III: Les conditions historiques de l'accumulation
Le militarisme a une fonction déterminée dans l'histoire du
capital. Il accompagne toutes les phases historiques de
l'accumulation. Dans ce qu'on appelle la période de l' «
accumulation primitive », c'est-à-dire au début du
capitalisme européen, le militarisme joue un rôle déterminant
dans la conquête du Nouveau Monde et des pays producteurs d'épices,
les Indes ; plus tard, il sert à conquérir les colonies modernes, à
détruire les organisations sociales primitives et à s'emparer de
leurs moyens de production, à introduire par la contrainte les
échanges commerciaux dans des pays dont la structure sociale
s'oppose à l'économie marchande, à transformer de force les
indigènes en prolétaires et à instaurer le travail salarié aux
colonies. Il aide à créer et à élargir les sphères d'intérêts
du capital européen dans les territoires extra-européens. à
extorquer des concessions de chemins de fer dans des pays arriérés
et à faire respecter les droits du capital européen dans les
emprunts internationaux. Enfin, le militarisme est une arme dans la
concurrence des pays capitalistes, en lutte pour le partage des
territoires de civilisation non capitaliste.
Le militarisme a encore une autre fonction importante. D'un point
de vue purement économique, il est pour le capital un moyen
privilégié de réaliser la plus-value, en d'autres termes il est
pour lui un champ d'accumulation. En recherchant quels étaient les
acheteurs des masses de produits recelant la plus-value capitalisée,
nous avons à plusieurs reprises écarté l'État et ses organes.
Nous les avions classés parmi les couches à revenu dérivé, dans
les catégories annexes qui tirent leurs ressources de la plus-value
(et dans une certaine mesure du salaire), et où l'on trouve
également les représentants des professions libérales ainsi que
toutes sortes de parasites de la société actuelle (« roi, prêtre,
professeur, prostituée, mercenaire... »). Mais cette
interprétation repose sur deux hypothèses : à savoir
premièrement que nous supposons, conformément au schéma marxien de
la reproduction, que l'État tire ses impôts uniquement de la
plus-value et du salaire capitaliste ;
et deuxièmement que nous ne considérons l'État et ses organes que
comme des consommateurs. S'il s'agit en effet de la consommation
personnelle des fonctionnaires de l'État (donc du « mercenaire »),
cela signifie qu'une partie de la consommation de la classe ouvrière
est transférée aux parasites de la classe capitaliste, dans la
mesure où ce sont les travailleurs qui y pourvoient.
Supposons un instant que tout l'argent extorqué aux travailleurs
sous forme d'impôts indirects et représentant une diminution de
leur consommation soit employé à payer des traitements aux
fonctionnaires et à ravitailler l'armée. Alors il n'y aura pas de
modification dans la reproduction du capital social total. La section
des moyens de consommation, et par conséquent aussi celle des moyens
de production, restent inchangées, car l'ensemble des besoins de la
société n'a varié ni en qualité ni en quantité. Ce qui a changé,
c'est simplement le rapport de valeur entre v, c'est-à-dire la
marchandise - force de travail, et les produits de la section II,
c'est-à-dire les moyens de subsistance. Ce même v, qui est
l'expression en argent de la force de travail, est échangé
maintenant contre une quantité moindre de moyens de consommation.
