samedi 7 juin 2025

SEUM n°12 : Ukraine, guerre, désertion, révolution ?

 


Source : https://iaata.info/SEUM-no12-Ukraine-guerre-desertion-revolution-7716.html

Une synthèse des textes publiés par le groupe anarchiste d’Ukraine « Assembly », qui publie depuis des années des articles contre la guerre & pour le soutien à la désertion.

Cet article est tiré du 12e numéro du journal Le Seum qui vient de paraître. Nous publions ce journal depuis bientôt 5 ans et le diffusons à plusieurs milliers d’exemplaires gratuitement. Il nous a semblé important de partager cet article afin de mieux faire connaître les positions du groupe Assembly, à une heure où, y compris chez les anarchistes, il semble ne plus faire consensus de se tenir du côté des déserteurs…

Le journal est aussi disponible en PDF ici seumrevolution.noblogs.org.

Avec l’équipe de rédaction du SEUM, on a lu collectivement les textes d’Assembly (assembly.org.ua) disponible en français. Assembly est à notre connaissance le seul groupe anarchiste important en Ukraine qui ne se soit pas intégré à l’État. Ce qu’ils disent s’inscrivent en rupture frontale avec la propagande auquel nous avons été habitués par les médias… Et l’éclaire d’un jour nouveau. Ce que vous trouverez ci-dessous est une synthèse de ces lectures. Nous avons décidé d’organiser cette synthèse de façon chronologique et par thèmes, de l’appuyer essentiellement sur des extraits assortis de commentaires.

Une synthèse des textes du groupe Assembly

Avant de commencer cette synthèse, nous voulions citer cet autre entretien qui nous semble une bonne entrée en matière sur la situation avant le début de l’invasion russe, mais qui fait aussi écho de façon très frappante avec la situation en France et en Europe aujourd’hui, nous donnant une raison supplémentaire de nous intéresser à la situation en Ukraine et à l’activité des camarades sur place.
« Ce que vous ne lirez dans presque aucun article occidental vantant les performances de l’armée ukrainienne aujourd’hui et ce que la plupart des gens ne comprennent pas, c’est que l’entraînement, la maintenance et l’armement de l’Ukraine, ainsi que les exigences du FMI en matière de crédits accordés à l’État, sont en même temps les causes structurelles du démantèlement des hôpitaux, du sous-investissement dans l’éducation, des pensions de misère pour les retraités, de l’absence d’augmentation des salaires dans le secteur public. L’austérité est aussi l’avenir qui attend l’Ukraine si elle est un jour acceptée dans l’UE. »

* Extrait d’« Un entretien au long cours avec A., un jeune révolutionnaire ukrainien, à propos de la guerre et de ses répercussions ». Daté du 18.03.2022 Trouvé sur dndf.org.

En Ukraine comme ici, l’économie de guerre commence en effet par la surenchère dans notre écrasement. Mais il ne s’agit pas pour nous de propager les illusions de “bonne distribution” que sert la gauche. C’est un itinéraire bis qui mène au même endroit : la défense de la nation. Vous lirez dans ce qui suit où cela nous conduit.

Dès la première interview que nous avons trouvé, ce qui nous frappe, c’est la « capture » par le nationalisme ukrainien, sur lequel Assembly est assez clair : les Ukrainiens sont des otages de la guerre. Cette appréciation nous semble valable bien au-delà du cas de cette guerre par ailleurs.

« L’agresseur commet un génocide ouvert contre tout ce qui est ukrainien, tandis que la petite victime démocratique souffrante » maintient la majeure partie de la population en état d’otages pour montrer des images plus sanglantes à l’étranger pour exiger plus d’argent, volant également ses sujets par tous les moyens disponibles, alors qu’aucun missile russe n’a encore volé dans le quartier gouvernemental. Donc, l’information [que nous diffusons] est assez proche de ceux qui n’ont rien à défendre dans ce trou sombre sans avenir clair. »

*Extrait d’une interview publié le 31 août 2022 dans le journal Umanita Nova, traduit en français par Initiative Olga Taratuta.

Cette capture n’est pas qu’une métaphore : les flics, déguisés en facteurs pour être moins visibles, kidnappent les hommes en âge de combattre, dans la rue, pour les envoyer au front. Mais face à cette menace, Assembly, et cela est frappant quand on relit leurs textes de façon chronologique, constate une intensification de la désertion & de la lutte active contre l’enrôlement forcé. Dans les premiers temps, il s’agit surtout de manœuvres d’évitements.
« Les conscrits [les jeunes qui sont appelés à s’enrôler dans l’armée] se comportent de plus en plus comme des guérilleros de rue : quand ils voient une patrouille militaire chargé de faire appliquer les citations à comparaître [et d’embarquer les jeunes pour les enrôler] – ils traversent de l’autre côté de la route, se couchent dans la rue pour qu’on ne les voient pas, rampent sous les voitures en stationnement et partent en courant en traversant les cours d’immeubles. »

* Extrait de « La guerre est devenue une routine quotidienne : deux conversations avec le journal clandestin de Kharkov, Assembleia » publié en mars 2023 et traduit depuis l’anglais par Initiative Olga Taratuta.

Mais Assembly ne se contente pas de documenter les actes de résistance active ou passive. Le groupe défend aussi une perspective éclairée par l’histoire : la fin de la guerre est peut-être à chercher dans le refus prolétarien de se battre pour « leurs » états.
Une perspective là aussi bien loin des schémas classiques de propagande, comme le montre cet extrait.
« La guerre n’a pas pris fin en 1918 à cause de la défaite militaire d’un camp ou d’un autre. Les généraux auraient volontiers passé quelques années supplémentaires à tuer des millions de personnes pour atteindre leurs objectifs. La guerre a pris fin parce que différentes armées et populations d’Europe s’y sont opposées. La plupart des gens savent que la Russie est sortie de la guerre en 1917 grâce à la Révolution russe. L’un des facteurs clés de la révolution a été la révolte des ouvriers et des paysans russes contre la guerre et contre leur propre classe dirigeante. Ce que l’on sait moins, c’est qu’il y a eu d’importantes mutineries dans l’armée française, ainsi que des mutineries plus petites mais tout aussi importantes dans l’armée britannique, en 1917. Le soulèvement clé qui a mis fin à la guerre a été la mutinerie de la marine allemande à Kiel en 1918. »

* Extrait d’une version abrégée des publications d’Assembly de novembre et décembre 2023. Traduction Initiative Olga Taratuta.

En somme, et à l’opposé de ce que la propagande de tous les états ressasse, la victoire et donc la défaite militaire n’est pas le fait du “génie” des généraux, de la capacité “virtuose” des tireurs. La guerre cesse bien souvent quand la population n’en peut plus et n’en veut plus, refuse de combattre et se mutine. Lorsque ce refus de la guerre survient, lorsqu’on commence à voir dans l’ennemi d’en face un autre soi-même, lui aussi sous les coups du “hachoir à viande” pour reprendre une expression commune aux deux côtés, alors l’Etat se révèle comme le véritable ennemi. Là naissent aussi des perspectives révolutionnaires… Cette perspective historique rejoint l’actualité, comme semble l’indiquer, un article publié en juillet 2024 sur wsws.org « Des journalistes clandestins parlent de la lassitude de la guerre et du glissement vers la dictature en Ukraine » où Assembly rapporte une sérieuse évolution de la situation depuis le début de la guerre :
« [I]l n’est plus considéré comme honteux d’éviter le service militaire. Déjà en avril de cette année [2024] lorsque la loi sur la mobilisation a été adoptée, des vidéos montrant des Ukrainiens fiers qui chantaient « Je suis un évadé » ont commencé à gagner des millions de vues sur les réseaux sociaux. Enfin, depuis l’hiver jusqu’à maintenant il y a eu une vague spontanée d’actions de rue directes contre les représentants du régime. »
Et cite de nombreuses actions de résistance à l’enrôlement. Nous n’en avons reproduit ici que quelques-uns.
« [S]ur tout le territoire ukrainien contrôlé par le gouvernement, des preuves vidéo apparaissent quotidiennement qui montrent comment des passants inquiets aident à défendre les personnes kidnappées dans la rue contre les patrouilles d’enrôlement. Ils recourent souvent à la force physique, mais nous ne connaissons qu’un seul exemple de poursuites pour cela : lorsque le 29 mars, dans la région de Khmelnytsky, un groupe de femmes a détruit un minibus militaire lors de la distribution des assignations à comparaître, l’une d’entre elles a été condamnée à une amende de 85 hryvnia (environ 2 dollars) pour vandalisme mineur. »

Voici d’autres exemples trouvé dans « La résistance à la guerre s’accroît parmi les soldats et les civils en Ukraine », publié un mois plus tard, le 13 aout 2024 sur wsw.org.
« Alors que nous publions notre analyse du 15 juillet sur les dizaines d’actions directes de rue contre la mobilisation forcée depuis le début de l’année, le pays est secoué par un nouvel affrontement de ce type : le soir du 14 juillet, dans la région d’Odessa, les gardes-frontières ont arrêté une voiture dans laquelle se trouvaient quatre recrues qui se sont échappées d’un bataillon d’entraînement. L’une de ces recrues, mobilisée depuis un mois seulement, aurait commencé à étrangler un garde-frontière et a été abattue. Dès la nuit suivante, dans les premières heures du 15, quelqu’un a lancé une grenade dans un bureau d’enrôlement du district de Zolochiv, dans la région de Lviv (…) Dans notre précédente étude sur les affrontements violents entre les civils et les patrouilles qui cherchent à mobiliser les hommes par la force, nous avons enregistré une quarantaine de cas entre le début de l’année et le milieu de l’été : des attaques nocturnes à la grenade contre les tortionnaires chargés de l’enrôlement aux émeutes de masse, en passant par la résistance armée individuelle aux ravisseurs. Les gens utilisent des couteaux, des bombes aérosols, des objets contondants lourds, et le 4 juin, ils ont même jeté des tomates sur les visiteurs lors d’un raid sur un marché à Kherson. »

Dans un texte daté d’octobre 2024, Une catastrophe pour l’un, le salut pour les autres. Une vague de désertions en Ukraine. Publié en octobre 2024 sur wsws.org, (et dont vous pourrez trouver une lecture par radio 2049 sur Youtube), Assembly rapporte une vague croissante de désertions. Ils citent aussi une déclaration vidéo de Denis Yaroslavsky, deux fois candidat à la mairie de Kharkov et actuellement à la tête d’une des unités de reconnaissance des forces armées ukrainiennes, dont voici un cours extrait :
« Si je vous dis aujourd’hui le nombre de déserteurs SZCh [abréviation ukrainienne de désertion, en russe – SOCh], tous les grands réseaux sociaux russes se retourneront contre nous et crieront : « Regardez combien ils ont de déserteurs. » Ils ne montrent pas les leurs, nous ne pouvons pas montrer les nôtres non plus. (…) Maintenant, la guerre est entrée dans une phase où seuls ceux qui ne veulent pas [se battre] sont enrôlés sur le champ de bataille. Les personnes motivées sont mortes ou se sont lassées [de la guerre]. »

Dans le même article, Assembly cite aussi le journaliste de Kiev Volodymyr Boiko :

« J’ai dit et je redis que le nombre de déserteurs a déjà dépassé 150.000 personnes et approche les 200.000. Avec la dynamique actuelle, on peut prédire 200.000 déserteurs d’ici décembre 2024. »
On trouvera encore de nouveaux exemples de lutte contre l’enrôlement dans un texte paru le mois suivant, même si, note Assembly, « Les actes (…) contre la guerre et l’État sont devenus beaucoup moins fréquents à l’approche des élections américaines »
On reviendra sur ce contexte plus bas.
(…) Néanmoins, le 13 octobre au matin, l’employée d’un centre d’enrôlement à Poltava a trouvé un fil-piège à grenade à sa porte, soupçonné d’être l’œuvre d’un déserteur local qui avait menacé de lui lancer des grenades. Le 5 novembre, dans la région de Dniepropetrovsk, des agents d’enrôlement en civil ont voulu mobiliser un chauffeur de camion venu chercher ses enfants. Il les a repoussés et s’est éloigné, filmant tout sur son téléphone. Ils se sont ensuite présentés à son domicile, exigeant qu’il efface les images. L’homme les a accueillis avec un fusil et un cocktail Molotov : il a réussi à les forcer à partir en menaçant de brûler la voiture et de les abattre. Le 26 septembre, deux habitants de la frontière ukraino-roumaine ont été condamnés chacun à plus de trois ans de prison pour hooliganisme, après avoir attaqué des militaires enrôlés et leur véhicule avec des haches (…). Une image tirée d’une vidéo virale de cette attaque est devenue culte dans les cercles anti-guerre ukrainiens. »

* Extrait d’« Ukraine : Une vague de désertions se transforme en raz-de-marée dans le contexte des élections américaines » publié le 19 novembre 2024 sur wsws.org.

