vendredi 18 juillet 2025

L’essence du travail intellectuel humain -Josef Dietzgen

 

exposée par un travailleur manuel

Nouvelle critique de la raison pure et pratique

Titre original : Das Wesen der menschlichen Kopfarbeit

Traduit de l’allemand par Michel Jacob

Editions Champ Libre, Paris, 1973.

Table des matières

Situation et signification de l’œuvre philosophique de Josef Dietzgen, par Anton

Pannekoek : 2

L’essence du travail intellectuel humain, par Josef Dietzgen : 19

Avant-propos : 19

1. Introduction : 22

2. La raison pure ou la faculté de penser en général : 30

3. L’essence des choses : 41

4. La pratique de la raison dans la science physique : 54

a. La cause et l’effet : 56

b. La matière et l’esprit : 62

c. La force et la matière : 65

5. « La raison pratique » ou la morale : 70

a. La sagesse, la rationalité : 70

b. Le bien moral : 75

c. Le sacré : 82

Qui était Josef Dietzgen ? par Eugen Dietzgen : 92

Anton Pannekoek


Situation et signification de l’oeuvre philosophique

de Josef Dietzgen

L’histoire de la philosophie est l’histoire de la pensée bourgeoise ; on y voit la

succession des modes de pensée des classes dominantes. Cette pensée apparut dès que le

communisme primitif se fut transformé en une société comportant des antagonismes de

classes ; grâce à leur richesse, les membres de la classe possédante avaient alors le loisir et

aussi le goût de prêter attention aux productions de leur esprit. Son point de départ se situe

dans la Grèce classique ; mais elle trouva sa forme la plus achevée et la plus affinée,

lorsque, dans l’Europe capitaliste, la bourgeoisie moderne devint la classe dominante et

que les penseurs se mirent à exprimer les idées de la bourgeoisie. Le trait caractéristique

en est le dualisme, l’opposition mal comprise de l’être et de la pensée, de la nature et de

l’esprit, conséquence de sa difficulté et de son incapacité à voir les choses clairement et

correctement. C’est la division de l’humanité en classes et l’incompréhension de la

production sociale, depuis qu’elle est devenue production de marchandises, qui trouvent

leur expression par ce biais.

Dans le communisme primitif, les rapports de production étaient clairs et limpides ;

on créait en commune les valeurs d’usage et on en jouissait en commun ; les hommes

dominaient la production et, dans la mesure où le permettaient les forces naturelles qui

elles-mêmes les dominaient, ils étaient maîtres de leur destin. Là, les idées devraient

encore être simples et claires ; comme il n’y avait pas de conflit entre les intérêts

individuels et collectifs, il n’existait pas non plus d’opposition profonde entre le bien et le

mal. Ces communautés primitives étaient seulement soumises aux forces naturelles

supérieures, puissances inconnues et mystérieuses, tantôt bienfaisantes et tantôt

destructrices.

Avec l’apparition de la production marchande, le tableau se transforme. L’humanité

civilisée commence à se sentir un peu plus libre du joug pesant et capricieux des forces

naturelles ; mais alors surgissent d’autres démons, d’origine sociale. « Dès que les

producteurs cessèrent de consommer eux-mêmes leur produit et se mirent à l’échanger, ils

perdirent leur pouvoir sur lui. Ils ne surent plus ce qu’il en advenait et il fut possible que

ce produit servit éventuellement contre le producteur, à son exploitation ou à son

asservissement. » « Le produit domine le producteur » (Engels). Dans la production

marchande, ce n’est pas le but visé par le producteur particulier qui est atteint mais ce à

quoi les forces productives travaillent derrière son dos. L’homme propose, mais une

puissance sociale supérieure dispose ; il n’est plus maître de son destin. Les rapports de

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production sont compliqués et opaques ; certes, l’individu produit de façon autonome,

mais dans son travail individuel s’incorpore le processus social de production, dont il est

l’instrument inconscient. Les fruits du travail de beaucoup sont consommés par un seul.

La coopération sociale se cache derrière la lutte concurrentielle intense entre producteurs.

L’intérêt de l’individu est en conflit avec celui de la société ; le bien, à savoir considérer

l’intérêt général, s’oppose au mal : sacrifier tout à son avantage personnel. Les passions de

l’homme aussi bien que ses dons intellectuels, une fois qu’ils ont été libérés, développés,

exercés, renforcés, affinés, sont devenus autant d’armes aveugles qu’une puissance

supérieure tourne contre leurs possesseurs.

Les impressions à partir desquelles l’homme pensant constituait sa conception du

monde étaient tout à fait vagues, alors que, faisant partie de la classe possédante, il avait la

possibilité de soumettre ses idées à une étude personnelle minutieuse ; mais se tenant à

l’écart du processus du travail, leur source, il n’était pas à même d’en pénétrer l’origine

sociale. Ainsi devait-il finir par les considérer comme des êtres spirituels autonomes ou

par chercher leur origine dans une puissance spirituelle surnaturelle. Cette pensée

métaphysique dualiste a pris, au cours des temps, les formes les plus différentes, et ceci en

accord avec le développement de la production, depuis l’économie esclavagiste antique

jusqu'au capitalisme moderne, en passant par le servage et la production marchande du

Moyen Age. Ces formes successives ont pris corps dans le développement de la

philosophie grecque, les diverses figures de la religion chrétienne et les systèmes

philosophiques modernes.

Il ne faut pourtant pas voir dans ces systèmes et ces religions l’image qu’on en

donne, à savoir de pures et simples formulations — toujours défectueuses — de la vérité

absolue ; mais en eux s’inscrivent des étapes toujours plus avancées de la connaissance

que l’esprit humain a acquise sur le monde et sur lui-même. Le but de la pensée

philosophique était de trouver sa propre satisfaction dans le fait de comprendre ; et là où la

compréhension ne pouvait pas être obtenue entièrement de façon naturelle, il restait

encore une place pour le surnaturel, l’inexplicable. Mais, grâce au travail opiniâtre des

esprits les plus profonds, le savoir ne cessait d’augmenter et le domaine de l’inexplicable

de s’amenuiser. Et cela principalement depuis que l’apparition du mode de production

capitaliste a suscité un progrès effréné dans l’étude de la nature ; car ici, libéré de la

recherche exaltée et sans espoir de la vérité absolue, l’esprit humain avait l’occasion de

connaître sa force en trouvant des vérités partielles enchaînées les unes aux autres, par un

travail simple, tranquille et fructueux. Le besoin de déterminer la signification et la valeur

de ces nouvelles vérités donnèrent lieu aux problèmes de la théorie de la connaissance.

Les essais faits pour résoudre ces derniers sont une partie intégrante des systèmes

philosophiques les plus récents qui représentent un progrès constant de l’épistémologie.

Mais le caractère surnaturel de ces systèmes a fait obstacle à l’accomplissement de cette

tâche.

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Poussé en avant par les besoins techniques du capitalisme, le développement de la

science de la nature est devenu une marche triomphale de l’esprit humain ; la nature fut

soumise d’abord intellectuellement, par la découverte de ses lois, puis matériellement

dans la mesure où on soumettait les forces à présent connues à la volonté humaine et où

on les faisait servir au but le plus élevé : produire sans peine nos moyens d’existence. Les

ténèbres épaisses qui masquaient la nature de la société humaine se dessinaient d’autant

plus nettement (le capitalisme rend toutes les oppositions plus nettes, comme les

antagonismes de classes, mais aussi plus simples et plus claires). Tandis que les sciences

de la nature pouvaient se passer de tout l’attirail du mystère, l’obscurité, où était plongée

l’origine de nos idées, offrait un sûr refuge, dans le domaine de l’esprit.

Le capitalisme touche à sa fin : le socialisme approche. On ne peut pas exprimer

plus fortement toute l’importance de cette transition pour l’histoire humaine que ne le font

les mots de Marx et Engels : « Ainsi s’achève la préhistoire de l’humanité ; ainsi l’homme

se sépare-t-il définitivement du règne animal. » Avec la régulation sociale de la

production, l’homme devient entièrement maître de son propre destin. Aucune puissance

sociale mystérieuse ne se met plus en travers de ses desseins, pour compromettre leurs

succès ; aucune puissance naturelle mystérieuse ne le domine plus. Il n’est plus un

esclave, mais un maître vis-à-vis de la nature. Il en a étudié et découvert les effets et les a

adaptés à son usage ; c’est à présent seulement que la terre est sa propriété. A présent,

l’histoire antérieure, séculaire, de la civilisation apparaît comme une préparation

nécessaire au socialisme, comme une lente libération du joug de la nature, comme une

augmentation progressive de la productivité du travail jusqu’au niveau où les moyens

d’existence puissent être créés pour tous et presque sans peine. Tel est donc aussi le mérite

et la justification du capitalisme : après tant de siècles de progrès lents et insensibles, il

nous a appris à vaincre la nature en un bref combat ; il a déchaîné les forces productives

et, en fin de compte, a transformé et dépouillé le processus du travail, au point que ce

dernier put être enfin saisi et compris par l’esprit humain, condition indispensable pour le

maîtriser.

Une révolution économique aussi profonde, telle qu’on n’en a pas encore vue

depuis la première apparition de l’économie marchande, entraîne nécessairement une

révolution tout aussi profonde dans les esprits. Elle sonne le glas de la période bourgeoise

au sens large du mot ; elle met fin également à la pensée bourgeoise. En même temps

disparaît l’aspect mystérieux des processus sociaux et aussi la traduction en idées de cet

aspect mystérieux. Le lent développement de la pensée humaine depuis l’état d’ignorance

jusqu’à une compréhension toujours plus complète, atteint à présent son premier terme ;

cela signifie la conclusion, l’achèvement de la philosophie, ce qui représente aussi bien sa

mort et sa suppression en tant que philosophie. Elle est remplacée par la science de l’esprit

humain conçue comme science de la nature.

Une nouvelle organisation de la production se reflète par avance dans l’esprit des

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hommes. La même science qui nous apprend à connaître et à dompter les forces sociales,

délivre aussi notre esprit de leur fascination ; elle le met en mesure — et dès à présent —

de se libérer de la superstition traditionnelle et des idéologies qui étaient auparavant la

manière dont l’inconnu s’exprimait. Nous pouvons déjà nous transporter par l’esprit dans

l’époque qui s’approche de nous ; ainsi, dès à présent, naissent en nous, même sous une

forme imparfaite, des idées qui deviendront alors dominantes ; ainsi sommes-nous en état,

dès maintenant, de l’emporter par la pensée sur la philosophie bourgeoise et de connaître

clairement et simplement l’essence de notre esprit. L’achèvement en la fin de la

philosophie n’ont pas à attendre le règne de la production socialiste. Le nouveau type de

connaissance ne tombe pas du ciel comme un météore ; il se développe de façon d’abord

incomplète et inaperçue, chez certains penseurs plus sensibles que les autres au souffle des

temps à venir. Il se propage avec les progrès de la science sociale et sa pratique, le

mouvement ouvrier socialiste, simultanément et de la même manière, gagnant du terrain

pas à pas, dans une lutte incessante contre les anciennes idées de la tradition auxquelles

les classes dirigeantes se raccrochent. Cette lutte est l’aspect intellectuel qui accompagne

la lutte sociale des classes.

Le nouveau mode de recherche propre aux sciences de la nature se pratiquait déjà

depuis quelques siècles avant que la théorie intervînt ; ce fut d’abord pour s’étonner que

l’homme osât prévoir des phénomènes et définir leurs connexions avec une telle

assurance. Notre expérience se limite à la perception, répétée un petit nombre de fois, de

la régularité de certains événements ou de leur rencontre fortuite ; or, nous attribuons aux

lois de la nature, dans lesquelles s’exprime le rapport causal des phénomènes, un caractère

universel et nécessaire, qui dépasse de loin notre expérience. Pour l’Anglais Hume, le

problème de la causalité consistait à chercher une explication à un tel procédé ; mais

comme à ses yeux l’expérience était la seule source de la connaissance, il ne put trouver

aucune réponse satisfaisante.

Kant, qui fut le premier à faire un pas important vers la solution, avait été formé à

l’école du rationalisme, qui régnait à l’époque en Allemagne et n’était qu’un

prolongement de la scolastique médiévale, adapté aux progrès du savoir. Partant de la

thèse : ce qui est logique dans la pensée doit être réel dans le monde, les rationalistes

établissaient, à l’aide de la seule déduction, des vérités universelles concernant Dieu,

l’infini et l’immortalité. Influencé par Hume, Kant fit une critique du rationalisme et

devint ainsi le réformateur de la philosophie.

A la question : comment est-il possible que nous ayons des connaissances valables

universellement, dont nous soyons sûrs de façon inconditionnée (apodictique), comme par

exemple les théorèmes mathématiques ou le principe : tout changement a une cause, Kant

répondait : l’expérience et la connaissance sont conditionnées aussi bien par l’organisation

interne de notre esprit que par les impressions reçues du dehors. Le premier élément doit

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nécessairement être contenu dans toute connaissance et dans toute expérience ; aussi, tout

ce qui dépend de cette partie de la connaissance, intellectuelle et générale, est tout à fait

certain et indépendant des impressions sensibles particulières. Les formes pures de

l’intuition, l’espace et le temps, sont communes à toute expérience, en sont des

composantes nécessaires et inséparables par la pensée, tandis que les diverses expériences,

pour pouvoir former ensemble une connaissance, doivent être liées par les concepts purs

de l’entendement, les catégories, dont la causalité fait partie, entre autres.

Kant explique, à présent, la nécessité et la validité universelle des formes pures de

l’intuition et des concepts purs de l’entendement par le fait qu’ils proviennent de

l’organisation de notre esprit. Le monde s’offre à nos sens sous forme d’une série de

phénomènes dans l’espace et le temps ; en présence de notre entendement, ces

phénomènes deviennent des choses, qui sont rassemblées en un tout de la nature, selon la

causalité, par le biais des lois naturelles. Les formes de l’intuition et les concepts de

l’entendement n’ont aucune valeur pour les choses, telles qu’elles sont en soi ; à leur sujet,

nous ne savons rien ; nous ne pouvons pas nous les représenter ni les penser.

Les résultats de cette recherche, qui sont, à nos yeux, la partie la plus valable de la

philosophie de Kant, en tant que première contribution importante à une théorie

scientifique de la connaissance, avaient à ses yeux une signification différente : il y voyait

principalement le moyen de répondre à ces autres questions : quelle est la valeur d’un

savoir qui dépasse l’expérience ? Pouvons-nous obtenir des vérités par une simple

déduction faite à l’aide de concepts dépassant le sensible ? En répondant négativement, sa

critique ruinait le rationalisme. Nous ne pouvons pas franchir les limites de l’expérience ;

seule cette dernière nous permet d’accéder à la science. Toutes les connaissances que l’on

cherchait à avoir sur l’infini et l’illimité, sur les idées de la raison pure, l’âme, le monde et

Dieu ne sont que de pures illusions ; les contradictions, dans lesquelles l’esprit se

fourvoie, quand il applique les catégories à un tel domaine, en dehors de l’expérience,

apparaissent à travers la lutte stérile qui oppose les systèmes philosophiques. La

métaphysique, en tant que science, est impossible.

Par là se trouvaient récusés non seulement le rationalisme, mais aussi le

matérialisme bourgeois, qui était en honneur chez les philosophes des lumières, en France.

Ce qui était réfuté, ce n’étaient pas seulement les affirmations mais aussi les négations

touchant à l’infini et au supra-sensible ; ainsi, ce domaine était laissé vacant pour la

croyance, pour la conviction immédiate. Dieu, la liberté et l’immortalité se trouvaient

exclus de la certitude propre aux vérités naturelles tirées de l’expérience ; mais leur

certitude n’en était pas moins solide ; simplement, elle était d’une autre espèce, subjective,

c’était une conviction personnelle et nécessaire. Ainsi la liberté de la volonté n’était pas

une connaissance issue de l’expérience, car celle-ci ne nous enseigne jamais rien d’autre

que l’assujettissement et la soumission aux lois de la nature ; par contre, c’était une

conviction nécessaire de tout individu, qui la ressent sous la forme de l’impératif

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catégorique : « Tu dois », qui possède en lui le sentiment du devoir et sait qu’il peut agir

conformément à celui-ci ; de cette façon, elle s’affirmait inconditionnellement, sans avoir

besoin de preuve empirique. L’immortalité de l’âme et l’existence d’un Dieu en résultaient

avec une certitude du même type ; bref, elle rendait certaines toutes les idées qui dans la

critique de la raison pure étaient restées problématiques. Du même coup, elle éclairait la

façon dont la théorie de la connaissance avait été introduite ; nulle part dans le monde des

phénomènes, il n’y avait de place pour la liberté, car tout y était déterminé selon la stricte

causalité, comme l’exige la constitution de notre esprit. C’est pourquoi il fallait lui trouver

une place ailleurs et les choses en soi, qui n’étaient encore qu’un mot creux et vide de

sens, recevaient à présent une signification plus haute. Elles échappaient à l’espace, au

temps et aux catégories, elles étaient libres ; dans une certaine mesure, elles formaient un

second monde, le monde des noumènes qui résidait derrière le monde des phénomènes, et

qui levait la contradiction entre la nécessité causale de la nature et la conviction

personnelle d’être libre.

De telles conceptions correspondaient parfaitement à l’état de la science et du

développement économique de l’époque. Le domaine de la nature tout entier était du seul

ressort de la méthode inductive et de la science, qui, rigoureusement matérialiste, se fonde

uniquement sur l’expérience et la perception, introduit partout des rapports de stricte

causalité et rejette toute intervention surnaturelle. Mais, bien qu’elle fût exclue

définitivement des sciences de la nature, on ne pouvait pas encore se passer de la croyance

; l’ignorance où l’on était de l’origine de la volonté humaine laissait la place à une

doctrine morale surnaturelle. Les tentatives des matérialistes pour éliminer le suprasensible

dans ce domaine aussi étaient autant d’échecs ; les temps n’étaient pas encore

mûrs pour une éthique naturelle et matérialiste ; car la science ne pouvait pas encore

démontrer comme une vérité indubitable et fondée sur l’expérience, l’origine terrestre des

normes morales et des idées en général.

Si la philosophie de Kant apparaît, dès à présent, comme l’expression authentique

de la pensée bourgeoise, ce trait est encore plus nettement accusé par le fait que la liberté

est au centre du système et le domine entièrement. Pour développer les forces productives,

le capitalisme ascendant avait besoin de la liberté des producteurs de marchandises, de la

liberté de concurrence, de la liberté d’exploiter sans réserve. Affranchis de tous liens et de

toutes limitations, les hommes devaient pouvoir entrer en compétition avec leurs

concitoyens libres et égaux, selon leurs propres capacités, sans entrave d’aucune sorte.

Ainsi la liberté devint le cri de ralliement de la jeune bourgeoisie de l’époque, ambitieuse

et luttant pour le pouvoir ; et la théorie kantienne de la raison pratique fut l’écho de la

Révolution française dont le mouvement se déclenchait. Mais la liberté n’était pas

illimitée ; elle était liée à la loi morale ; elle ne devait pas être utilisée pour la recherche du

bonheur, mais pour agir conformément à la loi morale, pour accomplir son devoir. Ce

n’est pas l’intérêt de l’individu qui devait l’emporter, pour que la société bourgeoise fût

possible ; bien supérieur était le salut de la classe tout entière, et les règles de cette

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dernière, prises comme règles morales, allaient par-delà la recherche du bonheur. Mais,

pour cette raison, elles ne pouvaient pas être pleinement suivies et chacun se voyait obligé

de les enfeindre à chaque instant au profit de son intérêt personnel ; la loi morale ne

pouvait subsister, en tant que telle, que si elle n’était jamais accomplie. C’est pourquoi

elle était en dehors de l’expérience.

Dans la doctrine morale de Kant s’annonçait la contradiction interne de la société

bourgeoise, qui constitue le moteur du développement économique toujours en progrès.

C’est cette contradiction qui est à la base de l’opposition entre la vertu et le bonheur, entre

la liberté et la sujétion, entre la croyance et la science, entre le phénomène et la chose en

soi. Elle est la raison essentielle de toutes les contradictions et du dualisme si fortement

marqué de la philosophie kantienne. Ces oppositions étaient les éléments qui devaient

mener le système à sa ruine et à sa perte, aussitôt que les contradictions latentes dans la

production bourgeoise paraîtraient au grand jour, c’est-à-dire immédiatement après la

victoire politique de la bourgeoisie. Il ne put être définitivement renversé que lorsqu’on

découvrit l’origine terrestre de la morale ; alors seulement, ces oppositions purent être

comprises et dépassés comme des oppositions relatives, donc apparentes ; alors

seulement, une éthique matérialiste, une science de la morale put chasser la croyance de

ses derniers retranchements. Cela ne fut possible que par la découverte des classes

sociales et de l’essence de la production capitaliste, ce qui fut l’oeuvre initiatrice de Karl

Marx.

La pratique du capitalisme en plein essor au milieu du XIXe siècle était un défi

manifeste qui appelait une critique prolétarienne de la théorie kantienne de la raison

pratique. La liberté morale bourgeoise apparaissait comme liberté d’exploiter pour la

bourgeoisie, comme esclavage pour les travailleurs ; la défense de la dignité humaine se

concrétisait par la misère et l’abrutissement du prolétaire et l’état légal n’était pas autre

chose que l’état de classe de la bourgeoisie. Il se révélait que la morale sublime de Kant,

au lieu d’être le principe de la conduite éternelle de l’homme en général, n’était que

l’expression des intérêts de classe limités de la bourgeoisie. Cette critique était le premier

élément de la théorie générale qui, une fois constituée, prouva toujours davantage son

bien-fondé à travers les événements historiques nouveaux et permit à son tour d’éclairer

parfaitement ces événements. Les classes sociales, différenciées selon leur rôle dans le

processus de production, avaient de ce fait des intérêts divergents et opposés et chacune

devait considérer comme bon et sacré ce qui était conforme à son intérêt. Ces intérêts de

classe généraux, contrairement aux intérêts particuliers des individus, se montraient au

grand jour sous la forme élevée d’aspirations morales et, comme ces intérêts étaient

ressentis universellement, tous les membres de la classe savaient les reconnaître ; une

classe dominante pouvait ainsi, pendant une certaine période, tant que le besoin s’en

faisait sentir pour le mode de production où elle jouait le rôle principal, imposer le respect

et la reconnaissance de ses intérêts de classe comme étant l’intérêt général, et donc aussi

sa morale à une classe dominée et assujettie. Parce qu’on ignorait l’essence et la

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signification du processus matériel de production, on ne pouvait pas découvrir l’origine de

ces aspirations ; on ne les tirait pas de l’expérience ; elles étaient ressenties

immédiatement, intuitivement ; c’est pourquoi on leur attribuait une origine surnaturelle et

une validité éternelle.

Comme pour les normes de la morale, on comprenait aussi, à présent, le rapport

étroit des autres manifestations de l’esprit humain (religion, art, science, philosophie) avec

l’essence réelle et matérielle de la société. L’esprit humain, dans toutes ses manifestations,

se trouve conditionné par le reste de l’univers ; il n’est plus qu’une partie de la nature et la

science de l’esprit devient une science naturelle. Les impressions du monde extérieur

déterminent l’expérience, les besoins de l’homme déterminent sa volonté, les besoins

généraux la volonté morale ; ainsi, à travers le processus social du travail, l’homme

intervient de façon active dans le monde qui l’entoure.

Par là, les principes fondamentaux de la philosophie se trouvent bouleversés.

Attendu qu’à présent, l’esprit humain est devenu une chose naturelle comme les autres,

qu’il est en interaction avec le reste de l’univers et lui est attaché par un lien de causalité

en vertu de lois en grande partie connues, il s’insère entièrement dans le monde des

phénomènes de Kant. Il n’y a plus lieu de parler de noumènes ; ils n’ont plus d’existence.

La philosophie se réduit à la théorie de l’expérience, à la science de l’esprit humain. Il

fallait ici développer davantage ce que Kant avait inauguré. Kant avait toujours opposé

nettement l’esprit et la nature ; l’idée que cette séparation n’était que provisoire, destinée

seulement à favoriser la recherche, et qu’il n’y avait aucune différence absolue entre le

spirituel et le matériel, permit de faire avancer la connaissance de la pensée. Mais seul en

était capable un penseur qui avait complètement assimilé la théorie social-démocrate ; en

accomplissant cette tâche par son livre L’essence du travail intellectuel humain, dont la

première édition parut en 1869 et dont la seconde paraît aujourd’hui, Josef Dietzgen s’est

acquis le titre de philosophe du prolétariat. Mais cela ne fut possible qu’avec le concours

du mode de pensée dialectique que Hegel avait développé ; c’est pourquoi l’évolution des

systèmes philosophiques idéalistes de Kant à Hegel apparaît de nos jours comme le

mouvement initiateur et précurseur de la conception prolétarienne du monde.

La philosophie de Kant devait bientôt succomber à son dualisme. Elle avait montré

qu’il n’y a de certitude que dans le domaine du fini, de l’expérience, et que l’esprit s’égare

dans des contradictions dès qu’il veut s’aventurer au-delà. En tant que raison, il cherche la

vérité absolue, mais il ne peut l’atteindre ; il tâtonne dans l’obscurité, et la critique peut

bien lui expliquer la raison de cette obscurité, mais non lui indiquer son chemin. La

dialectique n’est ici que pure résignation. Il trouve bien par un autre moyen, à partir de sa

conscience morale, une certitude au sujet de ce qui dépasse l’expérience, mais cela reste

un savoir immédiat, une croyance, radicalement séparée de la connaissance intellectuelle.

Surmonter cette séparation tranchée, cette opposition non résolue, telle fut la tâche du

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mouvement philosophique qui, se rattachant directement à Kant, trouva son terme chez

Hegel. Le résultat fut l’idée que la contradiction est la véritable nature de toutes choses ;

mais cette contradiction ne peut pas rester immobile et sans suite ; elle doit être résolue et

dépassée. C’est pourquoi le monde ne peut pas être compris comme un être immobile,

mais uniquement comme processus, activité, changement ; le processus consiste à

égaliser, à chaque fois, les termes opposés sous une forme supérieure et la contradiction

apparaît alors comme le levier d’une évolution ultérieure. Ce que réalise cet autodéveloppement

dialectique, dans ces systèmes idéalistes, ce n’est pas le monde matériel,

mais l’élément spirituel, l’idée. Chez Hegel, cette conception prend la forme d’un système

universel, l’auto-développement de l’Absolu, qui est l’Esprit (Dieu) ; d’abord être

indistinct, il développe en lui-même les concepts logiques ; puis il produit hors de lui son

contraire, où il se présente sous une forme autre, extériorisée, à savoir la nature ; au sein

de cette dernière se développent toutes les formes particulières, toujours selon la voie des

oppositions qui apparaissent et sont résolues sous une forme supérieure. Finalement, sous

la forme de l’esprit humain, il parvient à la conscience de soi, qui, de la même façon, se

développe d’étape en étape supérieure, jusqu’à atteindre, au terme de son développement,

la connaissance de soi-même, le savoir immédiat de l’Absolu. C’est ce qui se produit

inconsciemment dans la religion. La religion, qui devait se contenter, en tant que

croyance, d’une place modeste chez Kant, se présente ici avec assurance comme la

connaissance la plus élevée, supérieure à tout autre savoir, comme la connaissance

immédiate de la vérité absolue (Dieu). Dans la philosophie, cela s’accomplit

consciemment ; et au développement logique de l’esprit humain correspond l’évolution

historique, laquelle trouve son terme et son but final dans la philosophie hégélienne ellemême.

Ainsi toutes les sciences et toutes les parties de l’univers sont-elles réunies dans un

tout harmonieux par ce système magistral ; néanmoins, la dialectique révolutionnaire, la

théorie du développement, pour laquelle toute chose finie est transitoire, gardent encore

un caractère conservateur, puisqu’en accédant à la vérité absolue, on fixe un but à toute

l’évolution ultérieure. Tout ce qui était connu à l’époque trouvait sa place dans ce

système, à tel ou tel moment du développement dialectique ; ici, beaucoup d’anciennes

conceptions des sciences de la nature, qui se sont ensuite révélées inexactes, apparaissent

comme des vérités nécessaires, reposant non sur l’expérience mais sur la déduction. Parce

qu’elle donnait l’impression de rendre inutile la recherche empirique comme source des

vérités particulières, la philosophie de Hegel ne trouva pas beaucoup de crédit auprès des

hommes de science ; en ce domaine, elle a été beaucoup moins féconde qu’elle n’aurait pu

l’être, si, derrière cette fausse apparence, on avait mieux compris sa véritable signification

; la liaison harmonieuse qu’elle établit entre des résultats et des disciplines très éloignés

les uns des autres.

Son influence sur les sciences abstraites fut plus grande ; par là, elle procura à son

auteur une place centrale exceptionnelle dans le monde intellectuel de l’époque. D’un

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côté, la conception de l’histoire comme développement et progrès, où tout état antérieur

imparfait conservait une rationalité naturelle en tant que phase préparatoire nécessaire aux

états ultérieurs, était une acquisition importante pour la science ; d’un autre côté, les

développements sur la philosophie du droit et de la religion étaient en opposition directe

avec les besoins et les idées de l’époque. Dans la philosophie du droit, l’esprit est

considéré au moment où il entre dans la réalité sous forme d’esprit humain, avec pour

attribut principal une volonté libre et consciente. C’est d’abord l’individu qui trouve sa

liberté incarnée dans sa propriété ; il entre en conflit avec d’autres individus identiques ;

leur libre arbitre se traduit dans les déterminations morales. Dans la mesure où tous les

individus sont réunis en une totalité, l’opposition est dépassée par les unités sociales qui

sont la famille, la société bourgeoise et l’Etat. Ici, les déterminations morales passent de la

réalité intérieure à la réalité extérieure ; en tant qu’expression d’une volonté plus haute,

plus générale, collective, elles prennent place parmi les règles morales universellement

reconnues, parmi les lois naturelles de la société bourgeoise et les lois autoritaires de

l’Etat. Dans ce dernier, dont la forme supérieure est la monarchie, l’esprit se voit porter,

sous la forme de l’idée de l’Etat, au plus haut niveau de réalité objective.

Le caractère réactionnaire de la philosophie de Hegel ne réside pas seulement dans

cette glorification de l’Etat et de la royauté, qui fit d’elle, après la Restauration, la

philosophie officielle de la Prusse. Elle était par essence un pur produit de la réaction, qui

représentait, à l’époque, le seul progrès possible après la Révolution. La réaction fut la

première critique sociale et pratique de la société bourgeoise. Quand celle-ci se fut

installée solidement et que l’on commença à en voir les imperfections, ce qui était bon

relativement dans l’ancien régime apparut sous un jour meilleur. La bourgeoisie était

effrayée par les conséquences de sa révolution, reconnaissant sa limite dans le prolétariat ;

ayant atteint son objectif de classe, elle donna un coup d’arrêt à la révolution et voulut

bien accepter pour maîtres l’état féodal et la royauté, dont elle utilisa la protection, pourvu

qu’ils se fissent les serviteurs de ses intérêts. Les forces de la féodalité qui avaient été

auparavant terrassées par le poids de leurs péchés et la supériorité absolue du nouvel ordre

social redressèrent la tête quand cette critique qui n’était que trop bien fondée leur en

donna l’occasion. Cependant, elles ne purent contenir la Révolution que dans la mesure où

elles en reconnaissaient les limites ; elles furent à même de dominer à nouveau la

bourgeoisie, en se soumettant à cette dernière dès que cela s’imposait ; elles ne pouvaient

plus régner contre mais seulement pour le capitalisme dont la carence se manifestait par

cette domination. La théorie de la restauration devait donc consister principalement dans

une critique radicale de la philosophie révolutionnaire bourgeoise ; mais celle-ci ne put

pas être rejetée comme fausse absolument. Il fallait reconnaître sa vérité en tant que

critique de l’ordre ancien, mais on mettait en relief l’inexactitude d’une opposition

tranchée entre les erreurs de l’ordre ancien et la vérité du nouveau. La justesse de cette

théorie était elle-même relative, limitée, comme l’élément précurseur d’une vérité plus

haute, puisqu’elle reconnaissait le même caractère de vérité temporelle et limitée à l’ordre

11

dont elle avait triomphé. Ainsi les oppositions se changeaient en moments du

développement de la vérité absolue ; ainsi la dialectique devenait le contenu essentiel et la

méthode de la philosophie post-kantienne ; ainsi c’étaient précisément les théoriciens de la

réaction qui orientaient la philosophie dans de nouvelles voies et pouvaient passer pour les

précurseurs du socialisme. Mettre en doute et critiquer toutes les traditions, en mettant

prudemment à l’abri la foi menacée, telle avait été la direction de pensée de la bourgeoisie

révolutionnaire ; accepter crédulement la vérité absolue, la foi orgueilleuse, qui se glorifie

elle-même, était celle de la bourgeoisie réactionnaire. La philosophie de Hegel correspond

sur le plan théorique à la pratique de Metternich et de la Sainte- Alliance.

