Les crypto-monnaies: une analyse marxiste du Bitcoin
Controverses – Mai 2018 – n° 5
Introduction
A la fin du mois de décembre 2017, le Bitcoin, la plus connue des crypto-monnaies, perd quasiment la moitié de sa valeur en dollars. Alors que celui-ci s’échangeait contre près de 20’000$ pour une unité à la suite d’une progression fulgurante, il dégringole en quelques jours aux alentours de 13’000$. Au moment où nous écrivons cet article, mi-mai 2018, 1 Bitcoin s’échange contre un peu moins de 8’500$. C’est bien moins qu’à la mi-décembre mais sept fois plus qu’un an auparavant. Le Bitcoin s’échangeait alors contre à peine plus de 1’200$. Le volume de transactions effectuées est aussi impressionnant, dépassant les 700’000 Bitcoins pour une valeur de près de 6 milliards de dollars. A côté de son avatar le plus connu, existent 1600 autres devises cryptographiques en circulation. Leurs prix en dollars est le plus souvent dérisoire bien que certains concurrents comme l’Ethereum ou le Litecoin prennent de l’importance.
Le cours du Bitcoin se caractérise par ses envols et ses effondrements. Cependant, sur le long terme, la progression de la valeur de la monnaie cryptographique paraît inexorable. Comment expliquer la nature et la valeur de ces entités numériques ?
Tantôt rapprochées de l’or, tantôt considérées plutôt comme des arnaques volatiles dépourvues de valeur, elles font rarement l’objet d’une analyse matérialiste qui prenne en considération ses conditions de production. Pourtant, nous montrerons qu’une telle analyse s’avère fructueuse pour comprendre la nature des unités cryptographiques. C’est donc à comprendre ce que sont les crypto-monnaies, dans une perspective marxiste, que s’attache cette contribution. Ceci nous conduira à envisager ces entités, moins à la façon de monnaies que comme des marchandises possédant une valeur d’usage et une valeur d’échange, et à mettre en évidence les conséquences de cette vision. Ce faisant, nous poserons un regard critique sur ce phénomène récent qui, lors-qu’il n’est pas d’emblée mis au rebut en raison de son caractère monétaire, est parfois envisagés par les marxistes comme un dispositif technique pouvant être utile dans une société future.
Une monnaie cryptographique et
un système de paiement décentralisé
Bien que nous ayons signalé l’existence de (très) nombreuses devises, nous nous intéresserons ici principalement au Bitcoin. C’est en réaction à la crise de 2008, et à la gestion de cette crise par les banques, que Satoshi Nakamoto1 publie le code open-source d’une monnaie cryptographique et d’un système de paiement décentralisé construit sur un ré-seau peer-to-peer (P2P). L’objectif est de proposer une monnaie non inflationniste qui ne soit pas émise sur le mode de la planche à billets ainsi qu’un système de paiement pouvant se passer des intermédiaires bancaires. En effet, le Bitcoin se caractérise, entre autres, par une émission totale de 21 millions d’unités définies par un algorithme, au-delà desquelles aucune unité supplémentaire ne pourra être crée. Il se caractérise aussi par un fonctionnement basé sur la cryptographie et sur l’utilisation d’une technologie appelée blockchain pour authentifier, valider et sécuriser les transactions. Concrètement, cela signifie que chaque possesseur de Bitcoins possède une clé de chiffrement unique pour signer ses transactions et que tous les utilisateurs, connectés via un réseau P2P, possèdent (en théorie du moins2) la liste de toutes les transactions qu’ils contribuent à valider et à sécuriser.
Rareté et sécurité
Pour les adeptes du Bitcoin, ces caractéristiques sont au fondement de la valeur de la monnaie. Si la métaphore de l’or, comme nous le verrons, ne s’y arrête pas, le contrôle et la limitation imposés à la création d’unités sont régulièrement présentés comme une garantie de sa valeur. A la façon de l’or, dont la quantité est naturellement limitée, l’algorithme imposerait une rareté. Celle-ci, bien qu’artificielle, ne pourrait être contournée, sauf en modifiant radicalement l’algorithme, un procédé qui ferait alors perdre toute la confiance placée dans le système dont l’objectif est justement, par sa gestion algorithmique, de se passer de l’arbitraire humain.