Que deviennent les produits restants de la section Il ? Au lieu
d'être consommés par les ouvriers, ils sont distribués aux
fonctionnaires de l'État et à l'armée. A la consommation
des ouvriers se substitue, pour une quantité égale, celle des
organes de l'État capitaliste. Dans des conditions de reproduction
identiques, il y a donc eu transformation dans la répartition
du produit total : une portion des produits destinés autrefois à la
consommation de la classe ouvrière, en équivalent de v, est
désormais allouée à la catégorie annexe de la classe capitaliste
pour sa consommation. Du point de vue de la reproduction sociale,
tout se passe comme si la plus-valeur relative s'était accrue d'une
certaine somme, qui s'ajouterait à la consommation de la classe
capitaliste et de ses parasites. Ainsi l'exploitation brutale de la
classe ouvrière par le mécanisme des impôts indirects, qui servent
à l'entretien de l'appareil de l'État capitaliste, aboutit à une
augmentation de la plus-value, ou plutôt de la partie consommée
de la plus-value ; il faut simplement mentionner que ce partage
supplémentaire entre la plus-value et le capital variable a lieu
après coup, c'est-à-dire une fois l'échange entre le capital et la
force de travail accompli. Mais la consommation des organes de l'État
capitaliste ne contribue en rien à la réalisation de la plus-value
capitalisée, parce que cet accroissement de la plus-value
consommée - même s'il se fait aux dépens de la classe ouvrière -
se produit après coup. Inversement on peut dire : si la classe
ouvrière ne supportait pas la plus grande partie des frais
d'entretien des fonctionnaires de l'État et du « mercenaire », les
capitalistes eux-mêmes en auraient la charge. Une partie
correspondante de la plus-value devrait être directement
assignée à l'entretien des organes de leur domination de classe ;
elle serait prélevée sur leur propre consommation qu'ils
restreindraient d'autant, ou encore, ce qui est plus vraisemblable,
sur la portion de la plus-value destinée à la capitalisation. Ils
ne pourraient pas capitaliser autant, parce qu'ils seraient obligés
de dépenser davantage pour l'entretien direct de leur propre classe.
Les charges de l'entretien de leurs parasites étant rejetées en
grande partie sur la classe ouvrière (et sur les représentants de
la production simple de marchandises : le paysan, l'artisan), les
capitalistes peuvent consacrer une partie plus importante de la
plus-value à la capitalisation. Mais cette opération de transfert
n'implique aucunement la possibilité de la capitalisation, en
d'autres termes elle ne crée aucun marché nouveau qui permette
d'utiliser la plus-value libérée à produire et à réaliser des
marchandises nouvelles. La question change d'aspect si les ressources
concentrées entre les mains de l'État par le système des impôts
sont utilisées à la production des engins de guerre.
Par le système des impôts indirects et des tarifs
protectionnistes, les frais du militarisme sont principalement
supportés par la classe ouvrière et la paysannerie. Il faut
considérer séparément les deux sortes d'impôts. D'un point de vue
économique, les choses se passent de la manière suivante, en ce qui
concerne la classe ouvrière : à moins que les salaires n'augmentent
de manière à compenser l'enchérissement des vivres - or ce n'est
pas le cas actuellement pour la grande niasse de la classe ouvrière,
et même pour la minorité organisée dans les syndicats à cause de
la pression des cartels et des organisations d'employeurs - les
impôts indirects représentent le transfert d'une partie du
pouvoir d'achat de la classe ouvrière à l'État .
Le capital variable, représenté par une certaine somme d'argent,
mobilisera comme auparavant une quantité correspondante de travail
vivant, autrement dit il sert à employer la quantité correspondante
de capital constant à la production et à produire la quantité
correspondante de plus-value. Cette circulation du capital
une fois accomplie, il se fait un partage entre la classe ouvrière
et l'État : une partie de la somme reçue par les ouvriers en
échange de leur force de travail passe à l'État ; autrefois, le
capital s'appropriait tout le capital variable sous sa
forme matérielle comme pouvoir d'achat ; aujourd'hui, la classe
ouvrière ne retient sous forme d'argent qu'une partie du capital
variable, le reste passant à l'État. Cette opération a lieu
invariablement une fois le cycle du capital achevé, entre le capital
et le travail et pour ainsi dire derrière le dos du capital. Elle ne
modifie nullement directement les étapes fondamentales de la
circulation du capital et de la production de la plus-value, et ne
les concerne pas tout d'abord.
