1825 – 2025 : deux siècles de lutte des classes
Contrairement à nombre d’observateurs qui restent cantonnés à une vision superficielle et immédiatiste des antagonismes entre les « groupes sociaux », les marxistes ont recours à une approche scientifique qui leur est propre pour analyser la lutte des classes. À rebours de l’empirisme prédominant, ces derniers font usage de ce que Marx et Engels qualifièrent de « conception matérialiste et dialectique de l’histoire ». C’est dire la place centrale que nous accordons à la perspective historique et à l’évolution des enjeux socio-économiques pour appréhender plus finement la réalité à laquelle nous sommes confrontés. Dès lors, aucune appréciation de l’état de la lutte des classes aujourd’hui ne saurait faire l’impasse sur son analyse depuis le début du capitalisme moderne jusqu’à nos jours. À ce stade, nous ne nous distinguons en rien d’autres groupes de la Gauche Communiste qui proposent leurs propres historiques, le plus souvent depuis 1914. Cependant, comme le lecteur pourra le constater en confrontant les différentes esquisses existantes, nous considérons que l’interprétation de l’histoire de la lutte ouvrière proposée par les groupes actuels de la Gauche Communiste comporte une série d’erreurs ou d’approximations. C’est cette insatisfaction face aux propositions de bilan de la lutte de notre classe, ainsi que les imprécisions parmi les révolutionnaires sur les enjeux contenus dans les termes de « contre-révolution », « défaite physique ou politique » et « reprise de la lutte des classes », qui nous poussent à nous acquitter de cette tâche en proposant une première ébauche. Cet article n’a aucunement la prétention d’apporter une réponse définitive à la question de l’évaluation du rapport de force entre les classes : il s’agit d’un premier cadre d’analyse qui ne pourra que gagner à être développé ou critiqué.
L’éveil du prolétariat (1825-1848)
Selon Marx, « ce n’est qu’avec la crise de 1825 que s’ouvre le cycle périodique de la vie moderne du capitalisme » (Karl Marx, Postface à la 2e édition allemande du Capital, Œuvres complètes, Économie I, La Pléiade, p. 553). À cette époque, la classe ouvrière est très minoritaire au sein de la population et la différenciation entre artisans et ouvriers est encore embryonnaire. C’est ainsi que les théories socialistes, comme celles de l’imprimeur bisontin Pierre-Joseph Proudhon ou du tailleur allemand Wilhelm Weitling s’adressent prioritairement à un public d’artisans. De même, les grandes luttes significatives de ces premières décennies de capitalisme moderne sont menées par des artisans en voie de prolétarisation, comme les canuts lyonnais en 1831 et en 1834. Outre cette prédominance de l’artisanat dans cette proto-classe ouvrière, une autre spécificité de la lutte des classes à cette époque repose sur l’alliance, historiquement justifiée, entre le prolétariat et la petite et moyenne bourgeoisie contre le féodalisme. C’est ainsi que le mouvement chartiste, par ses revendications politiques de suffrage universel masculin et de réforme électorale, tout comme par sa composition, avec une aile gauche prolétarienne et socialiste autour de figures comme Ernest Jones et George Julian Harney, et une aile droite non-socialiste autour de Feargus O’Connor, et son alliance avec les radicaux britanniques petit-bourgeois, incarne cette non-différenciation stricte entre prolétariat et petite-bourgeoisie. Il faut attendre la révolution de 1848 pour que les deux catégories sociales soient séparées par les barricades.
La révolution en permanence : le prolétariat s’autonomise et lutte pour sa propre révolution (1848-1849)
À la veille de 1848, le développement numérique d’un prolétariat concentré dans de grands pôles urbains et industriels, comme Manchester, dessine une orientation plus strictement prolétarienne au sein du socialisme. C’est en 1847 que, sous l’impulsion de Karl Marx et Friedrich Engels, l’ancienne Ligue des Justes, d’orientation socialiste chrétienne et avec une forte composition d’artisans, se transforme en Ligue des communistes. Fondée en Angleterre, celle-ci s’envisage pourtant dès l’origine comme une organisation internationale comprenant des membres britanniques, français ou encore allemands. La classe ouvrière est prête à entrer en scène quand la crise économique de 1847 débouche les années suivantes sur une séquence de luttes révolutionnaires dans toute l’Europe : en Sicile entre janvier et avril 1848 ; en France entre février et juin 1848 ; à Milan en mars 1848 ; en Pologne entre mars et mai 1848 ; au Danemark entre mars 1848 et juin 1849 ; en Allemagne entre mars 1848 et l’été 1849 ; en Hongrie entre mars 1848 et août 1849 ; en Autriche entre mars 1848 et novembre 1849. Les prolétaires occupent fréquemment la première place dans ces révolutions bourgeoises souvent dirigées par des meneurs petit-bourgeois ou bourgeois comme Ledru-Rollin en France, Mazzini en Italie, Kossuth en Hongrie, Hecker et Struve en Allemagne, Blum en Autriche. Au début de la vague révolutionnaire, Marx et Engels appuient le parti démocratique petit-bourgeois dont la Nouvelle gazette rhénane est le porte-parole en Allemagne. Ainsi, Marx est le vice-président d’une association démocratique à Bruxelles et prend une part active aux préparations d’un soulèvement armé en faveur de la république à Bruxelles, donnant des sommes d’argent importantes pour l’armement des ouvriers bruxellois. Il participe, en outre, aux préparatifs d’un soulèvement armé à Cologne en liaison avec les éléments cléricaux, et libéraux qui s’efforçaient de séparer les provinces rhénanes de la Prusse [1]. De leur côté, Friedrich Engels et Wilhelm Willich se battent sur les barricades à Elberfeld dans un corps de volontaires opposé aux troupes prussiennes. Cependant, du fait des journées de juin 1848 en France où la garde nationale petite-bourgeoise, effrayée par les « rouges » et les « partageux », massacre les prolétaires révoltés, et de la lâcheté de la bourgeoisie allemande qui se refuse à mener sa révolution contre le roi de Prusse, Marx et Engels en concluent que l’alliance de circonstance entre prolétariat et bourgeoisie n’a plus cours et qu’il s’agit désormais de proclamer la « révolution en permanence », c’est-à-dire de lutter pour, qu’une fois les objectifs bourgeois atteints, la révolution continue jusqu’à devenir une révolution prolétarienne. Cependant, en 1849, constatant la stabilisation du capitalisme après le krach de 1847 et l’échec des luttes révolutionnaires, écrasées par les puissances réactionnaires russe et autrichienne, Marx et Engels identifient les transformations de la situation. Ils comprennent que le prolétariat a été vaincu et que l’on assiste désormais à une période de contre-révolution. Contre l’aile immédiatiste de gauche incarnée par August Willich et Karl Schapper qui prétendent qu’il faut poursuivre la lutte révolutionnaire, Marx et Engels dissolvent la Ligue des communistes [2], privilégient le travail d’approfondissement théorique et escomptent sur une nouvelle crise économique, inévitable, pour une reprise de la lutte du prolétariat qui mettrait un terme définitif à la période contre-révolutionnaire.