La technologie de la blockchain, ensuite, rend impossible la falsification d’une transaction ou l’imposition d’une transaction erronée. Ceci ne pourrait se faire qu’en possédant plus de la moitié de la puissance du réseau, une attaque ‘théorique’ réputée impossible en pratique. De ce fait, le Bitcoin s’impose comme une technologie décentralisée, sans intermédiaires bancaires ou étatiques, mais extrêmement sécurisée. L’utilisation de la cryptographie, permet, en outre, de réaliser des transactions dans un certain anonymat (ou plutôt un pseudo-anonymat3).
La valeur d’une devise peut-elle provenir de sa rare-té et/ou de la confiance placée dans sa sécurité et dans ses procédés algorithmiques et cryptographiques ? Certains éléments (qui n’ont pas la prétention d’être exhaustifs) mettent en doute cette hypothèse. Tout d’abord, la rareté imposée par l’algorithme n’existe pas pour toutes les crypto-monnaies. L’Ethereum, par exemple, concurrent important du Bitcoin, n’en a pas. Deuxièmement, l’attaque ‘théorique’ dite des « 51 % » pourrait en réalité être envisageable. Comme nous le verrons plus loin, le fonctionnement de la blockchain devenant extrêmement énergivore, il conduit les ‘mineurs’ qui lui consacrent leurs ressources à se regrouper dans de gigantesques pools concentrant une importante quantité de puissance de calcul en un point du réseau, appartenant au même groupe d’individus, et pouvant devenir une cible pour des hackers4. Bien qu’elles n’appartiennent pas toutes aux mêmes personnes, les mines chinoises représenteraient ainsi près de 50 % de la puissance de calcul5. Si une attaque des 51 % est toujours peu probable, car peu souhaitable pour un individu isolé ou un groupe (elle aurait un coût énergétique phénoménal et conduirait le système à s’écrouler en rendant inutiles, du même coup, les Bitcoins pillés), elle pourrait avoir du sens pour un État ayant la capacité de financer une telle attaque afin d’éradiquer un système monétaire parallèle incontrôlable. Troisièmement, les procédés algorithmiques déterminant l’émission de monnaie et sensés se passer de toute intervention humaine peuvent être l’objet de réformes. Ainsi, la communauté de l’Ethereum a récemment décidé de changer le procédé de sécurisation et de validation des transactions de sa blockchain (passant du système dit de la ‘preuve de travail’ à celui de la ‘preuve d’enjeu’).
Le fonctionnement de la blockchain : procès de production des crypto-monnaies
Comment les crypto-monnaies peuvent-elles avoir une valeur lorsque l’algorithme n’impose pas une rareté artificielle ? Si leur sécurité n’est pas infaillible ? Ou si des décisions humaines peuvent être réintroduites là où le système est supposé en être débarrassé ? Pour répondre à ces questions, il est nécessaire d’envisager la production des unités de monnaie cryptographique avec une approche marxiste. Celle-ci nécessite de comprendre le fonctionnement de la blockchain.
La blockchain, littéralement ‘chaîne de blocs’, consiste en une liste des transactions effectuées, inscrites à l’intérieur de ‘blocs’ successifs. Dans un système décentralisé où tous les utilisateurs possèdent la liste de l’ensemble des transactions, on pourrait imaginer qu’il soit facile de falsifier l’une d’elle. Pour parer à cette possibilité, l’ajout de blocs à la block-chain se fait en fonction de procédures spécifiques.