Mais elle affecte en réalité les conditions de la reproduction
du capital total. Le transfert d'une partie du pouvoir d'achat de la
classe ouvrière à l'État signifie une réduction correspondante de
la participation de la classe ouvrière à la consommation des moyens
de subsistance. Pour le capital total. cela implique qu'il produira
une quantité moindre de moyens de subsistance pour la classe
ouvrière, à supposer que le capital variable (sous forme d'argent
et comme force de travail) et la quantité de plus-value appropriée
restent constants ; il y aura donc une diminution de la part du
prolétariat dans le produit total de la société. Au cours de
la reproduction du capital total, on produira donc une quantité de
moyens de subsistance inférieure à celle correspondant à la
grandeur de valeur du capital variable, puisqu'il y a eu modification
du rapport de valeur entre le capital variable et la quantité de
moyens de subsistance où il est réalisé : la quantité des impôts
indirects s'exprime par l'enchérissement du prix des
moyens de subsistance, tandis que conformément à notre hypothèse
la force de travail comme valeur argent reste invariable, ou du moins
ne varie pas en proportion de l'enchérissement des moyens de
subsistance. En quel sens se produira la modification des
rapports matériels de reproduction ? Quand on réduit les moyens de
subsistance nécessaires à l'entretien de la force de travail,
on libère par là même une quantité correspondante de capital
constant et de travail vivant. Ce capital constant et ce travail
vivant peuvent être employés à une production différente, s'il y
a pour cette production dans la société une demande effective
.
C'est l'État qui représente cette nouvelle demande, puisqu'il s'est
approprié une partie du pouvoir d'achat de la classe
ouvrière grâce à la législation fiscale. Cette fois cependant
l'État ne demande pas de moyens de subsistance - nous négligeons
ici la demande de moyens de subsistance pour l'entretien des
fonctionnaires de l'État, fournis également par les impôts :
nous en avons déjà tenu compte sous la rubrique des « tierces
personnes » - mais une catégorie spécifique de produits, les
engins de guerre du militarisme, les armements navals ou de terre.
Nous reprenons l'exemple du deuxième schéma marxien de
l'accumulation, afin d'examiner de plus près les transformations de
la reproduction sociale :
I. 5 000 c + 1 000 v + 1 000 pl = 7 000 moyens de
production. II. 1 430 c + 8 285 v + 285 pl = 2 000 moyens de
consommation.
|
Supposons maintenant qu'à la suite des impôts indirects et de
l'enchérissement consécutif des moyens de subsistance, le salaire
réel, c'est-à-dire la consommation de la classe ouvrière. soit
réduit de 100. Les ouvriers reçoivent donc comme auparavant un
salaire en argent de 1000 v + 285 v = 1285 v (en argent), mais pour
cette somme ils ne peuvent acheter des moyens de subsistance que pour
une valeur de 1 185. La somme de 100, correspondant à
l'enchérissement des moyens de subsistance, passe à l'État sous
forme d'impôt. En outre les paysans, etc. lui versent 150 sous forme
de taxe d'armement, il reçoit donc en tout 250. Ces 250 unités
représentent une nouvelle demande, très exactement une demande
d'armements. Cependant nous ne nous occuperons provisoirement
que des 100 unités prélevées sur les salaires ouvriers. Cette
demande d'armements pour une valeur de 100 nécessite la création
d'une branche de production correspondante qui doit avoir un capital
constant de 71.5 et un capital variable de 14,25 en admettant une
composition organique du capital identique, c'est-à-dire moyenne, à
celle du schéma de Marx :
71,5 c + 14,25 v + 14,25 pl = 100 (armements).
|
En outre cette branche de production a besoin de moyens de
production pour une valeur de 71.5 et de moyens de subsistance pour
une valeur d'environ 13 (presque équivalente à la diminution des
salaires réels de 1/13, valable également pour ces ouvriers).