La contre-révolution victorieuse, un prolétariat vaincu et un nécessaire travail d’approfondissement théorique (1850-1864)
Pendant les quinze années qui suivent, le prolétariat européen n’est pas en mesure de s’affirmer comme classe antagonique à la bourgeoisie triomphante. Celui-ci, quand il n’est pas inorganisé, comme c’est le cas en Allemagne, est encadré par les factions démagogiques de la bourgeoisie, comme en France derrière le prince Napoléon-Jérôme Bonaparte et l’aventurier Armand Lévy. Corollaire de cette absence historique du prolétariat, Marx et Engels placent leurs espoirs dans une lutte des États libéraux, au premier rang desquels l’Angleterre, contre la Russie, et envisagent, bien que provisoirement, la possibilité d’une révolution bourgeoise à tendances plébéiennes et socialistes agraires en Chine avec la révolte des Taïping [3]. C’est dans ce sens que doivent être interprétés le pamphlet Lord Palmerston de 1853 dénonçant la politique étrangère russophile de cet homme d’État britannique ou encore le soutien critique de Marx et Engels à l’alliance franco-britannique-ottomane contre l’État russe lors de la guerre de Crimée de 1853-1856. Plus significatif encore, Marx décide de consacrer cette période de calme dans la lutte des classes à l’approfondissement théorique du socialisme scientifique, et notamment à son œuvre maîtresse de critique de l’économie politique, le Capital. Ainsi, c’est entre 1857 et 1863 que Marx rédige le premier livre du Capital, le seul qu’il parvient à mener à son terme.
Le retour du prolétariat comme classe révolutionnaire
et
internationaliste et l’apogée de la Commune de Paris
(1864-1871)
Marx escompte une révolution à l’issue de la crise économique qu’il envisage autour de 1857-58. En réalité, il faut encore attendre quelques années avant que le prolétariat n’émerge à nouveau en tant que classe « pour soi », opposée au capitalisme. Ainsi, en septembre 1864, l’Association internationale des travailleurs (AIT) est fondée lors d’un congrès tenu à l’initiative des syndicalistes britanniques, et rassemblant des militants ouvriers venus d’Angleterre, de France, d’Allemagne ou encore d’Italie. C’est la conséquence directe de plusieurs discussions rassemblant principalement les proudhoniens français, regroupés autour de Tolain, et qui sont parvenus à défendre une perspective autonome par rapport à l’Empire bonapartiste, et les syndicalistes anglais, autour de George Odger. Dans chacun de ces pays, des organisations ouvrières, aux orientations parfois confuses, se forment et proclament la nécessité d’une solidarité de classe dépassant les frontières. Karl Marx soutient cette initiative, au point de rédiger les Statuts et l’Adresse inaugurale de cette Première Internationale et d’occuper un siège au Comité central. Partout en Europe, le prolétariat se manifeste par le renforcement de son organisation et une série de grèves. Il proclame également sa solidarité avec la lutte de l’Union nord-américaine, dirigée par Abraham Lincoln, contre les États du Sud, sécessionnistes et esclavagistes. Bien qu’étrangère à l’AIT, une partie de la classe ouvrière allemande se regroupe autour de l’une de ses premières organisations politiques, la ‘Allgemeiner Deutscher Arbeiterverein’ (ADAV ; Association générale des travailleurs allemands), fondée par Ferdinand Lassalle. En France, entre 1869 et 1871, les militants de l’AIT, comme le proudhonien Eugène Varlin, mènent une série de luttes remarquables, parvenant à gagner l’adhésion de franges toujours plus larges de la classe ouvrière. À l’occasion de l’entrée en guerre de la France contre la Prusse, et plus encore avec la proclamation de la République en septembre 1870, la section française de l’AIT, en parallèle des blanquistes, défend une perspective de soutien à la guerre côté français mais sur une base autonome. C’est dans ce sens que s’organisent des Comités d’arrondissements, centralisés dans le Comité central républicain des vingt-arrondissements. Par les célèbres affiches rouges qu’elle placarde sur les murs de Paris, cette organisation, ainsi que le Comité central de la Garde nationale, joue un rôle majeur et prépare le terrain à la Commune de Paris qui surgit spontanément le 18 mars 1871. Malgré une série d’erreurs et d’indécision bien identifiées par Marx, comme le refus de s’emparer de la Banque de France ou encore l’organisation par le Comité central de la garde nationale d’élections municipales destinées à légitimer l’existence de la Commune au lieu de lancer l’offensive sur Versailles, permettant à cette dernière de réorganiser ses troupes en déroute et de les renforcer, la Commune de Paris représente le niveau le plus élevé atteint par la conscience de classe du prolétariat depuis sa naissance. Cependant, elle ne parvient à se maintenir qu’entre mars et mai 1871, finissant écrasée par les armées versaillaises lors de la Semaine sanglante. À nouveau, le prolétariat est confronté à une terrible défaite, aussi bien physique pour le prolétariat français que politique pour le reste du prolétariat européen. S’ouvre alors une nouvelle période contre-révolutionnaire.