La pratique de l’Etat policier prussien qui incarnait les défauts du capitalisme sans

ses avantages, donc la réaction à son plus haut degré, entraîna l’effondrement de la

philosophie de Hegel ; cela se produisit dès que le capitalisme, qui s’était puissamment

renforcé entre-temps, commença à s’insurger pratiquement contre les formes dans

lesquelles la réaction voulait le comprimer. Dans sa critique de la religion, Feuerbach

abandonna les hauteurs de l’abstraction fantastique pour revenir à l’homme charnel ; Marx

démontra que la réalité de la société bourgeoise consistait dans l’opposition de classes

qu’elle renfermait et qui définissait son caractère à la fois imparfait et transitoire ; et il

découvrit dans le développement de la production matérielle l’évolution historique

véritable. L’esprit absolu qui s’était incarné dans le régime despotique du Vormärz 1 se

révélait être, à présent, l’esprit bourgeois limité, que la société bourgeoise fait passer pour

le but de l’évolution historique. Le principe de Hegel : est fini tout ce qui doit se

supprimer soi-même, fit ses preuves sur sa propre philosophie, dès qu’on en saisit la

finitude et la limitation. On en rejeta la forme conservatrice, mais on en garda le contenu

révolutionnaire, la pensée dialectique ; elle trouva son dépassement dans le matérialisme

dialectique, selon lequel la vérité absolue se réalise seulement dans le progrès indéfini de

la société et de la connaissance scientifique.

Ainsi, la philosophie de Hegel n’était pas entièrement rejetée comme fausse ; elle

était simplement reconnue pour ce qu’elle était, une vérité relative et limitée. Les

destinées de l’esprit absolu dans son auto-développement ne sont que la description

fantastique du processus que l’esprit humain réel accomplit en apprenant à connaître le

monde et en y intervenant de façon active. Au lieu d’être le mode de développement de

l’Idée absolue, la dialectique devient, à présent, la seule méthode de pensée correcte que

l’esprit humain réel doit appliquer à la connaissance du monde réel et à la compréhension

du développement social. L’importance considérable de la philosophie de Hegel, même

pour notre époque actuelle, réside en ceci : une fois dépouillée, de tout son côté excessif,

elle constitue la meilleure description de l’esprit humain et de son mode de travail, la

pensée, laissant loin derrière elle les premières contributions laborieuses de Kant à la

théorie de la connaissance.

1 Le Vormärz (litt. avant mars) désigne la période absolutiste, en Allemagne, entre 1815 et 1848. (N.D.T.)

12

Mais elle n’a plus de droit à faire valoir en ce domaine, depuis que Dietzgen a créé

les principes fondamentaux d’une théorie de la connaissance dialectique et matérialiste.

Dietzgen démontra que la pensée dialectique, dont les oeuvres de Marx et d’Engels sont

des exemples monumentaux, est indispensable pour la théorie de la connaissance ; seul ce

mode de penser lui permit de conduire cette dernière à son premier terme et à son

achèvement provisoire.

Quand on désigne les conceptions que Dietzgen a placées dans cet ouvrage,

comme étant sa philosophie, on en dit trop, car elles n’ont pas la prétention de former un

nouveau système philosophique, mais aussi on en dit trop peu, car elles seraient alors

périssables comme les autres systèmes. Le mérite de Dietzgen consiste à avoir fait de la

philosophie une science de la nature, comme Marx l’avait fait pour l’histoire. De cette

façon, l’instrument de la pensée humaine est débarrassé de l’élément fantastique ; il est

considéré comme une partie de la nature et son être particulier, concret, qui se transforme

et se développe au cours de l’histoire, doit être connu toujours plus profondément au

moyen de l’expérience. L’oeuvre de Dietzgen se donne elle-même comme une réalisation

finie et provisoire de cet objectif ; en tant que telle, elle devra être améliorée et

perfectionnée par les acquisitions ultérieures de la recherche. Son oeuvre est radicalement

différente des philosophies antérieures et leur est supérieure, précisément parce qu’elle a

moins d’ambition ; elle se présente comme l’acquis de la philosophie, auquel tous les

grands penseurs ont contribué, mais considéré, examiné, rassemblé et reproduit par

l’esprit pondéré d’un socialiste. En même temps, elle communique ce caractère de vérité

imparfaite aux systèmes précédents, qui n’apparaissent plus comme des spéculations

arbitrairement changeantes, mais comme des étapes de la connaissance progressant selon

une relation naturelle et contenant toujours plus de vérité, toujours moins d’erreur. Hegel

avait déjà adopté ce point de vue tellement supérieur aux autres ; chez lui, cependant, le

développement trouvait une fin auto-contradictoire dans son propre système. Chez

Dietzgen également, la dernière forme se reconnaît elle-même comme la plus élevée ; le

pas décisif qu’elle représente dans l’histoire de la pensée consiste en ce qu’elle est la

première à réaliser cette conception scientifique. L’idée nouvelle selon laquelle l’esprit de

l’homme est un être naturel comme les autres constitue un progrès essentiel dans la

connaissance de l’esprit humain, qui la place au premier rang de cette histoire ; et un tel

progrès ne peut pas être annulé, car il signifie le désabusement d’une illusion plusieurs

fois séculaire. Du fait que cette conception ne se donne pas pour la vérité absolue, mais

pour une vérité limitée, inachevée, elle ne peut pas s’effondrer, comme se sont effondrés

les systèmes philosophiques précédents. Elle constitue le prolongement scientifique de la

philosophie antérieure, comme l’astronomie fut le prolongement de l’astrologie et des

fantaisies pythagoriciennes et la chimie le prolongement de l’alchimie. Elle occupe la

même place que les anciennes philosophies et a ceci de commun avec elles, outre le fait

qu’elle traite de la théorie de la connaissance, de nous fournir les principes fondamentaux

13

d’une conception systématique de l’univers.

En tant qu’elle est socialiste ou prolétarienne, la conception moderne du monde

s’oppose d’une manière tranchée à la conception bourgeoise ; l’essentiel de son contenu

nous a été donné par Marx et Engels, Dietzgen développe ici les principes de sa théorie de

la connaissance, son caractère véritable nous est indiqué par les termes : matérialiste et

dialectique. Son contenu est le matérialisme historique, la théorie du développement de la

société, telle qu’elle a été exposée à grands traits dans Le Manifeste communiste,

développée en détail dans un grand nombre d’ouvrages et démontrée mieux encore par

une multitude de faits. D’une part, elle nous donne la certitude scientifique que la misère

et l’imperfection de la société actuelle, considérées comme naturelles et inévitables par les

conceptions bourgeoises, ne sont qu’un état transitoire et que l’homme, dans un avenir

proche, s’affranchira de la servitude de ses besoins matériels par la régulation de la

production sociale. D’autre part, cette science de l’homme et de la société constitue, avec

les résultats les plus assurés des sciences de la nature, un tout, une science globale de

l’univers, qui rend superflues toutes les superstitions et par là renferme en elle la

libération théorique, la libération de l’esprit. Que cette science parvienne à ne laisser en

dehors d’elle que l’illusion, à former une conception du monde satisfaisante et

harmonieuse, nous en trouvons la garantie dans les principes de la théorie de la

connaissance que Dietzgen nous présente. A cet égard, cette dernière fournit une base

solide à notre conception du monde.

Sa première caractéristique est d’être matérialiste ; par opposition aux systèmes

idéalistes de l’âge d’or de la philosophie allemande, qui voyaient dans le spirituel le

fondement de tout être, cette théorie part de l’être matériel concret. Non qu’elle considère

la matière physique comme le principe fondamental ; au contraire, elle s’oppose nettement

au matérialisme vulgaire de la bourgeoisie ; elle entend par matière tout ce qui est réel,

donc ce qui est une donnée pour la pensée, y compris les idées et les chimères. Son

principe est l’unité de tous ces êtres concrets ; ainsi elle donne à l’esprit humain une place

équivalente à toutes les autres parties de l’être ; elle montre que l’esprit est lié à toutes les

autres choses aussi étroitement que celles-ci le sont entre elles, du fait qu’il existe

seulement comme une partie d’un seul et même univers et que tous ses contenus ne sont

que les effets d’autres choses. Par là, elle constitue la base théorique du matérialisme

historique ; le principe : « la conscience de l’homme est déterminée par son existence

sociale », pouvait encore passer pour une simple généralisation d’un grand nombre de

données historiques, contestable et imparfaite comme toute théorie scientifique et devant

être améliorée par des expériences ultérieures ; mais, à présent, la complète dépendance

de l’esprit par rapport au reste du monde devient un principe nécessaire de la pensée,

incontestable et immuable, tout comme la causalité. Cela signifie, en même temps,

l’élimination de toute croyance aux miracles ; après avoir été exclus de la nature depuis

longtemps déjà, les miracles sont désormais chassés du domaine de l’esprit.

14

L’action éclairante de cette philosophie prolétarienne consiste en ce qu’elle réfute

toute superstition, démontre l’absurdité de tout culte, quel qu’il soit. Parce qu’ils ne

disposaient que de la connaissance de la nature, au sens le plus étroit, et que l’essence de

l’esprit humain restait pour eux quelque chose de mystérieux, les philosophes bourgeois

des lumières avaient dû s’arrêter en chemin : seule, la connaissance socialiste fut capable

de mener à bien la critique radicale et la réfutation de la superstition chrétienne, qui

consistait précisément dans la croyance en un esprit surnaturel. Par ses explications

dialectiques sur l’esprit et la matière, le fini et l’infini, Dieu et le monde, Dietzgen a

entièrement élucidé l’élément confus et mystérieux qui jusqu’ici obscurcissait ces

concepts, et réfuté définitivement toutes les croyances supra-sensibles. Cette critique est

tout autant dirigée contre les valeurs bourgeoises : la liberté, le bien, l’esprit, la force, qui

ne sont rien d’autre que des images fantastiques correspondant à des concepts abstraits

d’extension limitée.

Une telle conception ne fut possible que parce qu’elle établissait, en même temps,

comme théorie de la connaissance, le rapport entre le monde qui nous entoure et l’image

que notre esprit se fait de lui ; à cet égard, Dietzgen fut celui qui acheva l’oeuvre

commencée par Hume et par Kant. Prises comme théorie de la connaissance, les idées

qu’il développe ne furent pas seulement la base philosophique du matérialisme historique

mais aussi bien celle de toutes les autres sciences. La critique détaillée à laquelle il soumit

certains écrits scientifiques de savants réputés montre que Dietzgen avait pleinement

conscience de l’importance de son ouvrage en ce sens ; mais, comme il fallait s’y attendre,

la voix d’un ouvrier socialiste ne parvint pas jusqu’aux amphithéâtres universitaires. Ce

n’est que beaucoup plus tard que des conceptions analogues firent leur apparition parmi

des esprits scientifiques ; et c’est seulement aujourd’hui que, chez les théoriciens les plus

éminents des sciences de la nature, s’est développée l’idée qu’expliquer ne signifie pas

autre chose que décrire les processus de la nature de la manière la plus simple et la plus

complète possible.

On voit clairement, dans la théorie de la connaissance, que la pensée dialectique est

un moyen indispensable pour mettre en pleine lumière la nature du savoir. L’esprit est la

faculté de l’unité ; à partir de la réalité concrète, qui est toujours changeante, perpétuel

mouvement, fleuve sans contours, il forme des concepts abstraits qui sont, par nature,

rigides, immobiles, définis, immuables. De là résulte cette contradiction : les concepts

doivent constamment s’adapter aux aspects nouveaux de la réalité, sans en être totalement

capables ; ils doivent représenter le vivant au moyen de ce qui est mort, l’illimité au

moyen de ce qui a des limites, et ils sont eux-mêmes finis en renfermant, malgré tout, la

nature de l’infini. Cette contradiction est comprise et résolue, dès qu’on saisit la nature de

la faculté de connaître qui est à la fois pouvoir d’unifier et de distinguer, qui est une partie

limitée du tout et, en même temps, embrasse toutes choses, et dès qu’on a compris, par

voie de conséquence, la nature de l’univers. L’univers est l’unité d’une multiplicité

infinie ; par là, il rassemble en lui toutes les oppositions, qu’il rend relatives et aplanit ; il

15

n’y a pas en lui d’oppositions absolues ; mais c’est l’esprit qui, étant aussi pouvoir de

distinguer, les y introduit. La solution pratique des contradictions réside dans la pratique

de la recherche scientifique, avec ses bouleversements et ses progrès illimités : à chaque

instant, celle-ci transforme, rejette, remplace, améliore, unifie et décompose à nouveau les

concepts ; elle recherche, dans le même temps, une unité toujours plus grande et une

différenciation toujours plus étendue.

Grâce à cette théorie de la connaissance, le matérialisme dialectique apporte aussi

une solution aux prétendues énigmes de l’univers. Non qu’il résolve toutes les énigmes —

il dit expressément que cette solution ne peut être que l’oeuvre du progrès indéfini de la

science, mais il les résout en ce sens qu’il leur enlève leur caractère mystérieux et qu’il les

transforme en tâches pratiques à la solution desquelles nous parvenons par une

progression indéfinie. La pensée bourgeoise ne peut pas donner une réponse aux énigmes

de l’univers ; quelques années après la parution de cet ouvrage, la science de la nature

reconnaissait cette incapacité, dans l’Ignorabimus de Dubois-Reymond. En résolvant

l’énigme de la nature de l’esprit humain, la philosophie du prolétariat obtient la certitude

qu’il n’existe pas, de façon générale, d’énigmes insolubles.

A la fin de son ouvrage, Dietzgen nous livre également les principes fondamentaux

de notre éthique nouvelle. Elle part du point de vue que les idées du bien et du mal

trouvent leur origine dans les besoins humains et qu’on appelle véritablement moral ce qui

est généralement conforme à son but ; il devient aussitôt évident que la nature des théories

morales civilisées est de traduire les intérêts de classes. En même temps, la justification et

la rationalité de ces doctrines morales temporaires se trouvent affirmées, puisqu’elles sont

nécessairement issues, à chaque fois, des besoins de la société. Le lien entre l’homme et la

nature est assuré par le processus du travail social qui est indispensable pour la

satisfaction des besoins. Tant que ces liens furent des chaînes, l’homme était enchaîné à

une morale obscure et surnaturelle ; une fois le processus du travail connu, maîtrisé et

consciemment réglé, ces chaînes doivent tomber et la morale être remplacée par la

reconnaissance rationnelle de tous les besoins sans exception.

Les écrits philosophiques de Dietzgen ne semblent pas avoir exercé, jusqu’à

présent, une influence considérable sur le mouvement socialiste ; ils ont sans doute trouvé

quantité d’admirateurs silencieux qu’ils ont beaucoup aidés à clarifier leurs propres vues,

mais leur signification pour la théorie de notre mouvement n’a pas été comprise. Cela

n’est d’ailleurs pas étonnant. Même les écrits économiques de Marx, dont l’importance

était beaucoup plus immédiatement visible, n’ont pas rencontré une grande

compréhension dans les dix premières années qui suivirent leur parution. Le mouvement

s’est développé spontanément et c’est uniquement grâce à la lucidité de certains dirigeants

que la théorie marxiste put exercer, à l’époque, une influence essentielle et féconde sur le

mouvement ouvrier ; aussi, il n’y a pas lieu de s’étonner si la philosophie du prolétariat,

16

qui reste derrière l’économie du point de vue de l’utilité immédiate, ne s’est pas attiré une

plus grande attention. C’est seulement après l’abrogation de la loi sur les socialistes que la

compréhension de l’économie et de la politique se développa dans la classe ouvrière

allemande, qui tenait la première place sur le plan théorique dans le mouvement

international ; et même des thèses issues de la théorie marxiste furent adoptées comme

principes fondamentaux du parti. Mais, pour la plupart de ses porte-parole, c’était encore

beaucoup plus la formulation résumée de convictions pratiques nécessaires que

l’émanation d’une science connue et comprise à fond. Sans aucun doute, il faut tenir

compte de la grande extension du parti et de son activité qui réclamait toutes les forces

pour l’organisation et la direction ; c’est pourquoi tous les jeunes intellectuels se lancèrent

dans le travail pratique, laissant de côté l’étude théorique. Cette négligence a été payée par

les désaccords théoriques de ces dernières années.

La décrépitude du capitalisme apparaît si bien, dès à présent, à travers le déclin des

partis bourgeois, que la simple pratique du mouvement socialiste attire dans ses rangs

ceux qui ont l’esprit indépendant et un sentiment de justice. Mais ce passage ne

s’accompagne pas alors de l’assimilation, par une étude sérieuse, de tout le contenu de la

conception prolétarienne du monde ; on la remplace par la critique de la science socialiste

du point de vue bourgeois. On mesure le marxisme aux normes d’une épistémologie

bourgeoise inachevée et les néo-kantiens, ignorant complètement l’acquis de tout un siècle

de philosophie, essaient de rattacher le socialisme à la morale kantienne. On parle même

de se réconcilier avec le christianisme et de renier le matérialisme.

Ce mode de penser bourgeois, qui s’oppose au marxisme en tant qu’antidialectique

et anti-matérialiste, nous le trouvons aujourd’hui réalisé dans le

révisionnisme ; alliant une conception bourgeoise du monde avec des convictions anticapitalistes,

il prend la place de l’ancien anarchisme et, comme lui, il incarne très souvent

les tendances petites-bourgeoises dans la lutte contre le capitalisme. Pour remédier à une

telle situation, il serait tout à fait nécessaire que l’on s’occupât bien davantage de la

théorie et en particulier des oeuvres philosophiques de Dietzgen.

Marx a découvert la nature du processus matériel de la production et a établi son

importance décisive comme moteur de l’évolution sociale. Mais il n’a pas expliqué en

détail, à partir de l’essence de l’esprit humain, l’origine du rôle qu’il joue dans ce

processus matériel. Avec la force traditionnelle de la pensée bourgeoise, cette limitation

est une des raisons principales pour lesquelles ses théories ont été comprises de façon si

imparfaite et si déformée. A présent, Dietzgen comble cette lacune, puisqu’il a pris

justement l’essence de l’esprit pour objet de sa recherche. C’est pourquoi l’étude

approfondie des écrits philosophiques de Dietzgen est un outil essentiel et indispensable

pour comprendre les oeuvres fondamentales de Marx et Engels. Les travaux de Dietzgen

nous montrent que le prolétariat détient une arme puissante non seulement dans sa théorie

économique, mais aussi dans sa philosophie. Apprenons à nous en servir.

17

Leyde, décembre 1902,

Anton Pannekoek.

18

Josef Dietzgen

L’essence du travail intellectuel humain

Avant-propos

Il y aurait lieu, ici, d’adresser au lecteur bienveillant comme au critique prévenu

quelques mots d’explication touchant au rapport personnel de l’auteur à son oeuvre. Le

premier reproche que je prévois concerne le manque d’érudition qui se trahit de façon

indirecte, entre les lignes, plus encore que directement, dans l’opuscule lui-même. Je me

pose la question : comment osé-je présenter au public ce travail sur un sujet qui a été traité

par les géants de la connaissance, entre autres par Aristote, Kant, Fichte, Hegel, etc., sans

connaître encore à fond tous les ouvrages de mes illustres prédécesseurs ? Ne vais-je pas,

dans le meilleur des cas, répéter ce qu’ils ont déjà dit bien avant moi ?

A cela je réponds : il y a longtemps que la semence jetée par la philosophie dans le

sol de la connaissance a levé et a donné ses fruits. Ce que l’histoire met au jour se

développe historiquement, naît, grandit et disparaît, pour toujours survivre sous une forme

nouvelle. L’oeuvre originelle, qui constitue l’acte premier, n’est féconde que dans son

rapport à la situation et au contexte de l’époque qui l’a vu naître ; mais, avec le temps, ce

n’est plus qu’une écorce vide qui a livré son suc à l’histoire. Les éléments positifs que la

connaissance passée a produits ne vivent plus dans les lettres formées par les auteurs,

mais, plus encore qu’esprit, ils sont devenus chair et sang dans la connaissance actuelle.

Par exemple, pour connaître les résultats de la physique et trouver quelque nouveauté en

ce domaine, il n’est pas indispensable d’étudier l’histoire de cette science et de remonter à

la source des lois découvertes jusqu’à présent. Au contraire, la recherche historique

pourrait bien être un obstacle à la solution d’un problème physique déterminé, dans la

mesure où l’effort concentré est nécessairement plus efficace que l’effort partagé. C’est en

ce sens que je porte à mon crédit le manque de connaissances autres, car ainsi,

précisément, je suis d’autant mieux attaché à la connaissance de mon objet propre. Je me

suis appliqué très sérieusement à l’étude de cet objet et à la connaissance de tout ce que

l’on en sait à mon époque. L’histoire de la philosophie s’est répétée en ma personne dans

la mesure où, dès ma prime jeunesse, je me suis mis à spéculer, possédé du besoin d’une

conception du monde globale et systématique et où je crois avoir finalement trouvé

satisfaction dans la connaissance inductive de la faculté humaine de penser.

Et ce n’est pas la faculté de penser dans ses manifestations diverses, ce ne sont pas

ses différents modes, mais sa forme la plus générale, son essence universelle, qui me

19

plaisaient alors et constituent aujourd’hui mon propos. Par conséquent, l’objet de mon

étude est aussi banal et aussi particulier que possible, si parfaitement simple qu’il m’a été

difficile d’en faire un exposé diversifié et que les répétitions fréquentes ont été quasi

inévitables. En même temps, le problème de la nature de l’esprit est un thème populaire

qui n’est pas seulement du ressort des philosophes spécialistes, mais de la connaissance en

général. C’est pourquoi la contribution que l’histoire de la science a apportée à la

connaissance de ce thème doit aussi être universellement vivante dans les conceptions

scientifiques de notre temps. Il m’a donc été possible de me contenter de cette source.

Aussi bien, je tiens à reconnaître qu’en dépit de ma qualité d’auteur je ne suis pas

professeur de philosophie, mais travailleur manuel. A ceux qui voudraient me rappeler le

vieil adage : « A chacun son métier 2 », je réponds avec Karl Marx : « Ce nec plus ultra de

la sagesse du métier et de la manufacture devient démence et malédiction le jour où

l’horloger Watt découvre la machine à vapeur, le barbier Arkwright le métier continu, et

l’orfèvre Fulton le bateau à vapeur » (Le capital, trad. fr., Editions sociales, livre I, t. II, p.

167). Sans vouloir me joindre à ces grands noms, je peux toujours puiser quelque

émulation dans le précédent qu’ils ont créé. D’ailleurs, la nature de mon sujet le destine

tout particulièrement à la classe sociale dont j’ai, sinon l’honneur, du moins la satisfaction

de faire partie.

Dans cet écrit, je développe la conception de la faculté de penser comme étant

l’instrument de l’universel. « Le quatrième état », c’est-à-dire la classe ouvrière, celle qui

souffre, n’est le véritable porteur de cet instrument que dans la mesure où les couches

sociales dominantes, du fait de leurs intérêts de classe, sont incapables de reconnaître

l’universel. Certes, cette limitation concerne avant tout le monde des rapports humains.

Néanmoins aussi longtemps que ces rapports ne sont pas des rapports humains universels,

mais des rapports de classe, même la conception des choses se trouve conditionnée par ce

point de vue limité. La connaissance objective présuppose une liberté théorique

subjective. Avant que Copernic ait vu la terre en mouvement et le soleil fixe, il dut faire

abstraction de son point de vue de terrien. Or, comme, pour la faculté de penser, tous les

rapports constituent son objet, elle doit s’abstraire de tout afin de se saisir elle-même dans

sa pureté et sa vérité. Attendu que nous ne comprenons rien autrement que par la pensée, il

nous faut faire abstraction de toute chose pour connaître la pensée pure, la pensée dans sa

généralité. Une telle tâche fut trop difficile à accomplir aussi longtemps que l’homme se

trouvait lié à un point de vue de classe limité. Seule une évolution assez avancée pour

tenter la suppression des derniers rapports de maître à serviteur est capable d’écarter

suffisamment les préjugés pour saisir le jugement en général, la faculté de connaissance,

le travail intellectuel dans leur vérité et dans leur nudité. Seule une évolution historique

susceptible d’avoir en vue la liberté directe et universelle des masses — et là interviennent

des conditions historiques très mal connues —, seule l’ère nouvelle, celle du « quatrième

2 En allemand : « Schuster, bleib bei, deinem Leisten. » (« Savetier, reste à ta savate ») (N.D.T.).

20

état », peut être assez convaincue de l’inanité de la croyance aux spectres pour pouvoir

démasquer les derniers fabricateurs de fantômes et dévoiler l’esprit dans sa pureté.

L’homme du « quatrième état » est finalement l’homme « à l’état pur ». Son intérêt n’est

plus un intérêt de classe mais un intérêt collectif, l’intérêt de l’humanité. Le fait que, de

tous temps, les intérêts de la collectivité aient été liés aux intérêts de la classe dominante,

le fait que l’humanité ait toujours « progressé » non seulement en dépit mais justement au

moyen de son éternelle oppression par les patriarches juifs, les conquérants asiatiques, les

possesseurs d’esclaves de l’Antiquité, les barons féodaux, les maîtres des corporations, et

spécialement par les capitalistes modernes et, mieux encore, par les empereurs du

capitalisme, ce fait-là touche à sa fin. Les rapports de classes du temps passé étaient

nécessaires pour le développement général. Mais, à présent, ce développement est

parvenu au point où la collectivité commence à devenir consciente d’elle-même. Jusqu’à

présent, l’humanité s’est développée au moyen des antagonismes de classes. Elle en est

ainsi arrivée au point où elle veut à présent se développer par elle-même, immédiatement.

Les oppositions de classes n’étaient que des phénomènes de l’humanité. La classe

ouvrière veut supprimer les antagonismes sociaux, afin que l’humanité devienne une

vérité.

De même que la Réforme fut conditionnée par la situation concrète du XVIe siècle

et, à l’instar de la découverte du télégraphe électrique, l’étude approfondie de la théorie de

notre travail intellectuel humain est conditionnée par la situation concrète du XIXe siècle.

C’est dans cette mesure que le contenu de cet opuscule n’est pas le produit d’un individu,

mais un fruit de l’histoire. En face de lui, j’ai l’impression d’être — si l’on me permet

cette expression mystique — l’instrument de l’Idée. Ce qui m’appartient, c’est la manière

d’exposer, pour laquelle je demande ici une bienveillante indulgence. Je prie le lecteur de

ne pas faire porter ses critiques, tacites ou expresses, sur la forme défectueuse, sur ce que

je dis de telle ou telle manière, mais bien sur ce que je veux dire. Je demande qu’on ne

m’interprète pas de travers en s’appuyant à dessein sur la lettre, mais qu’on veuille bien

chercher à me comprendre selon l’esprit et sur l’ensemble de ce que j’écris. S’il se

trouvait que je ne parvienne pas à développer l’Idée avec succès, si, par suite, ma voix

devait se perdre dans la masse des livres qui encombrent le marché, je suis sûr néanmoins

que mon sujet trouverait dans le futur un défenseur plus talentueux.

Siegburg, le 15 mai 1869,

Josef Dietzgen, tanneur.

21

1. Introduction

La systématisation est l’essence, l’expression générale de l’activité de

connaissance dans son ensemble. La connaissance ne veut rien d’autre que mettre les

objets du monde en ordre et en système à l’usage de notre cerveau. La connaissance

scientifique d’une langue, par exemple, implique sa division ou son classement en

catégories et règles générales. L’agronomie ne vise pas seulement à ce que les pommes de

terre poussent bien ; elle veut découvrir, pour l’art de la culture, les relations

systématiques, dont la connaissance permet de cultiver la terre avec la prévision du

succès. C’est le résultat pratique de toute théorie de nous faire connaître le système, la

méthode propres à son objet et de nous rendre ainsi capables d’agir dans le monde avec la

prévision du succès. Certes, l’expérience en est la condition préalable ; mais, à elle seule,

elle ne suffit pas. C’est uniquement la théorie qui est formée à partir d’elle, à savoir la

science, qui nous sauve des fantaisies du hasard. Elle nous procure, en même temps que la

conscience, la maîtrise des objets et la certitude absolue dans leur maniement.

L’individu ne peut pas tout savoir. Pas plus que l’habileté et la force de ses mains

ne suffisent à produire tout ce dont il a besoin, pas davantage la capacité de son cerveau

ne lui permet de connaître tout ce qui s’impose. La croyance est nécessaire à l’homme ;

mais seulement la croyance en ce que d’autres savent. La science, aussi bien que la

production matérielle, est une affaire sociale. « Un pour tous, tous pour un. »

Mais, de même qu’il y a des besoins corporels dont tout un chacun peut et doit

s’occuper par lui-même, il existe aussi des objets du savoir qu’il est indispensable que

tous connaissent et qui ne ressortissent, pour cette raison, à aucune science spécialisée

particulière.

La faculté de penser humaine est un objet de cette espèce : la connaissance,

l’entendement, la théorie qui s’y rapporte ne peuvent être abandonnées à aucune

corporation. Lassalle a mille fois raison de dire : « En notre siècle de division du travail,

même la pensée est devenue un métier spécialisé, et il est tombé dans les mains les plus

misérables — celles de nos journaux. » Nous voici donc avertis de ne pas nous laisser

prendre plus longtemps par cette activité, de ne pas nous laisser davantage impressionner

par l’opinion publique, mais de nous remettre, bien plutôt, à penser par nous-mêmes. Il

nous est permis d’abandonner à des spécialistes les objets particuliers du savoir ou de la

science, mais la pensée en général est l’affaire de tous, une affaire dont personne ne peut

être dispensé.

Si nous pouvions établir ce travail de la pensée sur un fondement scientifique et

trouver une théorie en ce sens ; si nous pouvions découvrir la manière dont la raison en

général produit des connaissances, ou trouver la méthode suivant laquelle se crée la vérité

22

scientifique ; alors, nous obtiendrions, dans le domaine de la connaissance en général,

pour notre faculté de juger dans son ensemble, la même assurance du succès que la

science a déjà atteinte depuis longtemps dans des disciplines particulières.

Kant écrit : « Quand, de même, il n’est pas possible de mettre d’accord les divers

collaborateurs sur la manière dont il faut poursuivre le but commun, alors on peut toujours

être convaincu qu’une telle étude est encore bien loin d’avoir suivi la marche sûre d’une

science et qu’elle est un simple tâtonnement 3. »

Si, de nos jours, nous jetons un coup d’oeil sur les sciences, nous en trouvons

beaucoup, notamment les sciences de la nature, qui répondent à l’exigence kantienne, qui

se tiennent fermement, avec une sûre conscience de soi et une unanimité parfaite, aux

connaissances acquises et les font progresser. « Là, on sait, comme le dit Liebig, ce que

sont un fait, un raisonnement, une règle, une loi. Pour tout cela, on possède des pierres de

touche, auxquelles chacun a recours, avant de mettre en circulation le fruit de ses travaux.

Les développements oratoires autour d’une opinion ou les tentatives de persuader autrui

d’une idée non prouvée, tout cela avorte immédiatement devant la morale de la science. »

Par contre, en d’autres domaines, là où l’on abandonne les choses matérielles

concrètes pour aborder des sujets abstraits, que l’on appelle philosophiques, en ce qui

touche la conception générale du monde et de la vie, dans les problèmes du

commencement et de la fin, de l’essence et de l’apparence des choses, de la cause et de

l’effet, de la force et de la matière, de la puissance et du droit, dans les problèmes de

l’éthique, de la morale, de la religion, de la politique, là, nous ne trouvons, au lieu de «

faits probants et concluants », que des « développements oratoires », rien qui ressemble à

une connaissance assurée, mais toujours un simple tâtonnement au milieu d’opinions

contradictoires.