Lorsqu’une transaction en Bitcoins est effectuée, elle est diffusée à tous les nœuds du réseau, c’est-à-dire à tous les personnes détenant une copie de la blockchain, et ajoutée à une liste de transactions en attente. Pour être validée au sein d’un nouveau bloc, avec les autres transactions de cette liste, un identifiant doit être trouvé pour ce nouveau bloc. Cet identifiant consiste en un « hachage », une fonction mathématique transformant une chaîne de caractères de longueur variable en une chaîne de caractères de longueur donnée. Dans le cas du Bitcoin, il s’agit des transactions en attentes, de l’identifiant du bloc précédent, ainsi qu’un chiffre appelé « nonce » devant être ajouté au hasard au calcul. Un hachage n’est pas une fonction mathématique compliquée, mais celui qui est supposé devenir l’identifiant d’un nouveau bloc de transactions de la blockchain doit satis-faire à certaines contraintes posées par l’algorithme du Bitcoin6. Comme il n’est pas possible d’anticiper le résultat de cette fonction mathématique (le moindre changement dans la chaîne de caractère à l’entrée produit un résultat totalement différent), il en résulte la nécessité d’essayer une quantité de nonces différents. Du fait de l’intégration du bloc précédent dans le calcul du nouveau bloc, le procédé rend également impossible toute modification sur un bloc déjà existant : un seul changement de caractère sur un bloc rendant obsolète tous les identifiants des blocs suivants.
Une fois un identifiant pour le nouveau bloc découvert, celui-ci est ajouté à la blockchain. Le(s) propriétaire(s) de(s) ordinateur(s) dont la puissance de calcul a été mise à profit pour découvrir le nonce respectant les contraintes de l’algorithme sont alors récompensés … en Bitcoins. C’est ce qui conduit à faire l’analogie entre le travail de validation et de sécurisation des transactions avec celui du chercheur d’or et à qualifier les individus contribuant à la blockchain de ‘mineurs’.
Actuellement, tandis que la limite des 21 millions de Bitcoins n’est pas encore atteinte, la rémunération des mineurs prend la forme de nouvelles unités créées et injectées dans le système. Le système de validation et de sécurisation des transactions est donc également le système d’émission de la monnaie. En outre, contrôlée par l’algorithme, la récompense des mineurs – et de se fait l’augmentation de la masse monétaire – est étroitement contrôlée pour décroître au fil du temps (de moitié tous les 210 000 blocs) jusqu’à sa limite finale. Ce processus peut s’évaluer dans le temps puisque l’algorithme détermine aussi un temps moyen nécessaire à la validation d’un bloc (et ainsi, le temps nécessaire pour les mineurs pour trouver un nonce valide). L’algorithme impose donc ses contraintes au calcul en fonction des performances des ordinateurs dédiés au travail de minage de façon à conserver cette latence entre la validation de deux blocs7.
Ce dernier aspect est important pour comprendre l’énergie phénoménale actuellement nécessaire à faire fonctionner le système du Bitcoin. Plus le maté-riel informatique utilisé par les mineurs devient performant, plus le calcul à réaliser (la difficulté posée à la fonction de hachage) devient complexe. De ce fait, alors qu’en 2009, il était possible de miner avec le processeur de son ordinateur (CPU), les hardware utilisés aujourd’hui (ASIC) sont spéciale-ment conçus pour miner. Ces matériels, très chers (plusieurs centaines, voire milliers, d’euros) et très performants, sont aussi très gourmands en électrici-té. Ce coût de production considérable conduit les mineurs à se regrouper en pools (ou ‘fermes de mi-nage’) uniquement dédiés à cette activité. Cette évo-lution est remarquable : là où certains voient encore une curiosité à laquelle s’essaient quelques geeks ou crypto-anarchistes, nous trouvons une réalité au caractère industriel.
Des marchandises numériques crypto-graphiques plutôt que des monnaies
Grâce à la technologie de la blockchain, le procédé de validation et de sécurisation des transactions est également le processus de production au cours duquel les nouveaux Bitcoin sont créés. Pour certains auteurs se revendiquant des idées de Marx, ceci conduit à penser les unités produites comme des marchandises et l’activité de minage comme un processus leur conférant de la valeur.