L’échec de la Commune ouvre une 2e période contre-révolutionnaire (1872-1889)
Tirant à nouveau les leçons de la défaite du prolétariat, comme ils l’avaient fait en 1849-50, Marx et Engels décident, au congrès de la Haye de l’AIT se tenant en 1872, de saborder cette organisation en transférant son siège à New-York pour éviter qu’elle ne tombe entre les mains des tendances confusionnistes blanquistes et bakouninistes. Bien qu’existant formellement jusqu’en 1876, cette organisation ne joue plus le rôle d’avant-garde du prolétariat, conséquence inéluctable de l’entrée dans une ère contre-révolutionnaire. L’accent est à nouveau mis sur le travail d’approfondissement théorique, Marx reprenant ses travaux sur les livres suivants du Capital tandis qu’Engels étudie des sujets aussi divers que la Marche allemande, l’histoire du christianisme primitif ou encore la dialectique de la nature. En outre, Marx et Engels tirent de l’écrasement de la Commune la leçon que la période de soutien aux guerres de constitution nationale des États modernes continentaux et aux luttes internes de la révolution libérale, impliquant le soutien aux fractions bourgeoises progressistes, est close. Pendant cette période, des minorités révolutionnaires continuent de mener un travail d’organisation de l’avant-garde du prolétariat, travail auquel Marx et Engels apportent un soutien contributif ou une distanciation critique sur le plan théorique. C’est le cas en Allemagne où lassaliens et eisenachiens décident de fonder une organisation commune au congrès de Gotha de 1875, considérée comme précipitée par Marx et Engels et fondée sur un programme confus d’inspiration petite-bourgeoise. Ces errements témoignent à nouveau du poids de la contre-révolution sur le prolétariat. Cette organisation est d’ailleurs très rapidement confrontée à la répression bismarckienne et tombe sous le coup des lois anti-socialistes à partir de 1878 et jusqu’en 1890. Un autre symptôme de cette faiblesse de la conscience de classe du prolétariat est le crédit qu’une bonne partie du Sozialistische Arbeiterpartei Deutschlands (SAPD ; Parti socialiste ouvrier d’Allemagne) donne aux thèses bourgeoises d’un aventurier comme Eugen Dühring, forçant Marx et Engels à entreprendre un travail de réfutation de ses thèses et de réaffirmation du socialisme scientifique. Signe que la contre-révolution est sur le déclin, une série de partis marxistes commencent à apparaître fin des années 1870 – début 1880 comme le Parti ouvrier socialiste d’Amérique en 1876, le Parti socialiste ouvrier espagnol en 1879, la Ligue sociale-démocrate néerlandaise, la Fédération sociale démocratique ou encore le Parti socialiste révolutionnaire de Romagne en 1881 [4], les Partis ouvriers français et italien en 1882, le Parti ouvrier belge en 1885, le Parti travailliste norvégien en 1887, le Parti socialiste suisse en 1888 et le Parti social-démocrate suédois des travailleurs en 1889.
Naissance de la social-démocratie internationale : un prolétariat renaissant mais confronté au poison de l’opportunisme et du réformisme (1889-1905)
Vers la fin des années 1880, on assiste à une reprise de la lutte prolétarienne. Dès 1889, une grande partie des organisations sociales-démocrates, d’inspiration marxiste – parfois plus formelle que réelle – décident de se regrouper dans une nouvelle internationale, sous le patronage de Friedrich Engels. Après la rupture définitive avec l’aile anarchiste du mouvement ouvrier lors du congrès de Zürich de 1893, il semble que le prolétariat soit désormais en position de force. Il se renforce par la lutte de classe au quotidien en arrachant des réformes à la bourgeoisie à l’aide du développement d’organes unitaires de masse comme les syndicats ou les caisses de secours mutuelles et par le parlementarisme révolutionnaire. C’est une fois organisé dans sa masse que celui-ci pourra s’emparer du pouvoir, que ce soit par la voie pacifique, comme en Angleterre, en Amérique, aux Pays-Bas [5] ou en Allemagne [6], ou par la voie révolutionnaire partout ailleurs. Les partis sociaux-démocrates sont alors dirigés par des disciples directs de Marx et Engels, comme les Allemands August Bebel et Wilhelm Liebknecht, le Russe Gueorgui Plekhanov, les Français Jules Guesde et Paul Lafargue, les Anglais Eleanor Marx, William Morris et Ernest Belfort Bax. Cependant, la dynamique du capitalisme de la « Belle Époque », marquée par la pénétration coloniale à travers le monde, que se partagent l’Angleterre, la France, les Pays-Bas, l’Italie, la Belgique ou encore, bien que plus tardivement, l’Allemagne, et par une prospérité généralisée commence à provoquer l’émergence d’une aristocratie ouvrière, formant une bureaucratie politique et syndicale, et sécrétant sa propre idéologie, le réformisme. Formulée explicitement par l’ancien disciple d’Engels, Eduard Bernstein, cette doctrine affirme qu’avec le développement relativement pacifique du capitalisme, toute perspective révolutionnaire est à rejeter, au profit d’une voie démocratique et progressive vers le socialisme – en réalité, le capitalisme d’État. Cette tentative de réviser le marxisme suscite immédiatement une réaction du centre et de la gauche marxiste, en la personne d’August Bebel, Karl Kautsky et surtout de Rosa Luxemburg avec son ouvrage Réforme sociale ou Révolution ? La querelle est officiellement résolue au profit de l’orthodoxie marxiste au congrès de Hanovre de 1899. En réalité, loin d’être une déviation, les réflexions de Bernstein ne font qu’assumer et systématiser les aspirations de cette couche aristocratique du prolétariat, dominante dans les partis et syndicats de masse. Cette réalité est obscurcie par la révolution russe de 1905 qui oriente la social-démocratie vers la gauche.