Et précisément, lorsqu’ils abordent des thèmes de ce genre, les coryphées des

sciences de la nature font figure, avec leurs désaccords, de bien piètres apprentis

philosophes. D’où il ressort que la morale de la science, les pierres de touche, dont on

prétend disposer pour distinguer avec précision le vrai savoir de l’opinion, ne reposent en

fait que sur une pratique instinctive et non sur une connaissance claire, sur une véritable

théorie. Et bien que notre époque se caractérise par une culture assidue de la science, la

grande multiplicité d’opinions qu’on y voit atteste derechef qu’elle n’est pas en mesure de

manier la connaissance avec la prévision du succès. Les erreurs de jugement n’ont pas

d’autre origine. Celui qui a compris ce que c’est que comprendre ne peut pas se tromper.

C’est seulement la certitude absolue des calculs de l’astronomie qui témoigne en faveur

de leur caractère scientifique. Celui qui sait calculer est le moins capable de prouver si son

calcul est vrai ou faux. C’est pourquoi la compréhension du processus de la pensée dans

son ensemble doit nous mettre entre les mains la pierre de touche nous permettant de

distinguer, de façon universelle et indubitable, le jugement correct du jugement incorrect,

3 Kant, Critique de la raison pure, trad. fr., P.U.F., 1950, p. 15.

23

la connaissance de l’opinion, la vérité de l’erreur. L’erreur est humaine, certes, mais elle

n’est pas scientifique. Or comme la science est une affaire humaine, il existera sans doute

éternellement des erreurs ; mais ce dont la compréhension du processus de la pensée

pourra nous affranchir, c’est du fait que ces erreurs puissent passer pour des vérités

scientifiques et que, pis encore, elles soient acceptées universellement comme telles, de la

même façon que la compréhension des mathématiques nous affranchit des erreurs de

calcul. Ceci peut avoir l’air d’un paradoxe, mais est vrai néanmoins : celui qui connaît la

règle générale différenciant la vérité de l’erreur avec autant de précision que la règle de

grammaire séparant le sujet du verbe, celui-là pourra opérer partout des distinctions avec

une égale certitude. Depuis toujours, savants et exégètes se sont mis mutuellement dans

l’embarras à propos de la question : « Qu’est-ce que la vérité ? » Depuis des millénaires,

cette question constitue un thème essentiel, tout spécialement pour la philosophie. Comme

cette dernière elle-même, elle trouve finalement sa solution dans la connaissance de la

faculté humaine de penser. En d’autres termes : la question du critère de la vérité en

général est identique à celle de la distinction entre la vérité et l’erreur. La philosophie est

la science qui s’est appliquée à cette tâche et qui, en fin de compte, a résolu, en même

temps que cette énigme, son propre problème par la connaissance enfin claire du

processus de la pensée. Un rapide examen de l’essence du développement de la

philosophie pourra donc, à bon droit, servir d’introduction à notre propos.

Attendu que le mot est employé en divers sens, il faut noter que nous ne parlons,

ici, que de ce qu’il est convenu d’appeler philosophie spéculative. Nous nous abstiendrons

d’appuyer nos dires de multiples citations et références, car ce que nous disons apparaît

comme tellement manifeste, tellement incontestable que nous pouvons nous dispenser des

accessoires de l’érudition.

Si l’on applique le critère kantien mentionné plus haut, la philosophie spéculative

ressemble à un champ clos où s’affrontent des opinions différentes, plutôt qu’à une

science. Ses esprits fameux, ses grands auteurs classiques ne sont pas une seule fois

d’accord quand il s’agit de répondre à la question : Qu’est-ce que la philosophie, quel est

son but ? C’est pourquoi, afin de ne pas augmenter de la nôtre les diverses opinions

touchant ce point, nous acceptons comme philosophie tout ce qui en prend le nom, et —

sans nous laisser égarer par ce qui est particulier ou curieux — nous recherchons dans

cette vaste bibliothèque de volumes épais l’élément commun ou général.

Suivant cette méthode empirique, nous trouvons d’abord que la philosophie, à

l’origine, n’est pas une science particulière, à côté ou au milieu d’autres sciences, qu’elle

est bien plutôt le nom générique de la connaissance en général, l’essence de tout savoir,

comme l’art est l’essence des arts particuliers. Celui qui faisait de la connaissance, du

travail intellectuel, son activité principale — tout penseur, quel que fût le thème de sa

pensée — était, à l’origine, un philosophe.

Mais, depuis que les divers spécialistes, avec l’enrichissement progressif du savoir

24

humain, se sont séparés de la mater sapientiae, en particulier depuis la naissance des

sciences modernes de la nature, il se trouve que la philosophie se caractérise moins par

son contenu que par sa forme. Toutes les autres sciences se distinguent entre elles par leurs

objets différents, la philosophie, au contraire, se distingue par la méthode qui lui est

propre. Elle a bien, elle aussi, un objet, un but : elle cherche à saisir l’universel, le monde

comme totalité, le cosmos. Mais ce n’est pas cet objet, ce n’est pas ce projet, qui la

caractérise, mais la façon dont elle le mène à bien.

Les autres sciences ont affaire avec des choses ou objets particuliers, et même s’il

s’agit du Tout, du cosmos, c’est toujours, cependant, en relation avec les différentes

parties ou les éléments particuliers dont se compose le Tout universel. Dans l’introduction

de son Kosmos, Alexander von Humboldt dit qu’il se limite, dans cet ouvrage, à une

recherche empirique, à une étude physique visant à connaître l’identité ou l’unité au

moyen de la diversité. C’est ainsi que les sciences inductives, dans l’ensemble, ne

parviennent à des conclusions ou à des connaissances générales que sur la base de leur

intérêt pour l’individuel, le particulier, le donné sensible. Voilà pourquoi elles disent

d’elles-mêmes : « Nos conclusions reposent sur des données de fait. » La philosophie

spéculative procède de façon inverse. Quand elle prend un thème particulier quelconque

comme objet de recherche, elle ne le traite pas pour autant du point de vue de la

particularité. Les manifestations sensibles, l’expérience physique que l’on fait au moyen

de ses yeux et de ses oreilles, de ses mains et de sa tête, elle les récuse comme autant de

phénomènes trompeurs et elle se cantonne à la pensée « pure », à l’abri de tout

présupposé, pour connaître, par un chemin inverse, la diversité de l’univers au moyen de

l’unité de la raison humaine. Par exemple, pour répondre à la question qui nous préoccupe

actuellement, à savoir : Qu’est-ce que la philosophie ? elle ne procéderait pas, pour

atteindre le concept de cette dernière, à partir de son apparence sensible effective, à partir

de ses lourds in-folio pleine peau, de ses traités petits et grands. Au contraire, le

philosophe spéculatif cherche en son for intérieur, dans les profondeurs de son esprit, le

véritable concept de la philosophie et, à la lumière de ce critère, il décide ensuite de

l’authenticité ou de l’inauthenticité des différentes philosophies concrètement données.

Aussi bien, la méthode spéculative ne s’occupe jamais d’étudier des objets tangibles, à

moins qu’on reconnaisse les procédés de la philosophie dans toutes les conceptions non

scientifiques de la nature qui ont peuplé le monde de chimères. Certes, dans ses débuts, la

connaissance spéculative aussi s’intéressait au cours du soleil et à la marche de l’univers.

Mais depuis que l’astronomie inductive s’est attachée à ce domaine avec un succès bien

plus grand, la spéculation se limite strictement à l’examen de thèmes plus abstraits. Car

ici, comme partout en général, elle se caractérise par le fait qu’elle obtient ses résultats à

partir de l’idée ou du concept.

Pour la connaissance empirique, pour la méthode inductive, la diversité de

l’expérience est première, et la pensée seconde. Au contraire, la spéculation veut produire

la vérité scientifique sans le secours de lexpérience. La connaissance philosophique ne

25

doit pas s’appuyer sur des données éphémères, mais elle doit être absolue, au-delà du

temps et de l’espace. La philosophie spéculative ne veut pas être une connaissance

physique, elle veut être une métaphysique. Sa tâche consiste à trouver, purement à l’aide

de la raison, sans le concours de l’expérience, un système, une logique ou une

épistémologie, au moyen desquels les connaissances particulières se laissent déduire, de la

même façon qu’en grammaire, le radical d’un mot étant donné, nous savons en déduire les

différentes formes. Les sciences physiques opèrent avec la présupposition que notre

faculté de connaître est semblable — pour employer des images bien connues — à un

morceau de cire molle qui recevrait ses empreintes du monde extérieur, ou à une page

blanche sur laquelle l’expérience s’inscrirait. A l’opposé, la philosophie présuppose

l’existence d’idées innées, lesquelles doivent être produites et extraites, à l’aide de la

pensée, des profondeurs de l’esprit.

La différence entre la connaissance spéculative et la connaissance inductive repose

sur la différence entre l’imagination et la saine raison humaine. Cette dernière se forge ses

concepts au moyen du monde extérieur, à l’aide de l’expérience, tandis que l’imagination

tire son produit par elle-même, de l’intérieur, des profondeurs de l’esprit. Mais cette

production n’a qu’en apparence une origine unique. Pas plus que le peintre ne saurait

inventer des images, des formes supra-sensibles, pas davantage un penseur n’est capable

de concevoir des pensées supra-sensibles, résidant en dehors de toute expérience. De

même que l’imagination produit l’ange en assemblant la forme de l’oiseau et celle de

l’homme, ou les sirènes à partir de la femme et du poisson, de même toutes ses autres

productions, tout en étant apparemment ses propres créations, ne sont en fait que des

impressions du monde extérieur librement agencées. L’entendement, la raison se

soumettent au nombre et à l’ordre, au temps et à la mesure de l’expérience, tandis que

l’imagination reproduit les données empiriques sans contrainte, sous une forme choisie

librement.

Depuis toujours, même là où, faute d’expériences et d’observations, aucune

connaissance inductive n’était possible, la soif de savoir a néanmoins poussé les hommes

à expliquer les phénomènes de la nature et de la vie à partir de l’esprit humain, c’est-àdire

de façon spéculative. On cherchait à compléter l’expérience par la spéculation. Dans

un deuxième temps, avec les nouveaux apports de l’expérience, on reconnaissait

généralement comme erreur la spéculation passée. Cependant il a fallu que cette

désillusion se répète de multiples fois pendant des millénaires d’une part, et que

s’accumulent les plus brillants succès de la méthode inductive d’autre part, pour qu’on

accepte de renoncer à cette ardeur spéculative.

Certes, l’imagination est également une faculté positive, et l’intuition spéculative,

obtenue par l’analogie, précède très souvent la connaissance inductive, conforme à

l’expérience. Simplement, il nous faut avoir une conscience claire de ce que la conjecture

et la science sont et peuvent respectivement. L’intuition consciente d’elle-même appelle

26

l’étude scientifique, tandis que la fausse science ferme la porte à la recherche inductive.

L’accès à une conscience claire de la différence entre la spéculation et le savoir est un

processus historique, dont le commencement et la fin coïncident avec le commencement

et la fin de la philosophie spéculative.

Dans l’Antiquité, la saine raison humaine opérait de concert et en union étroite

avec l’imagination, la méthode inductive avec la méthode spéculative. Le conflit entre les

deux n’a commencé qu’avec la connaissance des multiples illusions auxquelles le

jugement des hommes, encore inexpérimenté, a succombé jusqu’à une époque récente.

Mais, au lieu de rapporter les illusions reconnues à une déficience de l’entendement, on

les attribuait à l’imperfection des sens, on accusait les sens de tromperie et de fausseté les

phénomènes sensibles. Qui ne connaît la vieille lamentation touchant l’impossibilité de se

fier aux sens ? Les erreurs dans la compréhension de la nature et de ses phénomènes ont

tout d’abord nourri une opposition complète à la sensibilité. On se trompait et on croyait

avoir été trompé. La mauvaise humeur qui en résultait se transforma en une défiance

complète à l’égard du monde sensible. Jusqu’ici, on avait pris l’apparence pour la vérité,

d’un esprit crédule et sans critique ; et voilà qu’à présent, avec la même absence de

critique, on révoquait en doute, purement et simplement, la croyance en la vérité sensible.

La recherche se détourna de la nature, de l’expérience et ainsi commença, avec la pensée

pure, le travail de la philosophie spéculative.

Mais, en fait, jamais la connaissance ne s’est laissé égarer à ce point hors du

chemin de la saine raison humaine, de la vérité du monde sensible. La science de la nature

en fut bientôt garante et les brillants succès qu’elle obtint donnèrent à la méthode

inductive la conscience de sa fécondité ; cependant que, de son côté, la philosophie était à

la recherche d’un système permettant de déduire les grands thèmes généraux de la

connaissance sans étude détaillée, sans expérience ni observation sensibles, à l’aide de la

seule raison.

Nous disposons d’un nombre plus que suffisant de tels systèmes spéculatifs. Si

nous les soumettons au critère, déjà mentionné, de l’unanimité, il apparaît que la

philosophie ne se montre d’accord que sur un désaccord général. Car, aussi bien, l’histoire

de la philosophie spéculative ne consiste pas, comme l’histoire des autres sciences, dans

une accumulation progressive de connaissances, mais dans une série de tentatives pour

percer les secrets universels de la nature et de la vie, à l’aide de la pensée pure, sans

recourir aux objets ni à l’expérience. La tentative la plus hardie, le système de pensées le

plus admirable furent réalisés, au début de ce siècle, par Hegel, lequel, pour reprendre une

expression, a atteint dans le monde de la connaissance une célébrité égale à celle de

Napoléon dans le monde politique. Mais même la philosophie de Hegel n’a pas résisté à

l’épreuve à laquelle elle a été soumise. Comme le dit Haym (Hegel et son temps) : « Elle a

été éliminée par les progrès du monde et l’histoire vivante. »

Le résultat obtenu par la philosophie jusqu’à présent a donc été l’explicitation de sa

27

propre incapacité. Cependant, nous n’ignorons pas qu’il existe à coup sûr quelque chose

de positif au coeur d’une activité qui a occupé les plus grands cerveaux pendant des

millénaires. Et, de fait, la philosophie a une histoire, une histoire non pas seulement au

sens d’une succession de tentatives malheureuses, mais également dans le sens d’une

évolution vivante. Mais ce n’est pas son objet, ce n’est pas la vision systématique du

monde qui a évolué avec elle : c’est la méthode.

Toute science positive possède un objet sensible, une source extérieure, un donné

préalable sur lequel prend appui son effort de connaissance. A la base de toute science

empirique, il existe un matériel sensible, un objet donné, en vertu de quoi le savoir qu’elle

représente se trouve être dépendant et impur. La philosophie spéculative, elle, recherche

une connaissance pure, totale, absolue. Elle veut connaître sans matériel, sans

l’expérience, à partir de la « pure » raison. Elle trouve son origine dans la conscience

exacerbée de la supériorité éminente de la connaissance ou de la science au regard de

l’expérience sensible. C’est pourquoi elle cherche à atteindre, en passant tout bonnement

par-dessus l’expérience, une connaissance pure et totale. Son objet est la vérité, non pas la

vérité particulière, la vérité de telle ou telle chose, mais la vérité en général, la vérité « en

soi ». Les systèmes spéculatifs sont en quête d’un commencement exempt de tout

présupposé, d’un point de départ indubitable et qui soit son propre fondement, afin de

déterminer, à partir de là, l’indubitable en général. Les systèmes issus de la spéculation

sont, de leur propre aveu, des systèmes parfaits, clos, fondés en eux-mêmes. Tout système

spéculatif s’est désagrégé quand on s’est aperçu par la suite que son caractère totalitaire,

inconditionné, son auto-fondation n’étaient que pure fiction, qu’il avait, comme toutes les

autres connaissances, une détermination extérieure et empirique, qu’il n’était pas un

système philosophique, mais un savoir relatif issu de l’expérience. Finalement, la

spéculation s’est désagrégée quand on s’est rendu compte que le savoir en soi ou en

général était impur ; que l’instrument de la philosophie, la faculté de connaître, ne peut

rien entreprendre sans un point de départ donné ; que la connaissance empirique n’est pas

totale, mais qu’elle n’est supérieure que dans la mesure où elle est capable d’organiser

d’innombrables expériences ; que, par conséquent, un savoir universel et objectif ou la

vérité « en soi » ne peuvent être un objet pour la philosophie que pour autant que l’on peut

caractériser et connaître le savoir ou la vérité en général en partant des connaissances ou

des vérités particulières données. Pour parler plus simplement, la philosophie se réduit à

la connaissance non philosophique de la faculté de connaître empirique, à la critique de la

raison.

La spéculation la plus récente, la spéculation consciente d’elle-même est issue de

l’expérience de la différenciation entre l’apparence et la vérité. Elle nie tout phénomène

sensible afin de découvrir la vérité par la pensée, sans se laisser tromper par les

apparences. Mais, en chemin, le philosophe qui vient ensuite s’aperçoit, à chaque fois, que

les vérités ainsi obtenues par ses prédécesseurs ne sont pas ce qu’elles prétendent être et

que leur contenu positif se borne à avoir fait progresser la connaissance de l’entendement,

28

du processus de la pensée. Par sa négation de la sensibilité, par son effort pour séparer la

pensée de tout donné sensible, de son enveloppe naturelle pour ainsi dire, la philosophie a

mis à nu, plus que toute autre connaissance, la structure de l’esprit. Si bien que, plus elle a

avancé en âge, plus elle s’est développée dans le cours de l’histoire, plus elle est devenue

classique, plus cet aspect essentiel de son activité est devenu frappant. Après la création

réitérée des plus grandes chimères, elle a trouvé son terme avec l’idée positive que la

pensée pure, philosophique, dégagée de tout contenu donné ne produisait qu’une pensée

vide de contenu, des idées sans réalité, de simples chimères. Le développement de

l’illusion spéculative et du désabusement scientifique s’est poursuivi jusqu’à nos jours où,

finalement, la solution de tout le problème, la destruction de la spéculation, commence

avec ces mots de Ludwig Feuerbach : « Ma philosophie n’est pas une philosophie. »

Le long discours du travail spéculatif se ramène à la connaissance de

l’entendement, de la raison, de l’esprit, au dévoilement de ces opérations mystérieuses que

nous appelons la pensée.

Le mystère touchant à la façon dont les vérités de la connaissance se produisent, la

méconnaissance du fait que toute pensée a besoin d’un objet, d’une donnée préalable,

furent la cause de tout cet égarement spéculatif que renferme l’histoire de la philosophie.

Ce même mystère est aujourd’hui encore la cause des nombreuses erreurs et

contradictions d’ordre spéculatif, que l’on rencontre « en passant 4 » dans les propos et les

ouvrages de nos hommes de science. Certes, en leur domaine, la connaissance a fait de

grands progrès, mais seulement dans la mesure où il n’y est question que d’objets

tangibles. Quand il s’agit de n’importe quel thème d’une autre espèce, plus abstraite, nous

trouvons des « développements oratoires » plutôt que des « faits probants », parce que

l’on ne sait pas d’une manière générale, consciente et théorique, ce que sont un fait, un

raisonnement, une règle, une vérité, même si on le sait instinctivement et d’un point de

vue particulier. Les succès des sciences de la nature ont appris aux gens à manier

l’instrument de la connaissance, l’esprit, de façon instinctive. Pourtant, il manque la

connaissance systématique qui opère avec la prévision du succès. Il manque la

compréhension de l’activité propre à la philosophie spéculative.

Notre tâche consistera à présent à mettre en lumière, par une brève récapitulation,

les éléments de science positive que la philosophie a favorisés lentement et de façon le

plus souvent inconsciente, c’est-à-dire à découvrir la nature universelle du processus de la

pensée. Nous verrons comment la connaissance de ce processus nous fournit le moyen de

résoudre scientifiquement toutes les grandes énigmes de la nature et de la vie, comment

on atteint ainsi ce point de vue fondamental, cette vision systématique du monde, qui fut

le but si longtemps recherché par la philosophie spéculative.

4 En français dans le texte. (N.D.T.).

29

2. La raison pure ou la faculté de penser en général

De même que, parlant des subsistances en général, on peut employer, au fil du

discours, les termes de fruits, légumes, céréales, viande, pain, etc., comme des expressions

synonymes qui sont toutes admises comme équivalentes, sans préjudice de leur différence,

dans le concept de subsistances, de la même façon, nous parlons ici de la raison, de la

conscience, de l’entendement, de la représentation, de la faculté de concevoir, de

discerner, de penser ou de connaître comme de choses équivalentes. Car, précisément,

nous nous occupons, non pas des catégories différentes, mais de la nature universelle des

processus de la pensée.

« Il ne vient à l’esprit de personne de sensé, écrit un physiologiste moderne, de

vouloir chercher le siège de l’énergie spirituelle dans le sang, comme chez les Grecs, ou

dans la glande pinéale, comme au Moyen Age, mais tout le monde est persuadé que même

le foyer organique des fonctions mentales dans l’organisme animal doit être recherché

dans les centres du système nerveux. » Certes ! La pensée est une fonction du cerveau,

comme l’écriture est une fonction de la main. Mais, pas plus que l’étude anatomique de la

main ne permet de répondre à la question ; qu’est-ce qu’écrire ?, pas davantage l’examen

physiologique du cerveau ne peut faire avancer la question : qu’est-ce que la pensée ?

Nous pouvons à l’aide du scalpel annihiler l’esprit, mais non le découvrir. Savoir que la

pensée est un produit du cerveau nous rapproche de notre objet dans la mesure où cela le

soustrait au domaine de l’imagination, lieu des chimères, pour le placer dans la pleine

lumière de la réalité. De l’être immatériel et insaisissable qu’il était, l’esprit est devenu

maintenant une activité corporelle.

La pensée est une activité du cerveau, comme la marche est une activité des

jambes. Nous percevons la pensée, l’esprit, de manière sensible tout autant que nous

percevons la marche, la douleur et nos sentiments. La pensée nous est perceptible sous la

forme d’une opération subjective, d’un processus interne.

Pour ce qui est de son contenu, ce processus est différent à chaque moment et pour

chaque individu, mais, en ce qui concerne sa forme, il est partout le même. En d’autres

termes, cela veut dire ceci : comme pour tout autre processus, nous distinguons à propos

du processus de la pensée entre le particulier ou le concret et l’universel ou l’abstrait. Le

but universel de la pensée est la connaissance. Nous verrons, par la suite, que la

représentation la plus simple ou n’importe quel concept possède la même essence que la

connaissance la plus approfondie.

Pas plus qu’il n’y a de pensée, de connaissance sans contenu, il n’existe de pensée

30

sans objet, sans une autre chose qui soit pensée ou connue. La pensée est un travail et,

comme tout autre travail, elle exige un donné objectif sur lequel elle s’applique. Les

propositions : je fais, je travaille, je pense, appellent à leur suite la question du contenu et

de l’objet : Que fais-tu, sur quoi travailles-tu, que penses-tu ?

Toute représentation déterminée, toute pensée effective est identique à son contenu,

mais non à son objet. Ma table de travail, comme contenu de ma pensée, ne fait qu’un

avec cette pensée, ne se distingue pas de celle-ci. Mais la table de travail à l’extérieur de

ma tête constitue son objet qui en est totalement différent. Le contenu doit être distingué

de la pensée, entendue comme l’acte de penser, uniquement en tant qu’elle est une partie

de cette dernière, tandis que l’objet en diffère radicalement et essentiellement.

Nous faisons une distinction entre l’être et la pensée. Nous distinguons l’objet

sensible de son concept intellectuel. Pourtant, la représentation qui est non sensible, est,

elle aussi, sensible, matérielle, c’est-à-dire réelle. Je perçois ma pensée de la table comme

étant matérielle tout comme je perçois la table elle-même. Assurément, si l’on appelle

matériel uniquement ce qui est tangible, alors la pensée est immatérielle. Mais dans ce

cas, le parfum de la rose et la chaleur du poêle aussi sont immatériels. Il vaut sans doute

mieux que nous désignions la pensée comme sensible. Ou bien, si l’on nous objecte que

nous commettons une erreur de vocabulaire, parce que le langage sépare rigoureusement

les choses sensibles et les choses de l’esprit, nous pouvons aussi bien renoncer à ce mot et

désigner la pensée comme réelle. L’esprit est réel, aussi réel que la table qui est tangible,

que la lumière visible, que le son audible. Bien qu’elle soit à coup sûr différente de toutes

ces choses, la pensée a pourtant ceci de commun avec elles d’être réelle ; c’est une chose

comme les autres. L’esprit n’est guère plus différent de la table, de la lumière et du son

que ces choses le sont entre elles. Nous ne refusons pas la différence, nous affirmons

seulement la nature commune de ces choses différentes. A présent, du moins, le lecteur ne

se méprendra plus, si je parle de la faculté de penser comme d’une faculté matérielle,

comme d’un phénomène sensible.

Tout phénomène sensible a besoin d’un objet auquel il se rapporte. Pour que la

chaleur existe, pour qu’elle soit réelle, il faut qu’il y ait un objet, une autre chose qui

puisse être chauffée. Il ne peut y avoir d’élément actif sans élément passif. Le visible ne

peut être visible sans la vue et, à son tour, la vue ne peut être la vue sans le visible. La

faculté de penser, elle aussi, est un phénomène, mais, comme toutes choses, elle n’apparaît

jamais en soi et pour soi, mais toujours en connexion avec d’autres phénomènes sensibles.

Comme tout phénomène réel, la pensée apparaît à propos d’un objet et en même temps

que lui. La fonction du cerveau n’est pas plus, ni moins, une activité « pure » que la

fonction de l’oeil, le parfum de la fleur, ou la chaleur du poêle ou encore le phénomène de

la table. Le fait que la table puisse être vue, entendue, sentie, qu’elle soit quelque chose

d’effectif ou d’efficient, ce fait tient, aussi bien qu’à sa propre activité, à l’activité d’un

autre objet avec lequel elle se trouve en relation.

31

Cependant, toutes les autres activités se limitent à une catégorie d’objets à part.

Seul le visible sert la fonction de l’oeil, le tangible la fonction de la main, la marche trouve

son objet dans l’espace qu’elle parcourt. En revanche, tout est objet pour la pensée. Tout

est connaissable. La pensée n’est pas limitée à une espèce particulière d’objets. Tout

phénomène peut être l’objet, donc aussi le contenu de la pensée. Et assurément, de tout ce

dont nous prenons conscience en général, nous ne prenons conscience que par le fait que

c’est une matière pour notre activité cérébrale. Tout est objet et contenu pour la pensée. La

faculté de penser s’applique universellement à tous les objets.

Nous disions à l’instant que tout est connaissable ; mais à présent nous disons :

seul le connaissable peut être connu, seul ce qui relève du savoir peut être objet de

science, seul le pensable peut être un objet pour la faculté de penser. La faculté de penser,

elle aussi, est limitée dans la mesure où elle ne peut pas se substituer aux opérations de

lire, d’entendre, de sentir et à toutes les autres activités innombrables du domaine sensible.

Il est bien vrai que nous connaissons tous les objets, mais aucun objet ne se laisse

totalement connaître ou concevoir. C’est-à-dire que les objets ne sont pas absorbés dans la

connaissance. A la vision appartient un quelque chose qui est vu, un quelque chose donc

qui est plus encore que ce que nous voyons, à l’ouïe appartient un quelque chose qui est

entendu, à la pensée un objet qui est pensé ; donc, à nouveau, un quelque chose qui est

encore quelque chose en dehors de notre pensée, en dehors de notre conscience. Comment

nous parvenons à connaître que ce sont des objets que nous voyons, entendons, sentons,

pensons et non pas quelque chose de subjectif, c’est ce que nous découvrirons plus tard.

Grâce à la pensée, nous avons le pouvoir de posséder le monde entier en double :

extérieurement en réalité, intérieurement en pensée, en représentation. Sur ce point, il est

facile de voir que les choses dans le monde sont produites autrement que les choses dans

notre cerveau. « In optima forma 5 », en grandeur naturelle, elles ne sauraient y entrer. Le

cerveau ne reçoit pas les choses elles-mêmes, mais seulement leurs concepts, leur

représentation, leur forme universelle. L’arbre représenté, l’arbre pensé, n’est toujours

qu’un universel. L’arbre réel est un arbre différent de tous les autres. Et quand je saisis cet

arbre particulier à l’aide de mon cerveau, l’arbre intérieur diffère toujours de l’arbre

extérieur, comme l’universel se distingue du particulier. La diversité infinie des choses, la

richesse innombrable de leurs propriétés ne trouvent pas de place dans le cerveau.

Nous saisissons « le monde, qui se perd au-dehors », les phénomènes de la nature

et de la vie d’une double manière, sous une forme concrète, sensible, diversifiée et sous

une forme abstraite, intellectuelle, unifiée. C’est notre cerveau qui les rassemble dans une

unité. Et ce qui est valable pour le monde l’est aussi pour chaque partie isolée. Une unité

sensible est une absurdité. Même l’atome de la moindre goutte d’eau ou l’atome d’un

élément chimique, pour autant qu’il est réel, est divisible et dissemblable, diversifié en ses

parties. A n’est pas B. Mais le concept, la faculté de penser font de chaque partie sensible

5 Sous leur forme la meilleure. (N.D.T.).

32

une totalité abstraite et saisit chaque totalité ou quantité sensible comme une partie de

l’unité abstraite de l’univers. Pour saisir les choses sur le mode de la totalité, il nous faut

les aborder pratiquement et théoriquement, avec nos sens et notre cerveau, avec notre

corps et notre esprit. Avec notre corps, nous pouvons saisir seulement ce qui est corporel,

avec notre entendement seulement ce qui est intellectuel. Ainsi, les choses aussi font

partie de l’esprit. L’esprit relève des choses et les choses relèvent de l’esprit. L’esprit et les

choses ne sont réels que par leurs relations.

Pouvons-nous voir les choses ? Certes non, nous voyons uniquement les effets que

les choses produisent sur nos yeux. Nous ne sentons pas le vinaigre, mais le rapport entre

le vinaigre et notre langue. Le résultat est l’impression d’acidité. Le vinaigre ne produit ce

goût acide que par rapport à notre langue ; en contact avec le fer, il est corrosif. En

présence du froid, il devient solide ; en présence de la chaleur, il devient fluide. Et il a des

effets aussi différents que sont différents les objets avec lesquels il entre en relation dans

l’espace et le temps. Le vinaigre apparaît, comme apparaissent toutes les choses sans

exception ; mais jamais sous forme de vinaigre en soi et pour soi ; il n’apparaît toujours

qu’en relation, en contact, en connexion avec d’autres phénomènes. Tout phénomène est

le produit d’un sujet et d’un objet.

Pour que la pensée apparaisse, le cerveau ou l’entendement n’est pas, à lui seul,

suffisant, elle a besoin, en outre, d’un donné, d’un objet, qui soit pensé. Ce caractère

relatif de notre sujet a pour conséquence que nous ne pouvons pas, en l’étudiant, y rester «

purement » cantonné. Précisément parce que la raison ou la faculté de penser n’existe pas

pour soi, mais apparaît toujours en connexion avec autre chose, nous nous trouvons

contraints de passer sans cesse de la faculté de penser à ses objets et d’étudier les deux de

façon connexe.

De même que la vue ne voit pas l’arbre, mais seulement ce qui, dans l’arbre, est

visible, de même la faculté de penser n’accueille pas l’objet même, mais uniquement sa

partie connaissable, intellectuelle. Le résultat, à savoir la pensée, est un enfant engendré

par la fonction cérébrale en commun avec un objet quel qu’il soit. Dans la pensée

intervient aussi bien la faculté subjective de penser, d’une part, que la nature intellectuelle

de l’objet, d’autre part. Chaque fonction de l’esprit présuppose un objet, à partir duquel

elle est engendrée et qui lui transmet son contenu intellectuel. Et d’un autre côté, ce

contenu provient d’un objet qui est extérieur, perçu par les sens de façon ou d’autre, soit

par la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût ou le tact, bref qui est un objet d’expérience.

Lorsque nous disions à l’instant que la vue se borne à avoir pour objet le visible,

l’ouïe, l’audible, etc., tandis que tout fait office d’objet pour la faculté de penser ou de

connaître, cela signifie tout simplement que les objets, à côté de leurs propriétés sensibles,

innombrables mais particulières, possèdent la propriété intellectuelle universelle de

pouvoir être pensés, conçus ou connus, bref de pouvoir être des objets pour notre

entendement.