On peut objecter immédiatement que le profit résultant de cette
extension des débouchés n'est qu'apparent, puisque la diminution de
la consommation réelle de la classe ouvrière aura pour conséquence
inévitable un rétrécissement de la production des moyens de
subsistance. Ce rétrécissement prendra, dans la section II, la
forme suivante :
71,5 c + 14,25 v + 14,25 pl = 100.
|
En outre la section des moyens de production devra également
restreindre sa production si bien que, par suite de la réduction de
la consommation de la classe ouvrière, les deux sections
présenteront le tableau suivant :
I. 4949 c + 989,75 v + 989,75 pl = 6 928,5 II. 1358,5 c +
270,75 v + 270,75 pl = 1900.
|
Si maintenant, par l'intermédiaire de l'État, 100 unités
donnent lieu à une production d'armements pour une même valeur
et simultanément stimulent la production des moyens de production,
il semble au premier abord qu'il s'agisse d'une simple
transformation extérieure de la forme matérielle de la
production sociale : on produirait à la place d'une certaine
quantité de moyens de subsistance une quantité équivalente
d'engins de guerre. Le capital n'a fait que gagner d'un côté ce
qu'il a perdu de l'autre. Mais on peut donner une interprétation
différente : ce qu'un grand nombre de capitalistes
produisant des moyens de subsistance pour la masse ouvrière perdent
comme débouchés profite à un petit groupe de grands
industriels de la branche des armements.
Les choses ne se passent ainsi que tant que l'on envisage le
capitaliste individuel. Il importe peu à celui-ci que la production
soit orientée vers telle ou telle branche. Pour le capitaliste
individuel il n'existe pas de sections de la production globale
telles que les établit le schéma. Il n'y a que des marchandises et
des acheteurs ; il est donc tout à fait indifférent au capitaliste
individuel de produire des vivres ou des engins de mort, des
conserves de viande ou des plaques blindées.
Les adversaires du militarisme se réclament souvent de ce point
de vue pour montrer que les armements de guerre comme
investissements économiques pour le capital ne font que faire passer
les profits de certains capitalistes dans la poche des autres
.
D'autre part le capital et son sycophante cherchent à imposer ce
point de vue à la classe ouvrière, essayant de la persuader
que les impôts indirects et la demande de l'État ne font
qu'entraîner une modification de la forme matérielle de la
reproduction ; on substitue à certaines marchandises la production
de croiseurs et de canons qui donnent à l'ouvrier du travail et
du pain autant et même davantage, quelle que soit la branche de
production.
Il suffit de jeter un coup d'œil sur le schéma pour vérifier la
part d'exactitude dans ces affirmations en ce qui concerne les
ouvriers. Supposons, pour simplifier la comparaison, que la
production des engins de guerre emploie exactement autant d'ouvriers
qu'autrefois la production de moyens de subsistance pour les salariés
; nous aurons le résultat suivant : pour un travail accompli
correspondant au salaire de 2 285 v, ils pourront acheter des moyens
de subsistance pour 1 185.
Les conséquences sont différentes du point de vue du capital
total, pour qui les 100 unités prélevées par l'État et
représentant une demande de matériel de guerre constituent un
débouché nouveau. A l'origine, cette somme était du capital
variable, comme telle elle a rempli sa fonction, a été échangée
contre du travail vivant, qui a produit de la plus-value. Par la
suite, elle interrompt la circulation du capital variable, s'en
sépare et réapparaît comme propriété de l'État sous forme d'un
pouvoir d'achat nouveau. En quelque sorte créée à partir de rien,
elle semble constituer un nouveau champ de débouchés. Sans doute la
vente des moyens de subsistance aux ouvriers sera-t-elle d'abord
réduite de 100 unités. Pour le capitaliste individuel, l'ouvrier
est un consommateur et acheteur de marchandises aussi valable que
n'importe quel autre, qu'un capitaliste, que l'État, le paysan «
étranger », etc. N'oublions pas cependant que pour le capital
total, l'entretien de la classe ouvrière n'est qu'un mal nécessaire
et détourne du but véritable de la production, qui est la création
et la réalisation de la plus-value. Si l'on réussit à extorquer la
même quantité de plus-value sans être obligé de fournir à la
force de travail la même quantité de moyens de subsistance,
l'affaire n'en est que plus brillante. C'est comme si le capital
était parvenu, sans enchérissement des moyens de subsistance,
à réduire d'autant les salaires sans diminuer le rendement des
ouvriers. Une réduction constante des salaires entraîne pourtant à
la longue la diminution de la production de moyens de subsistance.