Révolution russe et politique de masse : la poussée des masses prolétariennes et ses répercussions dans l’Internationale (1905-1907)
La révolution russe débute en janvier 1905 à la suite de la répression sanglante d’une délégation d’ouvriers menée par le pope Gapone pour exposer ses revendications au tsar Nicolas II. Pendant toute l’année, un climat révolutionnaire parcourt la Russie, entretenu par les défaites russes face à l’adversaire japonais avec qui le tsarisme est en guerre depuis 1904. Les méthodes de lutte, fusionnant les caractères unitaires et politiques, qui caractériseront le prolétariat durant tout le XXe siècle se développent pour la première fois : mutinerie des marins, avec le célèbre exemple du cuirassé Potemkine, grèves de masse, constitution du Soviet ouvrier de Saint-Pétersbourg, présidé par Trotski, insurrection à Moscou en décembre 1905. La gauche et le centre de l’Internationale, en particulier Kautsky, sont enthousiasmés par cette révolution qui semble représenter un tournant. Désormais, on envisage clairement la possibilité que le renversement de l’autocratie tsariste puisse marquer le signal d’une révolution socialiste mondiale, ou en tout cas européenne. Mais cette domination de la gauche est de courte durée. Avec l’échec de la révolution russe, la social-démocratie peut enfin accepter sa véritable nature.
L’illusion d’un prolétariat dominant encadré par une social-démocratie éprouvée (1907-1914)
D’après Trotski, c’est à partir de 1907, début de la contre-révolution à l’échelle de la Russie, mais dont les répercussions politiques s’étendent au mouvement ouvrier européen, que la social-démocratie finalise son intégration au camp bourgeois. Derrière l’illusion d’un prolétariat perçu comme une force dominante en Europe, confiant dans sa « vieille tactique éprouvée », disposant de partis et syndicats de masse, se dissimule en réalité un colosse aux pieds d’argile. Pourtant, même la gauche marxiste a des difficultés à percevoir la fragilité de cet édifice, à l’exception des radicaux de gauche, regroupés autour de Luxemburg et Pannekoek, plus directement confrontés à la bureaucratie politique et syndicale. C’est ainsi que Lénine, lorsqu’il prend part aux controverses opposant la social-démocratie européenne, appuie toujours le centre kautskiste qu’il considère comme l’authentique représentant de l’orthodoxie marxiste. C’est dire à quel point l’illusion est tenace, d’ailleurs renforcée par les congrès de Stuttgart en 1907 et de Bâle en 1912 où des résolutions internationalistes sont votées, affirmant que toute déclaration de guerre verra se dresser, menaçante, la force du prolétariat organisé. Mais les résolutions pèsent peu face aux coups d’accélérateur de l’histoire. La social-démocratie s’effondre sans combat le 4 août 1914 avec l’adhésion des socialistes français à l’Union sacrée et celle de leurs homologues allemands à la Burgfrieden (paix civile). Bien que non vaincu physiquement, le prolétariat est cependant confronté à une immense défaite politique. La grande majorité de ses organisations de masse, partis et syndicats, révèlent leur intégration à la bourgeoisie, et des masses de prolétaires, grisées par les promesses de victoire facile, partent au front la fleur au fusil, convaincus qu’ils seront revenus chez eux, victorieux, d’ici Noël.
Les révolutionnaires à contre-courant et un prolétariat vaincu politiquement (1914-1917)
À cette époque, seule une minorité, l’ancienne gauche marxiste, prend conscience du désastre et de la nécessité de refonder radicalement les bases du mouvement ouvrier, par une rupture avec la vieille social-démocratie, le retour aux idées marxistes originelles – notamment sur la question de l’État – et la mise à jour de la tactique face à la nouvelle période qui s’ouvre, diversement vue comme la période de l’impérialisme (Lénine et Luxemburg), de la décadence du capitalisme (Boukharine et Trotski), du capitalisme d’État (Boukharine) ou encore de l’entrée dans l’ère de l’action de masse (Pannekoek). Comme l’exprime le titre de l’ouvrage rédigé par Lénine avec son lieutenant, Grigori Zinoviev, Contre le courant, les idées exprimées par les marxistes révolutionnaires sont minoritaires et le prolétariat, derrière sa bourgeoisie respective, n’est pas encore en mesure de lutter contre la guerre et de mettre en application les mots d’ordre de défaitisme révolutionnaire. Les choses commencent à changer avec l’entrée de la guerre dans sa quatrième année. En février 1917, sous l’impulsion première des femmes prolétaires, le tsarisme est renversé par un large mouvement de masse regroupant prolétaires, paysans, soldats et une partie de la bourgeoisie qui sent le vent tourner. En France, c’est le carnage résultant de l’Offensive Nivelle qui pousse les soldats à se mutiner, symptôme de la rupture croissante entre les soldats et la bourgeoisie. Apothéose de cette année 1917, marquant dès lors une rupture nette avec les trois années précédentes de défaite politique du prolétariat, les Soviets, guidés par le Parti bolchévik, s’emparent du pouvoir en octobre-novembre. S’ouvre alors une vague révolutionnaire à l’échelle mondiale, notamment en Europe.