33

Cette détermination métaphysique de toute objectivité s’applique aussi à la faculté

de penser elle-même, à l’esprit. L’esprit est une activité corporelle, sensible, dont les

manifestations sont diverses. Il est la pensée produite d’une façon sensible à des moments

différents, dans des cerveaux différents, à partir d’objets différents. Cet esprit, nous

pouvons le traiter, de même que toutes les autres choses, comme l’objet d’un acte de

pensée particulier. En tant qu’objet, l’esprit est une donnée empirique, diversifiée, qui,

mise en contact avec une fonction spéciale du cerveau, engendre le concept général de

l’esprit, en tant que contenu de cet acte particulier de la pensée. L’objet de la pensée se

distingue du contenu de cette dernière, comme en général la chose se distingue de son

concept. La marche, expérience sensible, avec toute sa diversité, joue pour la pensée le

rôle d’un objet grâce auquel elle possède le concept de la marche en tant que contenu. Le

fait que le concept de n’importe quel objet sensible naisse d’un père et d’une mère, qu’il

soit produit par notre pensée au contact d’un objet de l’expérience, est plus facile à

concevoir, plus évident que la trinité qui consiste à faire engendrer son propre concept en

tant que produit, à notre pensée actuelle, à partir de l’expérience qu’elle a d’elle-même. Il

semble ici que nous nous mouvions dans un cercle. Objet, contenu et activité coïncident

apparemment. La raison demeure près de soi : elle se prend elle-même pour objet et en

tire son contenu. Mais ainsi la différence entre la chose et le concept subsiste malgré tout ;

même si elle est moins visible, elle n’en est pas moins véritable, comme partout ailleurs.

Ce qui nous cache la vérité, c’est l’habitude de considérer le sensible et l’intellectuel

comme des choses hétérogènes, absolument différentes. La nécessité de faire cette

distinction nous contraint, à tout moment, à différencier les objets sensibles et leurs

concepts intellectuels. Elle nous contraint à faire la même chose en ce qui concerne la

faculté de concevoir et nous nous trouvons obligés de donner une appellation sensible à un

objet, qui porte le nom d’ « esprit ». Une telle ambiguïté dans la terminologie ne peut

d’ailleurs être totalement évitée dans aucune science. S’il n’ergote pas sur les mots mais

s’attache au sens, le lecteur comprendra que la différence entre l’être et la pensée vaut

aussi pour la faculté de connaître, que le fait de connaître, de concevoir, de penser, etc., est

différent de la compréhension de ce fait. Or, comme cette dernière, à savoir la

compréhension, est un fait à son tour, je me permettrai de parler de toute réalité

intellectuelle comme d’un fait ou d’une chose « sensible ».

Par conséquent, la raison ou la faculté de penser n’est pas un être mystique, qui

créerait les pensées particulières. Au contraire, c’est le fait des pensées particulières,

empiriques, qui constitue l’objet, dont le contact avec un acte cérébral produit le concept

de raison. Comme toutes les choses que nous connaissons, la raison possède une existence

double : l’une au niveau du phénomène et de l’expérience, l’autre au niveau de l’essence

et du concept. Le concept de n’importe quel objet présuppose l’expérience faite de ce

dernier ; il en va de même pour le concept de la faculté de penser. Mais, attendu que

l’homme pense per se 6, chacun également a fait par soi-même l’expérience en question.

6 Par soi-même. (N.D.T.).

34

Nous avons atteint un objet, à propos duquel la méthode spéculative qui veut

engendrer ses connaissances du fond de l’esprit, sans le secours de l’expérience, se

transforme secrètement en méthode inductive, de par la nature sensible de cet objet ; et

inversement, à son propos, l’induction qui cherche à produire conclusions, concepts et

connaissances uniquement à l’aide de l’expérience, se transforme en spéculation par suite

de la nature également spirituelle de cet objet. Il s’agit ici d’analyser, au moyen de la

pensée, le concept de faculté de penser ou de connaître, de raison, de connaissance ou de

science.

Produire des concepts et analyser ces concepts sont une seule et même chose, dans

la mesure où l’un et l’autre sont une fonction cérébrale, une activité de l’entendement. Les

deux ont une essence commune. Une de ces opérations se distingue néanmoins de l’autre,

de la même façon que l’instinct et la conscience se différencient entre eux. L’homme

pense d’abord, non parce qu’il le veut, mais parce qu’il y est obligé. Les concepts se

créent instinctivement, involontairement. Pour en prendre clairement conscience, pour les

soumettre à notre savoir et à notre vouloir, nous avons besoin d’en faire l’analyse. Par

exemple, à partir de l’expérience qui consiste à marcher, nous produisons le concept de la

marche. Analyser ce concept revient à répondre à la question de savoir ce qu’est la marche

en général, quel est l’élément universel de la marche. Nous répondrons peut-être : la

marche est un mouvement cadencé permettant d’aller d’un point à un autre ; ce faisant,

nous ferons passer le concept instinctif au niveau de concept conscient, analysé. Ce n’est

que grâce à l’analyse que la chose est saisie conceptuellement, formellement ou

théoriquement. Nous voulions savoir quels éléments constituent le concept de la marche,

et nous trouvons dans le mouvement cadencé le caractère général des expériences que

nous désignons du terme commun de « marcher ». Dans l’expérience, la marche est tantôt

à grands pas, tantôt à petits pas ; elle se fait sur deux pieds, à quatre pattes ou plus ; ce

peut être la marche d’une pendule ou d’une machine ; bref, c’est un phénomène diversifié.

Ce n’est qu’un mouvement cadencé, au niveau du concept, et l’analyse de ce dernier nous

donne seulement la conscience de cet état de fait. Le concept de lumière a existé

longtemps avant que la science l’ait analysé et qu’elle ait reconnu dans les vibrations de

l’éther les éléments qui le constituent. Les concepts instinctifs et les concepts analysés

diffèrent entre eux comme diffèrent les idées de la vie courante et les idées de la science.

L’analyse d’un concept quelconque et l’analyse théorique de l’objet ou de la réalité

dont le concept est tiré, sont une seule et même chose. A chaque concept correspond un

objet réel. Ludwig Feuerbach a montré que même les concepts de Dieu et d’immortalité

sont des concepts d’objets réels, sensibles. Pour analyser les concepts d’animal, de

lumière, d’amitié, d’être humain, etc., on analyse les objets que sont les animaux, les

amitiés, les êtres humains, les phénomènes lumineux. L’objet du concept d’animal qui doit

être analysé n’est pas plus un animal particulier que n’importe quel phénomène lumineux

particulier n’est l’objet du concept de lumière. Le concept embrasse le genre, la chose

dans sa généralité ; et l’analyse, c’est-à-dire, la question de savoir ce qu’est l’animal, ce

35

qu’est la lumière, ce qu’est l’amitié, peut donc se préoccuper de décomposer en ses

éléments non pas un exemplaire particulier quelconque, mais le genre, l’universel.

Ce qui donne l’impression que l’analyse d’un concept diffère de l’analyse de son

objet, c’est notre aptitude à diviser les objets en deux classes, à les saisir d’une façon

pratique, sensible, manuelle, sous l’angle du particulier et également d’une façon

théorique, intellectuelle, avec notre cerveau, sous l’angle de l’universel. L’analyse

pratique est la condition préalable de l’analyse théorique. Pour analyser le concept

d’animal, nous utilisons les animaux distincts dans l’expérience sensible, pour analyser

l’amitié, nous utilisons les amitiés vécues séparément, en tant que matériau ou donnée

première.

A tout concept correspond un objet qui doit être décomposé pratiquement en de

multiples parties séparées. Dès lors, analyser un concept signifie analyser théoriquement

son objet qui l’est déjà au niveau de la pratique. L’analyse d’un concept consiste dans la

connaissance de l’élément commun ou général des parties individuelles qui en constituent

l’objet. L’élément commun des différents types de marche, à savoir le mouvement

cadencé, forme le concept de la marche, l’élément commun des divers phénomènes

lumineux le concept de la lumière. L’industrie chimique analyse les corps pour obtenir des

produits chimiques ; pour la science, il s’agit d’analyser leurs concepts.

L’objet auquel nous nous attachons spécialement, à savoir la faculté de penser, se

distingue, lui aussi, de son concept. Et certes, pour en analyser le concept, il faut en

analyser l’objet. On ne peut le faire chimiquement — tout n’appartient pas au domaine de

la chimie — mais on peut très bien l’analyser théoriquement ou scientifiquement. Comme

nous l’avons dit, tous les objets relèvent du savoir ou de la raison. Mais tous les objets que

la connaissance s’efforce d’analyser conceptuellement, exigent préalablement une analyse

pratique, soit qu’ils aient été manipulés de diverses manières ou observés avec précaution

ou écoutés avec attention, selon les cas ; bref, il faut qu’à la base, il y ait une expérience.

La faculté de penser, le fait que l’être humain pense, est une donnée de

l’expérience sensible. De telles données nous fournissent l’occasion ou l’objet à partir de

quoi nous formons instinctivement le concept. Analyser le concept de la pensée signifie, à

présent, rechercher l’élément commun ou général à travers les actes de pensée réels,

variables selon les individus et les époques. Pour mener à bien une telle étude avec la

méthode des sciences de la nature, nous n’avons besoin, ici, ni des appareils de la

physique ni des réactifs de la chimie. L’observation sensible, qui est indispensable à toute

science, à toute connaissance, nous est donnée, cette fois, a priori, pour ainsi dire. Chacun

possède en lui-même, dans sa mémoire, l’objet de notre étude, à savoir le fait de la pensée

ainsi que son expérience.

Nous venons de reconnaître que le concept instinctif aussi bien que son analyse

scientifique déploie partout l’abstrait ou l’universel à partir du sensible, du particulier, du

36

concret ; en d’autres termes, cela signifie ceci : ce qu’il y a de commun dans tous les actes

de pensée séparés consiste en ce qu’ils visent l’élément universel, l’unité générique au

sein de leurs objets, qui apparaissent de façons diverses dans leur matérialité sensible. Le

trait général par lequel les différents animaux ou les différents phénomènes lumineux se

ressemblent, constitue l’élément dont est composé le concept générique de la lumière ou

de l’animal. L’universel est le contenu de tous les concepts, de toutes les connaissances,

de toute science, de tous les actes de la pensée. Ainsi, l’analyse de la faculté de penser

nous dépeint cette dernière comme une aptitude à rechercher l’universel au sein du

particulier. L’oeil cherche le visible ; l’oreille perçoit l’audible et notre cerveau l’universel,

c’est-à-dire le connaissable ou l’objet du savoir.

Nous avons vu que la pensée requiert un objet, comme toute autre activité ; en

outre, qu’elle n’est pas limitée dans le choix de ses objets, et que tout, sans restriction,

peut devenir un objet de la faculté de penser ; que ces objets apparaissent d’abord comme

divers dans la sensibilité et qu’ensuite le travail de la pensée consiste à transformer ces

phénomènes en concepts unitaires, en extrayant leurs ressemblances, leurs similitudes ou

leurs caractères généraux. Si, maintenant, nous appliquons à notre tâche présente cette

expérience connue ou cette connaissance expérimentée de la méthode générale de la

pensée, il est clair que la solution est toute trouvée, puisque précisément nous ne

recherchions pas autre chose que la méthode générale de la pensée.

S’il est vrai que le passage du particulier à l’universel constitue la méthode

générale, la manière dont la raison, dans son ensemble, produit des connaissances, en ce

cas, cette raison nous est parfaitement connue : elle est l’aptitude à extraire l’universel

du particulier.

Penser est un travail corporel, qui ne peut être ou s’exercer sans matière, pas plus

que n’importe quel autre travail. Pour penser, il faut une matière première qui puisse être

pensée. Nous la trouvons dans les phénomènes de la nature et de la vie. Ces derniers

forment ce que nous appelons le particulier. Or nous venons de désigner toutes choses ou

la totalité comme objet de la pensée ; cela signifie maintenant que la matière première du

travail de la pensée, l’objet de la raison, est infini, infini du point du vue de la quantité et

illimité du point de vue de la qualité. La matière, qui sert de matériau à notre faculté de

penser, est aussi dénuée de limite que l’espace, aussi éternelle que le temps, aussi

absolument diversifiée que le contenu de ces deux formes. La faculté de penser est une

faculté universelle dans la mesure où elle entre en connexion avec tout, tous matériaux,

toutes choses, tous phénomènes, c’est-à-dire où elle produit des pensées. Mais elle n’est

pas l’absolu, puisque son existence, son exercice présupposent le monde des phénomènes,

la matière. La matière est la limite de l’esprit ; celui-ci ne peut aller au-delà. Elle fournit

l’arrière-plan de son éclairage mais elle ne s’absorbe pas dans cet éclairage. L’esprit est un

produit de la matière, mais la matière est plus qu’un produit de l’esprit, elle vient encore à

nous par l’intermédiaire de nos cinq sens, elle est également un produit de notre activité

37

sensorielle. Seuls des produits de cette sorte, qui nous sont révélés à la fois par les sens et

par l’esprit, sont appelés par nous des produits réels, objectifs, des choses « en soi ».

La raison n’est une chose réelle, véritable, que dans la mesure où elle est sensible.

L’effet sensible de la raison se manifeste aussi bien dans le cerveau humain

qu’objectivement dans le monde extérieur. Les actions par lesquelles la raison transforme

la nature et la vie ne sont-elles pas tangibles ? Nous voyons de nos yeux et touchons de

nos doigts les réussites de la science. Cependant, la connaissance ou la raison n’est pas

capable de produire à elle seule ces effets matériels. Il faut qu’en outre lui soient donnés le

monde sensible, les objets extérieurs. Mais quelle est alors la chose qui agit « en soi et

pour soi » ? Pour que la lumière éclaire, pour que le soleil fournisse de la chaleur et

parcoure son orbite, il faut que soient donnés l’espace et d’autres éléments qui soient

éclairés, chauffés, parcourus. Avant que ma table ait une couleur, il faut que soient donnés

la lumière et l’oeil, et tout ce qu’elle est par ailleurs, elle ne l’est que dans ses rapports

avec autre chose ; son être possède une diversité aussi grande qu’en ont ces rapports, ces

connexions. Cela signifie que le monde n’existe que par la relation. Une chose arrachée à

toute relation cesse d’être. Une chose n’est pour soi qu’en étant pour autre chose, que par

ses effets ou ses manifestations.

Considérons le monde comme « chose en soi » ; il est facile de comprendre que le

monde « en soi » et le monde tel qu’il nous apparaît, les phénomènes du monde, ne sont

pas autrement différents que ne le sont entre eux le tout et ses parties. Le monde en soi

n’est rien d’autre que la somme de ses phénomènes. Il en va de même pour cette partie du

monde phénoménal que nous appelons raison, esprit, faculté de penser. Bien que nous

distinguions la faculté de penser de ses phénomènes ou effets, la faculté de penser « en soi

», la raison « pure », n’a cependant d’existence réelle que dans la somme de ses

phénomènes. La vue est l’existence corporelle de la faculté de voir. Nous ne saisissons le

tout que par l’intermédiaire de ses parties et, de la même façon, comme pour toutes

choses, nous ne saisissons notre raison que par l’intermédiaire de ses effets, des pensées

particulières. Comme il a été dit, ce n’est pas la faculté de penser qui est l’élément premier

dans l’ordre temporel ; elle ne précède pas la pensée. Au contraire, ce sont des pensées

produites à propos d’objets sensibles qui servent de matière, à partir de quoi s’engendre le

concept de la faculté de penser. De même que la compréhension des mouvements de

l’univers nous a appris que ce n’est pas le soleil qui tourne autour de la terre, de même la

compréhension des processus de la pensée nous enseigne que ce n’est pas la faculté de

penser qui forme les pensées, mais qu’au contraire, le concept de faculté de penser est

formé à partir de pensées particulières ; que, par conséquent, tout comme la faculté de voir

n’existe que par la somme de nos visions, la faculté de penser n’a d’existence pratique

qu’en tant que somme totale de nos pensées.

Ces pensées, l’aspect pratique de la raison, servent de matériau à partir de quoi

notre cerveau crée la raison pure en tant que concept. La raison, dans la pratique, est

38

nécessairement impure, c’est-à-dire en rapport avec un objet particulier, quel qu’il soit. La

raison pure, la raison sans contenu particulier, ne peut être rien d’autre que l’élément

général des actes particuliers de la raison. Cette généralité, nous la saisissons de deux

manières : d’une manière impure, pratique ou concrète, comme la somme des phénomènes

réels, et d’une manière pure, théorique ou abstraite, dans le concept. Les manifestations de

la raison se distinguent de la raison en soi, comme les animaux de la vie, de la réalité

sensible, se distinguent du concept d’animal en général.

Pour toute opération réelle de la raison ou de la connaissance, il y a un autre

phénomène réel qui joue le rôle d’objet ; et ce dernier est multiple ou divers,

conformément à la nature de toute réalité. De cet objet, dont la forme est diversifiée, la

faculté de penser extrait le semblable ou l’universel. La souris et l’éléphant perdent leurs

différences dans le concept commun, universel, de l’animal. Le concept ramasse le

multiple dans l’unité, déploie l’universel hors du particulier. Attendu que concevoir

constitue l’élément commun ou général de toutes les opérations de la raison, on en arrive à

cette constatation que la raison en général ou l’essence de la faculté de connaître ou de

penser consiste à abstraire de tout phénomène donné, sensible, réel, l’essence, le caractère

commun ou universel, l’aspect intellectuel ou général.

Comme la raison ne peut être réelle, ne peut s’exercer, sans objet, on comprendra

que nous ne pouvons connaître la raison « pure », la raison « en soi » qu’en partant de sa

pratique. L’oeil ne saurait se trouver sans la lumière ; pas davantage la raison ne peut se

trouver sans les objets au contact desquels elle s’est forgée. Aussi divers sont ces objets,

aussi diverses les manifestations de la raison. Encore une fois, ce n’est pas l’essence de la

raison qui apparaît. Au contraire, c’est à partir de ses manifestations que nous formons le

concept de son essence, à savoir le concept de raison en soi ou de raison pure.

C’est uniquement au contact de phénomènes autres, de phénomènes sensibles que

les opérations intellectuelles de la pensée se manifestent. Ce faisant, elles deviennent

elles-mêmes des phénomènes sensibles qui, en relation avec une certaine fonction

cérébrale, engendrent le concept de la « faculté de penser en soi ». Si nous faisons

l’analyse de ce concept, nous voyons que la raison consiste « purement » dans l’activité de

produire des concepts généraux à partir d’une matière donnée, des fragments de pensées

immatérielles en faisant partie également. En d’autres termes, la raison se caractérise

comme une activité qui extrait l’unité de toute diversité, le semblable de tous les

dissemblables, qui concilie toutes les oppositions. Ce ne sont que des mots différents

exprimant la même chose, qui sont donnés ici, afin que le lecteur retienne, non pas le mot

creux, mais le concept vivant, l’objet multiple, en suivant son essence générale.

La raison, avons-nous dit, consiste purement à déployer l’universel hors du

particulier, à découvrir le général ou l’abstrait au sein du concret ou du donné sensible. Tel

est purement et simplement le contenu de la raison, de la connaissance, du savoir, de la

conscience. Mais ce « purement et simplement » signifie seulement que le contenu

39

commun des différentes opérations de la pensée, la forme universelle de la raison nous est

donnée. A côté de cette forme universelle et abstraite, la raison a également, comme toutes

choses, sa forme concrète, particulière, sensible, que nous saisissons immédiatement à

travers l’expérience. La saisie totale de la conscience consiste, par conséquent, dans son

expérience sensible, c’est-à-dire dans sa perceptibilité corporelle et dans sa connaissance.

La connaissance est la forme générale de tout objet réel.

La conscience (Bewusstsein), déjà d’après le sens du mot, est une connaissance de

l’être (des Seins), donc un aspect, une propriété, qui se distingue des autres propriétés de

l’être en ceci qu’elle est consciente (bewusst). La qualité ne peut pas s’expliquer, elle peut

seulement s’expérimenter. Nous savons par expérience qu’avec la conscience, avec la

connaissance de l’être, nous sont données la division en sujet et objet, la différence,

l’opposition, la contradiction existant entre l’être et la pensée, entre la forme et le contenu,

entre le phénomène et l’essence, la substance et l’accident, le général et le particulier.

Cette contradiction immanente de la conscience explique en même temps la façon

contradictoire dont on la dénomme : tantôt on l’appelle instrument de l’universel, faculté

de généraliser ou d’unifier, tantôt — à juste titre également — faculté de distinguer. La

conscience généralise le différent et différencie le général. La nature de la conscience est

la contradiction ; à un point tel que la contradiction constitue aussi la nature de la

médiation, de l’explication, de la compréhension. La conscience généralise la

contradiction. Elle sait que toute la nature, l’être en son entier vit dans la contradiction,

que tout ce qui existe n’est ce qu’il est que grâce au concours d’un autre, d’un contraire.

De même que le visible n’est pas visible sans la vue et qu’inversement la vue ne voit pas

sans le visible, de la même façon il faut reconnaître dans la contradiction un élément

universel qui règne sur l’être et la pensée. La connaissance de la faculté de penser, en

généralisant la contradiction, résout toutes les contradictions particulières.

40

3. L’essence des choses

Dans la mesure où la faculté de connaître est un objet physique, sa connaissance

est une science physique. Mais dans la mesure où nous connaissons toutes choses au

moyen de cette faculté, la science qui traite de cette dernière se transforme en

métaphysique. Si l’analyse scientifique de la raison renverse l’idée qu’on se fait

habituellement de son essence, cette connaissance particulière entraîne nécessairement

avec soi un renversement général de toute notre conception du monde. En connaissant

l’essence de la raison, nous nous donnons, en même temps, la connaissance, si longtemps

recherchée, de l’« essence des choses ».

Tout ce qu’il nous importe de connaître, de comprendre, de concevoir, nous

voulons le saisir, non selon le phénomène, mais selon l’essence. La connaissance

recherche, au moyen de ce qui est apparent, ce qui est véridique, l’essence des choses.

Toute chose particulière a son essence particulière, mais celle-ci ne se manifeste pas à nos

yeux, à nos oreilles, à nos mains, seulement à notre faculté de penser. La faculté de penser

s’attache à l’essence de toutes choses, comme l’oeil à tout ce qui est visible. Et de même

que le visible en général trouve sa place dans la théorie de la vision, de même l’essence

des choses en général trouve sa place dans la théorie de la faculté de penser.

Quand nous affirmons que l’essence d’une chose se manifeste, non à nos yeux, etc.,

mais à notre faculté de penser, il peut sans doute sembler contradictoire de dire que

l’essence, c’est-à-dire ce qui s’oppose au phénomène, se manifeste. Mais pour la même

raison que nous avons appelé sensible le domaine intellectuel dans le chapitre précédent,

nous désignons ici l’essence comme étant un phénomène et nous montrerons plus

précisément, en chemin, que tout être est une apparence et que toute apparence est un être

plus ou moins authentique.

Nous avons vu que la faculté de penser requiert pour s’exercer, pour être réelle, un

objet, une matière, un matériau. L’action de la faculté de penser se manifeste au sein de la

science, peu importe que le mot de science soit pris dans un sens restreint, classique ou

dans un sens plus large où tout savoir sans exception est une science. L’objet ou la

matière universels de la science est le phénomène sensible. Le phénomène sensible,

comme on le sait, est une transformation incessante de la matière. Le monde et tout ce

qu’il renferme consistent en changements qui ont lieu dans la contiguïté spatiale ou la

succession temporelle. Le monde, comme sensibilité ou comme univers, est toujours, en

tout lieu et en tout temps, singulier, nouveau, inédit. Il naît et meurt, meurt et renaît entre

nos mains. Rien ne reste identique, seul est constant le changement perpétuel et encore le

changement lui-même se modifie. Chaque partie du temps et de l’espace apporte un

nouveau changement. Le matérialiste, assurément, affirme la constance, l’éternité, la

41

pérennité de la matière. Il nous enseigne que le monde n’a jamais perdu la moindre

parcelle de matière, que la matière se borne à changer éternellement de formes, mais que

sa propre substance survit, de façon indestructible, à toutes choses transitoires. Et

cependant, malgré cette distinction entre la matière elle-même et sa forme transitoire, le

matérialiste est, par ailleurs, plus enclin que tout autre à insister sur l’identité de la matière

et de la forme. Lorsqu’il ironise à propos de matières sans formes ou de formes sans

matières, tout en parlant ensuite des formes transitoires de la matière éternelle, il devient

clair que le matérialisme n’a pas plus d’éclaircissements à nous fournir que l’idéalisme

touchant les rapports entre la forme et le contenu, entre le phénomène et l’essence. Où

trouvons-nous cette matière éternelle, pérenne, donc informe ? Dans la réalité sensible,

nous ne rencontrons jamais que des matières transitoires et douées de formes. La matière

est assurément partout. Là où quelque chose meurt, quelque chose naît. Mais nulle part on

n’a découvert pratiquement cette matière unique, égale à soi-même et qui survit à la

forme. Même l’élément chimiquement indécomposable n’est qu’une unité relative dans sa

réalité sensible ; mais, d’une façon générale, il y a en lui de la diversité dans l’immensité

du temps comme dans l’étendue de l’espace ; autant de différence, sous l’angle de la

contiguïté et de la succession, que dans n’importe quelle individualité organique, qui

précisément, elle aussi, se borne à changer de formes mais, du point de vue de l’essence,

de l’universel, reste immuablement identique du début à la fin. Mon corps renouvelle sans

cesse sa chair et ses os et tout ce qu’il renferme et reste pourtant toujours le même. En

quoi consiste donc ce corps lui-même, distinct de ses phénomènes changeants ? Réponse :

dans la totalité, dans la somme réduite à l’unité de ses multiples formes. La matière

éternelle, impérissable n’est réelle ou n’a d’existence pratique qu’en tant que somme de

ses phénomènes transitoires. Le fait que la matière est impérissable peut seulement

vouloir dire que la matière est partout, en tous temps. Nous disons que les changements

résident dans la matière, que la matière est ce qui subsiste, que seuls les changements se

modifient ; nous pouvons, avec autant de raison, inverser les choses et dire : la matière

consiste dans le changement, la matière est ce qui se transforme et la seule chose qui

subsiste est le changement. Le changement matériel et la matière changeante ne sont que

des expressions différentes.

Dans le monde sensible, dans la pratique, il n’existe rien de permanent, rien

d’identique, rien qui soit essentiel, aucune « chose en soi ». Tout est changement,

transformation, fantôme, comme on voudra. Un phénomène chasse l’autre. « Toutefois,

écrit Kant, les choses existent aussi comme en soi ; car autrement, il s’ensuivrait cette

contradiction absurde qu’il y aurait des phénomènes (ou manifestations) sans un quelque

chose qui se manifeste 7. » Assurément non ! Le phénomène (ou la manifestation) n’est

7 Citation approximative d’un passage de la préface à la seconde édition de la Critique de la raison pure.

Voici le texte complet (trad. Tremesaygues et Pacaud, P.U.F., 1950, pp. 22-23) ; « Toutefois, il faut bien

remarquer, il y a toujours ici cette réserve à faire, que nous pouvons au moins penser ces mêmes objets

comme choses en soi, quoique nous ne puissions pas les connaître (en tant que tels). Car autrement on

arriverait à cette proposition absurde qu’un phénomène (ou apparence) existerait sans qu’il y ait rien qui

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pas plus différent de ce qui se manifeste que les dix kilomètres contenus dans un chemin

ne le sont du chemin lui-même, ou que le manche avec la lame ne le sont du couteau.

Même si, dans le couteau, nous distinguons le manche et la lame, pourtant le couteau n’est

rien en dehors du manche et de la lame. L’essence du monde est l’absolue mutabilité. Les

phénomènes (ou manifestations) se manifestent — voilà tout 8.

La contradiction entre la « chose en soi », l’essence, et sa manifestation, trouve sa

solution complète dans une critique non moins complète de la raison ; c’est-à-dire

lorsqu’on sait que la faculté humaine de penser conçoit toute quantité arbitraire de

phénomènes donnés dans la diversité sensible comme une unité intellectuelle, comme une

essence, qu’elle aperçoit le semblable ou l’universel au sein du particulier ou du différent

et qu’elle saisit, par conséquent, tout ce qui s’offre à elle, comme une partie isolée d’une

totalité plus vaste.

En d’autres termes : cette forme absolument relative et fugace que constitue le

monde sensible sert de matière à notre activité cérébrale, pour être systématisée, ordonnée

ou réglée par l’abstraction, selon les critères du semblable ou du général, à l’usage de

notre conscience. La sensibilité avec sa diversité infinie comparaît devant l’esprit, l’unité

subjective, et celui-ci alors forme l’un à partir du multiple, le tout à l’aide des parties,

l’essence au moyen des phénomènes, l’impérissable à partir de l’éphémère, la substance à

partir de l’accident. La réalité, l’essence ou la chose en soi sont une création idéale,

intellectuelle. Notre conscience sait constituer des unités en additionnant des différences.

La quantité contenue dans l’addition est arbitraire. Toute la multiplicité de l’univers se

conçoit comme une unité du point de vue théorique. D’un autre côté, la moindre unité

abstraite se dissout pratiquement dans la diversité infinie d’un phénomène sensible. Où

trouvons-nous une unité pratique en dehors de notre tête ? 2/2, 4/4, 8/8, une infinité de

fractions sont la matière à partir de laquelle l’entendement façonne le nombre 1 des

mathématiques. Ce livre ou ces pages, les lettres ou les parties qui les constituent sontelles

des unités ? Où commencer et s’arrêter ? Je suis aussi bien fondé à appeler unité ma

bibliothèque avec tous ses volumes, ma maison et finalement le monde. Chaque chose

n’est-elle pas une partie et chaque partie une chose ? La couleur de la feuille est-elle

moins une chose que la feuille elle-même ? Peut-être voudra-t-on ne faire de la couleur

qu’une propriété, la feuille étant la matière ou la substance, parce que la feuille pourrait

exister sans la couleur mais non la couleur sans la feuille. Pourtant, aussi sûrement qu’en

puisant dans le tas de sable nous épuisons le tas de sable, en ôtant à la feuille ses

propriétés, nous finissons par lui ôter toute sa matière ou sa substance. De même que la

couleur n’est que la somme des interactions entre la feuille, la lumière et l’oeil, de même la

« matière restante » de la feuille n’est qu’un agrégat de différentes interactions. Notre

faculté de penser extrait de la feuille cette propriété qu’est la couleur pour la fixer comme

« chose en soi » ; nous pouvons encore détacher de cette feuille un nombre quelconque de

apparaisse. » (N.D.T.)

8 En français dans le texte. (N.D.T.).

43

propriétés, non sans toutefois en effeuiller de plus en plus la « matière ». Du point de vue

de sa qualité, la couleur n’est pas moins matière ou substance que la feuille, et la feuille

n’est pas moins une pure et simple propriété que la couleur. Comme la couleur est une

propriété de la feuille, la feuille est une propriété de l’arbre, l’arbre une propriété de la

terre, la terre une propriété de l’univers. L’univers seul est la substance véritable, la

matière en général, par rapport à laquelle toutes les matières particulières ne sont que des

propriétés. Mais, en ce qui concerne cette matière universelle, il est évident que l’essence

ou la chose en soi par opposition aux phénomènes n’est qu’un être de raison.

La tendance générale de l’esprit à passer des accidents à la substance, du relatif à

l’absolu, à atteindre la vérité, la chose « en soi », par-delà l’apparence, donne finalement

de la substance, résultat de cet effort, l’image d’une somme d’accidents rassemblés par la

pensée et de l’esprit ou de la pensée, l’image d’une essence purement substantielle, qui

forme des unités intellectuelles à partir de la diversité sensible et saisit, au moyen de la

relation, les objets ou les propriétés transitoires du monde comme une essence « en soi »,

autonome, comme une totalité absolue. Quand l’esprit, insatisfait des propriétés, cherche

sans relâche la substance, récuse l’apparence et part en quête de la vérité, de l’essence, de

la chose en soi, quand en fin de compte cette vérité substantielle apparaît comme la

somme des non-vérités supposées, comme la totalité des phénomènes, l’esprit fait alors

l’office d’un créateur de la substance ; mais un créateur qui ne produit rien à partir de rien,

mais des substances à partir d’accidents, des vérités à partir d’apparences.

La représentation idéaliste, selon laquelle derrière le phénomène est cachée une

essence qui se manifeste, est surpassée par la reconnaissance que cette essence cachée ne

se trouve pas dans le monde extérieur, mais a son siège à part dans le cerveau humain.

Pourtant, comme notre cerveau ne distingue l’essence de l’apparence, le particulier du

général que sur la base de l’expérience sensible, il ne faut pas méconnaître d’un autre côté

que c’est la distinction qui est fondatrice, que les essences connues existent, sont

objectives, sinon derrière les phénomènes, du moins par leur biais, que notre faculté de

penser est une faculté réelle essentielle.