Valeur d’usage et valeur d’échange
Pour Velasco et Medina, dans leur essai intitulé The Social Nature Of Cryptocurrencies Or : What Would Marx Say About Bitcoin8, les Bitcoins sont compris comme des marchandises possédant une valeur d’usage et une valeur d’échange.
D’une valeur d’ ‘usage’ d’abord. Bien que l’usage principal du Bitcoin soit supposé être celui d’un moyen de paiement, cet usage se présente selon des modalités spécifiques. Les occasions de payer en Bit-coin sont devenues de plus en plus nombreuses mais beaucoup de détenteurs de cette crypto-monnaie se contentent de la thésauriser ou de la réserver à des circonstances spéciales : réaliser des transactions internationales, anonymes (ou pseudo-anonymes), moins coûteuses en frais de transaction que celles médiées par les banques et les États ou échappant à leur contrôle. Des usages dont le caractère monétaire est moins immédiat peuvent aussi être envisagés (par exemple, le goût du jeu et du frisson avec l’investissement dans un produit risqué, l’acquisition d’unités cryptographiques à des fins de curiosité ou leur utilisation pour acquérir des illustrations à col-lectionner9). La valeur d’usage, pouvant varier d’un individu à un autre, se présente comme une valeur subjective, extrinsèque, des unités cryptographiques.
D’une valeur d’échange (ou ‘valeur’) ensuite. Au cours du procès de production des crypto-monnaies, une quantité de travail humain abstrait est con-sommée. Bien que les unités cryptographiques n’aient pas une matérialité physique, elles incorporent du travail abstrait contenu dans les moyens de production et les matières premières nécessaires à leur production (ici les hardware ASIC et l’énergie qu’ils consomment). En outre, Velasco et Medina signalent qu’une valeur est également ajoutée au cours de l’opération. Puisque les machines ne peuvent, selon Marx, créer elles-mêmes de la valeur, cela signifie que du travail humain est aussi directement consommé. On peut penser ici à la maintenance des installations. Celle-ci existe déjà lorsqu’un individu mine avec le processeur de son ordinateur mais elle est plus visible encore dans les fermes de minages où plusieurs dizaines de salariés sont employés pour maintenir les installations10. La valeur (d’échange), mesurée en quantité de travail nécessaire à la production des crypto-monnaies, se présente comme une valeur objective, intrinsèque, de celles-ci.
Pour Velasco et Medina, la mise en dialogue entre les deux sortes de valeur, subjective (valeur d’usage), et objective (valeur), permet de comprendre à la fois l’existence d’une valeur réelle des crypto-monnaies et leur extrême volatilité. En raison du travail créateur de valeur intervenant au cours du procès de production, elles ont une valeur objective ne dépendant pas du seul jeu entre l’offre et la demande. Cependant, elles ont également une valeur subjective. En fonction de l’usage qui peut en être fait, l’intérêt pour l’achat de crypto-monnaies sera plus ou moins im-portant, impactant sur son prix. Ceci signifie égale-ment qu’il peut exister des situations où, bien qu’elles aient une valeur objective exprimée en temps de travail abstrait, cette dernière peut ne pas être réalisée dans l’échange faute de trouver une valeur d’usage pour quiconque.
Une production capitaliste de marchandises monnaies
Chaque unité de monnaie cryptographique, bien que de nature numérique, impalpable physiquement, constitue donc un produit incorporant du temps de travail humain objectivé, de façon directe créatrice de valeur (par la maintenance des hardware) ou in-directe (dans le coût de production des machines et de l’énergie nécessaire au minage). A ce titre, elle se présente comme une marchandise semblable aux autres marchandises, pourvue d’une valeur d’usage et d’une valeur d’échange, et issue d’un procès de production au cours duquel une valeur est ajoutée. Or, ceci signifie que dans l’activité de production, une plus-value peut être réalisée. C’est important puisque cela a pour conséquence un intérêt à engager le procès de production, non pour contribuer au fonctionnement du système (validation et sécurisation des transactions), mais pour obtenir un profit.
