Le 30 octobre 2020 signait en France le retour du confinement, mesure sanitaire d’envergure nationale pour lutter contre la propagation de l’épidémie du Covid-19. Comme lors du premier confinement de mars 2020, certains articles de presse ont mis la lumière sur le travail des livreurs « ubérisés » sur les plateformes allégées[1] proposant à leurs clients un bouquet varié de restaurateurs éligibles à la livraison à domicile selon des critères prédéfinis de situation géographique. Grâce à leur flotte de micro-entrepreneurs en selle sur leurs deux roues et à des outils spécifiques, ces plateformes développent une chaîne algorithmique assurant la production à flux tendu de l’économie servicielle culinaire et participent ainsi à une véritable industrialisation du rapport de service de livraison à domicile.

Souvent empreintes de bons sentiments, voire de misérabilisme, la plupart des publications journalistiques ou militantes – et même scientifiques – ne font que répéter des constats formulés lors du premier confinement, déjà très proches de ceux proposés par les médias depuis l’arrivée des plateformes de livraison dans ce secteur économique : un métier dangereux, mal payé, sans protection sociale digne de ce nom, exercé pour des plateformes qui nient des liens de subordination pourtant évidents, et ferment les yeux sur le phénomène des locations de compte de travailleurs précaires à des travailleurs encore plus précarisés du fait de leur condition de sans-papiers et des processus de racisation réifiés par le marché de l’emploi.

Alors en quoi la pandémie actuelle nous offre-t-elle une meilleure compréhension de l’ubérisation ou du capitalisme de plateforme[2] ? Prétendre que la catastrophe sanitaire serait révélatrice ou constituerait une « loupe grossissante » de ce que ces formes de travail sont susceptibles de générer est un pari risqué. C’est accorder d’emblée au Covid et au confinement un impact important dans l’activité de travail, ce qui n’est pas évident, du moins tant que n’a pas été fait au préalable l’effort de comprendre ce que vivent les travailleurs et comment ils arrivent à « tenir » dans leurs activités quotidiennes. C’est en interrogeant les situations de travail et le rapport subjectif au travail entretenu par les livreurs que l’on peut vraiment comprendre ce que la période actuelle est susceptible de modifier pour le travailleur.

Dans le cadre d’une enquête explorant les liens entre l’organisation du travail dans les plateformes numériques et la santé des livreurs à vélo[3], nous avons réalisé une série d’entretiens collectifs avec une demi-douzaine de livreurs entre le mois de février et juillet 2020 (couvrant donc la première période de confinement). Grâce aux connaissances accumulées via ce dispositif de clinique du travail[4], nous proposons une interprétation de ce que la pandémie du Covid-19 nous révèle sur les plateformes de livraisons et ce que vivent les livreurs.

Nous veillerons dans un premier temps à situer la place que prend cette situation sanitaire dans le rapport subjectif au travail des livreurs, pour ensuite aborder ce qu’elle aurait pu potentiellement modifier, notamment à propos de la dynamique de la reconnaissance. Enfin, nous terminerons en tirant quelques enseignements du reconfinement et des rapports de la société avec ces plateformes, propices à un processus de banalisation de ces formes de travail dégradées.

 

Pire que rouler en période de pandémie : ne pas rouler

C’est à l’aune des souffrances, c’est-à-dire des éléments du réel du travail qui se font connaître au travailleur sur un mode affectif, qu’il est dans un premier temps possible de comprendre le rapport subjectif que les livreurs entretiennent avec leur activité. Une des principales sources de souffrance est identifiée dans ce qui constitue une peur pour l’intégrité physique. Les risques d’accident figurent alors au premier rang des nombreux aléas rendant les livreurs vulnérables dans la circulation, provoquant blessures et dangers de mort. Mais le livreur à vélo doit également faire face aux éléments naturels (intempéries) ou chimiques (pollution). Les changements de saison peuvent être redoutables (« le premier hiver j’étais malade tout le temps »), tout comme les virus qui circulent. La pandémie illustre justement bien ce problème : le livreur est à la fois exposé et expose les autres à la contamination au virus, car son activité exige qu’il rentre en contact, même pour un très court instant, avec d’autres individus (clients, restaurateurs, livreurs). En regardant avec minutie l’activité du livreur, nombre de raisons permettent d’affirmer que « la livraison sans contact n’existe pas[5] ».