S'il réduit fortement les salaires, le capital se moque de produire
une quantité moindre de moyens de subsistance pour les ouvriers, au
contraire il profite de chaque occasion pour le faire ; de même le
capital pris dans son ensemble n'est pas mécontent si, grâce aux
impôts indirects sans compensation d'augmentation de salaires, la
demande de moyens de subsistance de la classe ouvrière diminue. Sans
doute, quand il y a réduction directe des salaires, le capitaliste
empoche-t-il la différence de capital variable, et celle-ci fait
augmenter la plus-value relative dans le cas où les prix des
marchandises sont restés stables ; maintenant au contraire, cette
différence est encaissée par l'État. Seulement par ailleurs il est
difficile d'obtenir les réductions générales et permanentes de
salaires à n'importe quelle époque, mais en particulier lorsque les
organisations syndicales ont atteint un degré élevé de
développement. Les vœux pieux du capital se heurtent alors à des
barrières sociales et politiques très puissantes. En revanche, la
diminution des salaires réels peut être obtenue rapidement,
aisément et dans tous les domaines par le système des impôts
indirects, et il faut attendre longtemps avant qu'une résistance se
manifeste, celle-ci s'exprime du reste sur le plan politique et n'est
pas suivie de résultat économique immédiat. La restriction
consécutive de la production des moyens de subsistance apparaît
du point de vue du capital total non pas comme une diminution de
la vente, mais comme une économie de frais généraux dans la
production de la plus-value. La production de moyens de
subsistance pour les ouvriers est une condition sine qua non
de la création de la plus-value, c'est-à-dire de la
reproduction de la force de travail vivante ; elle n'est jamais un
moyen de réaliser la plus-value.
Reprenons notre exemple :
I. 5 000 c + 1000 v + 1 000 pl = 7 000 moyens de
production. II. 1430 c + 285 v + 285 pl = 2 000 moyens de
consommation.
|
Au premier abord il semble que la section II produise et réalise
de la plus-value même dans la production des moyens de consommation
pour les ouvriers, ainsi que la section I dans la mesure où elle
produit les moyens de production nécessaires à la production de ces
mêmes moyens de subsistance. Cependant l'illusion se dissipe lorsque
nous considérons le produit social total. Celui-ci se présente
comme suit :
6 430 c + 1 285 v + 1 285 pl = 9 000.
|
Maintenant supposons que la consommation des ouvriers soit
diminuée de 100 unités. La réduction correspondante dans les deux
sections se manifestera dans des modifications de la reproduction,
exprimées par le tableau suivant :
I. 4949 c + 989,75 v + 989,75 pl = 6 928,5. II. 1358,5 c +
270,75 v + 270,75 pl = 1900.
|
Et le produit social global sera :
6 307,5 c + 1 260,5 v + 1 260,5 pl = 8 828,5.
|
On constate au premier coup d'œil une diminution générale du
volume total de la production, et également de la production de la
plus-value. Cette impression n'est valable que tant que nous
envisageons les grandeurs abstraites de valeur dans la composition du
produit total, sans tenir compte de sa composition matérielle. En
examinant les choses de plus près, nous constatons que la réduction
n'affecte que les frais d'entretien de la force de travail.