Marx, dans le Capital, décrit deux logiques en fonction desquelles les marchandises s’échangent contre de la monnaie et les monnaies contre des marchandises. Le premier cas, qui peut être représenté par le schéma « M – A – M » (Marchandise – Argent – Marchandise)11 décrit le procédé par lequel une marchandise (Marx prend l’exemple d’une toile) est échangée contre de l’argent, qui, par la suite, est échangé contre une autre marchandise. La finalité du mouvement abouti à l’échange d’une marchandise contre une autre, l’argent n’étant alors qu’un équivalent général le rendant possible.
Cependant, Marx note l’existence d’un autre mou-vement logique qui peut être schématisé par la for-mule « A – M – A » (Argent – Marchandise – Argent)12. Ici, l’argent est la substance de départ aussi bien que l’expression finale du mouvement. Or, si échanger une marchandise contre une autre ayant la même valeur a du sens – les valeurs d’usages n’étant pas les mêmes – échanger de l’argent contre de l’argent n’a de sens que si la quantité d’argent finale est plus grande que celle de départ. C’est ce qui con-duit Marx à explorer les conditions dans lesquelles cela est possible alors que les métamorphoses réciproques de la marchandise en argent et de l’argent en marchandise sont, à chaque fois, supposées être opérées selon des équivalences. Ceci le conduisant à mettre en évidence le procédé par lequel le capitaliste ne paie le travailleur que pour une part du travail fourni à un prix déterminé par ce qui lui est nécessaire pour subsister (temps de travail sociale-ment nécessaire).
Là où le Bitcoin, l’Ethereum ou d’autres monnaies cryptographiques se présentent comme des systèmes de paiement, sensés permettre les échanges, nous découvrons dans les faits un produit pour la fabrica-tion duquel de la monnaie, non cryptographique cette fois, est investie (matériel hardware, électricité, entretien – et donc des salaires lorsque l’activité s’industrialise) afin de créer une marchandise valant plus que l’argent investi… et pouvant donc être ré-échangée contre de la monnaie non-cryptographique en réalisant un profit. Dès lors, les mineurs sont moins les garants d’une nouvelle utopie que des capitalistes engageant leur capital dans le processus de fabrication d’une marchandise afin de le faire fructifier. Bien sûr, ceci conduit à la mise en commun de ressources devenues très chères et consommatrices en énergie mais également à délocaliser cette production là où la marge réalisée est la meilleure : ainsi dans des pays comme la Chine où la main d’oeuvre, mais surtout l’électricité, est peu coûteuse. L’affaire peut être lucrative : d’après un reportage réalisé par Motherboard, 6 mines détenues par un groupe de 4 ingénieurs dans le nord-est de la Chine généreraient plus de 1,3 million d’euros chaque mois.
Crypto-monnaies et blockchains, des germes pour la société future ?
Lorsque les marxistes s’intéressent aux crypto-monnaies et à la blockchain, il est frappant de constater la polarisation des conclusions auxquelles parviennent les auteurs. Le plus souvent, la monnaie cryptographique et la blockchain sont rejetées sans condition comme de nouvelles réformes monétaires capitalistes et de nouveaux outils de domination économique13.
Dans d’autres cas, elles sont valorisées comme des technologies utiles pour une société future. L’étude de Velasco et Medina14, que nous avons citée, est emblématique puisque, malgré le potentiel critique sous-jacent à leur compréhension des monnaies cryptographiques en qualité de marchandises, leur travail est un plaidoyer encourageant ... à miner du Litecoin. De manière moins surprenante, d’autres auteurs rejettent la dimension monétaire du système mais considèrent la technologie de la blockchain comme une invention utile pour une société socia-liste ou communiste. Ainsi, Huckle et White15 propo-sent d’employer la blockchain pour inscrire la circu-lation de ‘bons de travail’ et donc de permettre la gestion d’échanges d’heures de travail. Pour Victor16, c’est la production entre pairs (P2P production) de la blockchain qui constitue le germe d’un nouveau mode de production, coexistant encore avec le capita-lisme mais destiné à s’y substituer.