En fait, le Covid-19 est un des éléments composant l’environnement de travail ; il fait partie des conditions de travail. Or, il a bien été identifié lors de notre enquête que la préoccupation pour ces conditions de travail passait au second plan. En cause, le souci du livreur pour sa propre productivité, marquée par les aléas des flux de production et les contraintes organisationnelles (comme le paiement à la tâche) générées par l’organisation du travail spécifique aux plateformes (et non pas par les conditions de travail).  De telle sorte que si rouler comporte des risques, paradoxalement, et en dépit des conséquences potentiellement létales, un risque encore plus menaçant existe : celui de ne pas rouler. Aussi, ce besoin de rouler, associé à la productivité, a vite repris le pas pendant la période du premier confinement. Si, au début, beaucoup de livreurs ont préféré rester chez eux, par peur du virus ou ignorant encore si leur activité allait faire l’objet d’une dérogation[6], nombreux sont ceux qui ont repris les activités de livraison, craignant une perte de gain en cas d’inactivité prolongée[7] (« Pendant le confinement, je n’ai jamais gagné autant : rouler plus vite, livrer beaucoup, mais après quelques semaines, le niveau de livraison a été quasiment nul »).

Nous parlons ici de travailleurs prêts à rouler malades ou blessés, notamment pour des questions de survie économique. Rouler au milieu des bus, des voitures, sous la pluie ou la canicule, est le lot quotidien, les risques de contamination mal connus ne constituant qu’un élément hostile de plus dans cet environnement de travail. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne représente pas une charge psychique supplémentaire dont la perception doit être mise à distance. Mais ce qu’apprend le rapport subjectif des travailleurs et l’examen des sources de souffrance, c’est qu’il y a pire que le Covid-19 : l’organisation du travail algorithmée des plateformes, qui rémunère, distribue, contrôle et sanctionne, bref qui domine.

 

Le confinement a-t-il modifié la dynamique de la reconnaissance ?

Durant le premier confinement, des voix se sont élevées pour réclamer l’arrêt du fonctionnement des plateformes, car les livreurs étaient susceptibles d’être infectés par le virus et de le propager involontairement. Cette critique était valable pour nombre de métiers généralement socialement déconsidérés et invisibilisés, mais pour l’occasion qualifiés de « première ligne », à l’image des éboueurs, autre catégorie professionnelle évoluant dans l’espace public urbain. En continuant à travailler malgré les risques encourus, ces travailleurs ont été « héroïsés » par une partie de la population (et des médias), avec toutes les ambiguïtés que ces soudaines marques d’intérêt ont pu faire surgir[8]. Ainsi, lors d’une discussion collective au moment du déconfinement, un livreur qui avait continué ses activités pendant le confinement a fait part d’une certaine émotion ressentie lors des applaudissements de 20h (« Quand il y a eu les applaudissements je me suis senti ému des fois »). Cette émotion tranchait avec l’expérience habituelle de son métier de livreur de plateforme, plutôt caractérisée par une faible reconnaissance de sa contribution sociale, ce que la clinique du travail nomme « jugement d’utilité[9] ». En effet, la dynamique de la reconnaissance est largement entravée par l’organisation du travail de la plateforme, notamment parce qu’elle dégrade les relations sociales qui se jouent en son sein.

Le même livreur a ainsi expliqué avoir été très affecté par l’hostilité ou les insultes proférées par certains clients à son encontre devant son refus de monter à l’étage pour poser la livraison (comme le prescrit le cadre de la livraison sans contact en période de confinement). De manière générale, les participants ont considéré que les relations avec les bénéficiaires du service se sont dégradées, l’un d’entre eux réduisant cet ensemble de relations à un rapport de domesticité (« On est des domestiques. C’est un métier de service, mais surtout de servitude »). Même si la qualification de domesticité est discutable, ce que l’on retiendra ici c’est que les livreurs se voient déléguer le « sale boulot[10] » de la relation de service culinaire organisée par la plateforme. Or, comme dans toute délégation du « sale boulot », celle-ci s’accompagne d’une réduction au maximum des échanges constructifs et respectueux. Les livreurs font ainsi souvent l’expérience de la déconsidération, même en temps de confinement. Une forme de collusion entre une partie des clients et les plateformes favorise des conduites inacceptables de la part des premiers, par ailleurs travailleurs, qui perdent le respect pour d’autres travailleurs alors qu’on aurait pu penser qu’existerait une inter-reconnaissance. La coopération entre la plateforme et les clients se fait ainsi au prix d’une réification des livreurs (déshumanisés et transformés en simples outils de livraison).