Enfin, toujours sur le sujet de la désertion et de la résistance à l’enrôlement, dans un texte publié le 10 janvier 2025, sur wsws.org, « Est-ce que l’Ukraine pourrait subir le même sort que la Syrie ? »

« Le correspondant de guerre ukrainien Yury Butusov a rapporté le scandale de la 155e brigade mécanisée « Anna de Kiev », qui a été entraînée en France et envoyée à Pokrovsk. Plusieurs milliers de personnes qui avaient été forcées de monter dans des bus pour l’appel sous les drapeaux y ont été recrutées, et plus d’un millier d’entre elles « sont rentrées chez elles immédiatement après leur arrivée ». Dans le message du 31 décembre, il explique qu’avant même que la brigade n’ait tiré son premier coup de feu, 1700 militaires sont partis sans autorisation. Le bureau d’enquête de l’État a ensuite commencé à travailler sur cette question. D’après Butusov, la 155e brigade est partie s’entraîner en France en octobre. À cette époque, l’unité comptait déjà 935 personnes en statut de SZCh. Plus de 50 militaires se sont alors enfuis en France. (…) »

Voici pour les désertions. Sur l’évolution du front, Assembly souligne dans le même article, l’avancée de l’armée russe : « Au total, en novembre 2024, les troupes russes ont conquis 4,7 fois plus de territoire que pendant toute l’année 2023. Au cours des quatre premiers jours de 2025, elles ont déjà pris huit villages au sud de Pokrovsk, et il ne reste plus que sept kilomètres jusqu’à la frontière de la région de Dniepropetrovsk, où il n’y a pas encore eu d’hostilités et où les fortifications sont minimes. Malgré cette situation critique, il n’y a pas de sursaut patriotique visible au sein de la population ukrainienne. Trop de travailleurs ne voient plus de différence fondamentale entre tous ceux qui les volent. »

Pourtant, dans l’article suivant, le dernier auquel nous avons eu accès, daté de mi-février 2025, Assembly rapporte :

« Le nombre d’attaques russes et leur rythme d’avancée depuis le début de 2025 ont fortement diminué, la tendance semble trop persistante et trop marquée pour avoir été juste causée par les conditions météorologiques. Il semble que la baisse soit due aux prochains pourparlers de paix au cours desquels les autorités russes espèrent parvenir à un accord avec la nouvelle administration du président américain Donald Trump. »

Cela fait écho avec ce qu’on pouvait déjà lire d’eux, quelques mois plus tôt, dans le texte « catastrophe pour les uns… » : l’enjeu, pour les gouvernants, c’est le maintien de l’ordre. La situation en Ukraine commence-t-elle à être jugé trop préoccupante du point de vue du maintien de l’ordre social capitaliste ? On n’est pas dans le secret des puissants. Comme le disait Assembly :

« Il ne faut cependant pas se leurrer en pensant que nous sommes déjà dans une situation révolutionnaire. L’opinion publique ukrainienne et russe est actuellement focalisée sur les élections présidentielles aux États-Unis, et beaucoup nourrissent l’espoir erroné qu’une victoire de Trump pourrait ouvrir la voie à un règlement rapide et pacifique de la guerre. Il semble que seul l’échec de ces attentes puisse ouvrir la voie à un intérêt de masse pour une alternative révolutionnaire. Nous nous trouvons à un tournant de l’histoire. »

Nous voulions conclure cet article par une dernière citation d’Assembly, qui date de leur première interview, en 2022 et qu’ils ont maintenu et tenu jusqu’à aujourd’hui. Dans celle-ci, le groupe présente l’attitude des milieux anarchistes en Ukraine et revient sur sa propre orientation. Cette orientation représente pour nous la seule qui soit conséquente dans cette situation et de façon générale, face à l’Etat et au capital.

« [L]a majeure partie de ceux qui s’identifiaient comme anarchistes en Ukraine [avant la guerre] (…) ont immédiatement fusionné avec la classe dirigeante dans un même élan nationaliste. Pendant ce temps, le nombre de soldats dans l’armée ukrainienne approche le million de personnes, et quelques dizaines de combattants sous le drapeau noir [anarchiste] sont une goutte d’eau dans l’océan, incapables de démontrer autre chose que leur propre futilité et impuissance. (…) La seule possibilité pour [gagner éventuellement en influence] est le refus de flirter avec aucune autorité, aucun politicien [même] comme un « moindre mal »,et [maintenir] une opposition résolue et inconditionnelle contre tous. Sinon, les masses percevront de plus en plus les anarchistes comme des clowns étranges et incompréhensibles auxquels il ne faut pas prêter attention. »

Assembly ?
Assembly (assembly.org.ua) est un groupe anarchiste ukrainien situé dans la région de Kharkiv, actif depuis les confinements de la période covid (mars 2020). Depuis le début de la guerre, Assembly s’organise autour de trois axes.
• La diffusion de conseils et d’informations concernant la désertion & la résistance aux rafles visant à capturer les hommes pour les envoyer au front.
• La surveillance des tentatives des autorités corrompues de détourner les préparatifs de la reconstruction d’après-guerre à de fins personnelles et / ou dans l’intérêt des promoteurs immobiliers.
• L’entraide et la solidarité à la base.
Par leur diffusion régulière d’informations dans une orientation anarchiste révolutionnaire, leur mise en perspective historique avec la situation lors de la première guerre mondiale et sa transformation en révolution, Assembly maintient vivante la perspective révolutionnaire anarchiste en Ukraine.

Soutenir Assembly
Il semble que la plateforme en ligne permettant d’envoyer directement de l’argent ai été suspendue. Nous renvoyons donc vers l’Initiative Olga Taratuta, qui donne sur son site deux moyens d’envoyer de l’argent :
Vous pouvez envoyer des chèques bancaires en Euros à l’ordre de CNT-AIT (mention « Solidarité Ukraine » au verso) à CNT-AIT, 7 rue ST Rémésy 31000 TOULOUSE, ou vous pouvez effectuer un virement bancaire (en Euro) sur le compte suivant (veuillez envoyer un email à contact@solidarité.online pour nous informer du virement bancaire) :
IBAN : FR81 2004 1010 1603 1175 7H03 7 45 BIC : PSSTFRPPTOU
Titulaire du compte : CNT-AIT Banque : Banque Postale

Pour aller plus loin :

  1. L’Ukraine et ses déserteurs, partie I et II, par Tristan Leoni sur le site ddt21.noblogs.org.

  2. Radio 2049 sur Youtube

  3. « Vos guerres ! Nos morts ! “Sir ! No Sir” » sur le site : autistici.org/tridnivalka


Le taylorisme de l’épuisement (Anton Pannekoek)

 

Taylorisme de l’épuisement [1]

L’histoire entière du capitalisme, considérée d’un point de vue technico-économique comme méthode de production de tous les moyens essentiels de subsistance, consiste en une augmentation incessante de la productivité du travail. Cette augmentation s’opère par deux moyens différents : d’une part, par l’amélioration des machines et des méthodes techniques ; d’autre part, par l’augmentation de l’intensité du travail. Tous deux ont pour objectif immédiat d’accroître la plus-value et d’élever le degré d’exploitation. Alors que le premier concerne une meilleure utilisation de la matière morte, sans affecter directement les travailleurs, le second les affecte directement, puisqu’ils constituent eux-mêmes la matière vivante qu’il convient de mieux utiliser. Le système taylorien désigne une nouvelle méthode d’exploitation rationnelle de la force de travail.

Le nom de « gestion scientifique » que Taylor a donné à sa méthode indique déjà qu’il la contrastait avec les méthodes de travail habituelles pratiquées jusqu’alors. Auparavant, l’exécution du travail était laissée à l’ouvrier ; il disposait des connaissances techniques et des règles de travail transmises au fil du temps, étrangères à la direction de l’usine elle-même. Il lui appartenait donc de résoudre la tâche selon ses capacités personnelles, tandis que la direction se limitait à le « séduire », au moyen de systèmes de rémunération spécifiques, pour qu’il atteigne la vitesse et l’effort maximums possibles. Dans le système de Taylor, l’ouvrier n’organise pas son travail selon sa propre perception, mais chacun de ses mouvements lui est prescrit. Pour ce faire, l’activité doit d’abord être décomposée en ses éléments individuels au moyen d’une analyse scientifique. Ce qui se déroulait auparavant dans l’esprit de l’ouvrier – la décomposition du travail en mouvements individuels qu’il doit exécuter successivement – ​​est désormais transféré à la direction de l’usine. L’activité spirituelle et l’activité physique, presque indissociables de tout processus de travail, combinant l’application instinctive et consciente des connaissances techniques acquises, sont séparées dans ce système. La partie spirituelle relève de la responsabilité de la direction, qui procède à une analyse et une reconstruction scientifiques des opérations, tandis que le travailleur ne se retrouve confronté qu’à la partie purement mécanique et purement physique du travail.

Cette transformation est remarquablement similaire à la conversion antérieure de l’artisanat en manufacture, décrite par Marx dans Le Capital . La fabrication de biens, qui pour l’artisan ancien était un art personnel, acquis au fil de longues années d’apprentissage et constituant un ensemble indissociable de connaissances spirituelles, de perception et d’habileté manuelle, fut ensuite transférée à un mécanisme collectif d’ouvriers partiels, chacun n’exécutant que des mouvements spécifiques, tandis que l’unité spirituelle du processus global était incarnée par le capitaliste. Comme toute transformation, le système tayloriste représente également une dégradation, celle de l’ouvrier, dont le travail devient encore plus mécanique, plus terne, plus monotone et donc encore plus insupportable qu’auparavant. L’ancienne manufacture s’est transformée en industrie en remplaçant le mécanisme humain par de véritables machines. Là où l’ouvrier se contente d’actionner la machine et d’en suivre le fonctionnement, le système tayloriste n’a pas sa place. Il n’entre en jeu que là où l’ouvrier, qualifié ou non, demeure le principal facteur de production et utilise la machine. Peut-être, là aussi, la fragmentation et la mécanisation du travail ne sont-elles qu’une étape préliminaire vers un processus entièrement automatisé. Cependant, ce développement futur dépendra dans une large mesure de l’intervention de la lutte prolétarienne pour le contrôle de l’État [2] et de l’industrie.

Pour Taylor, cette transformation n’est cependant pas une fin en soi, mais simplement un moyen d’accroître la productivité. L’important est qu’elle puisse conduire à une performance nettement supérieure. Cela passe notamment par l’élimination des mouvements inutiles et des gestes inefficaces, souvent intégrés aux règles traditionnelles du travail. Si, par exemple, lors de la construction d’un mur, les briques et le mortier sont placés sur un échafaudage à une hauteur adaptée pour que le maçon n’ait pas à se pencher et puisse y accéder rapidement, cela représente une réelle économie de main-d’œuvre. Cependant, l’objectif principal n’est pas seulement cette optimisation, mais plutôt une augmentation de l’intensité de la main-d’œuvre déployée.

Taylor rejette expressément l’accusation selon laquelle son système de management engendre l’épuisement des travailleurs ; il affirme au contraire qu’il instaure des pauses dès qu’il constate des signes de fatigue excessive affectant la performance au travail. Cependant, ses longues discussions sur la « rétention de la main-d’œuvre » et l’« évitement du travail » par les travailleurs illustrent la réalité de ce problème. Il est convaincu que les travailleurs ne se dépensent pas au maximum, ne donnent pas le meilleur d’eux-mêmes, mais, au contraire, travaillent délibérément à un rythme plus lent, juste assez pour donner l’impression de se dépenser. Éradiquer cette mauvaise habitude chez les travailleurs est l’objectif principal de sa nouvelle méthode de management. En décomposant le travail en mouvements individuels et en déterminant leur durée exacte au moyen d’un chronomètre, la direction obtient le contrôle strict du temps nécessaire à l’exécution ininterrompue du travail. Dès le départ, elle impose au travailleur une tâche spécifique et précisément prescrite, une charge de travail qu’il doit accomplir – « la caractéristique la plus frappante du nouveau système est la notion de charge de travail », explique Taylor lui-même. Ceux qui atteignent l’objectif reçoivent une prime supplémentaire sur leur salaire ; Ceux qui ne parviennent pas à terminer la tâche sont considérés comme inaptes et licenciés. Grâce à cette méthodologie, Taylor a pu tripler, voire quadrupler, la production dans de nombreux cas. C’est là toute l’importance de son système pour les entrepreneurs, dont les profits augmentent de façon exponentielle. Il est également important pour les travailleurs, désormais soumis à des efforts bien plus intenses qu’auparavant.