Le fait d’être ce que l’on est non pas « en soi », non pas en essence, mais

seulement au contact d’une autre chose, seulement dans le phénomène, n’est pas propre

aux seuls objets physiques, il s’étend aussi aux phénomènes intellectuels ; il s’étend, du

point de vue métaphysique, à toutes choses. C’est en ce sens que nous pouvons dire : les

choses ne sont pas, mais elles apparaissent ; et elles apparaissent de manière aussi

infiniment diverse que sont divers les autres phénomènes avec lesquels le temps et

l’espace les font entrer en contact. Cependant, pour que soit évité tout malentendu, la

proposition, « les choses ne sont pas, mais elles apparaissent », appelle la proposition

complémentaire : « Est ce qui apparaît » mais seulement dans la mesure où il apparaît. «

Nous ne pouvons pas percevoir la chaleur elle-même », écrit le professeur Koppe dans sa

Physique, « nous ne faisons que conclure de ses effets à la présence d’un tel agent dans la

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nature ». Telle est la conclusion du physicien qui, dans la pratique, a en vue la

connaissance de la chose au moyen d’une recherche inductive assidue, mais qui supplée

son manque de connaissances en matière de logique par la croyance spéculative en une «

chose en soi » cachée. Pour notre part, au contraire, nous concluons de la nonperceptibilité

de la chaleur elle-même à l’absence, à la non-existence en soi d’un tel agent

dans la nature ; bien plutôt nous comprenons les effets de la chaleur comme la base

matérielle à partir de laquelle le cerveau humain a formé le concept de « chaleur en soi ».

Parce que la science n’a peut-être pas encore été capable d’analyser ce concept, le

professeur nous dit que nous ne saurions percevoir l’objet du concept de chaleur. La

somme de ses différents effets, telle est la chaleur elle-même, la chaleur en tout et pour

tout. Ces différences, la faculté de penser les saisit comme unité dans le concept.

L’analyse du concept, la découverte des caractères communs ou généraux des

phénomènes ou effets les plus différents appelés chauds, sont l’affaire de la science

inductive. La chaleur séparée de ses effets est néanmoins un objet spéculatif, comme le

couteau de Lichtenberg, sans manche et sans lame.

La faculté de penser en contact avec les phénomènes sensibles engendre l’essence

des choses. Mais elle ne le fait pas de manière isolée, injustifiée ou subjective, pas plus

que l’oeil, l’oreille ou n’importe quel autre sens ne sont capables de produire leurs

impressions sans objets. Nous voyons et sentons non les choses elles-mêmes, mais

seulement leurs effets sur nos yeux, nos doigts, etc. C’est l’aptitude de notre cerveau à

abstraire l’élément commun des impressions visuelles différentes qui nous fait distinguer

la vue en général des actes visuels particuliers. La faculté de penser conçoit tout acte

visuel isolé comme un objet de la vue en général ; mais, en outre, elle fait encore une

distinction entre phénomènes visuels subjectifs et objectifs, c’est-à-dire des phénomènes

qui sont visibles non seulement pour l’oeil individuel, mais pour l’oeil en général. Même

les visions d’un illuminé ou les impressions subjectives, éclairs lumineux, cercles

brillants, qu’on voit les yeux fermés quand le sang est excité, sont encore des objets pour

notre conscience critique. L’objet qui brille, à des kilomètres de distance, dans la claire

lumière du jour n’est, du point de vue de la qualité, ni plus ni moins extérieur, ni plus ni

moins vrai que n’importe quelle illusion d’optique. Et celui dont les oreilles tintent a,

malgré tout, entendu quelque chose, même si ce n’est pas le tintement de la cloche. Tout

phénomène sensible est un objet et tout objet un phénomène sensible. Un objet subjectif

est un phénomène éphémère et tout phénomène objectif n’est qu’un sujet transitoire. Le

donné objectif est sans doute plus extérieur, plus éloigné, plus stable, plus général, mais il

n’est pas une essence, une « chose en soi ». Il peut se faire qu’il apparaisse non seulement

à mes yeux, mais à d’autres yeux, non seulement à la vue, mais aussi au toucher, à l’ouïe,

au goût, etc., non seulement à l’homme, mais encore à d’autres êtres ; cependant, il se

borne toujours à apparaître. C’est ici et maintenant qu’il est donné et non là-bas et

demain. Toute existence est relative, se rapporte à autre chose, se meut au sein de relations

multiples dans le successif et le contigu spatial.

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Toute impression sensible, tout phénomène est un objet vrai, essentiel. La vérité

existe d’une manière sensible et tout ce qui est est vrai. L’être et l’apparence ne sont que

des relations et non des termes opposés ; d’ailleurs, régulièrement, toutes les oppositions

se dissipent devant notre faculté de généraliser ou de penser, car celle-ci est précisément

l’aptitude à résoudre toutes les oppositions, à découvrir l’unité dans toutes les différences.

L’être, l’infinitif de « est », la vérité universelle est l’objet, la matière universels de la

faculté de penser. Cette matière nous est donnée dans la diversité, nous est donnée par

l’intermédiaire des sens. Les sens nous livrent la matière de l’univers de façon absolument

qualitative, c’est-à-dire que la qualité de la matière sensible est donnée à notre

entendement dans l’absolue diversité, non pas en général, non pas en essence, mais

seulement de façon relative, seulement dans le phénomène. De la relation, du contact des

phénomènes sensibles avec notre faculté de penser naissent des quantités, des essences,

des choses, des connaissances vraies ou des vérités connues.

Essence et vérité sont deux mots désignant la même chose. La vérité ou l’essence

sont de nature théorique. Comme il a été dit, nous percevons le monde de deux façons,

sensible et intellectuelle, pratique et théorique. La pratique nous donne le phénomène, la

théorie l’essence des choses. La pratique est la condition préalable de la théorie, le

phénomène la condition préalable de l’essence ou de la vérité. Cette même vérité apparaît

dans la pratique sur le mode du successif et du contigu, mais au niveau de la théorie, elle

est un concept homogène.

La pratique, le phénomène, la sensibilité sont absolument qualitatifs, c’est-à-dire

qu’ils ne possèdent aucune quantité, aucune limite dans l’espace et le temps ; en revanche,

leur qualité est absolument diversifiée. Les propriétés d’une chose sont aussi

innombrables que ses parties. Au contraire, la fonction de l’entendement, de la théorie,

consiste à être absolument quantitative, à créer des quantités en nombre indéfini, à

volonté, à concevoir chaque qualité des phénomènes sensibles comme une quantité, une

essence, une vérité. Chaque concept a pour objet un certain quantum de phénomène

sensible. Chaque objet ne peut être appréhendé ou conçu par la pensée que sous forme de

quantité, d’unité, d’essence ou de vérité.

Au contact du phénomène sensible, notre faculté de concevoir produit ce qui

apparaît, l’essentiel, le véridique, le commun ou le général. Le concept ne le fait d’abord

que de façon instinctive ; le concept scientifique est une répétition de cet acte, réalisée

sciemment et volontairement. La connaissance scientifique, quand elle s’attache à

connaître un objet, par exemple la chaleur, ne veut pas du phénomène, ne veut pas

percevoir, par la vue ou l’ouïe, de quelle façon la chaleur fait fondre le fer ou la cire,

tantôt fait du bien et tantôt fait du mal, durcit les oeufs et liquéfie la glace, de quelle façon

la chaleur animale diffère de la chaleur du soleil et de celle du poêle. Pour notre faculté de

penser, tout cela n’est que phénomènes, effets, propriétés. Notre pensée veut la chose,

l’essence, c’est-à-dire uniquement la loi globale, générale de ce qui est vu, entendu, senti,

46

un concentré de connaissances. Les essences des choses ne peuvent pas être des objets

sensibles, pratiques. Elles sont des objets de la théorie, de la science, de la pensée. La

connaissance de la chaleur consiste à percevoir dans les phénomènes appelés chauds

l’élément commun, général, l’essence ou la vérité. Du point de vue pratique, l’essence de

la chaleur consiste dans la somme de ses phénomènes, du point de vue théorique dans son

concept, du point de vue scientifique dans l’analyse de ce concept. Analyser le concept de

la chaleur signifie découvrir l’élément UNIVERSEL des phénomènes caloriques.

L’être universel d’une chose est son être vrai, sa propriété universelle sa vraie

propriété. Nous définissons la pluie par son humidité d’une manière plus véridique que

par sa fécondité, car l’humidité est un aspect plus répandu, plus général, tandis que sa

fécondité n’intervient que çà et là, à un moment ou à un autre. Mon ami véritable est mon

ami constant, celui que je considère universellement comme un ami, hier comme

aujourd’hui, durant toute ma vie. Certes, nous ne devons pas croire en une amitié absolue,

tout à fait universelle, pas plus qu’en toute autre vérité absolue. Seuls l’être en général,

l’univers, la quantité absolue sont tout à fait vrais, tout à fait universels. En revanche, le

monde réel est absolument relatif, absolument transitoire, indéfiniment apparent, qualité

sans limites. Toutes les vérités ne sont que des composantes de ce monde, des vérités

partielles. L’apparence et la vérité sont dialectiquement convertibles, tout comme le dur et

le mou, le bien et le mal, le juste et l’injuste, sans que pour autant leur différence

disparaisse. Même si je sais qu’il n’existe pas de pluie féconde « en soi » ni d’ami

véritable « en soi », je peux toujours désigner telle pluie comme féconde par rapport à

certaines semences et distinguer parmi mes amis les meilleurs des moins bons.

L’universel est la vérité. L’universel est ce qui est universel, c’est-à-dire l’existant,

le sensible. L’être est le critère universel de la vérité, car l’universel caractérise la vérité.

Mais, par ailleurs, l’être n’existe pas dans la généralité, c’est-à-dire que l’universel existe

dans la réalité ou dans la sensibilité uniquement sur le mode du particulier. La sensibilité

trouve son existence sensible véritable dans les phénomènes fugaces et multiformes de la

nature et de la vie. Aussi, tous les phénomènes se présentent comme des vérités et toutes

les vérités comme des phénomènes temporels particuliers. Le phénomène de la pratique

est une vérité au sein de la théorie et, inversement, la vérité de la théorie se manifeste dans

la pratique. Les contraires se conditionnent réciproquement : comme l’être et l’essence, la

vie et la mort, la lumière et l’ombre, comme toutes choses dans le monde, la vérité et

l’erreur sont seulement comparatives, ne diffèrent que par l’étendue, le volume ou le

degré. Il est évident, pourtant, que toutes les choses du monde sont « mondaines »

(weltlich), donc qu’elles possèdent une matière, une essence, un genre, une qualité. En

d’autres termes, toute quantité d’apparence sensible, forme, au contact de l’entendement

humain, une essence, une vérité, un universel. Pour notre conscience, le grain de poussière

comme le nuage de poussière, comme toute quantité plus importante puisée dans la

diversité du monde terrestre, est une « chose en soi » essentielle d’une part et, de l’autre,

n’est qu’une apparence éphémère de l’objet absolu, de l’univers. A l’intérieur de cette

47

totalité, les différents phénomènes sont systématisés ou généralisés par notre esprit,

librement, selon ses desseins. L’élément chimique comme la cellule organique sont des

systèmes aussi compliqués que tout le règne végétal. La moindre essence, comme la plus

grande, se répartit en individus, espèces, familles, classes, etc. Cette systématisation, cette

généralisation, cette production d’essences se prolongent vers le haut jusqu’à l’infinité du

tout et vers le bas jusqu’à l’infinité des parties. Au regard de notre pensée, toutes les

propriétés se convertissent en choses essentielles et toutes les choses en propriétés

relatives.

Toute chose, tout phénomène sensible, aussi subjectifs, aussi éphémères soient-ils,

sont vrais, sont un quantum de vérité plus ou moins grand. En d’autres termes : la vérité

n’existe pas seulement dans l’être universel, mais chaque être particulier a également son

universalité ou sa vérité particulières. Chaque objet, aussi bien l’idée la plus fugitive

qu’un parfum éthéré ou que la matière tangible, est un certain quantum de phénomène

diversifié. Notre faculté de penser fait de la diversité une quantité, aperçoit l’identique

dans le différent, l’un dans le multiple. L’esprit et la matière ont au moins ceci de commun

que l’un et l’autre sont. La nature organique s’accorde au moins sur un point avec

l’inorganique, c’est qu’elle est matérielle. Certes, l’homme, le singe, l’éléphant et les

animaux-plantes enracinés dans le sol, diffèrent entre eux « toto genere 9 » ; pourtant nous

réunissons des choses encore plus différentes sous le concept d’organisme. Aussi

dissemblables que soient une pierre et un coeur humain, la raison pensante aperçoit

d’innombrables ressemblances entre les deux. Ils concordent au moins dans leur nature

réelle, matérielle, l’un et l’autre sont pesants, visibles, tangibles, etc. Leur unité est aussi

grande que leurs différences. Ce que dit Schiller, « le monde vieillit et toujours rajeunit »,

est aussi vrai que la parole de Salomon : « Il n’y a rien de nouveau sous le soleil. » Quels

choses, essence ou être abstraits, quel universel ne sont pas, dans l’existence sensible,

divers, individuels, différents de tout le reste. Deux gouttes d’eau ne sont pas identiques

l’une à l’autre ! Je ne suis plus du tout le même maintenant que celui que j’étais il y a une

heure ; et s’il y a plus de ressemblance entre mon frère et moi qu’entre une huître et une

montre de poche, c’est une simple question de degré, de quantité. Bref, la pensée est la

faculté absolue des genres, elle place, sans restriction, toute diversité sous un même

chapeau ; elle embrasse, conçoit tout ensemble sans exception, tandis que la sensibilité

fait absolument tout apparaître comme différent, nouveau, individuel.

Appliquons cette métaphysique à notre sujet, à la faculté de connaître ; comme

toutes autres choses, ses fonctions font partie des phénomènes sensibles, qui sont tous

également vrais en soi et pour soi. Toutes les manifestations de l’esprit, toutes les pensées,

opinions, erreurs, etc., ont à leur base une certaine vérité ; elles possèdent toutes un noyau

véridique. De même qu’il est nécessaire que le peintre emprunte au monde sensible toutes

les formes qu’il crée, de même, nécessairement, toutes les pensées sont des images de

9 De tout un genre. (N. D. T.).

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choses vraies, des reflets théoriques d’objets vrais. Dans la mesure où les connaissances

sont bien des connaissances, on comprend aisément que, dans toutes les connaissances, il

y a quelque chose qui est connu. Dans la mesure où le savoir est bien un savoir, il va de

soi que dans tout savoir il y a quelque chose qui est su. Ceci repose sur le principe

d’identité, a = a, ou encore sur le principe de contradiction, 100 n’est pas 1 000.

Toutes les connaissances sont des pensées. On est en droit de contester

qu’inversement toutes les pensées soient des connaissances. On peut définir le mot «

connaître » comme un mode de penser particulier, comme la pensée vraie, objective, par

opposition à l’opinion, à la croyance ou à l’imagination. Cependant, il ne faut pas oublier

qu’en dépit de leurs différences infinies, toutes les pensées sont dotées d’une nature

commune. Dans le forum de l’entendement, il arrive à la pensée ce qui arrive à toutes les

autres choses, elle est uniformisée. Même si ma pensée d’hier diffère beaucoup de celle

d’aujourd’hui, même si les pensées sont très variables selon les hommes et les époques,

même si nous distinguons nettement entre idée, concept, jugement, raisonnement,

représentation, etc. ; toutes ces choses, en tant que manifestations de l’esprit, possèdent en

même temps une essence identique, commune, uniforme.

De cela, il résulte que la différence entre une pensée vraie et une pensée erronée,

entre connaître et méconnaître, n’a qu’une valeur relative, comme en général toute

différence. Une pensée n’est en soi ni vraie ni fausse, elle n’est l’un ou l’autre que par

rapport à un objet défini donné. Pensées, concepts, théories, essences, vérités concordent

sur ce point : ils font partie d’un objet. Nous avons appris à connaître les objets en général

comme des quanta de la diversité sensible, « du monde qui est là, au-dehors ». Si le

quantum d’être, l’objet qui doit être connu, conçu ou compris, a été auparavant défini ou

délimité par l’usage courant d’un concept dans le langage, la vérité consiste alors à

découvrir l’élément général dans cette quantité sensible qui lui est ainsi donnée.

Les quantités sensibles, les choses du monde, possèdent toutes une vérité en dehors

de leur apparence, une essence à travers leur phénomène. Les essences des choses sont

aussi innombrables que le monde sensible est infiniment divisible dans l’espace et le

temps. La moindre partie d’un phénomène a son essence propre, toute apparence

particulière a sa vérité générale. Les phénomènes se produisent au contact de nos sens, les

essences ou les vérités au contact de notre faculté de penser. Il en résulte donc pour nous

la fâcheuse nécessité de parler de l’intellect là où nous avons pour thème l’essence des

choses, et, inversement, lorsqu’il s’agit de l’intellect, de traiter de l’essence ou de la vérité

des choses.

Comme il a été dit au début : le critère de la raison se trouve contenu dans le critère

de la vérité. Comme la raison, la vérité consiste à déployer l’universel, la théorie abstraite

à partir d’un quantum donné du monde sensible. Ce n’est donc pas la vérité en général qui

est le critère d’une connaissance vraie, mais on appelle vraie la connaissance qui produit

la vérité, c’est-à-dire l’élément général d’un objet déterminé. La vérité doit être objective,

49

c’est-à-dire qu’elle doit être la vérité de son objet déterminé. Les connaissances ne

peuvent pas être vraies en soi, elles ne peuvent être vraies que relativement, par rapport à

un objet déterminé, sur la base de réalités extérieures. Leur tâche consiste à développer

l’universel hors du particulier. Le particulier est la mesure de l’universel, la mesure de la

vérité. Tout ce qui est est vrai, peu importe à quel degré. Il suffit que l’être soit donné pour

que s’ensuive sa nature universelle en tant que vérité. La distinction entre les degrés plus

ou moins grands d’universel, entre l’apparence et l’être, entre la vérité et l’erreur s’inscrit

dans des limites déterminées, suppose la relation à un objet particulier. Qu’une

connaissance puisse être ou non appelée vraie, ne dépendra donc pas tant de la

connaissance même que de la limite, de la tâche qu’elle s’est assignées ou qui lui ont été

assignées d’autre part. Une connaissance complète n’est possible qu’à l’intérieur de

limites déterminées. Une vérité parfaite est toujours accompagnée de la conscience de son

imperfection. S’il est si parfaitement vrai que tous les corps sont pesants, c’est

qu’auparavant le concept de corps s’est trouvé réduit aux objets pesants. La raison ayant

formé l’idée du corps en général à partir des poids les plus divers, il n’est pas tellement

extraordinaire qu’elle ait une certitude apodictique concernant la pesanteur universelle et

nécessaire des corps. Etant admis que c’est uniquement à partir d’animaux volants que

nous avons abstrait le concept d’oiseau, nous pouvons être certains que tous les animaux

volent dans le ciel, sur la terre ou autres lieux, sans pour autant croire à des connaissances

a priori qui se distingueraient des empiriques par leur caractère de nécessité et

d’universalité rigoureuse. Les vérités ne sont valables que dans certaines conditions et

dans certaines conditions aussi les erreurs peuvent être vraies. Que le soleil brille est une

connaissance vraie, si on l’entend à la condition que le ciel soit sans nuages. Il est tout

aussi vrai qu’un bâton bien droit plongé dans l’eau devient coudé, si on restreint cette

vérité au domaine optique. L’universel à l’intérieur d’un secteur donné des phénomènes

sensibles est vérité. Faire passer le particulier ou l’individuel pour l’universel à

l’intérieur d’un secteur donné des phénomènes sensibles, est ce qu’on appelle faire

erreur. L’erreur, le contraire de la vérité, consiste en général en ce que notre faculté de

penser ou notre conscience, de façon irréfléchie, par étroitesse de vue et sans recourir à

l’expérience, attribue à des phénomènes une généralité qui dépasse le témoignage des

sens, ajoutant, par exemple, prématurément une existence plastique supposée à un

phénomène optique réel et véritable.

Le jugement erroné est un préjugé. Vérité et erreur, connaître et méconnaître,

comprendre et se méprendre ont un siège commun dans la faculté de penser, l’instrument

de la connaissance. L’expression universelle des réalités de l’expérience sensible est la

pensée en général, y compris les erreurs. Mais l’erreur se distingue de la vérité en ce

qu’elle prétend doter les réalités définies qu’elle exprime, d’un être plus grand, plus vaste,

plus général que ne l’enseigne l’expérience sensible. La prétention est l’essence de

l’erreur. La perle de verre n’est fausse que si elle se prétend perle de nacre.

Schleiden parle ainsi de l’oeil : « Quand le sang excité, gonflant les veines, fait

50

pression sur les nerfs, nous le ressentons dans nos doigts sous forme de douleur, nous le

voyons dans notre oeil sous forme d’éclairs. Et nous avons ici la preuve catégorique que

nos représentations sont de libres créations de notre esprit, que nous ne saisissons pas le

monde extérieur tel qu’il est, mais que son action sur nous se borne à être l’occasion d’une

activité proprement spirituelle, dont les produits se trouvent souvent dans un rapport réglé

avec le monde extérieur, mais souvent aussi ne le sont aucunement. Nous pressons sur

notre oeil et nous voyons un cercle lumineux, mais aucun corps lumineux n’est présent. E

est facile de voir quelle source abondante et dangereuse d’erreurs de toutes sortes il y a là.

Depuis les formes fantasques d’un paysage brumeux éclairé par la lune jusqu’aux visions

de l’illuminé toutes proches de la folie, nous trouvons une série d’illusions qui ne sont pas

toutes imputables à la nature et à ses lois rigides, mais appartiennent au domaine de

l’activité spirituelle libre et pour cela sujette à l’erreur. Il faut acquérir beaucoup de

prudence et une culture très variée avant que l’esprit se défasse de toutes les erreurs qui lui

sont propres et apprenne à les dominer complètement. La lecture, au sens large du mot,

nous paraît aisée et pourtant c’est un art difficile. C’est seulement peu à peu que nous

apprenons à quels messages de nos nerfs nous pouvons nous fier pour ensuite y modeler

nos représentations. Même des hommes de science peuvent se tromper sur ce point et se

trompent souvent, d’autant plus souvent qu’ils savent moins où chercher la source de

l’erreur. » … « La lumière, si nous la considérons uniquement en elle-même, n’est ni

claire, ni jaune, ni bleue, ni rouge. La lumière est un mouvement d’une matière très fine,

répandue partout, à savoir l’éther. »

Ainsi l’univers admirable de la lumière et de la clarté, des couleurs et des formes

ne saurait être une perception de ce qui est réel. « A travers le toit touffu de la treille,

tremble un rayon de soleil dans l’ombre secrète et bienfaisante. Vous croyez voir le rayon

lumineux lui-même, mais ce que vous percevez en est bien éloigné, ce n’est rien d’autre

qu’un ensemble de corpuscules. » La vérité de la lumière et de la couleur, ce sont « des

ondes qui se succèdent continuellement, à travers l’éther, à une vitesse de 300 000

kilomètres par seconde ». La véritable nature physique de la lumière et de la couleur est si

peu susceptible d’être vue « qu’il a fallu, au contraire, la perspicacité des plus grands

esprits pour nous révéler cette nature véritable de la lumière » ... « Nous trouvons que

chacun de nos sens n’est accessible qu’à des influences extérieures tout à fait définies et

que l’excitation de chacun suscite dans notre âme des représentations très différentes.

Ainsi les organes sensoriels se trouvent-ils placés, comme intermédiaires, entre ce monde

extérieur, inanimé (vibrations de l’éther), qui est inféré par la science à notre usage, et le

monde merveilleux (de la réalité sensible) dans lequel nous nous éprouvons comme

esprits. »

Tout comme Schleiden, qui nous donne ici un exemple, notre époque, elle aussi, est

encore embarrassée, quand il s’agit de comprendre les deux mondes, par la vanité de nos

efforts pour trouver une médiation entre le monde de la pensée, du savoir ou de la science,

qui prend ici l’aspect des vibrations de l’éther, et le monde de nos cinq sens, représenté

51

par les lumières brillantes et colorées de nos yeux ou de la réalité. En même temps, nous

pouvons voir, sur un exemple, à quel point les restes traditionnels d’une conception

spéculative du monde font l’effet d’un charabia dans la bouche d’un physicien moderne.

Cet état de choses s’exprime confusément par la détermination d’un « monde physique de

la science » dans lequel « nous nous éprouvons comme esprit ». L’opposition entre l’esprit

et les sens, la théorie et la pratique, l’universel et le particulier, la vérité et l’erreur, est

parvenue à la conscience, mais la solution fait défaut. On sait ce qu’il faut chercher, mais

on ne sait pas où le chercher ; d’où la confusion qui en résulte.

Le dépassement de la spéculation, de la connaissance non sensible, la réhabilitation

des sens, la légitimation de l’expérience, tel est, en ce qui concerne la connaissance, le

grand fait de notre siècle. La reconnaissance théorique de ce fait signifie que l’on est

tombé d’accord sur la source de l’erreur. Si la philosophie pensait trouver la vérité dans

l’esprit et la tromperie dans les sens, il nous faut renverser cette opinion philosophique et

rechercher la vérité dans les sens et dans l’esprit la source de l’erreur. C’est une

superstition de croire à certains messages nerveux auxquels seuls on devrait se fier, et

qu’on ne saurait connaître que peu à peu, sans pouvoir découvrir leur marque distinctive

spécifique. Faisons confiance hardiment à tous les témoignages de nos sens. En ce

domaine, il n’y a pas à faire le départ entre l’authentique et le faux. L’esprit immatériel

n’est qu’un magicien lorsqu’il se risque à anticiper sur les sens, qu’il amplifie leurs

témoignages, lui qui devrait se borner à s’en faire l’interprète, et qu’il répète ce qui ne lui

a pas été soufflé. Lorsque, sous l’excitation du sang ou sous une pression externe l’oeil

voit des éclairs ou des cercles lumineux, il n’y a pas là plus d’erreur que lorsqu’il perçoit

n’importe quel autre phénomène du monde extérieur. Notre conscience fait erreur

lorsqu’elle prend « a priori » de telles occurrences subjectives pour des corps objectifs.

L’illuminé se trompe seulement en ce qu’il présente ses visions personnelles comme des

visions en général, comme des phénomènes universels, en ce qu’il fait prématurément

passer pour expérience ce qu’il n’a pas expérimenté. L’erreur est un manquement à la loi

de la vérité qui prescrit à notre pensée de se souvenir, d’être consciente des conditions et

limites, dans le cadre desquelles une connaissance est vraie, c’est-à-dire universelle.

L’erreur transforme le particulier en général, le prédicat en sujet, le phénomène en la

chose même. L’erreur connaît a priori ; au contraire, la vérité connaît a posteriori.

Ces deux modes de connaissance, connaissance a priori et connaissance a

posteriori, ont entre eux le même rapport que la philosophie et la science de la nature,

cette dernière étant prise dans son sens le plus large, au sens de science en général.

L’opposition de la croyance et du savoir se reproduit dans l’opposition entre la

philosophie et la science de la nature. Comme la religion, la philosophie spéculative vivait

dans l’élément de la croyance. Le monde moderne a converti la croyance en science.

Lorsque ces messieurs de la réaction politique exigent un bouleversement de la science,

c’est un retour à la croyance qu’ils ont en vue. Le contenu de la croyance a été obtenu

sans peine. La croyance connaît a priori : la science est un travail, une connaissance

52

acquise a posteriori. Renoncer à la croyance revient à renoncer à la paresse. Restreindre la

science à la connaissance a posteriori revient à la parer du trait caractéristique des temps

modernes, à savoir le travail.

Si Schleiden refuse réalité et vérité aux phénomènes lumineux colorés, s’il en fait

des fantasmagories que notre esprit produirait librement, ce n’est pas là un résultat issu de

la science, c’est une incongruité philosophique. La croyance superstitieuse dans la

spéculation philosophique lui fait oublier la méthode inductive de la science, quand il

oppose aux phénomènes colorés de la lumière « des ondes qui se succèdent constamment

à travers l’éther à une vitesse de 300 000 kilomètres par seconde », comme étant la nature

réelle et véritable de la lumière et de la couleur. C’est une absurdité manifeste que

d’appeler le monde physique de nos yeux « une création de l’esprit » et de désigner

comme « nature physique » les vibrations de l’éther découvertes par « la perspicacité des

plus grands esprits ».

Il y a le même rapport entre la vérité scientifique et le phénomène sensible qu’entre

l’universel et le particulier. Les ondes lumineuses, la prétendue vérité de la lumière et de

la couleur ne représentent « la véritable nature » de la lumière que dans la mesure où elles

sont l’élément universel des différents phénomènes lumineux, brillants, jaunes, bleus, etc.

Le monde de l’esprit ou de la science trouve dans la sensibilité sa matière, sa condition

préalable, sa légitimation, son commencement et sa limite.

Nous avons vu que l’essence ou la vérité des choses n’existe pas derrière leurs

phénomènes mais uniquement par leur biais, non pas « en soi et pour soi », mais

uniquement dans sa relation avec la faculté de penser, uniquement pour la raison ; seul le

concept sépare les essences des phénomènes ; nous avons vu, d’autre part, que la raison ne

puise pas le moindre concept en elle-même, mais qu’elle l’obtient seulement au contact du

phénomène. Ainsi, à propos de ce thème de « l’essence des choses », il se trouve confirmé

que l’essence de la faculté de penser est un concept que nous avons tiré de son

phénomène. Reconnaître que la faculté de penser, même si elle est universelle dans le

choix de ses objets, est néanmoins limitée en ceci qu’elle a besoin d’un objet donné en

général ; reconnaître que l’acte de penser vrai et correct, la pensée qui s’accompagne d’un

résultat scientifique, se différencie de la pensée non scientifique en ce qu’elle se lie

sciemment et volontairement à un objet qui lui est donné de l’extérieur ; reconnaître que la

vérité ou l’universel ne peut être connue « en soi », mais seulement à l’occasion d’un

objet donné ; ce principe dont nous varions si souvent l’expression renferme l’essence de

la faculté de connaître. Cette idée réapparaît à la fin de chaque chapitre, car toutes les

vérités particulières, tous les chapitres particuliers doivent uniquement servir de

démonstration au vaste chapitre de la vérité universelle.

53

4. La pratique de la raison dans la science physique

Nous savons à présent que la raison elle-même se trouve liée à une matière

sensible, à des objets physiques et que, par suite, la science ne peut jamais être autre chose

que la science du physique ; cependant, en nous appuyant sur les idées dominantes et en

suivant les habitudes du langage, nous pouvons distinguer la physique de la logique ainsi

que de l’éthique et les considérer comme des formes différentes de la science. Il s’agit

alors de montrer qu’aussi bien dans la physique que dans la logique ou dans la morale la

pratique de la connaissance générale ou intellectuelle doit s’exercer sur la base de faits

particuliers, c’est-à-dire sensibles.

Cette pratique de la raison qui consiste à produire la pensée en partant de la

matière, la connaissance à partir de la sensibilité, le général sur la base du particulier, est

donc universelle également dans la recherche physique, tout en n’étant reconnue que du

point de vue pratique. On procède inductivement et on est conscient de cette façon de

procéder, mais on méconnaît que l’essence des sciences de la nature est l’essence du

savoir, de la raison en général. On se méprend sur le processus de la pensée. La théorie

fait défaut et, pour cette raison, on se borne trop souvent à sortir de la réserve que la

pratique impose. Pour les sciences de la nature, la faculté de penser reste encore un être

inconnu, mystérieux et mystique. Ou bien elles confondent, à la façon matérialiste, la

fonction avec l’organe, l’esprit avec le cerveau, ou bien, à la manière idéaliste, elles

prennent la pensée pour un objet non sensible, situé en dehors de leur domaine. Nous

voyons les savants modernes aller vers leur but d’un pas ferme et dans l’unanimité, quand

il s’agit de choses physiques ; mais s’il faut considérer ces choses sous un angle plus

abstrait, nous les voyons « tâtonner » en aveugles. La méthode inductive est devenue

pratiquement une institution dans les sciences de la nature et s’est acquis une réputation en

vertu de ses succès. Par ailleurs, la méthode spéculative s’est discréditée à cause de sa

stérilité. On est encore bien loin d’avoir clairement compris ces deux modes de penser

différents. Nous voyons les chercheurs de la physique, en dehors de leur domaine

spécialisé, à propos de questions générales, faire passer des produits de la spéculation

pour des faits scientifiques dans le style du plaidoyer. Tout en ne produisant soi-même de

vérités spécialisées que par l’intermédiaire du phénomène sensible, on s’imagine pouvoir

tirer des vérités spéculatives du fond de son propre esprit.

