive depuis la Biélorussie, elles menacent à nouveau la capitale ?
Du fait des difficultés initiales de l’armée russe, certains fantasmaient en 2022 sur des mutineries entraînant rien moins que la chute de Poutine ; pourtant, si aujourd’hui un État doit être comparé à la Russie de février 1917, du point de vue de la situation militaire et du mécontentement de la population, c’est bien plutôt l’Ukraine. Des prolétaires fuyant en masse le front tout en conservant leurs armes pourraient-ils donc déclencher une insurrection populaire ? Des prolétaires endurcis par le combat ? J.R.R. Tolkien voyait dans la guerre un seul point positif : « 
l’habitude grandissante qu’ont les hommes mécontents de dynamiter les usines et les centrales électriques ; j’espère que cela, maintenant que c’est encouragé comme un acte de « patriotisme », pourra rester une habitude ! » Pourtant, comme il notait avec raison, « cela ne sera aucunement profitable si ce n’est pas universel. » (44)
Donc, davantage qu’un bouleversement révolutionnaire, la situation pourrait beaucoup plus banalement évoluer vers une triste guerre civile. Désormais, si l’État doit s’effondrer, il n’y aura pas de second élan patriotique – car les patriotes sont morts ou fatigués –, l’État apparaît déjà pour ce qu’il est, un adversaire, autoritaire, peu démocratique, violent, corrompu, incompétent, etc. Désormais, en cas de crise, si auto-organisation il y a, elle aura moins l’aspect interclassiste d’avril 2022 mais, surtout, elle se construira, de fait,
contre l’état et sera donc réprimée. Il est d’ailleurs fort probable, c’est classique, que l’État ukrainien garde en réserve dans la banlieue de Kiev des unités susceptibles de rétablir l’ordre dans la capitale (unités dotées d’officiers otano-compatibles, fidèles à l’État mais pas forcément au Président), action que l’armée russe ne contrarierait sans doute pas (45).
Après par exemple la démission plus ou moins volontaire/violente de Zelinsky, l’instauration d’une gouvernement d’unité nationale, davantage inclusif et d’allure plus démocratique, fournirait une intéressante diversion politique pour apaiser le mécontentement populaire. Toutefois, en cas de complète instabilité, seules les forces politiques les plus organisées, disposant d’unités militaires (c’est-à-dire les groupes d’extrême droite où ceux financés par des oligarques) auraient la volonté et les capacités de rétablir l’ordre pour « sauver » l’Ukraine (le voisin polonais n’apprécierait sans doute que modérément la prise du pouvoir par des ultra-nationalistes). Si nécessaire, le déploiement de troupes de l’OTAN sous couvert de « maintien de la paix » ou d’une opération humanitaire pourrait même avoir lieu dans l’ouest du pays. L’irruption d’une Commune de Kiev ou de Lviv est donc peu probable, ses réalisations sociales seraient probablement assez minces et sa durée de vie certainement très réduite.

L’élection de Donald Trump arrive à point nommé pour éviter ce type de scénarios, si du moins il respecte l’une de ses promesses de campagne, celle de mettre fin à la guerre d’Ukraine.
L’accord de paix final comprendra inévitablement des concessions territoriales à la Russie, celles qui auraient pu être obtenues avant la guerre par de simples négociations (à l’image de la séparation entre Tchéquie et Slovaquie en 1992) et qui ont également été envisagées lors des négociations russo-ukrainiennes tenues en Turquie en mars-avril 2022 mais auxquelles les Anglo-saxons ont mis un terme… (46) L’Occident ayant tellement investi en Ukraine et y échafaudant de si vastes projets, il eut été regrettable de céder la région à la sphère économique russe ; au surplus, la guerre promettait de tels bénéfices pour certaines fractions du capitalisme américain qu’il eût été dommage de s’en priver (47). Mais le temps passe et désormais, en particulier pour d’autres fractions, les dividendes de la paix s’annoncent supérieurs à ceux d’une poursuite de la guerre. Le
business as usual doit reprendre et le chantier de la reconstruction être lancé. Le plus probable est que, à plus ou moins brève échéance, un cessez-le-feu soit déclaré et une force d’interposition déployée. Si tordre le bras des Ukrainiens devrait être assez aisé pour président américain, arrêter les Russes, qui sont actuellement dans une dynamique offensive et n’ont toujours pas atteint leurs buts de guerre minimaux, nécessitera sans doute de manier concessions et menaces avec davantage de subtilité, voire de brutalité, avec le risque de dérapage que cela implique (48).