Une vague révolutionnaire qui fait trembler la bourgeoisie (1917-1923)
Lors des débats autour de la signature du traité de Brest-Litovsk (février-mars 1918), tous les bolchéviks misent sur une généralisation de la révolution en Europe à brève échéance. Les plus optimistes envisagent une révolution dans les semaines à venir tandis que, pour les autres, c’est une question de mois. Il ne s’agissait pas d’une hallucination collective. Dès janvier 1918, des grèves de masse ont lieu en Autriche et en Allemagne tandis que les Rouges proclament la République socialiste des travailleurs de Finlande. Quelques mois plus tard, en octobre 1918, c’est au tour des marins de Kiel de se soulever, marquant la chute du Deuxième Reich et le début de la révolution allemande. Ces événements précipitent la fin de la guerre, avec la signature d’un armistice le 11 novembre 1918. La vague révolutionnaire est indéniable : grève générale suisse et révolution en Alsace-Lorraine en novembre 1918 ; soulèvements spartakistes en janvier et en mars 1919 à Berlin ; République des conseils en Bavière au printemps 1919, en Hongrie entre mars et août 1919, en Slovaquie à l’été 1919 ; soulèvement des ouvriers de la Ruhr contre le putsch de Kapp-Lütwitz en mars-avril 1920 ; occupation des usines en Italie à l’occasion du Biennio Rosso de 1919-1920 ; insurrections en Argentine en 1919-1921 ; action de mars en 1921 ; octobre allemand en 1923. À de nombreuses reprises, la bourgeoisie est sur le point de basculer. C’est portés par cette vague de luttes que les révolutionnaires décident, sous l’impulsion des bolchéviks, et malgré l’opposition des spartakistes pour qui cette fondation était précipitée, de proclamer la naissance d’une troisième Internationale, l’Internationale communiste (IC), en mars 1919, dans l’euphorie des révolutions hongroise et bavaroise. Si en 1920, avec l’invasion de la Pologne par les armées rouges où « Le destin de la révolution mondiale se décide en Occident : la route de l’incendie mondial passe sur le cadavre de la Pologne ! » selon la formule du général Mikhaïl Toukhatchevski, le deuxième congrès de l’IC continue d’envisager une victoire de la révolution à court-terme, les révolutionnaires sont bientôt forcés de déchanter. À l’occasion du troisième congrès, tenu en 1921, Lénine et Trotski défendent l’idée d’une stabilisation relative du capitalisme. En effet, celui-ci est parvenu à surmonter la crise de sortie de guerre tandis que, dans le même temps, la bourgeoisie a réussi, en particulier du fait de son aile sociale-démocrate, à écraser la révolution, notamment en Allemagne, en Italie ou encore en Hongrie. Si le constat est juste, les bolchéviks en tirent de mauvaises conclusions. Plutôt que d’appeler leurs partisans dans le reste du monde à suivre la voie du Parti bolchévik, c’est-à-dire la constitution de partis d’avant-garde, aux effectifs plus réduits mais attachés à la méthode marxiste et à la défense intransigeante du programme révolutionnaire, ils cherchent un raccourci : conquérir les masses par le front unique et la fusion des partis communistes avec l’aile gauche de la social-démocratie. C’est renforcer l’opportunisme dans l’IC, déjà présent avec le soutien aux luttes nationales-démocratiques ou encore la perspective de conquérir les syndicats. Or, il s’agit d’un puissant facteur de décomposition du mouvement révolutionnaire comme le prouve l’échec en 1923 de l’Octobre allemand, du fait de la défense de la stratégie du gouvernement ouvrier KPD-gauche du SPD.
« Minuit dans le siècle » : l’entrée dans la contre-révolution (1923-1939)
Le ralentissement puis l’échec de la vague révolutionnaire ont des effets directs sur le parti au pouvoir en Russie : épuisement du prolétariat russe, répression sanglante des insurgés de Kronstadt (1921), élimination et l’intégration des comités d’usine dans les syndicats, réduisant les Soviets à une simple chambre d’enregistrement des décisions du parti, reculs tactiques avec la NEP (1921), intégration de plus en plus prononcée de l’Union soviétique dans le concert des nations impérialistes à partir du traité de Rapallo (1922), opportunisme dans le parti bolchévik, bureaucratisation du parti, de l’État, des soviets et des syndicats, etc. Tout cela conduit au passage de la majorité du parti, regroupée derrière Joseph Staline, à la contre-révolution. Loin d’être une querelle idéologique, l’adoption de la théorie du « socialisme dans un seul pays » signifie une rupture avec la révolution mondiale et une perspective exclusivement centrée vers l’édification du capitalisme d’État en Union soviétique, dont la défense devient le nouvel objectif de l’Internationale communiste. Tous les révolutionnaires authentiques, opposés à cette évolution, sont progressivement écartés et politiquement brisés, préalable à l’élimination physique qui suivra dans les années 1930, avec les infâmes procès de Moscou. Si les gauches communistes tentent de résister, notamment en Russie, en Italie et plus largement dans l’IC, elles ne parviennent pas à empêcher que l’orientation contre-révolutionnaire, dominante depuis la bolchévisation entamée lors du cinquième congrès de l’IC en 1924, ne fasse échouer la grève générale britannique de 1926 et, plus encore, la révolution chinoise de 1927, écrasée par le Kuomintang de Chang-Kaï Chek que la direction Staline-Boukharine de l’IC appelle à soutenir jusqu’au dernier moment. Tous les espoirs placés dans cette lutte qui pouvait potentiellement raviver la vague révolutionnaire sont ainsi déçus et c’est une longue et douloureuse période contre-révolutionnaire qui s’ouvre. Il est « minuit dans le siècle » pour reprendre l’éloquente formule du révolutionnaire russe Victor Serge. La défaite politique du prolétariat contribue en effet à la victoire du fascisme, notamment en Italie et du nazisme en Allemagne, ajoutant à cette défaite politique, une véritable défaite physique. Face à un prolétariat désorienté, encadré par les partis sociaux-démocrates et nationaux-communistes, voire fascistes, il ne subsiste que les petites fractions de la Gauche Communiste, seules rescapées politiques du naufrage de l’IC. Analysant les caractéristiques de la période à laquelle elles sont confrontées, elles identifient sa nature contre-révolutionnaire et en déduisent, en particulier la gauche italienne, que sans réaction combative du prolétariat, la bourgeoisie sera en mesure de lui imposer l’union sacrée à nouveau ainsi qu’une nouvelle guerre mondiale, nécessaire pour rebattre les cartes après le partage du monde en défaveur de l’Allemagne consécutif à la victoire de l’Entente en 1918 : confiscation de toutes les colonies allemandes ainsi que de toute sa flotte marchande, production de minerai de fer et de houille réduites de 80 % et 30 %, diminution d’un quart de la production de céréales et de pommes de terre, confiscation d’un cinquième de son territoire et de 10 % de sa population, etc. Or, cette réaction tant espérée ne vient pas. Malgré les grèves ouvrières en Belgique (1932), et surtout en France (juin 1936), ainsi que l’insurrection héroïque du prolétariat catalan (juillet 1936), le poids du stalinisme et de la social-démocratie auprès de la classe ouvrière, le mythe de l’antifascisme et du front populaire aboutissent à un renforcement de l’union sacrée et de l’embrigadement du prolétariat derrière sa bourgeoisie nationale. Plus rien ne peut empêcher l’entrée en guerre des bourgeoisies en septembre 1939.