Ecoutons l’exposé sur la spéculation qu’Alexander von Humboldt place au début

de son Kosmos : « Le résultat le plus important de la recherche physique sensée est donc

celui-ci : connaître l’unité au sein de la diversité ; rassembler en partant de l’individuel

tout ce que nous offrent les découvertes de ces derniers siècles, examiner et trier les faits

particuliers mais sans se laisser submerger par leur masse : c’est-à-dire, ayant en vue la

54

vocation supérieure de l’homme, saisir l’esprit de la nature, qui se tient caché sous

l’enveloppe des phénomènes. C’est dans cette voie que nos efforts vont au-delà des

limites étroites du monde sensible, et nous pouvons réussir, en concevant la nature, à

maîtriser en quelque sorte par des idées la rude matière de l’intuition empirique. Dans mes

considérations sur la manière scientifique de procéder à une description universelle du

monde, il n’est pas question de déduire l’unité à partir d’un petit nombre de principes

fondamentaux donnés par la raison. Il s’agit de considérer par la pensée les phénomènes

donnés dans l’expérience comme une totalité naturelle. Je ne m’aventure pas sur un

terrain qui m’est étranger. Ce que j’appelle une description physique du monde ne prétend

donc pas s’élever au rang d’une connaissance rationnelle de la nature... » « Fidèle au

caractère de mes précédents écrits et au genre de mes occupations qui ont été consacrées

aux expériences, aux mesures, à l’étude de faits, je me limite encore dans cet ouvrage à

des considérations empiriques. C’est le seul terrain où je peux me mouvoir avec quelque

assurance. » Dans le même ordre d’idées, Humboldt dit encore que « sans un goût sérieux

pour la connaissance du particulier, toutes les grandes conceptions générales du monde ne

sauraient être que des billevesées » ; et également que, par opposition à sa science

empirique, « une connaissance par la pensée (c’est-à-dire spéculative), une conception

rationnelle de l’univers offrirait un but encore plus élevé ». « Je suis bien loin de blâmer

des efforts où je ne me suis pas essayé, sous prétexte que leur succès est resté jusqu’ici

très douteux. » (Tome I, p. 68.)

Comme Humboldt, la science de la nature est aujourd’hui consciente du fait que la

pratique de la raison dans la science physique consiste uniquement « à connaître l’unité au

sein de la diversité ». Mais, par ailleurs, bien qu’elle ne formule pas toujours aussi

nettement sa croyance dans la spéculation, dans « la connaissance rationnelle »,

cependant, en appliquant la méthode spéculative à l’examen de prétendus thèmes

philosophiques — où l’on s’imagine connaître l’unité à partir de la raison au lieu de la

diversité sensible —, par l’absence complète d’unanimité et par le fait qu’elle méconnaît

le caractère non scientifique des opinions divergentes, elle montre ainsi à quel point elle se

méprend sur la pratique scientifique, et combien elle croit dans une connaissance

métaphysique en plus de la connaissance physique. Les rapports entre le phénomène et

l’essence, l’effet et la cause, la force et la matière, la matière et l’esprit, sont pourtant bien

des rapports physiques. Mais quel enseignement unanime la science nous donne-t-elle à ce

sujet ? Ergo, le savoir ou la science est une activité qui, comme le travail du paysan, n’est

encore exercée que pratiquement, mais non scientifiquement et sans la prévision du

succès. La connaissance, c’est-à-dire l’exercice de la connaissance, est fort bien comprise

dans la science physique ; personne ne voudrait le nier. Mais l’instrument de cette

connaissance, l’entendement, est mal connu. Nous voyons que la science de la nature, au

lieu d’appliquer scientifiquement la raison, ne fait que l’expérimenter. A quoi cela est-il dû

? Au fait qu’elle laisse de côté la critique de la raison, la théorie de la science ou la

logique.

55

De même que le manche et la lame forment le contenu du couteau, nous avons

reconnu le contenu général de la raison dans le général lui-même, dans l’universel. Nous

savons qu’elle produit ce contenu non à partir d’elle-même, mais à partir de l’objet qui lui

est donné ; et cet objet nous est connu comme étant la somme de tout ce qui est naturel ou

physique. Cet objet est donc un quantum incommensurable, illimité, absolu. Ce quantum

illimité se manifeste sous la forme de quantités limitées. Quand on étudie des quantités

relativement petites du monde naturel, on est parfaitement conscient de l’essence de la

raison, de la méthode du savoir ou de la connaissance. Il nous reste à prouver que les

grandes relations de la nature, dont l’étude est une source de controverses, doivent être

connues exactement de la même façon. La cause et l’effet, l’esprit et la matière, la matière

et la force, voilà de ces objets physiques remarquables par leur ampleur et leur

universalité. Notre intention est de montrer comment l’antithèse la plus générale, celle qui

oppose la raison à son objet, nous fournit la clef qui nous permet de résoudre les grandes

antithèses.

a. La cause et l’effet

« L’essence de la théorie de la nature, nous dit F. W. Bessel, consiste en ce qu’elle

ne considère pas les phénomènes comme des choses existant pour soi, mais qu’elle

s’attache aux causes, dont les phénomènes sont les suites. Par ce biais, la connaissance de

la nature peut se réduire à un très petit nombre de faits. » Mais même avant l’époque de la

science de la nature, on s’était attaché aux causes des phénomènes de la nature. Le trait

caractéristique de la science de la nature ne réside pas tant dans la recherche des causes

que dans la nature spécifique, dans la qualité des causes qu’elle recherche.

La science inductive a modifié essentiellement le concept de cause. Elle a conservé

le mot, mais elle comprend à travers lui tout autre chose que ne faisait la spéculation. Le

physicien, à l’intérieur de sa spécialité, conçoit la cause tout autrement qu’à l’extérieur,

lorsqu’il spécule de mille manières, car il ne connaît la science et sa notion de cause que

d’un point de vue particulier, mais pas encore d’un point de vue général. Les causes non

scientifiques sont de nature supra-sensible et consistent en des esprits, dieux, puissances,

génies petits ou grands, de caractère surnaturel. Le concept primitif de cause est un

concept anthropomorphique ; dans l’état d’inexpérience, l’être humain mesure l’objectif

au critère de la subjectivité, juge le monde d’après ce qu’il est lui-même. Le monde,

comme lui-même, produit des choses de façon délibérée ; ainsi l’homme transfère à la

nature sa manière humaine ; il se figure qu’il existe pour les phénomènes sensibles une

cause efficiente qui leur est aussi extérieure que lui- même lorsqu’il agit comme cause

séparée à l’égard de ses propres créations. C’est ce point de vue subjectif qui a rendu si

longtemps stérile la recherche de la connaissance objective. La cause non scientifique

appartient à la spéculation, à la connaissance « a priori ».

56

Si on veut conserver à la connaissance subjective le nom de connaissance, il faut

noter que la connaissance scientifique objective se distingue de la première par ce trait :

elle discerne ses causes non au moyen de la croyance ou de la spéculation, mais au moyen

de l’expérience et de l’induction, non pas a priori, mais a posteriori. La science de la

nature ne va pas chercher ses causes en dehors des phénomènes ou derrière eux, mais en

leur sein même ou à travers eux. La science moderne ne recherche pas dans les causes

qu’elle découvre une puissance créatrice extérieure, mais le système immanent, la

méthode ou la manière universelle de considérer les phénomènes donnés dans la

succession temporelle. La cause non scientifique est une « chose en soi », une sorte de

petite divinité qui, à elle seule, produit les effets et se cache derrière eux ; au contraire, le

concept scientifique de cause n’a en vue que la théorie de l’action causale, l’aspect

général du phénomène. Chercher une cause signifie à présent généraliser les phénomènes

en question, envelopper la multiplicité de l’expérience dans une loi scientifique. « Par ce

biais, la connaissance de la nature peut se réduire à un très petit nombre de faits. »

Pas plus qu’une superstition de vieille femme bornée ne se différencie de la

superstition historique propre à toute une époque, pas davantage il ne faut distinguer la

connaissance la plus quotidienne, terre à terre, banale, de la science la plus élevée, la plus

rare, la plus récemment découverte. C’est pourquoi — soit dit en passant — nous sommes

en droit de prendre nos exemples dans le domaine de la vie quotidienne, au lieu de les

chercher dans la sphère réputée supérieure d’une science à part. L’intelligence commune

des hommes a utilisé les causes inductives et scientifiques longtemps avant que la science

ait découvert qu’il lui fallait se servir du même procédé pour atteindre ses fins

supérieures. C’est seulement quand elle veut s’envoler hors du champ de son entourage

immédiat, que l’intelligence commune des hommes, tout comme le physicien, en arrive à

croire aux causes mystérieuses de la raison spéculative. Pour se tenir fermement sur le

terrain de la connaissance réelle, tout le monde a besoin de savoir de quelle manière la

raison inductive détermine ses causes.

A cette fin, récapitulons brièvement les résultats obtenus à propos de l’essence de

la raison. Nous savons que la faculté de connaître n’est pas une chose ni un phénomène en

soi ou pour soi, car elle n’a d’existence réelle qu’au contact d’autre chose, au contact d’un

objet. Mais ce qui est connu dans l’objet n’est pas uniquement atteint au moyen du seul

objet, mais toujours en même temps au moyen de la raison. Comme tout être, la

conscience est relative. Le savoir est un contact avec une différence. En même temps que

le savoir, nous sont donnés la division, le sujet et l’objet, la diversité dans l’unité, Là, une

chose devient la cause de l’autre, une chose l’effet de l’autre. Le monde des phénomènes

tout entier, dont la pensée n’est qu’une forme, une quantité particulière, est un cercle

absolu où le commencement et la fin, l’essence et le phénomène, la cause et l’effet, le

particulier et le général se trouvent partout et nulle part. De même que la nature tout

entière est, en dernière analyse, l’unité globale unique, par rapport à laquelle les unités

particulières ne sont que multiplicité, de même cette nature, l’objectivité, la sensibilité ou

57

bien la somme de tous les phénomènes ou de tous les effets, comme il nous plaît encore de

la nommer, constitue la cause dernière, par rapport à laquelle toutes les autres causes sont

abaissées au rang d’effets. Mais, ici, nous ne devons pas oublier que cette cause de toutes

les causes n’est que la somme de tous les effets, qu’elle n’est rien d’autre ni de plus élevé.

Toute cause a un effet, tout effet est une cause.

Une cause ne peut pas être séparée matériellement de son effet, pas plus que le

visible ne peut l’être de la vue, le goût de la langue, et, d’une façon générale, l’universel

du particulier. Et pourtant, la faculté de penser les sépare l’un de l’autre. Nous devons

savoir à présent que cette séparation est simplement un acte formel de la raison, mais un

acte formel nécessaire, si l’on veut être rationnel ou conscient, si l’on veut procéder

scientifiquement ; la pratique de la connaissance ou la pratique scientifique déduisent le

particulier du général, les objets naturels de la nature. Mais celui qui a vu un jour les

coulisses de l’entendement, sait bien qu’à l’inverse le général est dérivé du particulier et le

concept de nature des objets naturels. La théorie de la connaissance ou de la science nous

enseigne que l’antécédent est connu à partir du conséquent, la cause à partir de l’effet,

bien que, dans notre connaissance pratique, le conséquent soit une suite de l’antécédent,

l’effet une suite de la cause ; pour la faculté de penser, l’instrument de l’universel, son

contraire, à savoir le particulier, le donné, l’autre, est secondaire ; mais pour cette même

faculté de penser, est premier ce qui se conçoit soi-même. Pourtant la pratique de la

connaissance ne peut ni ne doit être modifiée par la théorie qui en est faite ; la théorie doit

se borner à rendre sûre la démarche de la conscience. L’agronome ne se distingue pas de

l’agriculteur parce qu’il a une théorie ou une méthode — tous deux en possèdent une —,

mais la différence consiste en ce que le premier sait par la théorie, tandis que le second

théorise (theoretisiert) instinctivement.

Mais poursuivons : à partir de la diversité donnée en général, la raison produit la

vérité universelle, à partir de la diversité temporelle, du changement, elle produit la cause

véritable. De même que la nature de l’espace est l’absolue diversité, de même la nature du

temps est l’absolue variabilité. Chaque partie du temps, comme chaque partie de l’espace,

est neuve, originale, inédite ; la pensée nous aide à nous orienter dans cette variabilité

absolue : de même qu’elle généralise la diversité de l’espace à travers des objets

assignables, elle généralise les changements temporels à travers des causes assignables.

Généraliser le sensible, apercevoir le général au sein du particulier, c’est en cela que

consiste toute l’essence de la raison. Celui qui, sachant que la raison est l’instrument de

l’universel, ne parvient pas néanmoins à la concevoir pleinement, oublie simplement que,

pour concevoir, il faut un objet donné qui reste extérieur au concept. L’être de cette faculté

ne se laisse pas plus concevoir que l’être en général. Ou plutôt, l’être se conçoit, si nous le

prenons dans sa généralité. Ce n’est pas l’existence, mais l’élément général de l’existence

qui peut être perçu par la raison.

Rappelons-nous, à l’aide d’un exemple, comment la raison procède, quand elle

58

conçoit un objet encore méconnu. Supposons une transformation chimique curieuse, c’està-

dire inattendue, inédite, qui se produit soudain dans un mélange, sans aucune autre

intervention. Supposons encore qu’une telle transformation chimique se reproduise

ensuite fréquemment, jusqu’à ce que l’expérience nous enseigne qu’à chaque fois la

modification inexplicable de ce mélange est précédée d’un contact avec la lumière du

soleil. De cette façon, le processus est déjà conçu. Supposons en outre que l’expérience

nous apprenne ensuite que de nombreuses autres substances possèdent la propriété de

subir la même transformation chimique au contact de la lumière du soleil ; le phénomène

inconnu se trouve ainsi lié à une série plus nombreuse de phénomènes de même espèce,

c’est-à-dire qu’il est conçu plus avant, plus à fond, plus complètement. Si nous trouvons

finalement une partie de la lumière solaire et un élément particulier du mélange qui

subissent ensemble cette même transformation, alors l’expérience se trouve généralisée à

l’état pur, c’est-à-dire que la théorie est achevée, que la raison a accompli sa tâche, sans

procéder autrement que lorsqu’elle classifie le règne animal ou le règne végétal en genres,

familles, espèces, etc. Déterminer l’espèce, le genre, la classe d’un objet revient à le

concevoir.

C’est de cette manière que procède la raison, quand elle détermine les causes de

changements donnés. Nous ne percevons pas les causes sur le mode sensible, par la vue,

l’ouïe, le toucher. Les causes sont des produits de la faculté de penser. Cependant, elles

n’en sont pas de purs produits ; elles sont engendrées par la faculté de penser en liaison

avec la matière sensible. C’est cette matière sensible qui donne son existence objective à

la cause ainsi engendrée. De même que nous exigeons de la vérité qu’elle soit la vérité

d’un phénomène objectif, de même nous exigeons de la cause qu’elle soit effective,

qu’elle soit la cause d’un effet objectivement donné.

La connaissance de n’importe quelle cause particulière est conditionnée par

l’observation empirique de son contenu matériel ; en revanche, la connaissance de la

cause en général est conditionnée par l’observation de la raison. Dans la connaissance de

causes particulières, la matière, l’objet changent à chaque fois ; mais, dans cette tâche, la

raison est constante ou universelle. La cause en général est un concept pur, auquel a servi

de matière la connaissance particulière des causes dans leur diversité ou, si l’on veut, la

connaissance diverse des causes dans leur particularité. Par conséquent, pour analyser ce

concept, nous sommes contraints de nous reporter à son contenu matériel, à la

connaissance particulière des causes.

Si la chute d’une pierre dans l’eau produit des vagues concentriques, elle n’en est

pas plus la cause que la fluidité de l’eau. Lorsqu’elle tombe sur une matière solide, la

pierre ne provoque pas de vagues. C’est la chute de la pierre au contact de la fluidité,

laction conjuguée des deux qui est la cause des vagues concentriques. La cause est ellemême

un effet, et l’effet, le mouvement des vagues, se transforme en cause, quand il

pousse, par exemple, le bouchon flottant vers la rive. Mais cette fois encore, comme

59

toujours, la cause n’est que l’action commune, conjuguée, des vagues et de la légèreté du

bouchon.

La chute d’une pierre dans l’eau n’est pas une cause en général ou une cause en

soi. Comme on l’a dit, nous ne parvenons à une telle cause que lorsque notre faculté de

penser prend pour objet les causes particulières et en extrait le concept pur de la cause en

général. La chute de la pierre dans l’eau n’est une cause que par rapport au mouvement de

vagues qui lui succède ; et cela sur la base de l’expérience d’après laquelle ce mouvement

de vagues lui succède généralement.

On appelle cause ce qui précède généralement un phénomène donné, effet ce qui

lui succède généralement. C’est uniquement parce que la chute d’une pierre dans l’eau est

suivie partout et régulièrement de la formation de vagues, que nous voyons en elle la

cause de ce mouvement. Mais comme, inversement, le mouvement des vagues n’est pas

toujours précédé de la chute d’une pierre, c’est qu’il a une autre cause en général. La

consistance de l’eau, sa fluidité dans la mesure où elle en constitue l’élément universel, tel

est l’antécédent régulier de la formation des vagues, donc sa cause. Il se peut que les

vagues concentriques, c’est-à-dire un aspect particulier, un certain type du mouvement des

vagues soient régulièrement précédées de la chute d’un corps ; celle-ci en devient alors la

cause. La cause varie toujours en fonction du quantum de phénomènes qui est considéré.

Nous ne pouvons pas déterminer les causes à l’aide de la seule raison, les tirer de

notre cerveau. Il faut que s’y ajoutent encore une matière, un matériau, un phénomène

sensible. Et à une cause déterminée correspond une matière déterminée, c’est-à-dire un

quantum déterminé de phénomènes sensibles. La diversité des matières devient diversité

de quanta naturels dans l’unité abstraite de la nature. Un quantum de ce genre est

temporel, est donné selon l’avant et l’après, ou comme antériorité et consécution.

L’élément général de l’antériorité prend le nom de cause, l’élément général de la

consécution prend le nom d’effet.

Lorsque le vent fait bouger la forêt, la nature flexible des arbres en est la cause tout

autant que la force du vent qui les fait ployer. La cause d’un phénomène consiste dans sa

connexité. Le fait que ce même vent, qui incline les arbres, laisse d’aplomb les rochers et

les murs prouve que la cause n’est pas qualitativement différente de l’effet, mais qu’elle

est seulement une action globale. Si toutefois la connaissance ou la science, à propos d’un

changement, c’est-à-dire d’un phénomène successif, établit quelque fait particulier comme

cause, cette dernière n’est plus une force productive extérieure, mais seulement la manière

générale, le procédé immanent propre à la consécution. Une cause précise ne peut être

déterminée que si l’ensemble, le nombre ou la série des changements dont il faut

déterminer la cause, si le quantum est délimité ou circonscrit. A l’intérieur d’un secteur

donné des phénomènes successifs, la cause est constituée par l’antécédent régulier.

Quand il fait bouger la forêt, il se différencie uniquement comme cause de son

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effet dans la mesure où son action est plus générale : tantôt il mugit, tantôt il soulève des

nuages de poussière, il produit les effets les plus divers, en particulier il secoue les arbres.

Le vent n’est ici une cause que dans la mesure où son apparition précède régulièrement les

mouvements de la forêt. Mais parce qu’en revanche la solidité des rochers et des murs est

antérieure au vent d’une manière générale, elle est la cause de leur stabilité ; bien que dans

un champ plus large incluant les phénomènes de tempête, la faiblesse du vent devienne

elle-même la cause de la résistance de ces objets.

La quantité ou le nombre des phénomènes donnés modifie la dénomination de la

cause. Lorsqu’un groupe de personnes revient fatigué d’une promenade, le changement

perçu n’a pas plus la marche pour cause que la faiblesse de ceux qui l’ont faite. Cela veut

dire qu’en soi le phénomène n’a pas de cause qui soit séparée de lui-même. Tout ce qui est

apparu dans le phénomène a contribué à sa manifestation : aussi bien l’état, la nature, la

constitution du marcheur que l’état et la nature de la marche ou du chemin. Cependant, si

l’on fait à la raison un devoir d’établir en particulier la cause du changement en question,

il est seulement exigé d’elle qu’elle détermine, parmi tous les facteurs, celui qui a le plus

contribué à la fatigue. Dans l’exemple présent, comme d’habitude, le travail de la raison

consiste à extraire le général du particulier ; dans ce cas précis à isoler, par un

recensement des fatigues particulières, l’élément qui précède la fatigue d’une façon

générale. Si la plupart des personnes, voire toutes, se trouvent être fatiguées, c’est la

promenade qui sera l’antécédent régulier, c’est-à-dire la cause, du phénomène ; si seules

quelques-unes ressentent la fatigue, ce sera la faiblesse de constitution des promeneurs.

Pour prendre un autre exemple, si le coup de fusil met les oiseaux en fuite, c’est

par l’action conjuguée du coup de feu et de la peur. Si la majorité des oiseaux s’envole,

c’est le coup de feu qui sera considéré comme la cause, si seule une minorité s’envole, ce

sera la peur.

Les effets sont des conséquents. Or, attendu que tout se succède dans la nature, que

tout antécédent a ou est un conséquent, il nous est permis d’appeler le naturel, le sensible,

le réel, l’effet absolu, pour lequel on ne peut trouver nulle part une cause en soi, sauf si

notre faculté de penser systématise par la détermination causale cette matière précise. Les

causes sont des généralisations intellectuelles des transformations sensibles. Le prétendu

rapport de cause à effet est un miracle, une création ex nihilo. C’est pourquoi il a été un

objet de la spéculation dans le passé et l’est encore aujourd’hui. La cause spéculative

produit ses effets ; alors qu’en réalité les effets sont une matière première à partir de

laquelle notre cerveau ou notre connaissance constitue les causes. La cause est un produit

de l’esprit, mais de l’esprit allié à la sensibilité, et non de l’esprit pur.

Kant affirme que le principe : tout changement à une cause, est une connaissance a

priori, dont nous ne pouvons pas avoir l’expérience, car il est impossible à chacun

d’expérimenter tous les changements et tout le monde a néanmoins la certitude

apodictique de la vérité universelle et nécessaire de ce principe ; nous concevons à présent

61

que ces mots traduisent simplement l’expérience du fait que le phénomène de ce que nous

appelons raison, reconnaît l’unité dans la diversité ; ou, mieux, que le déploiement de

l’universel hors du particulier est ce qu’on appelle raison, pensée ou esprit. La certitude

que tout changement a sa cause n’est rien de plus que la certitude que nous sommes des

êtres pensants. Cogito, ergo sum. Nous possédons l’essence de notre raison, même si elle

n’est pas analysée scientifiquement mais simplement expérimentée instinctivement. Nous

sommes conscients de notre capacité d’assigner une cause à tout changement donné avec

autant de certitude que nous savons que tout cercle est rond et que a est égal à a. Nous

savons que le général est un produit de la raison, produit qu’elle crée à partir d’un objet

quelconque, c’est-à-dire de tout objet donné. Or comme tous les objets sont antérieurs ou

postérieurs, temporels, ou, si l’on veut, sont des changements, il faut bien aussi que tous

les changements qui s’offrent à nous, êtres raisonnables, aient un antécédent régulier,

c’est-à-dire une cause.

Déjà le sceptique Anglais David Hume s’est rendu compte que la cause véritable

est essentiellement différente de la cause supposée. D’après lui, le concept de cause ne

contient rien de plus que l’expérience de ce qui précède habituellement un phénomène. A

cela, Kant répond, à juste titre, que les concepts de cause et d’effet expriment un rapport

beaucoup plus étroit que la succession éparse et contingente ; au contraire, le concept de la

cause renferme l’effet correspondant sous la forme de la nécessité et de la stricte

universalité ; et, par conséquent, quelque chose peut être contenu a priori dans notre

entendement, sans pouvoir être expérimenté le moins du monde et même allant au-delà de

toute expérience.

Aux matérialistes qui refusent toute autonomie à l’esprit et pensent découvrir les

causes au moyen de l’expérience, il faut opposer que la nécessité et l’universalité

présupposées par la relation de cause à effet constituent une expérience impossible. En

revanche, il faut représenter aux idéalistes que, même si c’est l’entendement qui recherche

les causes, lesquelles ne sont pas objets d’expérience, cette recherche ne peut pas avoir

lieu a priori, mais seulement a posteriori, sur la base des effets empiriquement donnés.

Certes, l’esprit découvre à lui seul l’universalité abstraite, non sensible ; mais uniquement

à l’intérieur d’un secteur donné des phénomènes sensibles.

b. La matière et l’esprit

La compréhension de la dépendance universelle de la faculté de connaître à l’égard

des conditions matérielles sensibles doit rétablir la réalité objective dans ses droits, qui lui

ont été trop longtemps confisqués par les idées et les opinions. La connaissance des

fonctions cérébrales sous sa forme théorique et générale revalorise la nature ; celle-ci,

avec ses manifestations concrètes, avait été chassée de l’esprit humain par les chimères de

la philosophie et de la religion ; mais, depuis le développement particulier des sciences

62

modernes de la nature, elle est sortie de l’oubli où la connaissance l’avait laissée. Jusqu’à

présent, la science de la nature n’a encore pris pour objet que des matières particulières,

des causes particulières, des forces particulières, et est restée dans l’ignorance des vastes

questions relevant prétendument de la philosophie de la nature et relatives à la cause, à la

matière, à la force en général. La manifestation concrète de cette ignorance réside dans le

grand antagonisme entre idéalisme et matérialisme, qui traverse, pareil à un fil rouge, les

ouvrages de la science.

« Je voudrais parvenir, dans cette lettre, à renforcer la conviction que la chimie,

comme science autonome, offre un des plus puissants moyens d’accéder à une culture plus

haute de l’esprit ; que son étude est profitable non seulement dans la mesure où cette

science favorise les intérêts matériels de l’homme, mais parce qu’elle nous donne une

vision des merveilles de la création, dont notre existence, notre survie et notre

développement dépendent si étroitement. »

Par ces mots, Liebig exprime les conceptions dominantes qui ont coutume de

distinguer les intérêts matériels et intellectuels comme des termes absolument opposés.

L’impossibilité de maintenir cette distinction commence à apparaître même aux yeux du

partisan mystifié de ce mode de pensée, en tant qu’il oppose aux intérêts matériels une

vision intellectuelle dont notre existence, notre survie et notre développement dépendent

étroitement. Que sont en effet les intérêts matériels sinon l’expression abstraite de notre

existence, de notre survie et de notre développement ? Ces derniers ne sont-ils pas le

contenu concret de nos intérêts matériels? Cela ne veut-il pas dire expressément que la

vision des merveilles de la création favorise les intérêts matériels en question ? Ou,

inversement, le progrès de nos intérêts matériels n’exige-t-il pas une vision des merveilles

de la création ? Comment distinguer, en fin de compte, les intérêts matériels et la vision

intellectuelle ?

L’élément supérieur, spirituel, idéal, que Liebig, d’accord en cela avec le monde

des sciences de la nature, oppose aux intérêts matériels, ne représente qu’un type

particulier de ces intérêts ; vision intellectuelle et intérêt matériel se différencient comme

par exemple le cercle et le carré ; l’un et l’autre sont des opposés tout en n’étant,

cependant, que des catégories différentes d’une forme plus générale.

On a pris l’habitude, notamment depuis l’époque chrétienne, de tenir des discours

méprisants sur les choses matérielles, sensibles, corporelles qui sont mangées par la

rouille et les vers. Aujourd’hui, on retombe dans les vieilles ornières par esprit

conservateur, bien que cette haine pour la sensibilité ait depuis longtemps disparu des

esprits et des faits. Au siècle des sciences de la nature, l’opposition chrétienne entre le

corps et l’esprit est dépassée pratiquement. Il manque encore la solution théorique, la

médiation, la preuve que le spirituel est sensible et le sensible spirituel, pour débarrasser

les intérêts matériels de leur mauvaise réputation.

63

La science moderne est science de la nature d’une manière générale. C’est

seulement dans la mesure où une science est science de la nature qu’elle est, en principe,

appelée science ; c’est-à-dire que seule la pensée qui prend consciemment pour objet le

réel, le sensible, le naturel, reçoit le nom de savoir. Aussi est-il impossible d’attribuer à

ceux qui défendent ou admirent la science un état d’esprit hostile à la matière ou à la

nature. En réalité, ils ne l’ont pas. D’un autre côté, le fait que cette nature, la sensibilité, la

matière, ne soient pas suffisantes, prouve seulement l’existence de la science. La science

ou la pensée, qui ont pour objet l’être ou la pratique matérielle, ne cherchent pas à les

obtenir dans leur intégralité, dans leur nature sensible, matérielle ; cette dernière est déjà

donnée. Si la science ne voulait que cela, si elle ne cherchait rien de nouveau, elle serait

superflue. C’est uniquement parce qu’elle ajoute à la matière un élément nouveau qu’on

lui reconnaît un mérite particulier. Ce qui est en question dans la science, ce n’est pas la

matière, c’est la connaissance, mais la connaissance de la matière, l’élément universel de

cette dernière, le vrai, le général, « le point fixe dans le flux de phénomènes ». Le

dépassement de la diversité, l’accession au degré général, universel, voilà en quoi consiste

ce que, passionnellement, la religion oppose au terrestre, la science au matériel, comme un

élément supérieur, spirituel, divin.

Les intérêts éminents de l’esprit ne diffèrent pas des intérêts matériels toto genere,

qualitativement. Le côté positif de l’idéalisme moderne ne consiste pas en ce qu’il méprise

le boire et le manger, le plaisir que l’on prend aux biens terrestres et au commerce des

femmes, mais en ce qu’il met en valeur d’autres jouissances matérielles, en plus de cellesci,

par exemple celle de l’oeil et de l’oreille, de l’art et de la science, bref l’homme total.

Tu ne dois pas t’adonner à l’ivresse matérielle de la passion, signifie : tu dois avoir en vue

non pas le plaisir qui est unilatéral, mais ta vie dans son ensemble, ton développement

tout entier, prendre en considération ton existence dans toute son ampleur, dans sa totalité.

Le postulat matérialiste est insuffisant sur ce point : il ne reconnaît pas la différence entre

l’universel et le particulier, il met sur le même plan l’individuel et le général. Il ne veut

pas admettre le génie pourtant évident de l’esprit, sa prépondérance quantitative par

rapport au monde sensible et corporel. De son côté, l’idéalisme oublie, par-delà la

différence quantitative, l’unité qualitative. Dans son exaltation, il va trop loin et fait d’une

séparation relative une séparation absolue. L’opposition des deux camps tourne autour de

l’incompréhension du rapport entre notre raison et l’objet, la matière qui lui sont donnés.

L’idéaliste voit la source de la connaissance uniquement dans la raison, le matérialiste

uniquement dans le monde donné par la sensibilité ; pour résoudre cette opposition, il

n’est besoin que d’apercevoir le conditionnement réciproque de ces deux sources de la

connaissance. L’idéaliste ne voit que la différence, le matérialiste ne voit que l’unité entre

le corps et l’esprit, le phénomène et l’essence, le contenu et la forme, la force et la

matière, les sens et la moralité, toutes différences qui trouvent leur genre commun dans la

différence unique entre le général et le particulier.