Reste à voir du côté des relations entretenues avec la hiérarchie. Problème : elle est impalpable, invisible, car toutes les relations avec l’organisation du travail sont vectorisées par l’application et son algorithme ; l’intervention de la hiérarchie est ainsi pour partie inutile. Il n’y a donc pas de relations sociales avec des personnes identifiées comme des encadrants ou des managers, capables d’émettre un jugement d’utilité sur le travail accompli. Il ne faut cependant pas perdre de vue que la rémunération, calculée par la plateforme, constitue à la fois une rétribution matérielle et une rétribution symbolique dans le cadre d’une activité professionnelle. Même minime, à partir du moment où la rémunération existe, elle sanctionne une certaine utilité, au moins marchande, du service ou du bien produit par le travailleur. Cependant, la tarification des livraisons sur les plateformes a tendance à aller dans le sens d’une dévalorisation de la rémunération, en témoigne les différentes grèves de livreurs de plateformes survenues lors des dernières années en France[11], toutes faisant le constat d’une perte financière pour les travailleurs.

Pire : pendant le confinement, les participants à l’enquête collective ont constaté des changements dans l’organisation du travail affectant directement leur chiffre d’affaires de micro-entrepreneur, malgré les risques du travail en période de pandémie (« Il y a eu une baisse de tarif, on l’a vu avec les captures d’écran qui circulaient »). Ainsi, la plateforme Deliveroo est passée d’un système de planning de réservation des créneaux horaires à une connexion libre très décriée (il devient inutile de réserver des créneaux horaires), comme le fait depuis le début son principal concurrent UberEats. Cette pratique dite de free shift – notamment mise en place pour limiter les recours en requalification en CDI – a pour effet de ne plus limiter le nombre de livreurs sur les créneaux horaires et de freiner les possibilités d’enchaîner les livraisons. La plateforme Frichti avait aussi décidé de modifier son système de planning (« Pendant la crise, Frichti a changé son système de planning, c’est eux qui choisissaient qui allait bosser sur les créneaux »). De même, chez Stuart, les livreurs ont noté un rallongement des distances de livraison, impactant aussi le chiffre d’affaires. Autant de modifications qui se sont ajoutées à l’opacité des calculs réalisés par les plateformes pour fixer les prix des livraisons.

Ainsi, même en période de situation sanitaire très sensible, les plateformes n’ont pas hésité à s’attaquer à une rétribution matérielle et symbolique aussi importante que la rémunération. Par ces pratiques, elles participent d’un véritable désaveu de reconnaissance. Même si la possibilité de se déconnecter définitivement des plateformes existe pour ceux qui ont des alternatives, comme l’a fait le livreur mentionné plus tôt (« C’est mieux que de gratter des miettes, j’ai pas le moral de recommencer »), les effets d’une telle expérience portent préjudice à la santé mentale. La psychodynamique du travail alerte notamment sur le fait que le déni ou le désaveu de reconnaissance a des conséquences sur le plan psychopathologique, notamment à l’origine de décompensations psychiques et somatiques.

 

Un processus de banalisation

Tous les éléments précédents montrent que la catastrophe sanitaire liée au Covid-19 n’a finalement pas les effets escomptés de « loupe grossissante ». Est-ce que cela signifie que, avec la survenue d’un deuxième confinement, nous ne pouvons pas espérer apprendre grand-chose de plus ? Pas forcément. En effet, ce reconfinement apporte son lot de nouveaux éléments permettant de développer l’analyse :

– Les restaurateurs semblent recourir davantage aux plateformes dans l’optique de sauvegarder leur activité économique, tandis que les partenariats des magasins de grande distribution, initiés pendant le premier confinement, perdurent. Deliveroo se vante même d’avoir permis de protéger 38 000 emplois en France grâce à ses services de livraison en période d’épidémie[12].

– Le climat revendicatif est bien différent. Alors qu’au premier confinement, des mouvements de grève étaient initiés en avril par des livreurs mobilisés avec pour slogan « restez chez vous[13] », les mouvements de grève du deuxième confinement revendiquent entre autres une meilleure rémunération et une meilleure protection, loin des préoccupations de contamination alors que nous connaissons un regain de la propagation du virus[14].