Dorénavant on produira moins de moyens de subsistance ou de moyens
de production, mais ceux-ci servaient exclusivement à l'entretien
des ouvriers. Il y a moins de capital employé et le produit social
est moindre. Mais le but de la production capitaliste n'est pas
d'employer dans l'absolu le plus de capital possible, mais de créer
la plus grande quantité possible de plus-value. Le capital n'a
diminué que parce que l'entretien des ouvriers exige moins de
capital. Tandis qu'autrefois l'ensemble des frais d'entretien des
ouvriers occupés dans la société était exprimé par 1 285 unités,
aujourd'hui il faut déduire de ces frais d'entretien le déficit
survenu dans le produit global, qui est de 171,5 (9 000 - 8 828,5),
et nous obtenons alors le produit social modifié comme suit :
6 430 c + 1 113,5 v + 1 285 pl = 8 828,5.
|
Le capital constant et la plus-value n'ont pas changé. Seul le
capital variable de la société, le travail payé a diminué. Ou
encore si l'on est surpris que le capital constant n'ait pas changé,
supposons, comme c'est le cas en réalité, une diminution du capital
constant correspondant à la diminution des moyens de subsistance des
ouvriers ; nous obtenons alors un produit social total qui se compose
comme suit :
6 307,5 c + 1 236 v + 1 285 pl = 8 828,5.
|
Dans les deux cas, la plus-value reste inchangée, malgré la
diminution du produit total, car les frais d'entretien des ouvriers,
et seulement ceux-ci, ont diminué.
On peut imaginer les choses comme suit : le produit social total
peut être divisé, d'après sa valeur, en trois parties
proportionnelles représentant exclusivement d'une part le capital
constant global, d'autre part le capital variable global et enfin la
plus-value globale. Tout se passe alors comme si la première portion
de produits ne contenait pas un atome de travail nouvellement ajouté,
et comme si la deuxième et la troisième portion ne contenaient pas
un seul moyen de production. Dans sa forme matérielle, la masse des
produits est le résultat de la période de production dont elle est
issue ; bien que le capital constant comme grandeur de valeur résulte
de périodes de production antérieures et ne soit que transféré
sur de nouveaux produits, on peut donc diviser aussi le nombre global
des ouvriers occupés en trois catégories : ceux qui ne font que
produire le capital total constant de la société, ceux qui ont pour
tâche exclusive de pourvoir à l'entretien de l'ensemble des
ouvriers et enfin ceux qui créent la plus-value entière de la
classe capitaliste.
Si la consommation des ouvriers diminue, il n'y aura de réduction
que dans la seconde catégorie d'ouvriers, dont un certain nombre
seront licenciés. Mais par définition ces ouvriers ne créent pas
de plus-value pour le capital, leur licenciement ne représente donc
pas, du point de vue du capital, une perte mais un profit, puisqu'il
diminue les frais de production de la plus-value.
En revanche, la demande de l'État qui se produit simultanément
présente l'attrait d'une nouvelle sphère de réalisation de la plus
value. Une partie de l'argent, mobilisé dans la circulation du
capital variable, se détache du cycle et constitue comme propriété
de l'État une demande nouvelle. Pratiquement, du point de
vue de la technique fiscale, le processus est évidemment
différent : en fait le montant des impôts indirects est avancé
à l'État par le capital et c'est le consommateur qui le rembourse
au capitaliste au cours de la vente des marchandises ; mais cela ne
change rien à la réalité économique des choses. L'essentiel, du
point de vue économique, est que la somme ayant fonction de capital
variable serve d'abord de véhicule à l'échange entre le capital et
la force de travail ; ensuite au cours de l'échange entre
l'ouvrier comme consommateur et le capitaliste comme vendeur de
marchandises, elle passe des mains de l'ouvrier aux caisses
de l'État sous forme d'impôt. La somme mise en circulation par le
capital ne remplit que de cette manière sa fonction dans l'échange
avec la force de travail, mais ensuite elle commence une carrière
entièrement nouvelle par l'intermédiaire de l'État, comme
pouvoir d'achat nouveau, étranger au capital et à la classe
ouvrière, orienté vers une branche particulière de la production
qui ne sert ni à l'entretien de la classe capitaliste ni à celui de
la classe ouvrière ; ainsi elle offre au capital une occasion
nouvelle à la fois de créer et de réaliser de la plus-value. Nous
constations tout à l'heure que lorsque les impôts indirects sont
utilisés à pourvoir aux salaires des fonctionnaires et à
l'entretien de l'armée, « l'économie » faite sur la
consommation des ouvriers permet de faire peser les frais
de la consommation personnelle des parasites de la classe
capitaliste et des instruments de sa domination sur les ouvriers
plutôt que sur les capitalistes, de les prélever sur le capital
variable plutôt que sur la plus-value et en même temps de libérer
une quantité équivalente de plus-value pour la capitalisation. A
présent nous voyons que les impôts indirects extorqués aux
ouvriers, s'ils sont utilisés à la production de matériel de
guerre, offrent au capital un nouveau champ d'accumulation.