L’espérance déçue d’un nouvel Octobre (1939-1944)
Dans cette période morose pour les révolutionnaires, un seul espoir subsiste : celui d’une répétition de la révolution russe, c’est-à-dire que le prolongement de la guerre, avec son terrible cortège de morts, de pénuries, d’exploitation accrue, conduise le prolétariat à reprendre le chemin de la révolution, à retourner ses armes contre sa bourgeoisie et à s’engager dans la voie insurrectionnelle pour la prise du pouvoir. Pendant un bref instant, l’histoire semble se répéter. Les grèves ouvrières dans le nord de l’Italie qui ont lieu en 1943, et qui forcent le Grand conseil fasciste à démettre Mussolini pour reprendre le contrôle de la situation, convainquent la fraction italienne à l’étranger de se dissoudre et de rejoindre le nouveau parti fondé en 1943 par Onorato Damen et ses camarades : le Parti communiste internationaliste. Cependant, c’est oublier que le prolétariat était entré en guerre défait physiquement et politiquement, ce qui explique la trop faible ampleur de ses réactions à la fin de celle-ci pour pouvoir repousser durablement la contre-révolution. Le poids du parti stalinien, le mythe de l’antifascisme et du partisanisme aboutissent à un déclin des luttes ouvrières, remplacées par la guerre de partisans sur un terrain inter-bourgeois. Les désertions, fraternisations et mutineries allemandes de 1944 ne suffisent pas non plus à proposer un débouché révolutionnaire à la guerre et c’est à un nouveau partage du monde qu’aboutit le deuxième conflit mondial. La contre-révolution a encore de beaux jours devant elle.
Des flambées de luttes prolétariennes dans un cours contre-révolutionnaire (1944-1965)
A posteriori, il s’avère que la contre-révolution entamée en 1923 n’a jamais cessé. Les partis sociaux-démocrates, staliniens et gauchistes et les syndicats qui leur servent de courroie de transmission, continuent d’encadrer les masses prolétariennes et de faire échouer leurs luttes, que ce soit à l’Est, où les conseils d’usines mis en place par les ouvriers polonais ou hongrois sont étatisés suite à l’occupation de l’armée rouge, à l’Ouest, où les PC défendent la « bataille pour la production » mais aussi dans le tiers-monde, où les staliniens locaux écrasent la Commune de Saïgon. Dans le même temps, les mécanismes d’État social à l’ouest permettent une relative pacification du prolétariat. Pour autant, il importe de préciser que, même en période contre-révolutionnaire, la lutte de classe ne disparaît jamais (cf. graphe p.15, l’index des grèves 1902-2012). Des épisodes de lutte, isolés mais vigoureux, se constatent tout au long du second après-guerre. Cette période est ainsi marquée par des luttes héroïques comme à Berlin-Est en 1953 ou encore en Hongrie et en Pologne en 1956, férocement écrasées par l’armée rouge du « grand frère soviétique ». À l’ouest les luttes commencent petit à petit à prendre la forme de grèves sauvages et de luttes spontanées subvertissant l’encadrement syndical, comme à Nantes ou à Saint-Nazaire en 1955, en Belgique en 1960-61 ou les luttes de mineurs anglais. Mai 68 n’éclate donc pas comme un éclair dans un ciel bleu.