Il est évident que le travailleur ne se donne pas le maximum de son plein gré. D’abord, il n’a aucune raison de le faire, puisque seul le profit du capitaliste augmente, tandis qu’à long terme, son salaire reste stable, malgré des incitations temporaires sous forme de primes. S’il le faisait, sa force de travail s’épuiserait rapidement, et il s’épuiserait et s’affaiblirait, tel un citron pressé, incapable de subvenir aux besoins de sa femme et de ses enfants. Par souci de préservation et par devoir envers sa famille, il doit gérer avec soin son seul atout : sa force de travail. L’industriel, quant à lui, qui trouve facilement un remplaçant sur le marché du travail, cherche par tous les moyens à l’obliger à exploiter sa force de travail au maximum ; dans cette guerre silencieuse pour les intérêts les plus fondamentaux, la gestion taylorienne devient une arme nouvelle et redoutable aux mains des entrepreneurs. Les courtes pauses et les mouvements superflus et non rentables découlent du besoin naturel du corps humain d’alterner entre repos et mouvement de tous les organes. C’est uniquement grâce à ces pauses dans le travail qu’il est possible de supporter une journée de 8 ou 9 heures. Si ces pauses sont supprimées et que tout le temps est consacré à un seul mouvement intense et répétitif – une intensité qui ne pourrait normalement être maintenue que pendant de brefs instants – le corps subira de graves dommages. L’organisme humain n’est pas une machine ; s’il est contraint de fonctionner à ce niveau, il se détériorera inévitablement et deviendra plus rapidement inutilisable. Taylor pense pouvoir éviter cet effet en instaurant des pauses en cas de fatigue. Cependant, cela ne fait que supprimer la sensation de fatigue. Il est bien connu qu’un corps fatigué peut être contraint de continuer à travailler par une forte excitation ou un effort de volonté, mais les conséquences n’apparaissent que plus tard. Ce n’est pas la sensation de fatigue qui détermine l’usure du corps, mais l’effort réellement fourni. La réalité est que partout où le système de Taylor est appliqué depuis des années, les travailleurs s’épuisent et s’épuisent plus rapidement qu’auparavant.

Il n’est pas étonnant que la classe ouvrière observe avec crainte l’avancée inexorable de ces nouvelles méthodes. Cette avancée est d’autant plus difficile à contenir que le système traite chaque travailleur de manière isolée, encourage l’égoïsme individuel, affaiblit la solidarité et élimine l’organisation collective. En réalité, leur introduction est difficilement évitable ; les travailleurs sont incapables de lutter efficacement contre des méthodes d’exploitation plus avancées. Cependant, dans un pays doté d’une organisation syndicale développée et consolidée comme l’Allemagne, il est possible d’adopter certaines mesures pour garantir une influence et un certain degré de participation à la prise de décision, ainsi que pour établir un contrôle sur sa mise en œuvre, afin de minimiser les dommages causés aux travailleurs. Les moyens techniques pour y parvenir sont déjà en discussion au sein des syndicats. L’essentiel, cependant, est la conquête du pouvoir, seul moyen d’imposer la volonté et les intérêts des travailleurs au monde des affaires. Ainsi, la principale exigence du moment est le renforcement de ce pouvoir, car il constitue le fondement de la survie de la classe ouvrière. Et ce pouvoir ne peut être obtenu que par le renforcement de l’organisation [3] et par une lutte révolutionnaire vigoureuse contre toute la structure de domination bourgeoise.


[1] Ce texte a été traduit de sa version originale allemande, publiée dans le Leipziger Volkszeitung le 25 juillet 1914. À cette fin, le journal numérisé , la transcription disponible sur Internet et la traduction en néerlandais , disponible sur le portail Arbeidersstemmen , ont été consultés .

[2] Durant cette période, 1914, Pannekoek reproduisit la conception politique hégémonique qui identifiait le moment initial du processus révolutionnaire à la prise de contrôle de l’État par la classe prolétarienne et, par conséquent, à la nationalisation des moyens de production, bien que l’auteur ait critiqué cette position (voir l’article « Le socialisme d’État », de 1913). Ce n’est qu’avec les expériences révolutionnaires de 1917 à 1923, notamment les révolutions allemande et russe, que Pannekoek commença à défendre, sans ambiguïté, le socialisme comme un processus révolutionnaire exigeant, à tout moment et à chaque étape, l’abolition de l’État et des rapports sociaux capitalistes. (Note de Crítica Desapiedada)

[3] Dans ce contexte, Pannekoek entendait par « organisation » les syndicats et les partis censés représenter la classe ouvrière. À un autre moment, des années 1920 jusqu’à sa mort en 1960, sa position changea. Pannekoek commença à s’opposer radicalement aux partis et aux syndicats, remplaçant ces anciennes organisations par des conseils ouvriers. Voir l’article : Pannekoek : Des organisations bureaucratiques à l’auto-organisation – Nildo Viana (Note de Crítica Desapiedada)

Traduit par Vinícius Posansky. Révisé par Thiago Papageorgiou.

vendredi 30 mai 2025

La chaîne logistique rouge d'Apple

 

traduction Google

L'iPhone a été lancé en 2007. Jusqu'alors, Nokia était le leader mondial du marché des téléphones portables. Apple a supplanté Nokia en 2008 et est resté numéro un les années suivantes. Aujourd'hui, avec plus d'un milliard d'utilisateurs, Apple domine entre un quart et un tiers du marché mondial et est l'entreprise la plus valorisée au monde en termes d'actions. Le triomphe d'Apple est généralement attribué à l'introduction de l'écran tactile, à des logiciels faciles à utiliser et pratiquement sans erreur, et à la monopolisation de l'App Store. De plus, les produits Apple sont considérés comme un symbole de statut social dans de nombreux milieux. En réalité, derrière le succès d'Apple se cache un vaste réseau d'usines de fabrication de masse et spécialisées employant des millions de travailleurs, en Chine. Dans le contexte géopolitique actuel, Apple tente de réduire sa dépendance à ces travailleurs. Depuis 2023, davantage d'iPhone sont produits en Inde et au Vietnam, même si de nombreuses pièces doivent être importées de Chine.

1 Dès les années 1960, les entreprises électroniques américaines et européennes ont commencé à délocaliser leur production en Asie. Initialement, il s'agissait d'une industrie d'assemblage sans machines de grande envergure. Depuis les années 1990, elle s'est particulièrement concentrée en Chine. L'électronique est aujourd'hui l'industrie la plus mondialisée de toutes ; dans aucun autre secteur, la « totalité des travailleurs » mondiaux n'interagit aussi étroitement. Le développement est principalement concentré aux États-Unis, la production est réalisée en Asie et en Europe de l'Est, et les matières premières proviennent d'Afrique. La logistique mondiale relie les sites de production et assure les ventes mondiales. Les salaires en Asie du Sud-Est sont encore relativement bas, et de nombreux processus ne pouvaient pas et n'avaient pas besoin d'être automatisés. L'industrie a constamment besoin de jeunes travailleurs capables de supporter les conditions de travail. La « diligence », la « discipline » et autres « compétences industrielles » sont primordiales. En Chine, ce travail est effectué par des citoyens de seconde zone, issus des campagnes ; leur immigration a créé des villes abritant les plus fortes concentrations de travailleurs de l'histoire de l'humanité. Pendant longtemps, ces villes sont restées invisibles aux yeux du public mondial.

Réduction du chiffre d'affaires et du capital fixe

L'actuel PDG d'Apple, Tim Cook, a travaillé chez IBM et Compaq, deux entreprises dont la production était implantée en Chine bien avant Apple. En 1998, Steve Jobs a personnellement recruté Cook et l'a nommé directeur des opérations. Il est devenu l'architecte de la « chaîne d'approvisionnement d'Apple ». Cook a délocalisé la production dans les zones économiques spéciales de Chine. En 2000, le sous-traitant taïwanais Foxconn y a produit les premiers iMac, rapidement suivis par les iPod et les iPhone. En 2022, 95 % des iPhone, AirPods, Mac et iPad étaient assemblés en Chine. Tim Cook a comparé l'électronique aux produits laitiers, qui se périment en quelques jours ; les stocks sont « fondamentalement mauvais ». L'ascension d'Apple au sommet du classement de la chaîne d'approvisionnement à partir de 2008 s'explique par une rotation des stocks (le ratio marchandises vendues/stocks) 2,5 fois supérieure à celle de Nokia (et 12 fois supérieure à celle de Coca-Cola). Les cycles de production courts ont considérablement accéléré le rythme de travail : au lieu d'une production tous les cinq ans, comme dans l'industrie automobile, d'innombrables détails du processus de production doivent être reconfigurés chaque année, et un nombre considérable de travailleurs, de machines, d'outils et de produits pré- et intermédiaires doivent être réassemblés.

En 2024, l'iPhone a été lancé pour la 16e fois. Réduire les délais d'exécution nécessite un écosystème industriel complexe2 avec une forte proportion de capital fixe. Contrairement à ses concurrents, Apple n'a pas acheté de composants standard. L'entreprise a utilisé ses propres pièces, développé la production et coordonné elle-même l'assemblage. Des dizaines d'ingénieurs Apple ont sillonné les usines chinoises, surveillant la production pendant des mois (avant la pandémie de COVID, Apple réservait 50 sièges en classe affaires par jour sur les vols San Francisco-Shanghai). Tandis que d'autres envoyaient des fiches techniques aux usines chinoises en leur disant : « Construisez ceci ! », Apple a investi massivement dans le processus de production et a construit un fossé autour de ses processus pour se protéger de la concurrence. Apple a acheté plus d'équipements que toute autre entreprise et les a installés dans des usines étrangères.3 La valeur des machines Apple en Chine a dépassé celle de tous ses magasins et bâtiments. Depuis 2008, le MacBook Pro est constitué d'un seul bloc moulé (au lieu de plusieurs pièces comme les autres ordinateurs portables). Ce bloc est usiné à l'aide d'une machine CNC capable de créer des pièces complexes à partir d'un fichier image. Cette machine n'était pas nouvelle, mais une seule coûtait plus de 500 000 dollars et restait à l'état de prototype. Cook en a acquis 10 000 et a signé un contrat avec l'entreprise japonaise d'automatisation Fanuc pour l'achat de toutes les machines CNC pour les années suivantes. La production de masse a ainsi atteint un niveau inédit. Plus tard, cette technologie de fabrication a également été appliquée aux iPhones et aux iPads. Les usines qui produisaient pour Apple produisaient initialement 10 000 pièces par jour, puis 100 000, puis 500 000, et enfin un million. Aujourd'hui, plus de 200 millions d'iPhones sont produits chaque année.

Foule de travailleurs

Quand on lui demandait pourquoi Apple ne parvenait pas à produire en masse aux États-Unis, Cook répondait un jour : « S'il invitait tous les outilleurs-ajusteurs là-bas, ils ne rempliraient pas une salle.» En Chine, en revanche, il lui faudrait plusieurs villes pour accueillir tous les outilleurs-ajusteurs. Apple n'emploie directement que 14 000 personnes en Chine, mais supervise 1,5 million de travailleurs dans sa chaîne d'approvisionnement mondiale, la plupart en Chine. Le sous-traitant le plus connu est Foxconn. En 2000, il générait un chiffre d'affaires annuel de trois milliards de dollars, soit la moitié de celui de son concurrent Flextronics. En 2010, son chiffre d'affaires atteignait déjà 100 milliards de dollars, soit plus que celui de ses cinq plus grands concurrents réunis. Aujourd'hui, avec un million d'employés et un chiffre d'affaires de plus de 200 milliards de dollars, Foxconn est l'une des plus grandes entreprises mondiales, avec des usines d'une taille inégalée :

200 000 à 500 000 personnes travaillent à Shenzhen, selon la situation des commandes, et environ 200 000 à Zhengzhou.

Le taux de rotation du personnel chez les sous-traitants chinois dépasse 300 % certaines années. Cela signifie qu'un effectif complet est remplacé plus de trois fois par an. Apple estime avoir formé 23,6 millions de travailleurs depuis 2008 (l'activité Apple ne représentant « que » 40 % des bénéfices de Foxconn). Alors qu'Apple génère la grande majorité des bénéfices, Foxconn affiche un taux de rentabilité de 3 %. À Zhengzhou, le salaire horaire est passé de 25 à 26 yuans (3,63 dollars) en août 2024. Les travailleurs ont entre 16 et 40 ans ; il y a des périodes où les femmes sont plus nombreuses que les hommes à travailler. Les Tibétains et les Ouïghours ne sont pas embauchés.

En haute saison, les salaires mensuels s'élèvent à 5 000-7 000 yuans, heures supplémentaires comprises. Hors saison, sans heures supplémentaires, ils chutent à 3 000-5 000 yuans (700 dollars). Bien qu'il existe des lois sur le temps de travail en Chine, leur violation systématique fait partie intégrante de l'accord entre Apple, Foxconn et le Parti communiste. L'image de l'iPhone a été publiquement ternie pour la première fois en 2010, lorsque 15 ouvriers désespérés se sont jetés du toit d'une usine Foxconn (le premier suicide connu d'un ouvrier de Foxconn a eu lieu en 2007).