Pratiquement, sur la base du système d'impôts indirects, le
militarisme remplit ces deux fonctions : en abaissant le niveau de
vie de la classe ouvrière, il assure d'une part l'entretien des
organes de la domination capitaliste, l'armée permanente, et d'autre
part il fournit au capital un champ d'accumulation privilégié .
Examinons la deuxième source du pouvoir d'achat de l'État, dans
notre exemple les 150 unités de la somme globale des 250, investies
en armements. Ces 150 se distinguent essentiellement des 100 unités
que nous avons considérées jusqu'à présent. Ces 150 unités ne
sont pas prélevées sur les ouvriers, mais sur la petite
bourgeoisie - artisans et paysans - (nous laissons de côté la
participation relativement minime de la classe capitaliste aux
impôts).
La somme d'argent extorquée à la masse paysanne - que nous
choisissons ici pour représenter la masse des consommateurs non
prolétaires - et transférée à l'État sous forme d'impôts n'est
pas à l'origine avancée par le capital, elle ne se détache pas de
la circulation capitaliste. Dans la main des paysans, cette somme est
l'équivalent de marchandises réalisées, la valeur d'échange de la
production simple de marchandises, l'État bénéficie d'une partie
du pouvoir d'achat des consommateurs non capitalistes, autrement dit
d'un pouvoir d'achat qui de prime abord sert au capital à réaliser
la plus-value à des fins d'accumulation. On peut se demander quelles
transformations économiques découlent pour le capital et
de quel ordre, du transfert du pouvoir d'achat de ces couches non
capitalistes à l'État à des fins militaires. Il semble au premier
abord qu'il s'agisse de transformation dans la forme matérielle de
la reproduction. Le capital produira, au lieu d'une quantité donnée
de moyens de production et de subsistance pour les consommateurs
paysans, du matériel de guerre pour l'État pour une somme
équivalente. En fait la transformation est plus profonde. Surtout
l'État peut mobiliser, grâce au mécanisme des impôts, des sommes
prélevées sur le pouvoir d'achat des consommateurs non capitalistes
plus considérables que celles que ceux-ci auraient dépensées pour
leur propre consommation.
En réalité, c'est le système fiscal moderne qui est dans une
large mesure responsable de l'introduction forcée de l'économie
marchande chez les paysans. La pression fiscale oblige le paysan à
transformer progressivement en marchandises une quantité toujours
plus grande de ses produits, et en même temps le force à acheter
toujours davantage ; elle fait entrer dans la circulation le produit
de l'économie paysanne et contraint les paysans à devenir acheteurs
de marchandises capitalistes. Enfin, si nous considérons toujours la
production paysanne de marchandises, le système de taxation prive
l'économie paysanne d'un pouvoir d'achat bien supérieur à celui
qui eût été mis en jeu réellement. Les sommes que les paysans ou
les classes moyennes auraient économisées pour les placer dans les
caisses d'épargne et dans les banques, attendant d'être investies,
sont à présent disponibles dans les caisses de l'État et
constituent l'objet d'une demande, et offrent des possibilités
d'investissement pour le capital. En outre, la multiplicité et
l'éparpillement des demandes minimes de diverses catégories de
marchandises, qui ne coïncident pas dans le temps et peuvent être
satisfaites par la production marchande simple, qui n'intéressent
donc pas l'accumulation capitaliste, font place à une demande
concentrée et homogène de l'État. La satisfaction d'une telle
demande implique l'existence d'une grande industrie développée à
un très haut niveau, donc des conditions très favorables à la
production de la plus-value et à l'accumulation. De plus, le pouvoir
d'achat des énormes masses de consommateurs, concentré sous la
forme de commandes de matériel de guerre faites par l'État,
sera soustrait à l'arbitraire, aux oscillations subjectives de la
consommation individuelle ; l'industrie des armements sera douée
d'une régularité presque automatique, d'une croissance rythmique.