Sauf à épouser une certaine vision marxiste déterministe faisant correspondre un dispositif technique à un mode de production économique, une technologie n’engendre pas nécessairement des façons spécifiques d’organiser le travail et la production. Elle peut donc s’avérer efficiente aussi bien dans une société capitaliste que dans une société communiste. Néanmoins, sans disqualifier les potentialités permises par la blockchain par la seule accusation de ses usages monétaires et capitalistes – certains usages non-monétaire sont déjà à l’ordre du jour17 – il est important de souligner certains problèmes.
Des limites écologiques
Les problèmes sont d’abord d’ordre écologique. L’activité de minage, est, nous l’avons souligné, gourmande en énergie. Actuellement, la consommation électrique globale de Bitcoin serait égale à la celle du Maroc et une transaction réalisée dans cette crypto-monnaie consommerait autant qu’un foyer américain pendant une journée et demi18. Bien sûr, le système de gestion de transactions monétaires en argent non-cryptographique a aussi son coût énergétique. Cependant il paraît bien moins important. Considérant que les nombres d’habitants du Maroc et d’utilisateurs de Bitcoin sont comparables, le fait que certains utilisent autant d’énergie pour faire fonctionner un système de paiement que d’autres pour effectuer l’ensemble de leurs activités quotidiennes (dont réaliser des paiements avec leurs cartes bancaires), montre bien que l’énergie requise pour faire fonctionner ce système est bien trop importante par rapport à l’usage qu’il permet19.
Si cette grande consommation est d’autant plus scandaleuse dans un contexte où le minage de mon-naies cryptographiques se présente, non comme une contribution au fonctionnement d’un système servant un bien commun, mais comme un procès de production capitaliste permettant à certains individus de réaliser des profits, elle est généralement problématique. Bien qu’il existe des alternatives moins énergivores (la ‘preuve d’enjeu’, par exemple, ou des systèmes où la difficulté des calculs est adap-tée au matériel des mineurs, rendant inutile une course à la puissance20), on peut se demander quel est l’avenir d’un système de gestion et d’échanges de biens (ou d’heures de travail) qui nécessite une éner-gie électrique croissante pour fonctionner sur une planète où les ressources seraient déjà insuffisantes si toutes les populations devaient y avoir accès de la même façon que dans les pays développés. En outre, la blockchain doit aussi être stockée (rappelons qu’après un peu moins de 10 ans d’existence, celle du Bitcoin pèse déjà plus d’une centaine de gigaoctets pour un nombre d'utilisateurs estimé entre 13 et 30 millions qui était bien moindre encore au lancement de la crypto-monnaie21) et nécessite donc la production d’infrastructures matérielles destinées à cet effet. Or, la production de telles infrastructures n’est pas sans coûts en termes d’énergie et de ressources.
Quelles que soient les améliorations possibles, les ressources énergétiques et matérielles nécessaires au fonctionnement d’une blockchain ne peuvent que croître dans le temps. Quid si la blockchain doit de-venir, de surcroît, non seulement un moyen de ges-tion d’échanges de biens ou de quantités d’heures de travail, mais aussi une technologie assurant le fonc-tionnement de plusieurs autres usages au sein de la société ?
Blockchain sans monnaie et fonctionnement en P2P : des contradictions structurelles
Même s’il est possible que le Bitcoin (ou même ses concurrents) soient actuellement des dispositifs à l’essai devant être optimisés22 (avec tout le problème que pose une version d’essai qui consommerait au-tant que le Maroc23), le fonctionnement décentralisé de la blockchain pose encore d’autres problèmes.