1968, une rupture historique durant une décennie de regain des luttes de classe ? (1965-1975)
La décennie 1965-75, avec Mai 68 comme apogée, se caractérise par un regain des combats de classe dans l’histoire contemporaine des luttes prolétariennes (cf. graphe p.15) : grève générale massive en France (1968), « automne chaud » en Italie avec grèves sauvages et occupations d’usines (1969), lutte du prolétariat en Tchécoslovaquie (1968), à nouveau écrasée par l’armée rouge. Les symptômes de 1968 s’étendent jusqu’en Amérique latine, avec les luttes à Mexico ou encore à Cordoba en Argentine, et en Afrique, notamment au Sénégal. Partout, et plus encore au début des années 1970, le prolétariat semble s’autoorganiser et lutter en dehors du carcan syndical. La grève sauvage se généralise et c’est au cours de cette période que les luttes sociales connaissent leur apogée pour ce qui concerne la seconde moitié du XXe siècle. De même, les gauches communistes connaissent un regain d’intérêt de la part des nouvelles générations étudiantes et ouvrières, se traduisant par la naissance de nouveaux groupes ou le renforcement des anciens. Tant sur le plan qualitatif que quantitatif, ces luttes semblent représenter un tournant par rapport aux décennies précédentes, à tel point que certains y voient la fin de la contre-révolution. Mais est-ce si certain ? Tandis qu’à partir de 1975 les luttes déclinent (cf. graphe ci-dessous), les organisations révolutionnaires connaissent une hémorragie militante et sont traversées de crises alors qu’au même moment les mythes petits-bourgeois spontanéistes, tiers-mondistes et autogestionnaires font florès et s’emparent des éléments les plus radicalisés du prolétariat, notamment dans la jeunesse, les ouvriers spécialisés ou chez les immigrés. Le monopole stalinien sur la classe ouvrière et l’encadrement syndical, renforcés par le fait que la grande majorité de la classe ouvrière occidentale espérait surtout profiter des fruits des Trente Glorieuses, ne semblent ainsi n’avoir été battus en brèche que provisoirement. Rétrospectivement, les « années 1968 » apparaissent comme une parenthèse historique, une tentative avortée de rompre avec le cours contre-révolutionnaire.
La fin de la parenthèse historique (1975-2022)
La défaite du prolétariat polonais en 1981 est symptomatique de ce recul des luttes. Si certaines d’entre elles se maintiennent tout au long de la décennie 1980, elles restent dramatiquement isolées, comme la lutte héroïque des mineurs au Royaume-Uni en 1985. Cette situation, qui s’était déjà d’ailleurs répétée dans les années 1930, 1950 et 1960, ne signifie pas pour autant que le prolétariat soit sorti de sa période de défaite. À aucun moment, celui-ci n’est parvenu à atteindre le niveau de conscience qui était le sien lors des précédentes vagues de luttes et à dégager une organisation révolutionnaire à l’échelle internationale comme l’étaient la Ligue des Communistes et les trois Internationales. De plus, l’effondrement du bloc de l’Est qui, dans d’autres circonstances, aurait pu représenter un point d’appui pour le prolétariat, n’a, au contraire, fait que renforcer la désillusion et les coups portés à la conscience de classe. Les années 2000 voient de nouvelles mystifications guider le prolétariat : c’est l’ère de l’anti puis de l’alter-mondialisme dont les temps forts sont les mouvements anti-OMC à Seattle en 1999 et anti-G20 à Gênes en 2001. Les jeunes générations combatives semblent délaisser la lutte ouvrière et la perspective communiste pour privilégier la défense d’un capitalisme plus humain, plus social, plus écologique. Quant à la Grande récession de 2008, loin de mettre en évidence la faillite toujours plus évidente du capitalisme aux yeux des prolétaires, elle ne fait que renforcer les mouvements citoyennistes, tels qu’Occupy Wall Street, les Indignados ou encore Nuit debout. Partout, le citoyen se voit substitué au prolétaire tandis que la lutte des 99 % contre les 1 % remplace la lutte de classe. L’espoir placé dans les masses exploitées du Moyen-Orient, qui mènent une série de révolutions politiques en Algérie, en Tunisie, en Égypte, en Libye ou encore en Syrie, se révèle vite déçu, la colère authentique se voyant dévoyée sur un terrain exclusivement bourgeois et démocratique. À aucun moment, ni sur le plan qualitatif, ni sur le plan quantitatif, le niveau des luttes n’approche celui qu’il avait pendant la période 1965-1975. Prolétariat désorienté, bourgeoisie qui s’accroche au pouvoir malgré les exemples toujours plus évidents de faillite du capitalisme (crises, guerres, catastrophe écologique), la situation continue d’être guidée par la solution contre-révolutionnaire qui s’est imposée au milieu des années 1920.
Enjeux de définition
À la lumière de ces deux siècles de luttes de classe, et afin de mieux comprendre la situation actuelle, il importe de clarifier des notions aussi fréquemment utilisées qu’elles sont peu définies. Il est nécessaire de distinguer les configurations suivantes : contre-révolution et défaite (physique ou politique) du prolétariat, épisodes de lutte de classe, reprise de la lutte de classe et révolution. Marx et Engels ont identifié deux épisodes de contre-révolution, c’est-à-dire de défaite physique et politique du prolétariat dans le cadre de sa tentative de renversement révolutionnaire de la bourgeoisie : après 1849 et après 1871. La première a duré une quinzaine d’années et la deuxième une vingtaine d’années. Dans ces deux cas, il s’est agi d’une défaite physique, avec l’élimination de plusieurs dizaines de milliers de prolétaires, et politique, les organisations révolutionnaires et la conscience de classe disparaissant provisoirement et étant réduites à de petites minorités révolutionnaires (par exemple, le « Parti » historique avec pour seuls membres Marx et Engels et leurs partisans éparpillés avec qui ils maintenaient une correspondance épistolaire). La gauche marxiste a identifié une troisième situation de contre-révolution avec défaite politique du prolétariat lors de l’entrée en guerre en 1914. Il s’agit en effet d’une défaite sans combat. Le prolétariat, encadré par la social-démocratie est dépourvu de conscience de classe et incapable d’imposer sa perspective. Enfin, la