En 2011, quatre d'entre eux se sont suicidés et, en 2012, 150 ouvriers ont menacé de se suicider. En 2014, 1 000 ouvriers de Foxconn se sont mis en grève dans une usine produisant pour HP. En 2016, Apple a été contrainte de réagir et a formulé une « responsabilité des fournisseurs » : « Il existe une bonne façon de fabriquer des produits. Cela commence par les droits de ceux qui les fabriquent. » Enfin, on parlait des conditions de travail ! La première tentative pour aborder ce problème a débuté en 2012, avec la publication du livre « iSlaves ». Un autre, intitulé « Mourir pour un iPhone », a suivi en 2020. En 2022, les ouvriers de Foxconn travaillant à la production d'iPhone à Zhengzhou se sont mis en grève pour protester contre les salaires impayés. Après les manifestations, Foxconn a présenté ses excuses pour les erreurs de paie. « Fabriquer en Inde »


En 2023, l'Inde devrait dépasser la Chine et devenir le pays le plus peuplé du monde. Si l'on soustrait les taux de natalité gonflés déclarés par les municipalités afin de recevoir davantage de financements publics, cela aurait pu se produire dès 2014. À cette époque, le gouvernement indien avait lancé son initiative « Make in India » avec pour objectif de faire passer la part de l'industrie manufacturière dans le PIB de 16,7 % à 25 % d'ici 2022. Il n'était pas irréaliste pour l'Inde de s'accaparer une part plus importante de la production industrielle : avec une population chinoise vieillissante et en déclin, la Chine souffre d'une pénurie de jeunes travailleurs inutilisés, et les salaires chinois sont désormais d'un tiers à deux fois plus élevés qu'au Mexique, en Turquie, au Vietnam ou en Inde. En 2014, 2 % de tous les smartphones étaient produits en Inde ; aujourd'hui, ce chiffre dépasse 15 %. La raison en est Samsung : après avoir admis en 2011 être responsable de centaines de cas de cancer dans ses usines sud-coréennes, l'entreprise a délocalisé une grande partie de sa production en Inde. Apple produit certains de ses iPhones les moins chers en Inde depuis 2017 ; En 2022, ce chiffre était tombé à moins de 5 % de la production totale. Cependant, les fournisseurs d'Apple comme Foxconn, Pegatron et Wistron (racheté par le groupe indien Tata en 2023) ont investi des milliards dans de nouvelles usines ces dernières années. Des composants de l'iPhone 16 sont désormais fabriqués dans l'est de Chennai. Selon le gouvernement indien, Apple a créé 150 000 nouveaux emplois dans le pays (fabricants sous contrat). Foxconn y emploie 48 000 personnes. Au premier semestre 2024, la part des iPhones fabriqués en Inde a atteint 14 %. Il s'agit toutefois d'installations purement FATP (assemblage final, test et conditionnement). Les composants sont acheminés par avion depuis la Chine et assemblés. L'écosystème industriel chinois, avec sa logistique, ses fonderies de moulage par injection et d'aluminium, ses usines et sa fabrication d'outils, est incomparable à celui de l'Inde. D'un point de vue économique, le projet « Make in India »

« Fabriqué en Inde »

D'ici 2023, l'Inde devrait dépasser la Chine et devenir le pays le plus peuplé du monde. Si l'on soustrait les taux de natalité gonflés signalés par les municipalités pour obtenir davantage de financements publics, cela aurait pu se produire dès 2014. À cette époque, le gouvernement indien avait lancé son initiative « Fabriqué en Inde » avec pour objectif de faire passer la part du secteur manufacturier dans le PIB de 16,7 % à 25 % d'ici 2022. Il n'était pas irréaliste pour l'Inde de s'accaparer une part plus importante de la production industrielle : avec une population chinoise vieillissante et en déclin, la Chine souffre d'une pénurie de jeunes travailleurs inutilisés, tandis que les salaires chinois sont désormais d'un tiers à deux fois plus élevés qu'au Mexique, en Turquie, au Vietnam ou en Inde. En 2014, 2 % de tous les smartphones étaient produits en Inde ; aujourd'hui, ce chiffre dépasse 15 %. La raison : Samsung, après avoir reconnu en 2011 être responsable de centaines de cas de cancer dans ses usines sud-coréennes, a délocalisé une grande partie de sa production en Inde. Apple fait produire certains de ses modèles d'iPhone les moins chers en Inde depuis 2017 ; en 2022, ce chiffre représentait moins de 5 % de la production totale. Cependant, les fournisseurs d'Apple, tels que Foxconn, Pegatron et Wistron (racheté par le groupe indien Tata en 2023), ont investi des milliards dans de nouvelles usines ces dernières années. Des composants de l'iPhone 16 sont désormais fabriqués dans l'est de Chennai. Selon le gouvernement indien, Apple a créé 150 000 nouveaux emplois dans le pays (fabricants sous contrat). Foxconn y emploie 48 000 personnes. Au premier semestre 2024, la part des iPhones fabriqués en Inde a atteint 14 %. Mais il s'agit uniquement d'installations FATP (assemblage final, test et conditionnement). Les composants sont acheminés par avion depuis la Chine et assemblés. L'écosystème industriel chinois, avec sa logistique, ses fonderies de moulage par injection et d'aluminium, ses usines et sa fabrication d'outils, est incomparable à celui de l'Inde. Sur le plan économique, le projet « Make in India » est un échec. La part de l'industrie dans le PIB a même chuté à 15,9 % en 2023. Sur le plan politique, la situation n'est pas différente. Dans le nouveau pôle d'activité électronique près de Chennai, 500 travailleurs de Wistron se sont mis en grève pour obtenir des augmentations de salaire en mai 2023, et 750 autres chez Flex (qui produit des câbles de chargement pour iPhone) en février 2024. Dans une usine Samsung de cette région, les travailleurs luttent pour le droit de former leur propre syndicat et pour une augmentation de salaire de 70 %. Les conseillers financiers évoquent donc un « manque de qualifications » au sein de la main-d'œuvre indienne.

Apple reste dépendant de la Chine

En 2016, Cook, PDG d'Apple, a signé un accord de cinq ans avec le Parti communiste chinois prévoyant d'investir plus de 275 milliards de dollars en Chine. Il a utilisé cet accord pour attribuer des contrats de production à des sous-traitants chinois tels que Luxshare, Goertek et Wingtech. Cela s'est fait au détriment de fournisseurs taïwanais comme Foxconn, Pegatron et Wistron (alors encore taïwanais). JPMorgan estime que la part de la valeur ajoutée des entreprises chinoises dans la fabrication d'iPhone passera de 7 % en 2022 à 24 % en 2025. Les exportations vers les États-Unis représentent déjà la moitié de la croissance des exportations chinoises. Luxshare a été le principal bénéficiaire des contrats Apple ces dernières années. Depuis la production des AirPods en 2017, son chiffre d'affaires est passé de moins de deux milliards de dollars à 31 milliards de dollars. Luxshare fabrique désormais également des Apple Watch et des iPhone. Depuis 2018, Apple a commencé à externaliser ses installations auprès d'entreprises chinoises afin de réduire ses coûts et de fiabiliser ses processus. Cela a réduit de moitié la valeur des machines Apple en Chine. Conjugué aux restrictions de déplacement imposées aux ingénieurs américains d'Apple pendant la pandémie, ce phénomène a complètement transféré le contrôle des processus de production aux ingénieurs chinois. Les innovations issues de la collaboration entre ingénieurs procédés américains et travailleurs chinois appartiennent désormais au passé. Un stratège financier a déclaré : « Aujourd'hui, chaque composant de la chaîne d'approvisionnement [d'Apple] dépend de la Chine. Il est soit fabriqué directement en Chine, soit contient au moins plusieurs pièces fabriquées en Chine. Si l'on remonte un peu en arrière, on arrive aux fonderies, principalement situées en Chine. Ces métaux, minéraux et dérivés purifiés et transformés sont intégrés à des produits du monde entier, et il n'existe aucune source de substitution. » Selon la « Liste des fournisseurs » d'Apple pour 2023, la grande majorité, avec 156 fournisseurs directs, sont toujours situés en Chine. C'est pourquoi on parle de « chaîne d'approvisionnement rouge ». Apple est plus susceptible d'augmenter ses investissements en Chine que de les réduire et d'en subir les conséquences politiques. De plus, les entreprises chinoises attirent de plus en plus d'ingénieurs (occidentaux) ; nombre d'entre eux s'installent désormais en Chine plutôt qu'aux États-Unis. Alors qu'Apple a arrêté le développement d'une voiture électrique, Foxconn lance trois prototypes et construit une usine de fabrication sous contrat en Chine. Cook fait imprimer les produits Apple en caractères miniatures : « Conçu par Apple en Californie ». Assemblé en Chine. Peut-être Cook devra-t-il bientôt raccourcir son slogan : « Conçu et assemblé en Chine. » L’impossibilité de délocaliser la production d’Apple vers des pays encore moins chers et la diminution du bassin de main-d’œuvre chinoise sont des signes que la « course mondiale vers le bas » des salaires et des conditions de travail, qui dure depuis des décennies, touche à sa fin. Pour en savoir plus : Ferrucio Gambino : The Early Outsourcing of the Electronics Industry, Wildcat 101, hiver 2018 Patrick McGee : How Apple Tied Its Fortunes to China, Financial Times, 17 janvier 2023 Ibid. : What it would take for Apple to untangled itself from China, Financial Times, 18 janvier 2023 Rolf J. Langhammer : Southeast Asia will not become a second China for a long time, FAZ, 26 septembre 2024 Ibid. : Things are still crunching in the world’s next workbench, FAZ, 26 octobre 2024


Notes de bas de page

[1] Les puces des iPhone proviennent de Taïwan. Les problèmes de production de puces et leur dimension géopolitique – faillite d'Intel, implantation de TSMC par les États-Unis – sont importants, mais ne sont pas le sujet ici.

[2] Comme toute grande entreprise, Apple exige de ses fournisseurs la certification ISO 9001, gage de leurs capacités industrielles. Le nombre d'entreprises certifiées illustre l'ampleur de l'écosystème industriel : en 2023, 551 855 entreprises chinoises bénéficiaient d'une telle certification, soit la moitié du nombre mondial. L'Italie se classe au deuxième rang avec 94 216, suivie de l'Inde : 61 653, de l'Allemagne : 47 576, du Royaume-Uni : 43 765 et du Japon : 38 916, loin derrière les États-Unis : 29 579.

[3] La valeur des actifs d'Apple est passée de 370 millions de dollars en 2009 à 7,3 milliards de dollars en 2012 et à 13,3 milliards de dollars en 2013. 2018.

[4] La liste des fournisseurs Apple représente 98 % des fournisseurs directs en 2023. Voici les principaux sites de production : Chine continentale : 156 (2022 : 150), Taïwan : 48, Japon : 42, Vietnam : 35 (2022 : 26), États-Unis : 26, Singapour : 23, Inde : 16 (2022 : 11).

 La législation européenne sur la réglementation de l'IA et la souveraineté technologique

 Das EU-Gesetz zur Regulierung der KI und die technologische Souveränität

Die EU strebt seit einiger Zeit an, unter dem Schlagwort »technologische Souveränität« bei Soft- und Hardware bzw. der gesamten IT-Infrastruktur vom Chip bis zur KI selbstständig zu werden, die Abhängigkeit von US-Technologiekonzernen und (größtenteils asiatischen) Lieferketten der Halbleiterproduzenten zu verringern. Teil davon sind Regulierungen der Tech-Konzerne, der digitalen Plattformen und auch einzelner Technologien. Mit dem Digital Services Act und dem Digital Markets Act sollen Plattformen wie X (Twitter), Facebook, Google, Amazon, Temu, TikTok an die Kandare gelegt werden – was angesichts einer gewissen Nervosität bei den Tech-Konzernen zunehmend zu gelingen scheint. Schließlich hatte die EU bereits mit der Datenschutzgrundverordnung ein zuerst belächeltes, dann aber weltweit doch für Anpassungen sorgendes Gesetz vorgelegt.

Mit der neuen US-Regierung werden sich die Auseinandersetzungen verschärfen. Die neurechten Silicon-Valley-Venturekapitalisten wollen die letzten Hemmnisse einer liberal-bürgerlichen Demokratie in den USA schleifen. Demgegenüber positionieren sich EU-Kommission und (vor allem) das EU-Parlament als Verteidiger ebendieser Institutionen, sowohl gegen die materiellen Ansprüche der Tech-Konzerne als auch gegen die Vorhaben ihrer ideologischen Propagandisten. Aus Sicht der EU-Verantwortlichen geht es dabei grundsätzlich um die Ausrichtung des Kapitalismus, der besten Verwirklichung von Verwertungsinteressen und der damit einhergehenden Organisation der Gesellschaft – kurz gesagt, stehen sich zwei Kapitalfraktionen mit unterschiedlichen Antworten auf die gegenwärtige Krise gegenüber.

Die Auseinandersetzungen werden sich auf ökonomischer und regulatorischer Ebene nicht auf DSA, DMA und DSGVO beschränken. Dazu kommt vor allem der AI Act. Er wurde im November 2023 vom EU-Rat verabschiedet und ist am 1. August in Kraft getreten. Er soll die Entwicklung und Nutzung von KI in der EU fördern und die Risiken minimieren. Er betont die Bedeutung der Grundrechte und legt fest, dass KI-Systeme nicht gegen diese verstoßen dürfen. Dazu werden KI-Systeme in verschiedene Risikokategorien eingeteilt, von minimal bis inakzeptabel. Für solche mit minimalem Risiko gelten weniger strenge Anforderungen. Solche mit hohem Risiko, etwa in der Gesundheitsversorgung oder der Strafjustiz, müssen hochtransparent sein und eine hohe Genauigkeit aufweisen. KI-Anwendungen, die als inakzeptabel riskant eingestuft werden, sind verboten, insbesondere Systeme, die zur sozialen Manipulation oder zur Massenüberwachung eingesetzt werden können. Der Einsatz von biometrischer Gesichtserkennung in der Öffentlichkeit ist weitgehend verboten, mit einigen Ausnahmen für die Strafverfolgung. Die Analyse von Gefühlen am Arbeitsplatz durch KI ist verboten. Unternehmen, die KI-Systeme entwickeln oder einsetzen, müssen transparent darüber informieren, wie diese funktionieren. Sie sind für die von ihren KI-Systemen verursachten Schäden verantwortlich.