Au cours du processus de maintenance de la block-chain, une valeur est créée. Celle-ci se traduit par la mise en circulation de nouvelles unités qui sont alors octroyées aux mineurs en guise de rémunération. Or, cette logique nous paraît entrer en contradiction avec l’hypothétique suppression des usages moné-taires du système. Actuellement, de nombreuses applications aux usages non-monétaires fonctionnent déjà sur des blockchains. Celle de l'Ethereum permet par exemple des activités de microblogging24, de cloud computing25 et de jeu26, etc.). Néanmoins, mal-gré ce caractère non-monétaire, le support sur lequel elles fonctionnent a, quant à lui, une réalité moné-taire bien tangible puisqu’il est maintenu par des utilisateurs rémunérés en Ether.
Dans un contexte où ceux qui se partagent la charge du fonctionnement du système sont rémunérés, la production en P2P est affectée. A la différence d’internautes partageant des fichiers via le protocole BitTorrent ou d’administrateurs d’instances Masto-don ou Peertube engageant de leurs ressources pour constituer un nœud d’un réseau duquel ils retirent un usage personnel27 (échange de fichiers, communication avec d’autres utilisateurs, mise en ligne et visualisation de vidéos, reconnaissance sociale), les utilisateurs qui contribuent à la maintenance de la blockchain retirent un profit de leur implication dans la gestion de celle-ci. Cette différence est fondamentale puisque cette seconde modalité de production en P2P engage structurellement une utilisation capitaliste du dispositif où l’objectif premier n’est pas (plus) de contribuer avec d’autres à faire fonctionner un système pour la collectivité mais d’obtenir un gain pour le travail et les coûts maté-riels engagés – gain qui peut alors être réinvesti dans le processus pour obtenir un gain plus grand encore.
Même si la technologie de la blockchain ne résulte ni n'engendre un mode de production déterminé, les choix qui ont présidé à la mise en place de son algorithme sont profondément imprégnés de la logique capitaliste. Loin d’être un germe de la société future entrant en contradiction avec le système économique actuel, elle en épouse la logique de fonctionnement et ne pourra éventuellement y trouver une place qu’après avoir fait l’objet d’une collectivisation comme les autres moyens de production. Mais, sépa-rée de sa logique monétaire, représentera-t-elle alors encore une valeur d’usage ?
La blockchain étant in fine une liste d’expressions textuelles (en lettres ou en chiffres), on peut se de-mander si, en dehors des problèmes écologiques qu’elle pose, elle est bien la meilleure solution face
aux problèmes qu’elle prétend résoudre. Ainsi, Kai Stinchcombe s’interroge devant la prétention à con-sidérer qu’une gestion algorithmique est plus sécuri-sée que celle garantie par un intermédiaire bancaire ou institutionnel. Bien peu de personnes auraient en effet la capacité de pratiquer un audit des applications logicielles pour chaque activité inscrite dans la blockchain (par exemple, vérifier si un smart contract permettant d’acheter un objet n’est pas une arnaque, ne contient pas d’erreur ou si un vote en ligne n’a pas été corrompu). Pour la majorité, placer une confiance dans la blockchain reviendrait à placer sa confiance dans les banques et l’État… avec moins de garantie puisqu’aucune autorité ni aucune loi n’assurerait un cadre et ne s’appliquerait en cas de litige28. Si ces intermédiaires prendront d’autres formes dans la société future, doivent-ils néanmoins adopter celle de la blockchain, troquant le contrôle de l’oligarchie actuelle contre celui d’une oligarchie techniciste ?
Conclusion
Il est fréquent que le Bitcoin soit comparé à une pyramide de ponzi en raison de l’enrichissement exponentiel de ses premiers utilisateurs. Une analyse matérialiste marxiste du fonctionnement de la crypto-monnaie démontre le caractère erroné de cette vision. L’enrichissement des early adopteurs ou d’investisseurs plus tardifs fortunés ne provient pas des poches des nouveaux utilisateurs mais de leur capacité à investir un capital dans le procès de production de la monnaie cryptographique pour en retirer un profit. Ce profit pouvant à son tour être engagé dans le processus, il permet à ces investisseurs de gagner encore plus, conduisant à une accumulation du capital… un cercle ‘vertueux’ qui n’est guère caractéristique des nouvelles monnaies cryptographiques mais de l’ensemble du mode de production capitaliste.