gauche communiste a identifié un quatrième épisode contre-révolutionnaire à partir de 1921-1923, marqué par une défaite aussi bien physique, des mains du stalinisme et du fascisme, que politique, avec le passage des organisations communistes dans le camp bourgeois et une absence de perspective pour le prolétariat, encadré par les mythes démocratiques de l’antifascisme, des fronts populaires et du partisanisme. Sommes-nous toujours dans cette période de contre-révolution ? Pour répondre à cette question, il importe de distinguer des épisodes parfois héroïques et qualitativement élevés de lutte de classe et la reprise historique de cette même lutte qui seule a le potentiel de repousser durablement la contre-révolution. Même en période de contre-révolution, l’exploitation renforcée du prolétariat produit des épisodes importants de lutte de classe : révolution chinoise de 1927, insurrection du prolétariat espagnol en juillet 1936, grèves italiennes de 1943, insurrection de Berlin-Est en 1953, lutte des conseils hongrois en 1956. Dans ces épisodes, le prolétariat se manifeste en tant que classe « pour soi », irréductiblement opposée à la bourgeoisie, mais est toujours confronté au poids de la contre-révolution, se manifestant par l’absence d’une véritable conscience de classe et, dialectiquement, d’organisations révolutionnaires encadrant une partie significative de l’avant-garde. Comme la notion d’épisode l’indique, la différence notable entre ces luttes et une reprise historique résulte dans leur profondeur et leur durée ainsi que dans leur relai au sein de l’émergence d’une organisation révolutionnaire au niveau international. Seule l’évolution du rapport de force à moyen terme permet de mesurer la force du prolétariat. Or, si des périodes comme les grèves italiennes en 1943, dont le produit fut le Parti communiste internationaliste, et même la décennie 1965-1975, au cours de laquelle se développèrent de nombreuses grèves sauvages et des minorités révolutionnaires, ont révélé un potentiel évident, le recul historique nous permet de conclure que ces luttes ne furent qu’une parenthèse, c’est-à-dire que la tendance du prolétariat à imposer sa perspective révolutionnaire est finalement brisée, du fait d’un rapport de force toujours défavorable. Inversement, les reprises se manifestent non seulement par des luttes nombreuses et fondées sur l’autonomie du prolétariat vis-à-vis des syndicats et des partis « ouvriers » bourgeois mais aussi sur une croissance durable de la conscience de classe du prolétariat et de ses organisations d’avant-garde, préalable à la révolution, qui constitue le point final de cette reprise des luttes. C’est ce que l’on constate à partir de 1848 avec la Ligue des Communistes ; de 1864 avec la naissance de l’AIT ; à partir de 1889 avec la naissance de la seconde Internationale et à partir de 1917 avec l’émergence des partis communistes et leur centralisation dans la troisième Internationale. Or, nous n’avons jamais assisté à des événements analogues depuis 1923. C’est en s’appuyant sur de tels critères (massivité des luttes, radicalité et autonomie des luttes, profondeur de la conscience de classe, renforcement des organisations révolutionnaires, tout cela sur une relativement longue durée) qu’il importe de déterminer, sur une base scientifique et non pas immédiatiste, si l’on assiste véritablement à une reprise ou rupture historique.
Monbars, août 2024. Modifié le 8 octobre 2024.
[1] Voir la section « Préparation de la révolution (1847-1848). Activités de parti de Marx : février 1848 à début mars 1848 » dans l’ouvrage Le parti de classe, dirigé par Roger Dangeville, disponible en ligne sur marxists.org.
[2] Voir la lettre de Marx du 19 novembre 1852 : « …Sur ma proposition, la Ligue d’ici s’est dissoute et a décidé qu’elle n’avait plus lieu de continuer d’exister… ».
[3] Voir la célèbre citation de Marx : « Lorsque nos réactionnaires européens, dans leur fuite prochaine, seront enfin parvenus à la Muraille de Chine, aux portes qu’ils croiront s’ouvrir sur la citadelle de la réaction et du conservatisme, — qui sait s’ils n’y liront pas : « République Chinoise. Liberté, Égalité, Fraternité » (Nouvelle Gazette rhénane. Revue politique et économique. N° 2, février 1850).
[4] Région historique d’Italie, correspondant approximativement à la partie sud-est de l’actuelle région d’Émilie-Romagne, y compris Ravenne et Rimini sur la côte adriatique.
[5] Voir le discours de Marx au congrès d’Amsterdam de l’AIT le 8 septembre 1872 : « Mais nous n’avons point prétendu que pour arriver à ce but [la prise du pouvoir], les moyens fussent identiques. Nous savons la part qu’il faut faire aux institutions, aux mœurs et aux traditions des différentes contrées ; et nous ne nions pas qu’il existe des pays comme l’Amérique, l’Angleterre, et si je connaissais mieux vos institutions, j’ajouterais la Hollande, où les travailleurs peuvent arriver à leur but par des moyens pacifiques. Si cela est vrai, nous devons reconnaître aussi que, dans la plupart des pays du continent, c’est la force qui doit être le levier de nos révolutions ; c’est à la force qu’il faudra en appeler pour un temps afin d’établir le règne du travail. »
[6] Voir le texte de Friedrich Engels « Le socialisme en Allemagne » (1891) : « ce parti [le parti social-démocrate], aujourd’hui, est arrivé au point où, par un calcul presque mathématique, il peut fixer l’époque de son avènement au pouvoir. » ; « Combien de fois les bourgeois ne nous ont-ils pas sommés de renoncer à tout jamais à l’emploi des moyens révolutionnaires, de rester dans la légalité, maintenant que la législation exceptionnelle est tombée et que le droit commun est rétabli pour tous, y compris les socialistes ! Malheureusement, nous ne sommes pas dans le cas de faire plaisir à messieurs les bourgeois. Ce qui n’empêche pas que, pour le moment, ce n’est pas nous que la légalité tue. Elle travaille si bien pour nous, que nous serions fous d’en sortir tant que cela dure. Reste à savoir si ce ne sera pas les bourgeois et leur gouvernement qui en sortiront les premiers pour nous écraser par la violence. C’est ce que nous attendrons. Tirez les premiers, messieurs les bourgeois ! »
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