Die Entwicklung und den Einsatz von KI soll der AI Act dadurch fördern, dass er einen klaren Rechtsrahmen schafft. Damit will die EU eine führende Rolle bei der Gestaltung der globalen Regulierung von KI übernehmen.

Kritiker bemängeln hauptsächlich, dass etwa bei der automatischen Gesichtserkennung Datenschutzgrundsätze aufgeweicht werden, weil Strafverfolger diese nun doch einsetzen dürfen.

Grundsätzlich treffen die Regelungen des AI Act vorwiegend die Hersteller und Nutzer generativer KIs wie ChatGPT (OpenAI) oder Gemini (Google). In diesen Fällen können primär die Regeln zu Transparenz, Risikobewertung und Grundrechtsschutz nur unter Mühen eingehalten werden – die die Protagonisten der gKI keineswegs auf sich nehmen wollen. Leute wie OpenAI-Chef Sam Altman, die zuvor noch selbst eine Regulierung gefordert hatten, sind angesichts des AI Act sofort in Jammern und Wehklagen verfallen. Youtube aber hat direkt nach Verabschiedung des AI Act damit angefangen, eine Kennzeichnung KI-generierter Inhalte zu verlangen.

Die Behauptung von Google, Apple und Co., der AI Act sei hinderlich für das volle Potenzial ihrer Plattformen bzw. Apps, bezieht sich auf ihre zunehmende Integration von KI in andere Anwendungen. Die Suchmaschine von Google wird mittlerweile von der Google-KI Gemini unterstützt, die ebenso in Google Docs oder Google Drive bei alltäglichen Aufgaben hilft. Es gibt allerdings auch Argumente dafür, dass Google als eigentliche Suchmaschine dadurch schlechter geworden ist, dass es immer schon Antworten geben will.

Anfangs kritisierten auch europäische KI-Vertreter den AI Act aus vergleichbaren Gründen als zu weitgehend, weil er auch europäischen KI-Firmen unerwünschte Beschränkungen aufzuerlegen schien. Diese Haltung hat sich angesichts der Probleme, mit gKIs tragfähige Geschäftsmodelle zu entwickeln, aber etwas geändert. Streng kuratierten, für bestimmte Einsatzgebiete entwickelten KIs kommt der AI Act sogar entgegen – und auf solche Geschäftsmodelle setzen mittlerweile viele europäische KI-Startups, etwa Sepp Hochreiter mit seinem xLSTM oder Jonas Andrulis mit Aleph-Alpha. Die Regulierungen des AI Act halten ihnen die große Konkurrenz von dem Markt für angepasste Modelle fern. Aleph-Alpha wirbt mit genau den Transparenz-Regeln, die der AI Act vorsieht. Sie ziehen sich aus dem milliardenschweren, ressourcenintensiven Wettbewerb um den am schlauesten wirkenden Chatbot zurück. Gefragt ist die heimische KI auch in handfesten Anwendungen bei Industrie- und Firmenkunden, die ihre wertvollen Firmendaten gerne für sich behalten.

So dient der AI Act den Interessen der Investoren und der Startups in der EU besser, als viele es ursprünglich für möglich hielten. Es könnte eine Industrie entstehen, die mit spezialisierten KIs einen Werkzeugmarkt schafft, der den kapitalistischen Verwertungsinteressen mehr entspricht als die Allmachts-Fantasien der Neuen Rechten im Silicon Valley mit ihren »Geld-Verbrennungsöfen«. Wer in dieser Auseinandersetzung zwischen verschiedenen Kapitalfraktionen letztlich den Sieg davonträgt, ist offen.

 

 La législation européenne sur la réglementation de l'IA et la souveraineté technologique


Depuis quelque temps, l'UE s'efforce de devenir indépendante en matière de logiciels et de matériel, ou plutôt de l'ensemble de l'infrastructure informatique, des puces à l'IA, sous le slogan de la « souveraineté technologique », et de réduire sa dépendance envers les entreprises technologiques américaines et les chaînes d'approvisionnement (essentiellement asiatiques) des fabricants de semi-conducteurs. Cela inclut la réglementation des entreprises technologiques, des plateformes numériques et même des technologies individuelles. Le Digital Services Act et le Digital Markets Act visent à maîtriser des plateformes telles que X (Twitter), Facebook, Google, Amazon, Temu et TikTok – une initiative qui, compte tenu d'une certaine nervosité parmi les entreprises technologiques, semble connaître un succès croissant. Après tout, l'UE avait déjà introduit le Règlement général sur la protection des données, une loi initialement ridiculisée, mais qui a ensuite entraîné des ajustements à l'échelle mondiale. Les conflits vont s'intensifier avec la nouvelle administration américaine. Les nouveaux investisseurs en capital-risque de droite de la Silicon Valley veulent lever les derniers obstacles à une démocratie libérale et bourgeoise aux États-Unis. À l'inverse, la Commission européenne et (surtout) le Parlement européen se positionnent comme les défenseurs de ces mêmes institutions, tant contre les exigences matérielles des entreprises technologiques que contre les projets de leurs propagandistes idéologiques. Du point de vue des responsables européens, il s'agit fondamentalement de l'orientation du capitalisme, de la meilleure réalisation des intérêts d'exploitation et de l'organisation de la société qui en découle ; en bref, deux factions du capital s'affrontent avec des réponses divergentes à la crise actuelle. Les différends économiques et réglementaires ne se limiteront pas à la DSA, à la DMA et au RGPD. C'est particulièrement vrai pour la loi sur l'IA. Adoptée par le Conseil de l'UE en novembre 2023 et entrée en vigueur le 1er août, elle vise à promouvoir le développement et l'utilisation de l'IA dans l'UE et à minimiser les risques. Elle souligne l'importance des droits fondamentaux et stipule que les systèmes d'IA ne doivent pas les violer. À cette fin, les systèmes d'IA sont classés en différentes catégories de risque, du minimal au inacceptable. Des exigences moins strictes s'appliquent à ceux qui présentent un risque minimal. Les systèmes à haut risque, comme ceux des secteurs de la santé ou de la justice pénale, doivent être extrêmement transparents et présenter un niveau de précision élevé. Les applications d'IA jugées trop risquées sont interdites, en particulier les systèmes pouvant servir à la manipulation sociale ou à la surveillance de masse. L'utilisation de la reconnaissance faciale biométrique en public est largement interdite, à quelques exceptions près pour les forces de l'ordre. L'analyse des émotions par l'IA sur le lieu de travail est également interdite. Les entreprises qui développent ou déploient des systèmes d'IA doivent fournir des informations transparentes sur leur fonctionnement. Elles sont responsables de tout dommage causé par leurs systèmes d'IA. La loi sur l'IA vise à promouvoir le développement et l'utilisation de l'IA en créant un cadre juridique clair. L'UE souhaite ainsi jouer un rôle de premier plan dans l'élaboration de la réglementation mondiale en matière d'IA. Les critiques dénoncent principalement l'affaiblissement des principes de protection des données, par exemple en matière de reconnaissance faciale automatique, car les forces de l'ordre sont désormais autorisées à l'utiliser. En principe, les dispositions de la loi sur l'IA concernent principalement les fabricants et les utilisateurs d'IA génératives telles que ChatGPT (OpenAI) ou Gemini (Google). Dans ces cas, le respect des règles de transparence, d'évaluation des risques et de protection des droits fondamentaux est difficile – un fardeau que les partisans de l'IA générative ne sont absolument pas prêts à assumer. Des personnalités comme Sam Altman, PDG d'OpenAI, qui avait auparavant réclamé une réglementation, se sont immédiatement mises à gémir et à se plaindre de la loi sur l'IA. YouTube, en revanche, a commencé à exiger l'étiquetage des contenus générés par l'IA immédiatement après l'adoption de la loi. L'affirmation de Google, Apple et d'autres selon laquelle la loi sur l'IA entrave le plein potentiel de leurs plateformes et applications fait référence à leur intégration croissante de l'IA dans d'autres applications. Le moteur de recherche de Google est désormais alimenté par l'IA Gemini, qui facilite également les tâches quotidiennes dans Google Docs et Google Drive. Cependant, certains avancent que Google est devenu un moteur de recherche moins efficace, car il cherche constamment à fournir des réponses. Dans un premier temps, les représentants européens de l'IA ont critiqué la loi sur l'IA pour des raisons similaires, la jugeant trop ambitieuse et semblant imposer des restrictions indésirables aux entreprises européennes du secteur. Cependant, cette attitude a quelque peu évolué face aux difficultés à

développer des modèles économiques viables avec l'IA. La loi sur l'IA désavantage même les IA strictement sélectionnées et développées pour des applications spécifiques.


Initialement, les représentants européens de l'IA ont critiqué la loi sur l'IA pour des raisons similaires, la jugeant trop ambitieuse et semblant imposer des restrictions indésirables aux entreprises européennes du secteur. Cependant, cette attitude a quelque peu évolué face aux difficultés de développement de modèles économiques viables avec l'IA. La loi sur l'IA autorise même des IA strictement sélectionnées, développées pour des domaines d'application spécifiques, et de nombreuses startups européennes spécialisées dans l'IA s'appuient désormais sur de tels modèles économiques, comme Sepp Hochreiter avec son xLSTM ou Jonas Andrulis avec Aleph-Alpha. Les réglementations de la loi sur l'IA les tiennent à l'écart de la concurrence majeure sur le marché des modèles personnalisés. Aleph-Alpha se présente avec les règles de transparence précisément stipulées dans la loi sur l'IA. L'entreprise se retire ainsi de la compétition, coûteuse en ressources et à plusieurs milliards de dollars, pour le chatbot apparemment le plus intelligent. L'IA nationale est également recherchée pour des applications concrètes par les clients industriels et les entreprises qui préfèrent garder leurs précieuses données d'entreprise pour eux. Ainsi, la loi sur l'IA sert les intérêts des investisseurs et des startups de l'UE mieux que beaucoup ne l'auraient cru à l'origine. Cela pourrait donner naissance à une industrie utilisant une IA spécialisée pour créer un marché d'outils plus en phase avec les intérêts d'exploitation capitaliste que les fantasmes de toute-puissance de la Nouvelle Droite de la Silicon Valley et de ses « incinérateurs d'argent ». Reste à savoir qui sortira vainqueur de ce conflit entre différentes fractions du capital.

traduction ordinateur Google



Assemblé en Chine-Wildcat 114.

 

Pendant longtemps, les employeurs de l'industrie électronique asiatique ont pu exploiter les travailleurs sans syndicats et presque sans grève. À l'été 2024, des employés de Samsung en Corée du Sud (production de puces) ont organisé une grève syndicale pour la première fois. Peu après, des ouvriers d'une usine Samsung en Inde (production de réfrigérateurs, de machines à laver et de téléviseurs) ont entamé une mobilisation pour créer leur propre syndicat. Nous avons évoqué cette tentative de syndicalisation dans Wildcat 114. Le 27 janvier 2025, les travailleurs ont annoncé leur succès : après plus de 200 jours de litiges juridiques et une longue grève à l'automne 2024, le Syndicat des travailleurs de Samsung en Inde a été officiellement reconnu. Il compte actuellement 1 350 membres (dont 1 850 travaillent à l'usine). Cette bataille est importante car l'usine est située dans un pôle de production près de Chennai, où d'autres entreprises d'électronique construisent également des usines. Foxconn et Pegatron (Tata) ont également récemment démarré leur production en Inde, notamment pour Apple.

Outre les mobilisations ouvrières, ces entreprises sont désormais confrontées à une guerre économique. En réponse aux sanctions américaines, les autorités chinoises durcissent considérablement les règles concernant les exportations de matières premières et d'équipements. Cela affecte Foxconn, qui doit acheminer vers l'Inde des lignes de production, des appareils de mesure et des matières premières pour les produits Apple fabriqués en Chine. Actuellement, les douanes chinoises refusent ces exportations, arguant qu'il pourrait s'agir de biens à double usage, c'est-à-dire pouvant être utilisés à la fois à des fins civiles et militaires (la Chine et l'Inde entretiennent depuis longtemps un conflit frontalier parfois âpre). Foxconn a même dû cesser d'envoyer ses ingénieurs chinois pour mettre en service les lignes de production en Inde. Des ingénieurs taïwanais sont censés prendre le relais. Pour compenser les déficits en Inde, la production est désormais augmentée dans les usines chinoises. Quoi qu'il en soit, nous espérons que l'exemple de Samsung en Inde facilitera la mobilisation des ouvriers d'autres usines indiennes pour de meilleures conditions de travail.

Voici l'article du Wildcat actuel : Tiré de : Wildcat 114, hiver 2024

jeudi 29 mai 2025

Quand meurt un pape...La Vespa rossa (La guêpe rouge)

 

Publié le 29 Mai 2025 par TCI Battaglia comunista, mai 2025

Nous donnons une traduction de l'italien en français d'un article de la TCI, paru dans Battaglia comunista,  de mai 2025.