Les matérialistes conséquents seraient de purs praticiens, qui se passeraient de la

64

science. Mais, attendu que la connaissance ou la pensée est accordée à l’homme sans

égard pour le camp qu’il a choisi, les purs praticiens sont impossibles. Comme on l’a dit,

l’ « art expérimental » le plus modeste qui opère sur la base de règles empiriques ne

diffère que par la quantité ou le degré de la pratique scientifique qui repose sur des

fondements théoriques. Par ailleurs, des idéalistes conséquents sont tout aussi impossibles

que de purs praticiens. Ils veulent avoir le général sans le particulier, l’esprit ainsi que la

force sans la matière, la connaissance sans l’expérience ou le donné, l’absolu sans le

relatif. Comment des penseurs qui ont pour objet la vérité, l’être ou le relatif, c’est-à-dire

des physiciens, pourraient-ils être idéalistes ? Ils le sont seulement à l’extérieur de leur

spécialité, jamais à l’intérieur. L’esprit moderne, l’esprit des sciences de la nature n’est

immatériel que dans la mesure où il est ce qui embrasse toute matière. Certes, l’astronome

Mädler ne juge pas ridicule l’attente générale, l’espérance d’un progrès essentiel de notre

énergie spirituelle vers son « affranchissement des liens de la matière », au point qu’il ne

trouve rien de meilleur à lui substituer et qu’il pense avoir déterminé les « liens de la

matière » avec plus de précision sous la forme de l’attraction matérielle. Mais, quand on

se représente notre esprit comme un fantôme de la religion, l’espoir qu’il se renforce en

s’affranchissant des liens de la matière doit nous paraître plus affligeant que ridicule. Par

contre, si l’esprit signifie l’esprit moderne de la science, de la faculté humaine de penser,

il nous faut remplacer la croyance traditionnelle par quelque chose de meilleur :

l’explication scientifique. Ce que nous devons entendre par les liens de la matière, ce n’est

pas la gravitation, mais la diversité du phénomène sensible ; la matière n’est un « lien »

pour notre esprit qu’aussi longtemps que sa multiplicité ou sa diversité ne sont pas

maîtrisées. C’est dans le passage du particulier à l’universel que consiste

l’affranchissement de l’esprit des liens de la matière.

c. La force et la matière

Celui qui a suivi jusqu’ici notre thèse fondamentale, laquelle demande à être

illustrée de nouveau, saura par avance que la question de la force et de la matière trouve sa

réponse ou sa solution dans l’examen de la relation du général au particulier. Quel est le

rapport entre l’abstrait et le concret ? En d’autres termes, c’est ainsi que se pose le

problème commun de ceux qui croient pouvoir trouver le premier moteur du monde,

l’essence des choses, le nec plus ultra de la connaissance, les uns dans l’énergie

spirituelle, les autres dans la matière.

Dans la ligne de l’idéalisme, Liebig, qui aime particulièrement à s’écarter de sa

science inductive pour des digressions spéculatives, écrit ce qui suit : « La force ne peut

pas être vue, nous ne pouvons pas la saisir dans nos mains ; pour la connaître dans son

essence et sa particularité, nous devons en étudier les effets. » A cela le matérialiste

répond : « La matière est force, la force est matière ; pas de matière sans force, pas de

force sans matière. » Mais, manifestement, l’un et l’autre ne définissent le rapport que de

65

façon purement négative. Dans les foires, le patron d’Arlequin lui demande : « Arlequin,

où étais-tu ? — Avec les autres. — Et où étaient les autres ? — Avec moi. » Dans ce cas,

nous avons deux réponses ayant un seul contenu ; de même, dans l’autre cas, nous avons

deux camps qui se disputent avec des mots différents sur une chose non contestée ; et plus

la querelle est prise au sérieux, plus elle devient risible ! Quand l’un distingue la force de

la matière, son intention n’est pas de nier que le phénomène réel de la force est

indissolublement lié à la matière. Et quand le matérialiste affirme qu’il n’y a pas de

matière sans force ni de force sans matière, son intention n’est pas de nier ce que son

adversaire affirme, à savoir que la force et la matière sont différentes.

La controverse a bien son sujet, sa vraie raison, mais ce sujet n’apparaît pas au

cours de la dispute. Les deux partis le dissimulent instinctivement pour ne pas être

contraints de s’avouer leur ignorance réciproque. Chacun cherche à prouver à l’autre que

ses explications ne sont pas suffisantes, preuve qui a été administrée abondamment des

deux côtés. Dans la conclusion de son livre Force et matière, Büchner reconnaît que les

données empiriques ne suffisent pas pour apporter une réponse précise aux questions

métaphysiques, pour pouvoir leur donner une solution positive ; en revanche, dit-il plus

loin, « elles sont parfaitement suffisantes pour leur donner une solution négative et rejeter

les conjectures ». En d’autres termes, cela signifie : le savoir du matérialiste lui suffit pour

prouver que son adversaire ne sait rien.

Le spiritualiste ou l’idéaliste croit en une essence spirituelle de la force ; spirituelle,

c’est-à-dire fantomatique, inexplicable. L’homme de science matérialiste est un incroyant.

Nulle part n’existe une justification scientifique de la croyance ou de l’incroyance. Le

matérialisme prend l’avantage en ce qu’il ne recherche pas le transcendantal, l’essence, la

cause, la force derrière le phénomène ni en dehors de la matière. Mais quand il méconnaît

la distinction entre force et matière, niant même le problème, il repasse derrière

l’idéalisme. Le matérialiste revendique l’indivisibilité réelle de la matière et de la force et,

pour expliquer leur séparation, fait valoir uniquement « une raison extérieure, née du

besoin de systématisation de notre esprit ». Dans Nature et esprit (p. 66), Büchner écrit «

La force et la matière séparées l’une de l’autre ne sont, à mes yeux, rien de plus que des

êtres de raison, imaginaires, des idées privées d’essence, des hypothèses qui n’ont pas leur

place dans une vision saine de la nature, car une séparation de ce genre rend aussitôt

obscurs et incompréhensibles tous les phénomènes naturels. » Mais si, au lieu de propos

sur « la philosophie de la nature », Büchner s’occupe activement de n’importe quelle

science spécialisée, sa pratique montrera aussitôt que la séparation de la force et de la

matière est due à une nécessité non pas « extérieure », mais interne, c’est-à-dire

essentielle, qui seule nous permet d’élucider et de comprendre les phénomènes de la

nature. Bien que l’auteur de Force et matière choisisse pour épitaphe : « Now, what I want

is — facts. » (Ce que je veux maintenant, ce sont — des faits), nous pouvons affirmer

cependant que cette devise est un mot vide de sens plutôt qu’une opinion sérieuse. Le

matérialisme n’est pas grossier au point de s’intéresser uniquement à des faits. Des faits,

66

la nature nous en fournit en quantité illimitée. Ces « facts » que Büchner appelle de ses

voeux ne portent pas la marque spécifique de son désir. L’idéaliste aussi recherche de tels

faits. Aucun homme de science ne réclame d’hypothèses. Ce que tous les bâtisseurs de la

science veulent en commun, c’est avoir, plus que des faits, des explications ou des

connaissances relatives à des faits. Même le matérialiste ne contestera pas que ce qui est

en jeu dans la science — y compris dans la philosophie de la nature de Büchner — ce sont

des forces spirituelles, et non de la matière corporelle ; que, pour la science, la matière

n’est qu’un élément accessoire lui permettant de découvrir des forces. La séparation de la

force et de la matière « est née du besoin de systématisation de notre esprit ». Cela est très

vrai. Mais de la même façon qu’en général la science naît du besoin de systématisation de

notre esprit.

L’opposition entre la force et la matière est aussi vieille que l’opposition entre

l’idéalisme et le matérialisme. La première solution fut l’oeuvre de l’imagination par

l’intermédiaire de la croyance en des esprits qu’elle substituait à tous les phénomènes

naturels comme étant leur essence productrice cachée. La science a jusqu’à présent

exorcisé un grand nombre de ces esprits particuliers en mettant à la place des démons de

l’imagination des explications scientifiques, c’est-à-dire générales. Si nous sommes

parvenus à démasquer le démon de l’esprit pur, il ne doit plus être difficile d’exorciser

l’esprit particulier de la force par la connaissance générale de son essence et même de

résoudre aussi scientifiquement l’opposition entre le spiritualisme et le matérialisme.

Dans l’objet de l’esprit, dans le donné de la science, la force et la matière ne sont

pas séparées. Pour la sensibilité corporelle, la force est matière, la matière est force. « La

force ne peut pas être vue. » Mais si ! La vue elle-même est pure force. La vue est l’effet

d’une double action, aussi bien action de l’oeil que de l’objet et les actions ou effets sont

des forces. Nous ne voyons pas les choses mêmes, mais seulement leurs effets sur notre

oeil : nous voyons leurs forces. Et non seulement la force peut être vue, mais elle peut être

perçue par l’ouïe, le goût, le tact et l’odorat. Qui pourra nier être capable de ressentir la

force de la chaleur, du froid, de la pesanteur ? Nous avons déjà cité la phrase du

professeur Koppe : « Nous ne pouvons pas percevoir la chaleur elle-même, nous

concluons seulement de ses effets l’existence d’un tel agent dans la nature. » En d’autres

termes, cela signifie que nous voyons, entendons, sentons non les choses, mais leurs effets

ou leurs forces.

De même que l’on peut dire que je perçois la matière et non la force, on peut dire, à

l’inverse, avec autant de vérité, que je perçois la force et non la matière. En réalité,

comme on l’a dit, l’une et l’autre ne sont pas séparées dans l’objet. Mais par la force de

notre pensée nous dissocions le général du particulier au sein des phénomènes successifs

et contigus. De nos différents phénomènes visuels, par exemple, nous abstrayons le

concept général de la vision et nous le distinguons en tant que force ou faculté visuelle des

objets particuliers ou matière de la vue. A l’aide de notre raison, nous tirons le général de

67

la multiplicité sensible. L’élément général des multiples phénomènes de l’eau, c’est la

force de l’eau différenciée de la matière de l’eau. Si des leviers matériellement différents

mais de longueur égale possèdent la même force, c’est de toute évidence que la force ici

diffère de la matière uniquement en ce qu’elle représente l’élément commun de différentes

matières. Le cheval ne tire pas sans la force et la force ne tire pas sans le cheval. Dans la

réalité, dans la pratique, le cheval est la force, la force est le cheval. Nous pouvons

néanmoins distinguer comme une propriété à part la force de traction parmi toutes les

propriétés du cheval ; ou encore, nous pouvons isoler le caractère commun des divers

travaux accomplis par le cheval sous la notion générale de la force du cheval ; ce faisant,

nous n’avançons pas plus d’hypothèses que lorsque nous distinguons le soleil de la terre,

bien qu’en réalité il n’y ait pas de soleil sans la terre, ni de terre sans le soleil.

La sensibilité ne nous est donnée qu’à travers la conscience, mais la conscience

suppose la sensibilité. Nous avons donné de la nature, du point de vue de la conscience,

l’image d’une unité inconditionnée, et, du point de vue de la sensibilité, l’image, d’une

diversité illimitée : la nature se trouve donc unifiée et divisée sans limite. Les deux thèses

sont vraies, celle de l’unité comme celle de la multiplicité, mais chacune seulement de

façon relative, sous certaines conditions. Tout dépend si on se place du point de vue de

l’universel ou du particulier, si on regarde avec les yeux de l’esprit ou avec les yeux du

corps. Vue avec les yeux de l’esprit, la matière est force. Avec les yeux du corps, la force

est matière. La matière abstraite est force, la force concrète est matière. Les corps

matériels sont objets manuels, objets de la pratique. Les forces sont objets pour la

connaissance, pour la science.

La science ne se limite pas au prétendu monde de la science. Elle va au-delà de

toutes les catégories particulières ; elle appartient à la vie dans toute son extension. Elle

appartient à l’homme pensant en général. Il en va de même pour la séparation de la force

et de la matière. Seule la passion la plus bornée peut lui échapper pratiquement. L’avare

qui entasse l’argent sans améliorer son train de vie, oublie que la valeur de l’argent réside

dans sa force distincte de sa matière. Il oublie que ce qui rend rationnel le goût de sa

possession, ce n’est pas la richesse en elle-même, ce n’est pas la vile matière de l’argent,

c’est sa valeur spirituelle, sa capacité inhérente de nous procurer des moyens d’existence.

Toute pratique scientifique, c’est-à-dire toute activité qui s’exerce avec la prévisibilité du

succès sur des objets passés au crible, atteste que la séparation de la force et de la matière,

même si elle est un produit de la pensée, donc un être de raison, n’est pourtant pas une

chimère, une hypothèse, mais une idée tout à fait essentielle. Quand un cultivateur met de

l’engrais dans son champ, il s’occupe simplement de la force de l’engrais, peu importe la

matière dont il est constitué, fumier, poudre d’os ou guano. Quand on pèse un colis de

marchandises, ce n’est pas le fer, le cuivre ou la pierre qui sont manipulés par kilos, mais

la force de la pesanteur.

Assurément, il n’y a pas de force sans matière, pas de matière sans force. Des corps

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matériels sans force, des forces privées de matière sont des absurdités. Lorsque des

physiciens idéalistes croient à l’existence immatérielle de forces qui hantent la matière

pour ainsi dire, que nous ne pouvons pas voir, percevoir par nos sens, mais auxquelles

pourtant nous devons croire, là précisément, ils cessent d’être des physiciens ; ils font de

la spéculation, c’est-à-dire sont des visionnaires. Mais, par ailleurs, il y a autant de

légèreté dans la formule du matérialiste qui appelle hypothèse la distinction intellectuelle

entre la matière et la force.

Pour que cette distinction soit appréciée à sa juste valeur, que notre conscience ne

volatilise plus la force à la manière spiritualiste, ne la récuse plus à la façon des

matérialistes, mais la conçoive scientifiquement, il nous faut seulement comprendre dans

sa généralité ou en soi notre faculté de distinguer, c’est-à-dire la connaître sous sa forme

abstraite. Notre intellect ne peut pas opérer sans une matière sensible. Pour que nous

puissions distinguer la force de la matière, il faut que ces dernières nous soient données

par la sensibilité, dans l’expérience. C’est sur la base de l’expérience que nous disons de

la matière qu’elle est douée de force et de la force qu’elle est matérielle. L’objet sensible

qu’il faut concevoir est donc une matière-force ; or comme tous les objets dans leur réalité

physique sont des matières-forces, la distinction que notre faculté de discerner établit ici

s’identifie à la méthode générale du travail intellectuel, au passage du particulier à

l’universel. La différenciation entre la matière et la force s’inscrit dans la distinction

universelle entre le concret et l’abstrait. Contester la valeur de cette différenciation revient

donc à méconnaître la valeur de toute distinction, de l’intellect en général.

Si nous désignons les phénomènes sensibles comme étant les forces de la matière

universelle, cette matière unique n’est rien de plus que l’universalité abstraite. Si, dans la

notion de sensibilité, nous comprenons les différentes matières, l’universel qui englobe,

domine ou pénètre la diversité, devient la force qui nous livre le particulier. Qu’on

l’appelle force ou matière, ce que la science cherche à l’aide non des mains mais du

cerveau, à savoir l’élément non sensible, essentiel, causal, idéal, hautement spirituel, c’est

l’universalité qui embrasse le particulier.

69

5. « La raison pratique » ou la morale

a. La sagesse, la rationalité

Comprendre la méthode de la connaissance, comprendre l’esprit a pour but de

résoudre tous les problèmes de la religion et de la philosophie, d’élucider à fond les

grandes énigmes de portée générale et, par là, de rendre intégralement sa fonction à la

recherche : c’est-à-dire la connaissance des relations empiriques particulières. Si nous

acceptons comme une loi que la raison a besoin d’une matière sensible, d’une cause,

comme condition de son activité, le problème de la cause première ou universelle devient

superflu. C’est dans la raison humaine que l’on reconnaît alors la cause première et

dernière, la cause finale de toutes les causes particulières. Si nous acceptons comme une

loi que la raison, pour son activité, a un besoin indispensable d’un donné, d’un

commencement, d’une base de départ, le problème du premier commencement devient

alors sans intérêt. Si nous savons, en outre, que la raison tire des unités abstraites de la

diversité concrète, qu’elle construit la vérité avec des phénomènes, la substance avec des

accidents, qu’elle ne voit dans chaque chose que la partie d’un tout, l’individu d’un genre,

la propriété d’un être, alors le problème de la « chose en soi », d’une réalité autonome

résidant au coeur des phénomènes, n’est, plus rien d’autre qu’une question fastidieuse.

Bref, quand nous avons compris que la raison n’est pas indépendante, tout désir d’une

connaissance autonome apparaît comme irrationnel.

Bien que désormais, les grandes affaires de la métaphysique, la cause de toutes les

causes, le commencement des commencements, l’essence des choses, préoccupent fort

peu la science contemporaine, et que les besoins du présent aient pris nettement le pas sur

la spéculation, cette élimination pratique ne suffit pas encore à en liquider les

conséquences. Tant qu’on n’aura pas compris comme une loi théorique que la raison, dans

toute sa pratique, a besoin d’un objet sensible donné, on ne parviendra pas à se passer de

la pensée sans objet, de cette incongruité que représente la philosophie spéculative, avec

son désir d’engendrer des connaissances sans le contact d’un donné sensible. Nos

physiciens nous en donnent un exemple frappant, sitôt qu’ils délaissent leurs matières

tangibles pour des sujets abstraits. Les controverses sur la sagesse, sur la moralité, les

disputes concernant le bien, le mal, ce qui est juste, ce qui est sage, tout cela montre que

nous sommes ici à la frontière de l’unanimité scientifique. Dans la vie sociale, la vie de

chaque jour, l’homme de science le plus soucieux d’exactitude laisse de côté la méthode

inductive pour s’égarer dans la spéculation philosophique. De même que, dans sa

spécialité, il adhère à des vérités physiques non sensibles, ici il va croire à la sagesse, à la

raison « en soi », au bien et au mal « en soi », à des conditions de vie absolues, c’est-àdire

à des conditions inconditionnées. Il y a lieu de mettre en application sur ce point le

70

résultat acquis, à savoir la critique de la raison pure.

Nous avons défini la conscience, l’être de la connaissance, l’activité intellectuelle

(dans leur forme générale) comme le passage du particulier à l’universel ; il est équivalent

de dire que la raison déploie ses connaissances à partir de contraires. Parmi des

phénomènes de dimensions diverses, de différentes durées, nous avons à connaître

l’apparence au sein de l’être, l’être au sein de l’apparence ; parmi des besoins d’urgence

variable, il nous faut distinguer celui qui est essentiel, nécessaire par le biais du moins

urgent et, inversement, celui qui est accessoire à l’aide du nécessaire ; mesurer (messen),

au milieu de grandeurs différentes, la plus grande à la plus petite et vice versa, bref,

comparer entre eux les contraires dans la nature et les concilier en les accommodant, tel

est le rôle essentiel de l’esprit. Le langage courant emploie souvent, instinctivement,

estimer (ermessen) pour penser. Mesurer requiert une norme déterminée. Il nous est

impossible de connaître des objets qui soient grands ou petits « en soi », durs ou mous «

en soi », clairs ou troubles « en soi » ; ces prédicats ne sont que des rapports, ils supposent

nécessairement une norme ; la raison a besoin d’une norme pour la détermination du

rationnel.

Quand nous trouvons irrationnelles des conduites, des institutions, des idées ou des

maximes d’autres époques, d’autres peuples ou d’autres personnes, cela tient simplement

à l’application d’une norme faussée, parce que nous faisons abstraction de la situation, des

conditions par lesquelles la rationalité des autres diffère de la nôtre. Lorsque les hommes

divergent par leurs connaissances, par leurs appréciations intellectuelles, il y a entre eux le

même rapport qu’entre le thermomètre de Réaumur et celui de Celsius, dont l’un marque

le point d’ébullition à 80 tandis que l’autre le désigne par 100. Un résultat différent a pour

cause une norme différente. Dans le domaine qu’on appelle moral, nous ne rencontrons

pas cette unanimité scientifique qui nous plaît tant dans les matières physiques, car il y

manque la norme commune sur laquelle les sciences de la nature sont depuis longtemps

tombées d’accord. On veut connaître le raisonnable, le bien, le juste, etc., sans l’aide de

l’expérience, sans recourir aux données empiriques, de façon purement spéculative. La

spéculation cherche la cause de toutes les causes, la cause sans mesure ; le bien, le

raisonnable sans mesure, etc. Le principe de la spéculation est l’absence de mesure, la

confusion sans bornes, c’est-à-dire que le désaccord est sa pratique. Si les adeptes de

n’importe quelle religion effective sont unanimes quand il s’agit de leur morale, ils le

doivent à la norme toute prête que les dogmes, doctrines et prescriptions fournissent à leur

raison. D’un autre côté, si nous voulons tirer notre savoir de la raison pure, le caractère

impur, c’est-à-dire individuel, de nos connaissances prouve que la raison est indépendante

d’une norme quelle qu’elle soit.

La mesure de la vérité ou de la connaissance en général est la sensibilité. La

mesure des vérités scientifiques réside dans les phénomènes du monde extérieur, la

mesure de la vérité morale est l’être humain avec tous ses besoins. La façon dont l’homme

71

se conduit lui est dictée par ses besoins. La soif enseigne à boire, la misère à prier. Le

besoin est méridional dans le Sud, nordique dans le Nord, il dépasse le temps et l’espace,

les individus et les peuples, il signifie la chasse pour le sauvage, et, pour le gourmand, la

ripaille. Les besoins humains donnent à la raison la mesure qui lui permet d’évaluer le

bien, le mal, le juste, le raisonnable, etc. Ce qui répond à notre besoin est bien, ce qui le

contredit est mal. Ce que l’homme ressent dans sa chair, tel est l’objet de la détermination

morale, de « la raison pratique ». La variété contradictoire des déterminations morales

repose sur la variété contradictoire des besoins humains. Sous la féodalité, les bourgeois

des corporations prospéraient dans une concurrence limitée ; de nos jours, les chevaliers

de l’industrie prospèrent dans la libre concurrence ; dans les deux cas, les intérêts

s’opposent ; c’est pourquoi les idées s’opposent également et l’un peut légitimement

trouver raisonnable une institution qui paraîtra irrationnelle à l’autre. Lorsqu’un individu

cherche à déterminer le rationnel à partir de sa seule raison, il ne peut faire autrement que

de prendre sa personne pour mesure de l’humanité entière. Quand on attribue à la raison la

faculté de posséder en elle-même la source de la vérité morale, on tombe dans l’erreur

spéculative qui consiste à vouloir produire des connaissances sans objet, sans la

sensibilité. De la même erreur procède la conception qui impose à l’homme l’autorité de

la raison, qui réclame de lui qu’il se soumette aux exigences de cette dernière. Cette

conception fait de l’homme un attribut de la raison, alors qu’en réalité, c’est l’inverse : la

raison n’est qu’un attribut de l’homme.

L’homme dépend-il de la raison ou la raison de l’homme ? C’est la même question

que de savoir si le citoyen existe pour l’Etat ou l’Etat pour le citoyen. En dernière

instance, c’est le citoyen qui a la primauté, l’Etat se modifie selon ses besoins. Mais une

fois que les intérêts dominants les plus hauts placés se sont saisis de l’autorité de l’Etat, le

citoyen, il est vrai, devient alors dépendant de l’Etat. Cela signifie, en d’autres termes,

que, dans les choses secondaires, l’homme obéit à l’essentiel. Il sacrifie ce qui est petit,

particulier, moins important au profit de ce qui est grand, universel, total; il fait passer son

goût du luxe après ses besoins essentiels, indispensables. Ce n’est pas la raison en général,

mais la raison propre à un corps débile ou à une bourse réduite qui nous apprend à

renoncer aux joies de l’intempérance en faveur du bien commun. Les besoins charnels

sont la matière avec laquelle la raison confectionne les vérités morales. Séparer, parmi des

besoins issus des sens, qui diffèrent par leur urgence et leur valeur, celui qui est essentiel,

véritable, de celui qui est purement individuel, c’est-à-dire extraire l’élément général,

telle est la tâche de la raison. La distinction entre ce qui n’est rationnel qu’en apparence

et ce qui l’est vraiment se ramène à la distinction entre le particulier et le général.

Nous nous souvenons que, pour être, pour s’exercer, pour pouvoir connaître en

général, la raison suppose la sensibilité, requiert un objet donné qui puisse être connu.

L’être est la condition ou le présupposé de la connaissance en général. De même que le

rôle de la physique est de connaître le vrai, la tâche de la sagesse est la connaissance de la

rationalité. D’une manière générale, la raison se doit de connaître ce qui est : dans le

72

domaine de la physique, ce qui est vrai, dans le domaine de la sagesse, ce qui est

rationnel. On peut traduire vrai par général ; de même, on peut traduire rationnel par

adéquat, de sorte que ce qui est vraiment rationnel désigne aussi bien ce qui est

généralement adéquat. Nous avons vu précédemment qu’un phénomène sensible n’est pas

vrai « en soi », mais de façon simplement relative ; on ne l’appelle vrai ou général que par

rapport à d’autres phénomènes dont la généralité est plus restreinte. Dans la vie

également, le comportement d’un homme ne saurait être rationnel ou adéquat « en soi » ;

on ne peut le nommer adéquat que par rapport à un autre comportement qui tendrait au

même but avec des moyens moins adéquats, c’est-à-dire inadéquats. Le vrai, l’universel

requiert la relation à un objet particulier, à une quantité de phénomènes donnée, donc des

limites déterminées, à l’intérieur desquelles il est vrai ou universel ; de la même façon, le

rationnel ou l’adéquat présuppose des conditions données à l’intérieur desquelles il peut

être rationnel ou adéquat. Le mot s’explique de lui-même : le but (der Zweck) est la

mesure (das Mass) de l’adéquat (Zweckmässige). Ce qui est adéquat ne peut se déterminer

que sur la base d’une fin déterminée. Cette fin étant donnée, on appelle rationnelle la

conduite qui la réalise de la façon la meilleure, la plus complète, la plus générale ; et, par

comparaison, toute autre conduite moins bien adaptée devient irrationnelle.

En vertu de la loi découverte par l’analyse de la raison pure et selon laquelle toute

connaissance, toute pensée se rapportent à un objet, à une quantité sensibles, il est clair

que tout ce que notre entendement distingue est un quantum et que, par conséquent, toutes

les distinctions sont seulement quantitatives et graduelles et non pas absolues et

essentielles. La distinction entre le rationnel et l’irrationnel, c’est-à-dire entre le rationnel

momentané ou individuel et le rationnel absolu est, elle aussi, purement quantitative ; il en

résulte que toute irrationalité est rationnelle conditionnellement et que seul est irrationnel

le rationnel inconditionné.

Si nous avons compris que la connaissance en général nécessite un objet, une

mesure qui lui soient extérieurs, nous nous garderons bien de vouloir connaître le

rationnel sans mesure ou absolu. Ici comme partout, nous devrons nous contenter de

rechercher le rationnel au sein du particulier. Le résultat de la connaissance, sa précision,

son exactitude, sa certitude et l’unanimité qu’elle entraîne, tout cela dépend de la

précision avec laquelle sa tâche est formulée, de l’exactitude avec laquelle est délimité le

quantum sensible qu’il s’agit de connaître. Si l’époque, l’individu, la classe, le peuple

nous sont donnés ainsi que le besoin essentiel, le but général et dominant, dans ce cas, le

rationnel ou ce qui est conforme au but ne peut plus être problématique. Certes, nous

pouvons connaître la rationalité humaine dans toute sa généralité, mais à condition que

nous prenions pour norme l’humanité en général et non une fraction particulière de

l’humanité. La science est capable de connaître non seulement la structure corporelle d’un

individu particulier, mais encore le type général du corps humain, à la condition cependant

de soumettre à notre entendement des données non pas individuelles mais générales. La

science de la nature divise l’humanité entière en quatre ou cinq races, en établit pour ainsi

73

dire la loi physiognomonique ; mais, lorsqu’elle rencontre ensuite des individus ou des

ethnies que leurs particularités peu courantes ne permettent de ranger dans aucune

catégorie, l’existence de telles exceptions ne constitue pas une entorse à l’ordre universel

de la nature ; elle prouve simplement que notre classification scientifique est défectueuse.

En revanche, quand les idées dominantes désignent globalement une conduite comme

rationnelle ou irrationnelle, se heurtant ensuite à des contradictions dans la vie réelle, on a

l’illusion de pouvoir s’épargner le travail de la connaissance en déniant à l’adversaire le

droit de cité dans l’ordre universel de la morale. Le fait qu’il existe des instances

contradictoires devrait convaincre de la valeur limitée des règles morales ; au lieu de cela,

on leur fournit une absoluité à bon marché, en refusant d’apercevoir leurs contradictions.

Il s’agit là d’un refus dogmatique, d’une pratique négative, qui ignore un objet comme

étant importun ; ce n’est pas un savoir positif, une connaissance compréhensive, lesquels

s’authentifient précisément par la solution des contradictions.

Si, à présent, notre tâche nous impose de déterminer absolument le rationnelhumain,

il n’y a pour mériter ce prédicat que les comportements gui sont appropriés sans

exception à tous les hommes, à toutes les époques et dans toutes les situations, par

conséquent des généralités indéterminées, sans contradiction et par là même

insignifiantes. L’idée que le tout est plus grand que la partie en physique, l’idée que le

bien est préférable au mal en morale, sont des connaissances de cette espèce, générales,

donc sans signification et sans contenu pratique. L’objet de la raison est le général, mais

ce qui est général dans un objet particulier. Dans sa pratique, la raison a affaire avec

l’individuel, le particulier, avec des connaissances précises et détaillées, bref tout le

contraire du général. Connaître en physique ce que sont le tout et la partie suppose des

phénomènes ou des objets donnés. Pour déterminer, dans le domaine moral, ce que sont le

mal et le bien, qui lui est préférable, il faut une certaine quantité de besoins humains

donnés, définis, particuliers. La raison universelle avec toutes ses vérités éternelles n’est

qu’une chimère issue de l’ignorance et qui enferme l’individualité dans un douloureux

carcan. La raison réelle, véritable est individuelle ; elle ne peut engendrer que des

connaissances individuelles ; et celles-ci ne sont générales que dans la mesure où elles ont

pour base une matière générale. Seul ce que toute raison reconnaît est universellement

rationnel. Si on appelle rationnelle la raison d’une époque, d’une classe, d’un individu,

alors que les usages contraires sont reconnus ailleurs, si le noble russe considère le

servage comme une institution rationnelle, tandis que, pour le bourgeois anglais, c’est la

liberté du travailleur, aucune des deux institutions pourtant n’est rationnelle absolument,

mais chacune d’elles ne l’est que relativement, dans la sphère plus ou moins limitée qui

est la sienne.

Le fait que l’excellence de notre raison ne soit pas contredite ici, pourrait être une

garantie superflue. Notre raison n’est pas capable de découvrir, de manière absolue et

autonome, les objets de la recherche spéculative ni ceux du monde moral, le vrai, le beau,

le bien, le mal, le rationnel, etc. ; mais elle sait fort bien, à l’aide des conditions sensibles

74

données, et de façon simplement relative, distinguer entre le général et le particulier, l’être

et l’apparence, le goût du luxe et les besoins indispensables. Même si nous rejetons la

croyance dans le rationnel en soi et que pour nous, par conséquent, il n’existe pas de

voisins absolument pacifiques, nous pouvons cependant traiter la guerre de fléau

détestable en fonction des intérêts pacifiques de notre époque ou de notre bourgeoisie.

Nous ne saurons trouver la vérité dans le temps et l’espace que si nous interrompons la

vaine randonnée à la découverte du vrai en général. C’est précisément la conscience de la

valeur purement relative de nos connaissances qui est le plus puissant moteur du progrès.

Ceux qui croient à la vérité absolue ont dans l’esprit l’éternel schéma de la dignité de

l’homme et de la rationalité de ses institutions. C’est pourquoi ils s’insurgent contre toutes

formes historiques et humaines qui n’entrent pas dans leur norme et que la réalité met au

jour sans tenir compte des idées qu’ils ont dans leur tête. La vérité absolue est le sol

primitif de l’intolérance. Inversement, la tolérance a pour origine la conscience de la

validité restreinte des « vérités éternelles ». Comprendre la raison pure, c’est-à-dire

apercevoir l’état de dépendance générale de l’esprit, tel est le véritable chemin qui conduit

à la raison pratique.

b. Le bien moral

Par sa nature, notre tâche se limite à prouver que la raison pure est une absurdité,

que la raison est seulement le condensé des actes de connaissance individuels qui

embrasse des connaissances prétendument pures, c’est-à-dire particulières. Nous avons

examiné la philosophie, la science stérile des connaissances pures ou absolues. Son but

nous semble présomptueux, dans la mesure où l’évolution de la philosophie représente

une longue suite de désillusions, dans lesquelles les systèmes inconditionnés ou absolus

apparaissent comme liés aux conditions de l’espace et du temps. Nos explications ont

montré l’importance relative des vérités éternelles. Nous avons vu que la raison est

dépendante de la sensibilité ; nous avons appris que des limites déterminées sont la

condition nécessaire de la vérité en général. Nous avons, vu, spécialement en rapport avec

la sagesse de la vie, que les connaissances acquises à propos de la faculté « pure » de

connaître se trouvent confirmées dans le domaine pratique par la dépendance de la sagesse

ou de la rationalité à l’égard des conditions sensibles données. Si nous appliquons encore

cette théorie à la morale au sens strict du mot, l’emploi de la méthode scientifique doit

nous faire atteindre à l’unanimité propre à la science, même en ce domaine où le bien et le

mal sont objets de controverses.