– Les clients continuent de commander sur les plateformes de livraisons et, plus surprenant, les plateformes continuent d’être attractives auprès de nouveaux travailleurs. Il semblerait qu’une nouvelle vague de contamination au virus a eu pour effet l’apparition d’une nouvelle vague de livreurs, qui s’inscrivent sur les plateformes en espérant tirer bénéfice d’une période faste pour ce secteur économique. Quand bien même la réalité est beaucoup moins optimiste[15] et l’on sait dorénavant ce que ces plateformes font à l’emploi et aux travailleurs.

*

Finalement, la pandémie du Covid-19 accélère le recours à une forme de travail dégradée dont nous commençons à peine à mesurer les effets sociaux et les conséquences délétères en matière de santé des travailleurs. Si la situation sanitaire actuelle devait avoir l’effet d’une « loupe grossissante », ce serait pour mettre en évidence un processus de banalisation de ces organisations du travail dans un écosystème où les plateformes deviennent hégémoniques, détenant un pouvoir structurant considérable (par l’imposition d’une organisation du travail, mais aussi par la captation de données produites par les utilisateurs ou les travailleurs[16]), sans susciter pour le moment de mouvements de contestation massifs.

 

Stéphane Le Lay et Fabien Lemozy sont sociologues du travail à l’Institut de psychodynamique du travail.

 

Notes

[1] N. Srnicek, Capitalisme de plateforme. L’hégémonie de l’économie numérique, Montréal, Lux Éditeur, 2018.

[2] Pour une présentation des enjeux liés à ces transformations, voir notamment S. Abdelnour et S. Bernard, « Vers un capitalisme de plateforme ? Mobiliser le travail, contourner les régulations. Présentation du Corpus », La Nouvelle revue du travail, 13, 2018 : https://journals.openedition.org/nrt/3797.

[3] Enquête menée dans le cadre d’un appel à projets de recherche lancé par la DARES (ministère du Travail).

[4] C. Dejours, Travail : usure mentale. De la psychopathologie à la psychodynamique du travail, Paris, Bayard éditions, 1993 (1980).

[5] C. Lebas, « Livrer des burgers au temps du Covid-19. Pour le capitalisme de plateforme, la crise comme opportunité », Contretemps, 20 mai 2020.

[6]https://www.marianne.net/societe/concurrence-acharnee-chute-des-revenus-les-livreurs-duber-eats-et-deliveroo-perdants-du-reconfinement.

[7] La perte de gain ne constitue pas la seule raison pour laquelle de nombreux livreurs ont repris le travail malgré la pandémie. Des conduites défensives par auto-accélération (déployées pour bloquer la pensée durant les activités) ont aussi poussé à la reprise d’activité. À défaut, l’équilibre psychique des livreurs auto-accélérés se retrouvait mis en péril.

[8] S. Le Lay, « Les éboueurs, héros des temps confinés ? », Blog Mediapart, 20 avril 2020.

[9] La psychodynamique du travail distingue deux types de jugement : le jugement de beauté (proféré par les pairs, il porte sur la qualité du travail, son originalité, etc.) et le jugement d’utilité. Ce dernier est proféré par les bénéficiaires du travail et les supérieurs hiérarchiques et concerne l’utilité de la contribution du travailleur pour l’organisation et ses usagers. Faire l’expérience d’une rétribution symbolique forte alimente la dynamique de la reconnaissance, point fondamental dans la construction de la santé mentale au travail.

[10] E. C. Hughes, « Good people and dirty work », Social problems, 10/1, p. 3-11.

[11] L’une des dernières en date, au moment de la rédaction du présent article, s’est déroulée à Besançon : https://www.estrepublicain.fr/culture-loisirs/2020/11/15/greve-les-livreurs-de-deliveroo-posent-leurs-sacs-a-besancon.

[12] https://www.lefigaro.fr/conjoncture/la-livraison-de-repas-a-domicile-a-t-elle-vraiment-permis-de-proteger-38-000-emplois-20201029.

[13] C. Lebas, art. cit.

[14] https://www.ladepeche.fr/2020/10/30/toulouse-cest-de-lexploitation-les-livreurs-ubereats-deliveroo-et-stuart-crient-leur-colere-dans-la-rue-9173643.php.

[15]https://www.marianne.net/societe/concurrence-acharnee-chute-des-revenus-les-livreurs-duber-eats-et-deliveroo-perdants-du-reconfinement.

[16] Cette captation des données est centrale dans le processus de valorisation mis en œuvre dans les activités propres aux plateformes. Sur ce point précis, A. A. Casilli, En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic, Paris, Seuil, 2019, p. 198-212.