Pénétrées par cette logique structurelle au plus pro-fond de leurs algorithmes, les blockchains peuvent-elles réellement s’en émanciper ? Mais, d’abord, en avons-nous besoin ?
Cyan, mai 2018.
Notes
1 Ce pseudonyme rassemble probablement un groupe de program-meurs plutôt qu’une seule et unique personne.
2 Théoriquement, car : (1) dans la pratique, il est possible de possé-der des unités de crypto-monnaie sans contribuer à la validation et à la sécurisation des transactions et (2) que la liste des transactions, prenant la forme de la blockchain, devient de plus en lourde à me-sure que les transactions sont de plus en plus nombreuses, rendant difficile son stockage sur les ordinateurs ou les périphériques mo-biles (la blockchain du Bitcoin possède actuellement un poids qui dépasse près de 100 Go).
3 Dans la mesure où les transactions sont authentifiées par les clés de chiffrement des utilisateurs, leur nom n’apparaît pas dans la liste des transactions. Cependant, seule possibilité d’authentification, cette clé permet aussi de relier une transaction à un compte d’un utilisateur en particulier.
4 Voir, par exemple, le « casse » dont a été victime la plateforme NiceHash début décembre 2017.
5 Voir l’article suivant en ligne.
6 En l’occurrence se présenter comme une expression commençant par un certain nombre de zéros.
7 Ainsi, quels que soient les progrès réalisés dans les matériels de calcul et le nombre de machines travaillant sur le hachage des blocs, il faut 4 ans pour valider 210 000 blocs et l’émission totale de Bit-coins est prévue pour être atteinte en 2140.
8 Velasco, Samuel, Medina, Leandro, 2013, The Social Nature Of Cryptocurrencies Or: What Would Marx Say About Bitcoin ?, Kin-dle Editions.
9 Voir l’usage de certaines crypto monnaie pour acquérir des « Rares Pepe » ou des « Kryptokitties ».
10 Voir par exemple la ferme d’Advania en Islande (40 salariés) ou celle de Ordos en Chine (50 salariés).
11 Marx, Karl, Le Capital, Livre 1, 2014 (1963), Paris, Gallimard, Editions Folio Histoire, p. 192
12 Ibid. p. 240.
13 Cf. ce billet de blog : Williams, Sam, 2013 « Bitcoins and Mone-tary Reform in the Digital Age », ou Booth, Adam, 2016, « What is money? - part five: the future of money » du site socialist.net.
14 Velasco, Samuel, Medina, Leandro, Ibid.
15 Voir Huckle, Steve, White, Martin, 2016, « Socialism and the Blockchain », Future internet, 8, 49, pp. 1-15.
16 Victor, Raoul, 2009, « Money and Peer Production », Presenta-tion to the 4th Oekonux Conference – Manchester - March 2009
17 Par exemple : gestion de votes en ligne, de brevets, de droits d’auteurs, cloud computing ou microbloggin, etc.
18 Voir cet article rédigé par tranchiX en réponse à un billet de blog de Ploum.
19 Ibid.
20 Voir par exemple le fonctionnement du protocole Duniter.
21 Voir ici encore la réponse à l’article de Ploum.
22 Voir le billet de blog de Ploum.
23 Voir ici encore la réponse à l’article de Ploum.
24 Voir microblogging ici en ligne.
25 Voir cloud computing ici en ligne.
26 Voir jeu ici en ligne.
27 Même s'ils peuvent partager ce noeud de réseau avec d'autres (en invitant des connaissances à s'inscrire sur leur instance ou même en l'ouvrant à des inscriptions extérieures) les administrateurs de tels dispositifs n'en retirent aucun profit. La maintenance des infrastruc-tures qui est à leur charge peut être partagée par d'autres utilisateurs, mais ce partage des coûts s'opère sur le mode du don, du mécénat, et aucunement dans le cadre d'un procès de production capitaliste.
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