Nous souscrivons pleinement à l'analyse de la Guêpe rouge sur les mystifications pseudo "sociales" papales et autres qui ont accompagné le pontificat de de Francesco et en font un paradigme de la "foi chrétienne".

Comme le conclut fortement  l'article de la TCI :"Tant que le capitalisme existera, tout comme la société divisée en classes existait auparavant sous d'autres noms, la religion sera le calmant injecté dans les veines des fidèles de toutes confessions, et les institutions, avec leur hiérarchie, seront toujours les gouvernements aptes à remplir cette fonction : le maintien d'un système où dominent la propriété, l'exploitation et la guerre. Ce même système qui, voyez-vous, pour le légitimer au fil des siècles alors qu'il est motivé par le profit, les puissants de tous bords ont toujours cherché - indépendamment des pieuses intentions du pape en fonction - à le faire accepter aux opprimés en leur faisant porter le masque d'un Dieu quelconque."...

Pantopolis, le 29 mai 2025.

Quand un pape meurt...

Quand un palais tombe en ruine, mais aussi quand il est au sommet de sa splendeur, ses éléments porteurs ont toujours besoin d'un peu d'entretien. Par exemple, les colonnes et les piliers, surtout s'ils commencent depuis longtemps à montrer des signes de faiblesse. L'Église, à la tête de laquelle se trouve désormais Léon XIV, fraîchement élu pape, doit faire face non seulement à une dette de 90 millions d'euros, mais aussi d'un détachement progressif de la société dont elle devrait être le pilier, au sens où elle devrait constituer l'un des pouvoirs sur lesquels repose le pouvoir central, représenté par l'économie et, si l'on veut lui donner un visage, par les détenteurs des moyens de production et de distribution de la richesse produite par le prolétariat. Elle est une colonne érodée par les intempéries, qu'il s'agisse de scandales, de corruption, d'épisodes de pédophilie ou de luttes fratricides. Ces facteurs l'ont depuis longtemps éloignée du peuple au sens large, ce qui a entraîné une baisse des vocations sacerdotales et de la participation aux cérémonies religieuses, telles que les mariages célébrés à l'église. C'est un film déjà vu et les contre-mesures que l'institution ecclésiastique elle-même semble avoir prises pour contrer son isolement historique et s'adapter à la modernité ne sont pas vraiment nouvelles. Ce n'est pas un hasard si le nouveau pontife Prevost a reçu/choisi le nom de Léon XIV, dernier Léon à avoir siégé sur le trône de Saint-Pierre, ce Léon XIII qui, avec l'encyclique Rerum Novarum (Choses nouvelles, comme la société de masse, le mouvement ouvrier, les idées socialistes), entendait renouer ou ne pas laisser se relâcher les liens entre l'Église et sa base sociale.

Bergoglio a également travaillé dans ce sens, gagnant injustement la réputation de socialiste, alors qu'au-delà de la critique superficielle du capitalisme dans son ensemble et de ce qui était considéré comme ses distorsions, il n'a jamais sérieusement remis en question le capitalisme lui-même. Pour susciter les acclamations de ceux qui s'enthousiasment pour un rien, il lui a suffi de faire des clins d'œil séduisants aux couples homosexuels, de prendre des selfies, d'adopter des attitudes « exagérées » et de lancer des appels à la paix qui, même s'ils n'étaient pas évidents, n'auraient trouvé d'exemples contraires que chez les papes qui bénissaient les croisés partant pour la Terre Sainte ou Jules II de Rovere qui se lançait dans la bataille à cheval. Ce nouveau représentant du Christ sur Terre est lui aussi en faveur du dialogue et de la paix, pour le plus grand bonheur de tous ceux qui ont besoin de s'accrocher à un espoir, mais toujours à l'intérieur du système que nous devrions au contraire dépasser : et nous nous demandons à nouveau ce que ces gens attendent d'un pape, et peut-être que le fait qu'il n'incite pas les peuples depuis le balcon de la place Saint-Pierre à s'entre-tuer, faisant couler des fleuves de sang, est déjà beaucoup pour eux. Le cardinal Prévost, qui commence son pontificat sous le poids d'accusations passées d'avoir étouffé ou couvert des cas de pédophilie, est simplement le fruit d'un compromis visant à choisir un homme qui ferait contrepoids entre l'âme conservatrice et l'âme moderniste de l'Église, selon l'adage « un coup à la cerise, un coup à la poire », afin de lui garantir d'obtenir d'immenses fonds des diocèses américains de son pays d'origine et de surmonter la tempête en Amérique latine grâce à ses précédentes missions au Pérou.

Ainsi, aujourd'hui comme à l'époque de Léon XIII, l'Église cherche encore, sans l'avoir trouvé, l'homme qui remettra de l'ordre dans la maison, en commençant par l'enracinement dans le tissu social, en passant par les finances, et en terminant par le nettoyage souvent invoqué en son sein. La vérité est qu'au contraire, qu'elle affiche une façade progressiste ou fondamentaliste et rétrograde, même dans le premier cas, l'expression d'une critique sociale et d'instances liées aux conditions des classes dominées sert toujours et encore à perpétuer ce pouvoir qu'elle prétend vouloir combattre ou endiguer. Tant que le capitalisme existera, tout comme la société divisée en classes existait auparavant sous d'autres noms, la religion sera le calmant injecté dans les veines des fidèles de toutes confessions, et les institutions, avec leur hiérarchie, seront toujours les gouvernements aptes à remplir cette fonction : le maintien d'un système où dominent la propriété, l'exploitation et la guerre. Ce même système qui, voyez-vous, pour le légitimer au fil des siècles alors qu'il est motivé par le profit, les puissants de tous bords ont toujours cherché - indépendamment des pieuses intentions du pape en fonction - à le faire accepter aux opprimés en leur faisant porter le masque d'un Dieu quelconque.

La Vespa rossa (La guêpe rouge)

Jeudi 22 mai 2025

mardi 27 mai 2025

Décès de Jacques Camatte

 


Un grand théoricien de la gauche maximaliste vient à son tour de disparaître. Personnage central du mouvement révolutionnaire marxiste depuis 1968 et gêneur indiscutable après son abandon de la vision religieuse du prolétariat mais finalement grand-père du modernisme, ce qui ne doit pas faire oublier son immense travail de restauration des textes de la "gauche communiste", bible de nos jeunes années, et aussi référence pour Marc Chirik qui me demanda plusieurs fois à consulter mes numéros d'Invariance, toutes les fois où il entreprenait un texte de fond. Il est décédé samedi Jacques Camatte (1935-2025). Militant du Pcint et de la gauche communiste d'Italie dans les années 50, 60 et début des années 70 (jusqu'à la première série d'Invariance). Commentaires d'Ernesto Roman: "Nous pensons qu'il est très important de connaître, pour le présent et pour le futur, la bataille anti-activiste qu'il a menée avec Roger Dangeville et les contributions qu'il a apportées à la première série d'Invariance, soit en recueillant les contributions de notre parti historique que la contre-révolution avait presque enterré. Lors de notre phase précédente, comme Germinal, nous avons traduit certains de ses textes. Parmi eux, leur contribution au parti qui a travaillé avec d'autres collègues du Pcint et apparu dans le programme communiste nous semble particulièrement importante. Les textes que nous avons traduits peuvent être lus ici barbaria.net/tag/camatte/ À partir de la deuxième série d'Invariance et malgré des contributions importantes comme son étude sur le KAPD a rompu avec nos positions de classe et avec la révolution communiste comme alternative historique au monde du capital. Jacques Camatte : Origine et fonction de la forme partielle (1961) – Barbarie https://barbaria.net/.../jacques-camatte-origen-y.../ Jacques Camatte : La mistificación democrática – Barbarie https://barbaria.net/.../jacques-camatte-la.../ Jacques Camatte : « Le KAPD et le mouvement prolétaire » (1971) – Barbarie https://barbaria.net/.../jacques-camatte-el-kapd-y-el.../ marxiste et d'une vision religieuse du prolétariat 

Par Jean Louis Roche


vendredi 23 mai 2025

Loren Goldner : Joe Hill, les IWW et la création d’une contre-culture ouvrière

 

Publier dans Echanges N°111-2004-2005

À propos d’un livre de Franklin Rosemont : Joe Hill. The IWW and the Making of a Revolutionary Working Class Counterculture, Chicago, Charles H.Kerr, 2003.

En ces jours de guerre sans fin au Moyen-Orient, où Kerry affronte Bush et où la politique visible aux Etats-Unis se réduit apparemment au combat d’une droite contre une extrême droite, ce livre nous donne une grande envie de descendre dans la rue et d’organiser la lutte. Et je me sens bien démuni pour le critiquer d’une façon quelque peu sévère.

Cet ouvrage est avant tout important pour toute une nouvelle génération de militants qui tentent de se situer au milieu des décombres laissés par la « gauche » bureaucratique d’Etat du XXe siècle (les sociaux-démocrates, staliniens, tiers-mondistes ou trotskystes) et les dernières idéologies qui emploient la langue de bois. Il est fort réjouissant et réconfortant de trouver un livre qui place Joe Hill et les IWW (Industrial Workers of the World) au même niveau qu’Apollinaire, Artaud, Frantz von Baader, Jérôme Bosch, William Blake, Lester Browie, Byron, Dürer, Victor Hugo, Philip Lamantin, Man Ray, Théolonious Monk, Gérard de Nerval, Charlie Parker, Erik Satie, Shelley, Vico et Hélène Wronski (1). Cet ouvrage nous offre ainsi un bref répit pour reprendre haleine (et Rosemont réussit à le faire sans effort, comme s’il s’agissait pour lui d’une évidence). Ce travail représente une véritable œuvre d’amour : l’auteur a rassemblé les bribes de la vie itinérante de Joe Hill, il a su les relier entre elles ainsi qu’aux IWW et à l’ensemble de la culture politique radicale du XXe siècle (le livre est aussi abondamment illustré). Pour son inspiration initiale, Rosemont eut la chance de découvrir les IWW en 1959 et de pouvoir alors rencontrer bon nombre de vieux militants qui se rencontraient encore dans les bureaux des Wobblies (2) à Chicago ou à Seattle, quelques-uns d’entre eux ayant connu personnellement Joe Hill.

Avant d’aller plus avant dans ma critique, il me semble nécessaire d’évoquer le travail de Rosemont. Il commence par passer en revue toute la littérature de référence en nous avertissant qu’une histoire approfondie et totale des IWW reste à écrire. L’auteur souligne qu’une telle tâche est rendue beaucoup plus difficile par la scandaleuse destruction par le gouvernement américain, en 1917, de toutes les archives des IWW. Il évoque la force des relations entre l’œuvre de Marx et les IWW, puisque ceux-ci encourageaient les ouvriers à étudier eux-mêmes collectivement Le Capital, pratique courante dans la vie de l’organisation. Contrairement à bien des militants « révolutionnaires » qui leur succédèrent, les Wobblies « lisaient et étudiaient réellement Marx ». Leur histoire et sa dimension sont étroitement mêlées à celle de Charles H. Kerr (3). Alors que les avant-gardes gauchistes qui apparurent plus tard produisirent des œuvres pour les travailleurs (parfois de bonne qualité), les publications des IWW étaient essentiellement « de et par » les travailleurs autant que « pour » eux. La plupart des Wobblies, selon Rosemont, rejetaient le « label syndical » et étaient considérés comme trop marxistes par la plupart des syndicalistes, et trop anarchistes pour d’autres courants du marxisme. Les IWW étaient « réellement informels, très ouverts, constamment rajeunis par de nouvelles énergies de la base ». Par la place éminente qu’ils accordaient toujours à la spontanéité, à la poésie et à l’humour, les IWW furent uniques dans l’histoire du mouvement ouvrier. Ils en savaient « trop sur le travail pour être ouvriéristes ».

Rosemont évoque aussi l’espace social qui s’organisa autour des salles de rencontre des IWW présentes dans tous les Etats-Unis. L’auteur n’a retrouvé que peu de matériaux biographiques sur Hill, bien que ce dernier ait été le hobo (4) le plus connu de l’histoire américaine. Loin d’être un faux modeste, Hill, d’après ses propres paroles, n’avait « pas grand-chose à dire sur sa propre personne ». Rosemont a raison de considérer que le portrait tracé par Wallace Stegner (5) en 1948 et qui dépeignait Hill comme un criminel de droit commun est particulièrement scandaleux. Stegner a fabriqué une brève biographie à partir d’une brassée de faits avérés, de quelques fortes probabilités et d’une montagne de réflexions universitaires vaseuses et de suppositions plausibles sur la vie de Hill.