C'est le capital lui-même qui contrôle ce mouvement automatique
et rythmique de la production pour le militarisme, grâce à
l'appareil de la législation parlementaire et à la presse, qui a
pour tâche de faire l'opinion publique. C'est pourquoi ce champ
spécifique de l'accumulation capitaliste semble au premier
abord être doué d'une capacité d'expansion illimitée. Tandis que
toute extension des débouchés et des bases d'opération du capital
est liée dans une large mesure à des facteurs historiques, sociaux
et politiques indépendants de la volonté du capital, la production
pour le militarisme constitue un domaine dont l'élargissement
régulier et par bonds paraît dépendre en première ligne de la
volonté du capital lui-même.
Les nécessités historiques de la concurrence toujours plus
acharnée du capital en quête de nouvelles régions d'accumulation
dans le monde se transforme ainsi, pour le capital lui-même, en un
champ d'accumulation privilégié. Le capital use toujours plus
énergiquement du militarisme pour s'assimiler, par le moyen du
colonialisme et de la politique mondiale, les moyens de production et
les forces de travail des pays ou des couches non capitalistes. En
même temps, dans les pays capitalistes, ce même militarisme
travaille à priver toujours davantage les couches non capitalistes,
c'est-à-dire les représentants de la production marchande simple
ainsi que la classe ouvrière, d'une partie de leur pouvoir d'achat ;
il dépouille progressivement les premiers de leur force productive
et restreint le niveau de vie des seconds, pour accélérer
puissamment l'accumulation aux dépens de ces deux couches sociales.
Cependant, à un certain degré de développement, les conditions de
l'accumulation se transforment en conditions de l'effondrement
du capital.
Plus s'accroît la violence avec laquelle à l'intérieur et à
l'extérieur le capital anéantit les couches non capitalistes
et avilit les conditions d'existence de toutes les classes
laborieuses, plus l'histoire quotidienne de l'accumulation dans le
monde se transforme en une série de catastrophes et de convulsions,
qui, se joignant aux crises économiques périodiques finiront par
rendre impossible la continuation de l'accumulation et par
dresser la classe ouvrière internationale contre la domination du
capital avant même que celui-ci n'ait atteint économiquement les
dernières limites objectives de son développement.
Le capitalisme est la première forme économique douée d'une
force de propagande ; il tend à se répandre sur le globe et à
détruire toutes les autres formes économiques, n'en
supportant aucune autre à côté de lui. Et pourtant il est en même
temps la première forme économique incapable de subsister seule, à
l'aide de son seul milieu et de son soi nourricier. Ayant tendance à
devenir une forme mondiale, il se brise à sa propre incapacité
d'être cette forme mondiale de la production. Il offre l'exemple
d'une contradiction historique vivante ; son mouvement d'accumulation
est à la fois l'expression, la solution progressive et
l'intensification de cette contradiction. A un certain degré de
développement, cette contradiction ne peut être résolue que par
l'application des principes du socialisme, c'est-à-dire par une
forme économique qui est par définition une forme mondiale, un
système harmonieux en lui-même, fondé non sur l'accumulation mais
sur la satisfaction des besoins de l'humanité travailleuse et donc
sur l'épanouissement de toutes les forces productives de la terre.
Rosa Luxemburg
Notes