Malgré les avantages procurés à l’Ukraine par l’état d’exception (suspension du Code du travail, interdiction de sortie du pays pour les hommes), la loi martiale devra être levée et un semblant d’état de droit instauré. Le cours quotidien de la lutte des classes pourra reprendre son cours ; sa forme dépendra cependant des conditions de la reconstruction, des « aides » et investissements occidentaux – en 2024, la Banque mondial évaluait à 500 milliards d’euros les besoins du pays pour la prochaine décennie. Dans ce pays ruiné par la guerre, ravagé par la vente à la découpe au profit de firmes anglo-saxonnes, où la paupérisation touche une part croissante de la population, le niveau de la conflictualité sera sans doute élevé, d’autant que la main-d’œuvre sera peu abondante et qu’une partie d’entre elle aura été soumise durant des mois à un intense processus de brutalisation (décrite, à propos de la Première Guerre mondiale, par l’historien George L. Mosse). Les syndicats, déconsidérés par leur collaboration à l’Union sacrée seront sans doute de peu d’efficacité pour apaiser les travailleurs ; l’éviction des figures de la classe dirigeante responsable de ce désastre (sur un mode politique et judiciaire plutôt qu’émeutier) y suffira-t-elle ?
La colère de la population trouvera davantage d’exutoire dans une émigration massive vers l’UE, en particulier en ce qui concerne les hommes des classes moyennes et les ouvriers les mieux formés très prisés par le patronat européen.
Du point de vue démographique, la situation de l’Ukraine est catastrophique, son avenir particulièrement sombre. Sa population, déclinante et vieillissante avant la guerre, subit du fait des combats une véritable saignée (environ 100 000 morts, 400 000 blessés graves et des dizaines de milliers d’amputés (49)). Depuis le début de la guerre, elle aurait perdu 8 millions d’habitants selon le gouvernement et 10 millions selon l’ONU, et serait donc tombée à 35 ou 33 millions d’Ukrainiens. Une hémorragie qui pourrait être sous-estimée et va s’amplifier dès que reviendra la paix ; la plupart des réfugiés installés en Europe ou en Amérique du Nord ne reviendront pas en Ukraine et seront au contraire rejoints par le reste de leur famille. Pour combler le tableau, il faut signaler que le pays a enregistré en 2023 le plus faible nombre de naissances de son histoire ; la fécondité qui est de 1,2 enfants par femme en 2021, tombe à 0,9 en 2022 et à 0,7 en 2023 (50).
Cette pénurie de main-d’œuvre inquiète d’ors et déjà les capitalistes locaux, allemands, anglo-saxons et ou même français (51) qui seront contraints d’importer de très nombreux prolétaires de zones plus pauvres pour reconstruire le pays et faire fonctionner les usines qu’ils y implanteront – les zones rattachées à la Russie seront confrontées au même problème. Le jeu en vaut de toute évidence la chandelle. Larry Fink, PDG de BlackRock, la première puissance financière au monde, l’a confirmé : « 
Ceux qui croient vraiment à un système capitaliste inonderont l’Ukraine avec du capital […]. si l’on veut reconstruire l’Ukraine, cela peut devenir un phare pour le reste du monde de la puissance du capitalisme » (52).

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