« Dans sa propre vie, écrit Rosemont, Hill était surtout connu pour sa poésie et ses chansons. » Il a contribué à de nombreux textes des IWW qui figurent dans leur petit livre rouge de chansons. Alors que la presse des IWW publiait fréquemment des poèmes écrits par ses membres, les véritables « poètes Wobbly » n’ont jamais reçu la moindre reconnaissance pour leur talent littéaire. Les Wobblies chantaient aux meetings, pendant les grèves et dans leurs salles de réunions. Hill, comme tant d’autres Wobblies partit pour le Mexique lorsque éclata la révolution (6). Il participa à la grève de Fraser River au Canada en 1912 (7). Puis en janvier 1914, de passage à Salt Lake City, il fut accusé du meurtre d’un épicier local. Victime d’un coup monté, il fut exécuté en décembre 1915, en dépit d’une campagne internationale en sa faveur. Des dizaines de milliers de personnes suivirent ses funérailles à Chicago ; c’était la plus grande manifestation depuis les funérailles des martyrs de Haymarket en 1887(8). Poète, compositeur, chanteur, peintre et caricaturiste, Hill disposait d’une palette de talents artistiques. Une fois de plus, le rôle de la poésie et de la chanson dans la vie quotidienne et les luttes des IWW anticipait sur les activités joyeuses des grévistes en mai 1968 en France et était aux antipodes de l’atmosphère pesante des manifestations politiques de la gauche organisée depuis la Première Guerre mondiale : on ne le soulignera jamais assez.

Rosemont traite aussi séparément des mythes posthumes – positifs ou négatifs – qui ont obscurci la réalité historique. Hill ne fut ni un super militant sacrifiant toute sa vie, ni un petit voyou itinérant : comme l’auteur le souligne, le rôle d’organisateur du modeste Hill fut nourri par le culte aliéné du « leader » dans une organisation qui s’enorgueillissait d’un slogan anti-démagogique : « Nous sommes tous des dirigeants. » Sur la question raciale, Rosemont se montre nuancé ; c’est un des problèmes à propos desquels les IWW allaient radicalement à contre-courant de la culture réactionnaire dominante de leur époque. « Même Joe Hill, écrit Rosemont, n’était pas absolument sans reproches de ce point de vue. » La chanson de Joe Hill, Scissor Bill, attaque l’ouvrier blanc pour sa haine raciale ; elle attribue à Scissor Bill une série d’épithètes racistes qui « néanmoins, dans n’importe quel rassemblement mixte de Noirs et Blancs, pouvaient seulement provoquer chanteurs et auditeurs ».

Personne ne conteste que les IWW atteignirent les sommets de leur influence dans la décennie avant la Première Guerre mondiale durant la période dite de Jim Crow (9), sous la présidence Woodrow Wilson (10), un « progressiste » apôtre convaincu de la suprématie blanche. Ils allèrent beaucoup plus loin en attaquant le problème blanc américain que n’importe quelle organisation ouvrière auparavant – ou depuis lors. Lucy Parson (11) dédia leur convention fondatrice aux ancêtres noirs et indiens, à une époque où l’AFL (American Federation of Labor) (12) soutenait ouvertement la législation anti-Asiatiques et où les statuts de la plupart des syndicats affiliés à cette confédération syndicale avaient une clause excluant explicitement les non-Blancs. Les IWW accueillaient les travailleurs de toute couleur et de toutes nationalités dans leurs rangs. Covington Hall, poète, organisateur et agitateur qui participa aux batailles des IWW dans l’industrie du bois en Alabama faisait lutter ensemble Blancs et Noirs en plein cœur du Sud ségrégationniste. Les IWW étaient aussi implantés parmi les dockers noirs de Philadelphie, Baltimore et d’ailleurs.

Rosemont (qui est aussi l’auteur d’une très bonne brochure « Karl Marx et les Iroquois » (13) que l’on trouve sur le Net) montre comment les IWW, dans leurs relations avec les Indiens américains et leurs attitudes envers eux, étaient plus en concordance avec la sensibilité d’un Marx dans ses Notes ethnologiques (14) – alors inconnues et encore peu lues aujourd’hui – que ne le furent jamais les sociaux-démocrates, les staliniens ou les trotskystes. (Rosemont admet qu’on ignore tout des positions de Joe Hill sur ce sujet.) Pourtant on sait que Hill, en pleine période d’hystérie anti-Asiatiques et de dénonciation du « péril jaune », préparait avec talent des plats chinois. Rosemont cite les témoignages directs de ceux qui participèrent à des camps de hobos, notamment des Wobblies « particulièrement égalitaires et anti-racistes ».

De la même façon, les Wobblies étaient bien en avance sur leur temps quant à la question féminine. On trouvait bien des femmes au premier plan dans leurs rangs, même si quelquefois ils eurent tendance à décrire les « filles rebelles » comme étant là pour soutenir le moral des « garçons rebelles ». Ils dénonçaient ouvertement la prostitution comme le produit de la misère de la classe ouvrière. Ils combattaient la religion, « ce paradis dans le ciel », tout en ayant hérité un peu du millénarisme des sectes protestantes de la période précédente. Rosemont analyse, de façon particulièrement pertinente, la manière dont les capitalistes utilisèrent les hommes de main et les gangsters contre les locaux des IWW. Ces pratiques patronales favorisèrent le développement du gangstérisme aux Etats-Unis. En effet, une fois que les élites locales eurent autorisé les gangsters à se déchaîner contre les organisateurs des IWW, ils ne surent pas trop comment s’en débarrasser, leur tâche terminée, et comment les empêcher de continuer à prendre leur prébende et piller de façon permanente.

Rosemont décrit de façon intéressante les relations entre les IWW et le Parti communiste américain (le « Parti Comique » comme les Wobblies l’appelaient). Même si les IWW glorifiaient la révolution russe en 1921, ils avaient déjà des préventions contre l’étatisme grandissant en Russie. Comme l’écrit l’auteur : « Pour les IWW, le Parti communiste était devenu une des pires choses ayant fait irruption dans le mouvement ouvrier américain. Les Wobblies connaissaient la différence entre les élites clandestines du Parti et la masse des adhérents. L’expérience amère des Wobblies avec les dirigeants du parti, cette prétendue avant-garde, les conduisit à conclure que le Parti communiste n’était absolument pas une véritable organisation ouvrière mais un parti politique représentant une classe moyenne désespérément autoritaire, néo-byzantine dans ses structures hiérarchiques et bureaucratiques, et totalement dominée par une élite intellectuelle bourgeoise parasitaire. »

Dans son livre, Rosemont raconte aussi comment les Wobblies, au sein de l’AFL, puis du CIO, défendirent leurs idées et leurs pratiques syndicalistes révolutionnaires. Il décrit également les innombrables actes de violence perpétrés par les staliniens contre les éléments les plus radicaux du mouvement ouvrier aux Etats-Unis, crimes qui, comme le souligne Rosemont, ne « sont presque jamais mentionnés dans les livres sur le radicalisme américain ».

Les Wobblies eurent une conscience précise de ce qu’on appelle aujourd’hui l’écologie, comme en témoignent les lettres de Hill. Rosemont retrace ensuite l’influence ultérieure des IWW, de la Beat Generation (surtout à travers Gary Snyder) (15) à la littérature populaire. Et il mentionne de nouveau l’importance de la poésie : « Pour moi et aussi beaucoup de mes amis, la poésie revêtait une importance vitale lors de notre entrée sous les bannières des IWW. L’histoire du syndicat et l’accent constant mis sur la poésie et la chanson nous ont immédiatement impressionnés comme une des qualités décisives qui en font un cas unique dans le mouvement ouvrier et les organisations de gauche. Et nous avions raison. Que les IWW aient inspiré plus de poésie, et de meilleure qualité, que tous les autres syndicats ne les distingue pas seulement de toutes les autres organisations mais nous en dit beaucoup aussi sur le monde qu’ils essayaient de construire. » Cette dimension poétique propulse l’influence des IWW dans l’avant-garde moderniste comme cela apparaît dans les livres de Big Bill Haywood(16) à Greenwich Village (17) ou les artistes du Village qui travaillèrent en 1913 sur le Paterson Pageant(18) lors de la célèbre grève du New Jersey. Rosemont saisit aussi une autre dimension glorieuse des IWW dans un chapitre sur l’art perdu des harangues dans les lieux publics, élément central de leurs campagnes et que Vachel Lindsay (19) décrivait comme un « grand vaudeville ».

À propos de ce livre, je voudrais maintenant exposer quelques réserves, qui sont très secondaires par rapport à toutes ses qualités.

Tout d’abord j’avoue avoir été légèrement irrité par la façon spécieuse dont l’auteur tient absolument à relier Joe Hill à des thèmes plus généraux – souvent à juste titre d’ailleurs, aussi paradoxale que ma remarque puisse paraître. En voici quatre exemples, pris parmi de nombreux autres :

* Joe Hill vécut au Mexique pendant quelque temps lors de la Révolution mexicaine. Rosemont écrit onze pages très intéressantes sur les IWW et la Révolution mexicaine et tout à coup il se demande : « Et quel rôle Joe Hill joua-t-il [ dans cette révolution] ? Là, comme dans presque toute la biographie de Joe Hill, l’absence de détails précis est patente et frustrante. »

* Joe Hill se rendit à Hawai en 1911. Au milieu d’une discussion fort intéressante sur l’activité des IWW dans cette île, Rosemont écrit tout à coup : « Quoique aucun document ne révèle ce que fit Joe Hill à Hawaï, il est virtuellement certain qu’il rendit visite à d’autres représentants des IWW. Vu ce que nous savons de son activité ailleurs, il me paraît vraisemblable de penser qu’il apporta son concours à l’agitation syndicale dans l’île. Et il n’est pas impossible que cette aide fut beaucoup plus importante que ce que quiconque peut avoir espéré. Après 1911, de toute façon, les Wobblies déployèrent une forte agitation à Hawai. »

* Rosemont écrit neuf pages excellentes sur les IWW et les Indiens américains et une fois de plus il s’interroge : « Et Joe Hill ? Ici, c’est le noir total. Nous ne connaissons pas plus ses opinions sur la “question indienne” que sur la neuvième symphonie de Beethoven ou Don Quichotte ou la pensée de Li Po (20) : c’est-à-dire rien du tout. »

* Sur les talents de Joe Hill en matière de cuisine asiatique : « Dans un tel climat de haine, proclamer sa passion pour la cuisine chinoise et son habileté à utiliser les baguettes peut être qualifié comme un acte de dissidence et de défi. Je n’essaie pas de donner une autre dimension à de tels détails. Je tente de comprendre de simples gestes de Hill. Peuvent-ils être considérés comme des actes courageux, politiquement révolutionnaires, ou pas ? Nous informent-ils sur ses pensées réelles ? En même temps, on ne peut ignorer de telles manifestations de non-conformisme, personnelles et non politiques. Elles occupent certainement une place dans le schéma plus large de l’ensemble. »

Sans aucun doute. Et je pourrais continuer ainsi les citations. Un ami indulgent m’a suggéré que, vu le petit nombre de faits connus sur la vie de Joe Hill, Rosemont a dû travailler comme un archéologue qui reconstitue toute une période historique en s’appuyant seulement sur quelques morceaux de poterie. Et, dans bien des endroits du livre, cette méthode fonctionne efficacement.

Malheureusement, Rosemont ne pose jamais la question fondamentale sur les IWW. Qu’est-ce qui clocha chez eux ?

Pour répondre à cette question, il aurait pu utiliser de nombreux auteurs qu’il cite et qui ont écrit des analyses valables sur des épisodes radicaux oubliés ou peu connus : notamment, C.L.R. James (dans Notes sur la dialectique ou dans Facing Reality) ou Peter Linebaugh (21) et Marcus Rediker (22), tous deux coauteurs de The Many-Headed Hydra. Mais Rosemont n’apporte aucune explication concernant la défaite des IWW.

Certes, dans notre période morose, il peut sembler judicieux de ne pas s’appesantir sur des défaites. Depuis l’effondrement du prétendu « bloc soviétique » (les vrais soviets n’existaient plus en 1921), toutes les solutions alternatives au « socialisme » bureaucratique d’Etat qui ont été vaincues au début du XXe siècle suscitent un nouvel engouement : de l’anarchisme au syndicalisme révolutionnaire, en passant par des penseurs comme Rosa Luxembourg ou Bordiga, mais aucun courant n’a suscité autant d’intérêt que les IWW (et pas seulement aux Etats-Unis).

Par conséquent, si nous devons projeter aujourd’hui ce que furent les IWW de 1905 à 1924, je trouve impératif et urgent de comprendre pourquoi ce syndicat a connu une telle éclipse. Qu’est-il arrivé à ce groupe extraordinaire ? Pourquoi devons-nous regarder 90-100 ans en arrière, si nous voulons comprendre ce qui leur est arrivé ?

Le livre de Rosemont ressemble à un météore brillant qui atterrirait dans un paysage triste et déprimant, comme un astéroïde oublié. Nous pensons, pour notre part, que tout s’inscrit dans un processus historique, et nous devons malheureusement constater que, aussi étrange que cela paraisse, ce livre-choc, riche en descriptions factuelles et en reconstructions passionnées de la vie de Hill, des IWW et de bien d’autres personnages, ce livre, donc, ne contient pratiquement pas d’analyse historique tout au long de ses 640 pages.

Il nous suffit de poser quelques questions pour constater que Rosemont n’y apporte aucune réponse :

– Les trotskystes déraillent-ils lorsqu’ils affirment que les IWW furent éclipsés par le Parti communiste américain parce que les Wobblies n’avaient aucune perspective politique cohérente alors que le Parti communiste de Lénine et Trotsky – à ses débuts – en avait une ?

– Pourquoi cela se produisit-il ?

– Pourquoi dans les années 30, le Parti communiste américain fut-il un mouvement de masse et non les IWW ?

Rosemont présente des brassées de faits précis et nous offre de passionnants aperçus sur le développement d’une contre-culture ouvrière révolutionnaire. Il peut sembler abusif de demander à un tel travail d’évoquer aussi l’économie, les changements technologiques et la vaste mutation de l’Etat capitaliste de 1890 à 1945 ; ou bien le triomphe, à partir des années 30, des idées de Mark Hanna (23), Owen Young (24) et Gerard Swope (25) parmi les grands capitalistes ; ou encore l’impact de la culture de masse (radio, cinéma et plus tard télévision) et de l’éducation de masse sur le chant populaire et la poésie qui ont pu jouer un rôle dans la fin des IWW. Bien des points que je viens de soulever ne sont même pas mentionnés dans le livre.

Rosemont attaque Dibovsky (26) et d’autres universitaires parce qu’ils prétendent que les IWW étaient déjà sur le déclin en 1919 ; il leur oppose que ce processus commença en 1924 mais il ne consacre pas une seule ligne pour tenter de l’expliquer.

La crise de 1920 (associée au « péril rouge ») a balayé les syndicats dans tous les Etats-Unis. Quel impact cette vague réactionnaire a-t-elle eu sur les Wobblies ? Rosemont ne le mentionne aucunement.

Il souligne avec brio l’importance du chant et de la poésie pour le mouvement des IWW, mais qui peut dire qu’un recueil de chansons et de poésie puisse aujourd’hui jouer un rôle et être le point de départ d’un mouvement ? La plupart des gauchistes ne sont même pas capables de chanter un couplet de L’Internationale.

Rosemont parle de Joe Hill comme s’il était encore vivant et connu de la classe ouvrière, mais je pense que pas un seul des étudiants d’origine ouvrière que j’ai rencontrés à New York alors que j’enseignais dans un cours pour adultes n’avait entendu parler des IWW, et encore moins de Joe Hill.

Rosemont écrit dans le cadre de ce qui est considéré aujourd’hui comme une sous-culture et il l’élève au niveau d’une culture de classe.

Naturellement, étant donné la dimension de ce qu’il réussit à faire, l’auteur n’était pas obligé de répondre à bien des questions sur ce qui arriva après la fin des IWW. (Il semble pourtant concéder à regret dans quelques endroits de son livre ne pas avoir mené cette tâche à bien.)

On peut présumer que Rosemont n’a pas écrit par simple nostalgie d’un passé révolu, mais pour inspirer le présent et le futur. Et d’ailleurs, j’étais tellement enthousiasmé en terminant son livre que, j’aurais voulu, comme je l’ai déjà dit, me précipiter dans la rue et me mêler à la foule des travailleurs pour que cette vision devienne une réalité de notre temps ; mais je me suis heurté à un mur ou suis tombé dans le vide.

C’est pourquoi je me suis permis de poser un certain nombre de questions sur les limites de ce voyage mystérieux et magique dans le temps. Des dizaines de milliers de gens sublimes se sont-ils mystérieusement regroupés entre 1905 et 1924 ? Se sont-ils dispersés ou furent-ils dispersés tout aussi mystérieusement ?

Ceux qui restèrent en dehors des IWW furent beaucoup plus nombreux que ceux qui rejoignirent les IWW : qui étaient-ils, et pourquoi ne le firent-ils pas ?

Si l’on veut rendre la poésie des IWW potentiellement contemporaine., il me semble qu’il nous faut absolument répondre à toutes ces questions afin de saisir la spécificité des IWW, de leurs forces et de leurs faiblesses au regard des forces qui les reléguèrent dans l’oubli.

Notes

1. Parmi les auteurs et artistes cités, certains sont connus et il est aisé de les retrouver si l’on veut en connaître davantage (Apollinaire, Artaud, Bosch, Blake, Byron, Dürer, Victor Hugo, Man Ray, Gérard de Nerval, Charlie Parker, Erik Satie, Shelley). Nous ne donnons ci-après que quelques références sur les moins connus :

Franz X. von Baader (1765- 1841) : théosophe allemand inclassable qui développa des théories sur la corporalité et l’antagonisme. Baader a aussi inventé le mot « prolétariat » pour désigner les « classes dangereuses ».

Lester Bowie : trompettiste de jazz de l’avant-garde de Chicago des années 1970.

Philip Lamantia : poète américain, adoubé par André Breton comme le « Rimbaud de la deuxième moitié du XXe siècle », personnage de la poésie beat des années 1950.

Thelonius Monk : pianiste et compositeur de jazz des années 1950.

Hoene-Wronski : messianiste et ésotériste romantique polonais qui habitait Paris dans les années 1830 et 1840, considéré par beaucoup comme le modèle du personnage du roman de Balzac A la recherche de l’absolu.

Giambattista Vico : juriste italien « préromantique » du XVIIIe siècle, précurseur de Michelet, Marx et Joyce, connu pour son affirmation que l’Histoire est un « factum » c’est-à-dire est faite par les hommes.

2. Wobbly (pluriel Wobblies) : nom donné à ceux qui se rattachaient aux IWW (Industrial Workers of the World). Il y a peu d’ouvrages exhaustifs et complets en français sur les IWW. Mentionnons Les IWW, le syndicalisme révolutionnaire aux Etats-Unis de Larry Portis, aux éditions Spartacus, et les pages qui leur sont consacrées dans Une histoire populaire des Etats-Unis de 1492 à nos jours, Howard Zinn, éd. Agone.

3. Charles H. Kerr, maison d’édition du mouvement ouvrier établie à Chicago à la fin du XIXe siècle qui publia la première édition aux Etats-Unis du Capital de Marx en anglais ; après un long déclin, elle a été reprise en main par Rosemont et quelques camarades.

4. Hobo : nom donné aux travailleurs migrants aux Etats-Unis qui allaient de chantier en chantier, au début du XXe siècle. Ces travailleurs non qualifiés se déplaçaient d’un bout à l’autre du pays par tous les moyens, notamment en « empruntant » les trains de marchandises (souvent au prix de leur vie ; 50 000 hobos moururent dans des accidents ferroviaires entre 1900 et 1905) tout en développant, entre eux, une grande solidarité. Voir l’ouvrage de Nels Anderson , Le Hobo, sociologie du sans-abri, Nathan (essais et recherches), 1993, traduction de l’original anglais paru en 1923.

5. Wallace Stegner : romancier américain médiocre, auteur d’une étude très malveillante sur Hill en 1948.

6. Révolution mexicaine : la dictature de Porfirio Diaz et la « modernisation » du pays (accompagnée d’une large pénétration économique des Etats-Unis) se firent aux dépens des paysans dont les structures communautaires furent détruites au profit des grands propriétaires fonciers ; en 1912, 80 % des paysans étaient des « sans-terres », les peones, véritables esclaves des haciendas (cf. les romans de B. Traven disponibles en poche). La révolution se déroula dans une période de grande confusion de 1910 à 1914 ; elle vit les chefs rebelles Villa et Zapata s’affronter et se termina par le rétablissement de la légalité bourgeoise avec l’intervention déterminante des Etats-Unis.

7. Fraser River Strike : d’après le nom du fleuve Fraser de Colombie-Britannique (Canada) près de la côte Pacifique et le long duquel était construite la ligne de chemin de fer transcanadienne pour la Canadian Northern Railroad Company avec l’aide de sous-traitants qui exploitaient les migrants dans des conditions terribles proches de l’esclavage. En 1912, les IWW organisèrent ces travailleurs (plus de 8 000 adhérents) et la grève éclata sur les chantiers de Fraser River en mars 1912. Le mouvement s’étendit sur plus de 800 km tout au long de la ligne, jusqu’aux Etats-Unis avec d’innombrables piquets pour prévenir l’embauche de jaunes. Elle se termina par la répression violente habituelle contre toute grève dans cette période héroïque du mouvement ouvrier américain.

8. Dans le cadre d’actions diverses pour la journée de 8 heures, début mai 1886, des grèves se développèrent notamment à Chicago. La police intervint en tirant sur les grévistes – tuant et blessant plusieurs travailleurs. Ce qui déclencha des actions plus déterminantes. Lors d’un rassemblement à Haymarket Square à Chicago, une bombe fut lancée contre les flics qui venaient disperser la manifestation : la police ouvrit le feu de nouveau, tuant et blessant plusieurs manifestants. Il s’ensuivit une vague d’arrestations notamment dans les milieux anarchistes. Sept d’entre eux furent condamnés à mort dont 4 furent pendus sans qu’aucune preuve ait pu être retenue contre eux. Ensuite une vague réactionnaire hystérique se développa dans tout le pays. Ces événements tragiques devinrent le symbole des luttes dans la célébration mondiale du Premier mai.

9. Jim Crow : terme méprisant pour désigner les Noirs américains d’après le nom d’une chanson fondée sur un fait réel. Jim Crow South désigne tout le Sud américain ex-esclavagiste, raciste et ségrégationniste.

10. Woodrow Wilson (1856-1924) : président des Etats-Unis de 1913 à 1921 qui poussa et présida à l’entrée des Etats-Unis dans la Première Guerre mondiale. Idéaliste, il tenta de lancer une collaboration mondiale pour la paix avec la Société des Nations, mais fut désavoué dans ces efforts par ses propres partisans.

11. Lucy Parsons (1853-1942) : militante exceptionnelle du mouvement ouvrier américain à partir des années 1870, métisse de parents noir et indien, veuve d’Albert Parsons, un des « martyrs de Haymarket », participa au congrès fondateur des IWW en 1905.

12. AFL-CIO : « grande » fédération syndicale américaine résultant de la fusion en 1956 de l’American Federation of Labor (AFL) et du Congress of Industrial Organisations (CIO). Le refus de l’AFL d’admettre les travailleurs non qualifiés fut une des causes de la formation des IWW. Quant au CIO il avait été fondé en 1933 pour regrouper les travailleurs de tout ordre, spécialement ceux non admis dans l’AFL.

13. On peut trouver « Karl Marx et les Iroquois » de F. Rosemont sur le site Internet <www.geocities.com/cordobabakaf/marx...>

14. Marx avait écrit différents textes sur l’ethnologie qu’il projetait de publier avant sa mort. On peut trouver ces textes en anglais dans l’ouvrage The Ethnological Notebooks of Karl Marx, Assan 1972.

15. Beat Generation : mouvement littéraire et mode de vie influents des années 1950-60 aux Etats-Unis dont les principaux animateurs furent Kerouac, Ginsberg et Burroughs. À propos de Gary Snyder, Kerouac et Ginsberg disaient qu’il était « le type le plus fou et le plus intelligent que nous ayons jamais rencontré ».

16. Big Bill Haywood : militant mineur de fond qui quitta l’AFL pour devenir l’un des fondateurs des IWW en 1905.

17. Greenwich Village, ou le Village : ce quartier de New York, situé à l’ouest de Manhattan, refuge des artistes et écrivains, passe souvent pour le ghetto des intellectuels.

18. Paterson Pageant : spectacle organisé à New York en 1913, lors de la grande grève de Paterson (New Jersey). Destiné à faire connaître cette lutte, il marqua une collaboration exemplaire entre l’avant-garde new-yorkaise (l’idée en fut lancée par John Reed) et les militants des IWW qui organisaient la grève.

19. Vachel Lindsay (1879-1931) : poète américain en rupture avec l’académisme et la mièvrerie.

20. Li Po : poète chinois (700-762) dont les thèmes poétiques tournent autour de l’amitié, de la nature, du vin et des femmes.

21. Peter Linebaugh : historien américain contemporain influencé par E.P. Thomson et par l’ouvriérisme italien, auteur de l’excellent The London Hanged (1992) et avec Marcus Rediker de The Many-Headed Hydra (2000).

22. Marcus Rediker : historien américain contemporain, auteur d’une étude sur les pirates du XVIIIe siècle Between the devil and the deep-blue sea (1987).

23. Mark Hanna : sénateur de l’Etat d’Ohio. A partir des années 1880, ce capitaliste éclairé revendiqua la création de syndicats industriels, cinquante ans avant la formation du CIO. Il voulait ainsi empêcher une véritable radicalisation du mouvement ouvrier aux Etats-Unis ; pionnier du corporatisme.

24. Owen Young : PDG de General Electric dans les années 20, autre pionnier du corporatisme, favorable à la création d’un syndicat indépendant dans sa propre entreprise. Architecte du Plan Young (1929) qui fournit des crédits pour la stabilisation de l’Allemagne.

25. Il invita l’AFL à organiser un syndicat chez General Electric pour empêcher que « d’autres gens moins aimables ne le fassent » ; à l’époque du New Deal, partisan d’une concertation économique entre le patronat et les syndicats dans le style du fascisme mussolinien.

26. Marvin Dubovsky : historien américain auteur d’une histoire médiocre des IWW We shall be all (1973).

(2003)

(Traduit par Echanges et mouvements)


SEUM n°12 : Ukraine, guerre, désertion, révolution ?

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