La morale païenne est différente de la morale chrétienne. La morale féodale se

distingue de la morale bourgeoise contemporaine comme le courage de la solvabilité.

Bref, le fait que les différentes époques et les différents peuples possèdent des morales

différentes ne demande pas à être expliqué « en détail 10 ». Il importe de considérer ces

10 En français dans le texte. (N.D.T.).

75

variations comme nécessaires, comme une qualité de l’espèce humaine, le produit de

l’évolution historique ; on abandonnera ainsi la croyance à la « vérité éternelle », que la

classe dominante confond régulièrement avec les prescriptions qui lui sont utiles ; on la

remplacera par l’idée avérée que le bien en général est un pur concept, que nous tirons des

différents biens particuliers à l’aide de notre faculté de penser. Le bien en général ne

signifie rien de plus ni rien de moins que n’importe quel autre nom générique, comme par

exemple la tête. Chaque tête réelle est une chose à part ; elle est soit la tête d’un homme,

soit celle d’un animal, elle est large ou allongée, grosse ou maigre, c’est-à-dire qu’elle a

un caractère personnel ou individuel. Mais chaque tête singulière possède aussi des

propriétés générales, propriétés qui appartiennent à toutes les têtes sans exception, comme

par exemple d’être placée à l’extrémité supérieure du corps. Certes, la tête comporte

autant d’éléments généraux que particuliers, autant d’éléments communs qu’individuels.

La faculté de penser extrait l’élément général des têtes particulières, réelles, et se forge

ainsi le concept de la tête, à savoir la tête en général. De même que la tête en général est

l’élément commun à toutes les têtes existantes, de même le bien en général est l’élément

commun à tous les biens. L’un et l’autre sont des concepts et non des choses.

Tout bien réel est une chose particulière, n’est un bien que dans certaines

circonstances, à certaines époques, à l’usage de tel ou tel peuple. Le précepte « tu ne dois

pas tuer » est un bien en temps de paix, un tort en temps de guerre ; c’est un bien pour la

plupart des gens de notre société qui savent que les caprices de la passion sont sacrifiés à

leur besoin dominant ; mais ce n’est pas un bien pour le sauvage qui n’est pas encore

arrivé au point d’apprécier une vie sociable et pacifique et qui, par suite, ressent le bien en

question comme une limitation injuste de sa liberté. Par rapport à l’amour de la vie, le

meurtre est une horrible infamie ; pour la vengeance, c’est un réconfort délectable. Ainsi

le vol est un bien pour le voleur, un mal pour le volé. On ne peut parler ici d’un mal que

dans un sens relatif. Cette conduite n’est un mal général que dans la mesure où elle est

détestée par tous. Elle est un mal pour la grande majorité, parce que notre génération

s’intéresse plus aux affaires et au commerce bourgeois qu’aux entreprises militaires.

Si une loi, une doctrine, une conduite prétendaient être bonnes en général,

absolument, elles devraient correspondre au bien de tous les hommes, en toutes

circonstances et à toutes les époques. Mais ce bien varie précisément avec les hommes,

leurs conditions de vie, leur époque. Ce qui est bon pour moi est mauvais pour un autre ;

ce qui fait plaisir généralement peut, exceptionnellement, faire de la peine ; ce qui est utile

à une époque est néfaste à une autre. La loi qui aurait la prétention d’être bonne en général

ne devrait jamais entrer en contradiction avec personne. Aucune morale, aucun devoir,

aucun impératif catégorique, aucune idée du bien n’a le pouvoir d’enseigner à l’homme ce

qui est bien, mal, juste, injuste. Est bien ce qui correspond à notre besoin, est mal ce qui

s’y oppose. Mais qu’est-ce qui est bien universellement ? Tout et rien ! Ni le bâton droit ni

le bâton brisé. Rien n’est bon et tout est bon, quand j’ai besoin qu’il le soit. Et nous avons

besoin de tout, nous trouvons en chaque chose un bon côté. Nous ne sommes pas limités à

76

ceci ou à cela. Nous sommes illimités, universels dans nos besoins. C’est pourquoi nos

intérêts sont innombrables, indéfinissables ; c’est pourquoi toute loi est insuffisante, car

elle n’a jamais en vue qu’un bien particulier, un intérêt précis ; c’est pourquoi enfin aucun

bien n’est bien, ou alors tous le sont : tu dois tuer et tu ne dois pas tuer.

Comme pour la vérité et l’erreur, la raison et la déraison, la différence entre les

besoins bons et mauvais, justes et injustes, trouve sa solution dans la distinction entre le

particulier et le général. La raison est aussi peu capable de découvrir en elle-même un bien

déterminé, des maximes morales absolues, que toute autre vérité spéculative. Elle ne peut

penser l’universel et le particulier selon la quantité, l’essentiel et l’accessoire selon le

degré que si une matière sensible lui est donnée. La connaissance du bien ou de la

moralité, comme toute connaissance, cherche la généralité. Mais la généralité n’est

possible qu’à l’intérieur de limites définies, en tant qu’élément général d’un objet

sensible, donné, particulier. Quand on fait de n’importe quelle maxime, de n’importe

quelle loi ou de n’importe quel bien un bien « en soi » ou universel, c’est qu’on oublie

cette limitation nécessaire. Le bien en général est d’abord un concept vide, qui n’acquiert

un certain contenu que s’il est saisi comme étant le bien de l’homme en général. La

morale, la détermination du bien ont cependant un but pratique. Si nous donnons pour le

bien moral ce qui est bien pour tous les hommes en général et sans contradiction, nous

manquons nécessairement le but pratique. Une action ou une conduite valables

universellement, c’est-à-dire en tout lieu, se recommandent elles-mêmes, n’ont besoin

d’aucune prescription de la loi. Seule une loi déterminée, adaptée à certains individus,

classes ou peuples, à certaines époques ou circonstances, a une valeur pratique ; et cette

valeur est d’autant plus pratique que la loi est plus limitée, plus déterminée, plus précise et

moins générale.

La valeur ou le besoin le plus général, le plus largement reconnu, n’est pas, du

point de vue de la qualité, meilleure, plus valable, plus juste que la plus petite valeur d’un

instant, que le besoin momentané d’un individu. Même si nous savons que le soleil a pour

dimensions des centaines et des milliers de kilomètres, nous sommes libres de le voir

grand comme une assiette. Même si, d’une manière théorique et générale, nous

reconnaissons comme bon et sacré un précepte de la morale, nous sommes libres, dans la

pratique, de le rejeter comme mauvais et sans valeur, individuellement, à certains

moments et en certains endroits. Le bien même le plus universel, le plus sacré, le plus

sublime n’est valable qu’à l’intérieur de limites déterminées et dans certaines limites

également le pire des maux est un bien légitime. Certes, subsiste la distinction éternelle

entre les intérêts véritables et illusoires, entre la passion11 et la raison12, entre les besoins et

tendances essentiels, dominants, généraux, estimables et les désirs contingents,

accessoires, particuliers. Mais cette distinction ne justifie pas une division en deux

mondes, un monde du bien et un autre du mal. Cette distinction n’est pas positive,

11 En français dans le texte. (N.D.T.).

12 Ibid.

77

absolue, universelle, définitive, elle n’a qu’une valeur relative. Comme la distinction entre

le beau et le laid, elle dépend de la personnalité de celui qui l’établit. Ce qui est un besoin

véritable et nécessaire pour l’un n’est pour l’autre qu’une inclination secondaire,

accessoire, condamnable.

La morale est la quintessence des différentes lois morales contradictoires qui ont

pour but commun de régler la conduite de l’homme envers lui-même et autrui, en sorte

que soient pris en considération au sein du présent le futur, en chaque chose l’altérité, à

côté de l’individu l’espèce. L’homme isolé est démuni, limité ; il ne peut se suffire à luimême.

Il a besoin des autres, de la société, comme complément et doit donc, pour vivre,

laisser vivre. Les considérations, qui résultent de cet état d’indigence réciproque,

constituent ce que l’on désigne du nom de morale.

L’impossibilité, pour l’individu, de se suffire à lui-même, son besoin de

compagnons est la raison ou la cause des égards que l’on a pour son prochain, c’est-à-dire

de la morale. Comme nécessairement le porteur de ce besoin, à savoir l’homme, est

toujours un individu, ce besoin est aussi nécessairement individuel, avec, simplement, une

intensité plus ou moins grande. Comme nécessairement le prochain est toujours différent,

les égards qui lui sont dus diffèrent aussi nécessairement. A l’homme concret appartient

une morale concrète. La moralité universelle est aussi abstraite et vide de contenu que

l’humanité universelle ; et aussi vaines et impraticables les lois qu’on cherche à déduire de

cette idée imprécise. L’homme est une individualité vivante qui a son bonheur et sa fin en

elle-même, le besoin entre elle et le monde, avec l’intérêt comme intermédiaire et qui ne

doit à aucune loi, sans exception, une obéissance qui dépasserait les limites de cet intérêt.

Le devoir et l’obligation morale d’un individu ne vont jamais au-delà de son intérêt. Mais

ce qui va au-delà de ce dernier, c’est la puissance matérielle de l’universel par rapport au

particulier.

Si nous assignons comme tâche à la raison de définir les biens moraux, nous

pouvons obtenir un résultat qui entraîne l’unanimité scientifique, à la condition de nous

entendre d’abord sur les individus ou les circonstances, bref sur les limites à l’intérieur

desquelles ce bien universel doit être déterminé ; il s’agit donc de chercher comme

conditions préalables, non des biens en soi, mais des biens déterminés, de définir notre

tâche avec précision. La mauvaise compréhension de cette tâche est à la source de la

détermination contradictoire de la morale, des solutions divergentes du problème.

Chercher le bien sans un certain quantum de données sensibles, sans l’aide d’une matière

délimitée est une opération qui relève de la spéculation, laquelle croit pouvoir étudier la

nature en général sans le secours des sens. Le désir d’obtenir une détermination positive

de la morale à partir des connaissances pures ou de la pure raison laisse apparaître la

croyance philosophique en des connaissances a priori.

Dans son histoire de l’Angleterre, Macaulay nous dit, parlant de la révolte contre le

règne anarchique et barbare de Jacques II : « Il est vrai que la frontière entre la rébellion

78

légitime et illégitime est impossible à déterminer avec précision. Cette impossibilité a sa

racine dans la nature de la distinction entre le bien et le mal et se retrouve dans toutes les

parties de l’éthique. On ne peut pas distinguer la conduite bonne de la mauvaise avec

autant d’exactitude que le cercle du carré. Il y a une frontière où la vertu et le vice se

recoupent. Qui pourrait faire la différence exacte entre le courage et la témérité, la

prudence et la lâcheté, la générosité et la dilapidation ? Qui serait capable de préciser

jusqu’où on peut aller dans l’indulgence envers le crime, à quel moment elle cesse de

mériter le nom d’indulgence pour devenir une faiblesse coupable? »

L’impossibilité de fixer exactement une telle limite n’est pas due, comme le pense

Macaulay, à la nature de la différence entre le bien et le mal ; elle tient bien plutôt au

préjugé qui porte à croire en un bien absolu, en des vices et des vertus réels ; elle tient à

l’incapacité de concevoir que le bon, le bien et le mal n’ont de valeur que dans la relation

avec le sujet qui juge, et non en tant qu’objets en soi. Aux yeux du prudent, le courage

n’est que de la témérité ; aux yeux du courageux, la prudence passe pour de la lâcheté.

Une révolte contre un gouvernement en place n’est un bien que pour les insurgés ; pour

ceux qui sont visés, c’est toujours un mal. Aucune conduite ne saurait être bonne ou

mauvaise en général et absolument.

Les mêmes qualités, chez l’homme, sont tantôt bonnes, tantôt mauvaises selon ses

besoins et leur emploi, selon le lieu et l’époque. Ici, ce sont les détours, la ruse et l’artifice

qui sont à l’honneur ; là, ce sont la loyauté, la droiture et la franchise. Ici, la voie du salut

est dans la douceur et la cordialité et là, dans l’austérité triste et inhumaine. C’est l’aspect

quantitatif, la dose plus ou moins grande de bonheur que procure telle ou telle qualité

humaine qui détermine la différence entre la vertu et le vice.

La raison ne peut distinguer le bien du mal, la vertu du vice que dans la mesure où

elle est capable d’apprécier quantitativement le bien contenu dans une qualité, un précepte

ou une conduite. Aucun impératif catégorique, aucun devoir moral ne fondent le bien

pratique réel ; au contraire, c’est l’éthique qui trouve son fondement dans ce qui est bien

au coeur de la réalité sensible. Pour la raison en général, la franchise n’est pas un trait de

caractère plus valable que la ruse. La franchise n’est préférable que dans la mesure où elle

apparaît meilleure que la ruse quantitativement, c’est-à-dire d’une manière plus fréquente,

plus générale. D’où il résulte qu’une science du bien ne peut servir de fil conducteur à la

pratique que si, par ailleurs, la pratique a été la condition préalable de cette science. La

science ne peut apporter d’enseignement à la pratique que si elle a d’abord reçu

l’enseignement de la pratique. La raison n’est pas à même de déterminer à l’avance le

comportement des hommes, car elle peut seulement faire l’expérience de la réalité, jamais

l’anticiper ; toute situation, tout être humain sont toujours nouveaux, originaux, inédits, et

les possibilités de la raison se limitent au jugement a posteriori.

Le bien en général ou le bien en soi est une idée creuse, un voeu spéculatif. Pour

atteindre à la généralité scientifique, le bien nécessite des conditions sensibles données,

79

sur la base desquelles le général puisse être déterminé. La science ne saurait,

dogmatiquement, nous fournir une garantie en nous disant : telle ou telle chose est bonne,

parce qu’elle est reconnue comme un bien. Pour former ses connaissances, la science a

besoin d’un fondement extérieur. Elle ne peut connaître le bien que dans la mesure où il

est un bien. L’être est la matière première, la condition préalable, le fondement de toute

science.

De ce qui vient d’être dit, il ressort que la morale demande à être étudiée, non

d’une manière spéculative ou philosophique, mais inductivement ou scientifiquement.

Nous ne pouvons pas désirer connaître un bien absolument général, mais seulement

relativement général ; la raison ne peut avoir d’autre tâche, dans le domaine moral, que de

déterminer des biens dans des conditions préalablement définies. Ainsi la croyance en un

monde moral universel se dilue dans la conscience de la liberté humaine. La connaissance

de la raison, du savoir ou de la science englobe la connaissance de la validité restreinte de

toutes les maximes morales.

L’homme a placé sur l’autel de la croyance comme le bien le plus élevé ce qui lui

faisait l’effet d’être précieux, salutaire, divin. Pour les Egyptiens, c’était le chat et, pour le

Christ, la providence paternelle. Ainsi, comme, au début, les besoins de l’homme le

portaient à l’ordre et à la discipline, il s’enthousiasma pour les bienfaits de la loi, et l’idée

que cette dernière avait une noble origine s’implanta si fort en lui qu’il prit pour un

présent divin l’oeuvre détestable qu’il avait lui-même créée. L’invention de la souricière et

d’autres innovations bénéfiques firent tomber le chat de son piédestal. Quand l’homme

devient son propre maître, qu’il trouve en lui-même aide et protection, quand il prévoit par

ses propres moyens, toute autre providence devient inutile ; une fois devenu majeur, toute

tutelle lui semble insupportable. L’être humain est un être jaloux ! Il subordonne tout,

indifféremment, à ses intérêts : Dieu et la loi ! Des préceptes ont beau s’être acquis, grâce

aux services rendus, une autorité aussi ancienne et considérable, la prescription divine se

trouve rabaissée au statut humain, le bien passé devient un mal présent, du fait des besoins

nouveaux qui entrent en contradiction avec eux. Les Hébreux avaient vénéré et sanctifié la

crainte du châtiment exemplaire : oeil pour oeil, dent pour dent, comme la divinité tutélaire

de la moralité ; avec une grande légèreté, le Christ rejeta le respect de cette loi. Il avait

reçu du ciel l’esprit de conciliation ; il apporta en Terre Sainte la tolérance qui en

découlait et plaça sur l’autel déserté l’exigence pacifique de tendre la joue gauche quand

la droite est rassasiée de coups. Mais, à notre époque très chrétienne par le nom, mais très

anti-chrétienne dans les faits, cette tolérance vénérée est depuis longtemps exclue de la

pratique.

De même que toute foi a son dieu à part, chaque époque a son bien particulier.

C’est dans cette mesure que la religion et la morale maintiennent en ordre la vénération de

leurs valeurs sacrées ; mais l’arrogance s’empare de leurs adeptes, car ces derniers

s’accordent plus d’importance qu’ils n’en ont ; ils voudraient imposer en toutes

80

circonstances comme quelque chose d’insurpassable, d’absolu et d’éternel, ce qui n’est

bon et divin que temporairement et dans certaines conditions ; avec le remède qui

convient à leur maladie individuelle, ils se livrent au charlatanisme d’une médecine

universelle ; dans leur présomption, ils en ont oublié l’origine. Primitivement, c’est un

besoin individuel qui dicte la loi et ensuite, l’homme, avec tous ses besoins, est obligé de

suivre cette règle, de marcher sur cette corde ténue. A l’origine, ce qui est réellement bon

est le bien ; ensuite, il faut seulement que le bien de la loi devienne réellement bon. Voilà

qui est intolérable pour la loi établie : il ne lui suffit pas d’être valable pour telle époque,

tel pays ou tel peuple, telle classe ou telle caste ; elle veut régner sur le monde entier, être

le bien universel, comme une pilule qui prétendrait être une panacée, bonne à la fois

comme laxatif et astringent. Ruiner cette prétention à tout s’annexer, arracher au coq les

plumes du paon, c’est le fait du progrès qui pousse l’homme à sortir des limites permises,

élargit son univers et rend à ses désirs étouffés la liberté dont ils étaient privés.

L’émigration de Palestine vers l’Europe, où, bien qu’interdite, la consommation de la

viande de porc n’a plus pour suites fâcheuses la gale et la teigne, affranchit notre liberté

naturelle d’une restriction maintenant sans objet, même si elle avait autrefois un caractère

divin. Mais le progrès ne destitue pas un dieu ou une valeur morale pour les remplacer par

d’autres : ce serait un simple échange, non un gain. L’évolution, pourtant, n’expulse pas

hors des frontières les valeurs sacrées traditionnelles ; elle se borne à les chasser du terrain

de l’universel qu’elles avaient usurpé pour les remettre dans leur enclos particulier. Elle

retire l’enfant avant de jeter l’eau du bain. Ce n’est pas parce que le chat a perdu tout

caractère sacré et a cessé d’être un dieu, qu’il cesse pour autant d’attraper les souris ; et

même quand la règle juive des ablutions périodiques eut disparu depuis longtemps, on

continua à donner à la propreté l’attention qu’elle méritait. La richesse de la civilisation

actuelle n’est due qu’à la gestion économique des biens acquis dans le passé. Le progrès

est aussi conservateur que révolutionnaire et trouve en chaque loi autant de mal que de

bien.

Ceux qui croient au devoir, il est vrai, sont sensibles à la différence entre bien

moral et bien légal ; mais c’est parce que leurs préjugés intéressés les empêchent de voir

que toute loi a commencé par être morale et que toute morale définie se rabaisse, au cours

du temps, au niveau de la simple loi. Leur intelligence ne se limite pas à leur propre

époque et à leur propre classe, elle s’étend à d’autres époques et à d’autres classes. Dans

les lois que l’on trouve en Laponie ou en Chine, on reconnaît les besoins des Lapons et

des Chinois. Mais les règles qui gouvernent la vie bourgeoise sont bien supérieures ! Nos

institutions et nos concepts moraux actuels sont ou bien des vérités éterelles de la nature et

de la raison, ou bien l’oracle permanent d’une pure conscience morale. Comme si le

barbare n’avait pas une raison barbare ! Comme si le Turc n’avait pas une conscience

turque, l’Hébreu une conscience hébraïque ! Comme si l’homme pouvait se régler sur la

conscience, alors que c’est, au contraire, la conscience qui se règle sur l’homme !

Celui qui limite la vocation de l’homme à l’amour et au service de Dieu pour

81

goûter, plus tard, la félicité éternelle, peut fort bien reconnaître, par un acte de foi,

l’autorité des préceptes traditionnels de sa morale et ensuite continuer sa route. En

revanche, celui qui a pour but le développement, l’éducation et le bonheur terrestre de

l’homme, ne trouve pas du tout futile de s’interroger sur les titres d’une telle supériorité.

La conscience de la liberté individuelle nous enlève seulement toute considération pour la

règle d’autrui, ce qu’exige la marche résolue du progrès ; elle nous libère de tout désir

d’un idéal illusoire, d’un monde meilleur en général et nous rend aux intérêts pratiques

déterminés propres à notre époque ou à notre personne. Mais, en même temps, elle nous

réconcilie avec le monde réel existant, que nous ne considérons plus, à présent, comme la

réalisation manquée de ce qui doit être, mais comme étant l’ordre de ce qui peut être. La

réalité a toujours raison. Ce qui existe doit être ainsi et ne peut être autrement avant de

devenir autre. Là où la réalité, la puissance existent par soi, le bien, c’est-à-dire

l’expression du bien, existe aussi par soi. La faiblesse n’a pas plus de droits à faire valoir

que la force autrefois, pour rendre à ses besoins la validité qu’on leur refusait.

L’intelligence de l’histoire nous fait voir non seulement le côté négatif, risible et périmé

des religions, des moeurs, des institutions et des idées du passé, mais aussi leur côté

positif, rationnel et nécessaire ; elle nous fait comprendre, par exemple, que la divinisation

des animaux est l’exaltation de leur utilité reconnue ; de la même façon, l’intelligence du

présent nous montre l’ordre des choses existant non seulement dans son insuffisance, mais

comme la conclusion rationnelle et nécessaire de prémisses antérieures.

c. Le sacré

La théorie achevée de la morale trouve son expression pratique dans le principe

bien connu : la fin justifie les moyens. Cette maxime à double sens pourrait nous être

reprochée en même temps qu’aux jésuites. Les défenseurs de la compagnie de Jésus

s’efforcent de présenter cette formule comme une calomnie malveillante. Nous ne voulons

pas prendre parti pour les uns ou les autres ; nous désirons simplement donner notre avis,

justifier la vérité et la rationalité de ce principe, essayer de le réhabiliter aux yeux de

l’opinion publique.

Pour aplanir l’aspect le plus général de la contradiction, il devrait suffire de

comprendre que moyens et fins sont des concepts tout à fait relatifs, que toute fin

particulière est un moyen et tout moyen une fin. On ne peut pas, positivement, distinguer

entre le grand et le petit, le bien et le mal, la vertu et le vice ; on ne peut pas davantage

établir une distinction positive entre la fin et le moyen. Considérée à part, comme une

totalité, chaque conduite est à elle-même sa propre fin et les différents moments, qui

divisent l’action la plus brève, constituent ses moyens. Chaque action particulière est un

moyen qui, en commun avec d’autres actions du même sujet, poursuit une fin générale. En

soi, les actions ne sont ni des moyens ni des fins. Rien n’est en soi ni pour soi. Tout être

est relatif. Les choses ne sont ce qu’elles sont que dans et par leurs relations. Ce sont les

82

circonstances qui modifient ce qui est. Dans la mesure ou elle est liée à d’autres actions,

chaque action est un moyen ; son but se trouve en dehors d’elle, il est commun à

l’ensemble ; mais si on la considère isolément, chaque action est elle-même un but qui

englobe ses propres moyens. Nous mangeons pour vivre ; mais, dans la mesure où nous

vivons pendant que nous mangeons, également nous vivons pour manger. Il y a le même

rapport entre la fin et ses moyens qu’entre la vie et ses fonctions. De même que la vie

n’est que la somme des fonctions vitales, de même la fin n’est que la somme de ses

moyens. Une fois de plus, la différence entre la fin et les moyens se réduit à la distinction

du particulier et du général. Et d’ailleurs toutes les différences abstraites se ramènent à

cette unique distinction. Car notre faculté d’abstraire ou de discerner ne consiste ellemême

que dans le pouvoir de distinguer le particulier du général. Mais cette distinction

présuppose une matière, un donné, un ensemble de phénomènes sensibles, bref quelque

chose sur quoi elle puisse s’exercer. Quand cet ensemble de phénomènes appartient au

domaine des activités et des conduites, en d’autres termes, quand l’objet consiste dans un

nombre défini d’actions différentes, nous désignons le général du nom de fin et du nom de

moyen toute partie grande ou petite de cet ensemble, toute activité particulière. Qu’une

action déterminée soit une fin ou un moyen dépend de la façon dont nous la considérons :

soit comme une totalité, par rapport aux moments qui la constituent, soit comme une

partie, par rapport au but commun qu’elle partage avec d’autres actions. Sur un plan

général, d’un point de vue qui embrasse globalement toutes les actions des hommes, qui

prend pour objet la totalité des conduites humaines, il n’existe qu’une fin unique : le

bonheur des hommes. Ce bonheur est la fin de toutes les fins, la fin en dernière instance ;

c’est la fin véritable, authentique, universelle, par rapport à laquelle toutes les autres fins

ne sont que des moyens.

A présent, notre affirmation que la fin justifie les moyens ne peut s’appliquer

inconditionnellement qu’à une fin elle-même inconditionnée. Or, toutes les fins

particulières sont limitées, conditionnelles. Seul le bonheur humain est une fin absolue,

inconditionnée ; une fin qui justifie tous les préceptes et toutes les actions, bref tous les

moyens, aussi longtemps qu’ils lui servent, mais qui les rejette, dès qu’ils sont en dehors

de sa route, qu’ils ne lui sont plus utiles. Le bonheur (das Heil) est, d’après le mot mais

aussi dans les faits, l’origine et le fondement du sacré (das Heilige). A ce propos, il ne faut

pas oublier que le bonheur en général, celui qui justifie tous les moyens, est une simple

abstraction, dont le contenu réel varie avec les époques, les peuples ou les individus à la

recherche de leur bonheur. Il ne faut pas oublier que la détermination du sacré ou du

salutaire requiert des conditions définies, que nulle action, nul moyen ne sont par euxmêmes

sacrés, mais qu’ils ne le deviennent qu’à travers un certain nombre de relations

déterminées. Ce n’est pas toute fin en général, mais la fin sacrée qui justifie les moyens.

Or, comme toute fin réelle, particulière, n’est que relativement sacrée, elle ne peut justifier

ses moyens que de façon relative.

L’opposition qui est menée contre cette maxime, que nous faisons nôtre, est moins

83

dirigée contre la maxime elle-même que contre sa mauvaise application. Si on se refuse à

reconnaître pleinement les fins soi-disant sacrées, si on ne leur permet que des moyens

limités, c’est qu’intérieurement, on a l’idée confuse que le caractère sacré de telles fins est

lui-même limité. Par ailleurs, en affirmant notre principe, nous voulons simplement dire

ceci : les différents moyens et fins que l’on appelle sacrés, ne sont pas tels, parce qu’une

quelconque autorité ou la sentence rendue par un écrit, une conscience, une raison ont

décidé de les appeler ainsi, mais uniquement dans la mesure où ils correspondent à la fin

commune de toutes les fins et de tous les moyens, c’est-à-dire au bonheur des hommes.

Notre théorie des fins ne veut absolument pas dire que nous devions sacrifier l’amour et

l’amitié à la valeur sacrée à laquelle nous croyons ; il ne faudrait pas davantage

qu’inversement nous sacrifiions notre croyance à l’amour et à l’amitié. Elle exprime

seulement le fait que, le but supérieur étant déterminé par des circonstances et conditions

sensibles, tous les moyens qui y contredisent deviennent mauvais et qu’inversement, par

rapport à un bonheur momentané ou individuel, tous les moyens, même généralement

mauvais, trouvent leur justification momentanée ou individuelle. Dans une société où la

fin salutaire consiste, en fait, à toujours vivre en paix, la guerre est un mauvais moyen. En

revanche, là où l’homme cherche son salut dans la guerre, l’incendie et le meurtre sont des

moyens sacrés. Autrement dit, pour déterminer définitivement le sacré, notre raison exige

comme présupposé que des conditions et des réalités sensibles lui soient données ; elle ne

peut pas définir le sacré en général, a priori et philosophiquement, mais uniquement en

particulier, a posteriori et empiriquement.

Voir dans le bonheur des hommes la fin de toutes les fins, ce qui justifie tous les

moyens, faire abstraction, en outre, de toutes les déterminations particulières, de toutes les

idées personnelles sur ce bonheur, tout en reconnaissant leur diversité réelle, cela signifie

aussi comprendre que les moyens, d’une façon générale, ne sont pas plus sacrés que la fin.

Aucun moyen, aucune action ne sont positivement sacrés ou salutaires. Selon les

circonstances et le point de vue que l’on prend, le même moyen est tantôt bon, tantôt

mauvais. Un acte n’est bon que si ses conséquences sont bonnes, que s’il a le bien pour

résultat ou pour but. Le mensonge et la tromperie ne sont mauvais que parce que leurs

conséquences nous apparaissent mauvaises, parce que nous ne voulons pas qu’on nous

mente ou qu’on nous trompe. Par contre, au service d’une fin sacrée, la manoeuvre basée

sur le mensonge et la tromperie s’appelle une ruse de guerre. Nous ne voulons pas

disputer avec ceux qui croient fermement que la chasteté est bonne parce que Dieu l’a

prescrite ; mais celui qui honore la vertu pour la vertu et craint le vice pour le vice, c’està-

dire pour leurs conséquences, celui-là admettra tout de suite qu’il sacrifie son désir de

viande au profit de la santé, autrement dit : que seule la fin justifie le moyen.

Pour la conception chrétienne, les commandements de cette religion sont bons

absolument, inconditionnellement, pour l’éternité, bons parce que la révélation du Christ

84

les appelle ainsi. Par exemple, elle ignore que la vertu chrétienne par excellence13, la

continence, n’a acquis sa valeur première que par opposition à l’opulence corrompue des

païens ; mais ce n’est plus une vertu en regard d’une jouissance rationnelle et réfléchie.

Pour cette conception, certains moyens sont bons, certains autres mauvais, mais sans

qu’elle tienne aucun compte de leur fin. C’est dans cette mesure qu’elle peut à bon droit

s’insurger contre la maxime dont il est question ici.

Le christianisme moderne, le monde actuel ont depuis longtemps rejeté cette

croyance, dans la pratique. Verbalement, ils désignent toujours l’âme comme étant faite à

l’image de Dieu et le corps comme une guenille infecte, mangée aux vers ; mais dans les

faits, on peut voir le manque de sérieux de cette phraséologie religieuse. Elle se soucie

peu de cette partie, la meilleure de l’homme, et réserve toutes ses pensées au corps tant

décrié. On emploie la science et la technique, des produits de tous les pays pour lui fournir

vêtements précieux, nourriture exquise, soins raffinés et lit douillet. Même si, comparée à

la vie éternelle, la vie terrestre est traitée avec mépris, la pratique est occupée à la

satisfaire inlassablement, pendant six jours de la semaine, tandis que le ciel reçoit à peine,

le dimanche, une petite heure d’attention inattentive. Avec la même inconséquence et la

même étourderie, le monde des soi-disant chrétiens s’attaque verbalement à la thèse que

nous soutenons, tandis qu’en réalité il justifie les moyens les plus décriés pour sa propre

sauvegarde et que même, à titre d’argument ad hominem, il tolère la prostitution avec les

deniers de l’Etat. Quand les assemblées de nos régimes représentatifs éliminent les

ennemis de l’ordre bourgeois par la loi martiale et la déportation, justifiant par le salut

public ce manquement à la maxime tant vantée : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne

voudrais pas qu’on te fasse », ou qu’elles font passer au nom du bonheur individuel leurs

lois sur le divorce, nous trouvons là la reconnaissance de fait du principe : la fin justifie

les moyens. Et même si les bourgeois accordent à l’Etat des droits qu’ils se refusent à euxmêmes,

ce ne sont jamais, dans l’esprit de nos adversaires, que leurs propres droits qu’ils

cèdent à leurs sujets.

Assurément, celui qui, dans la société bourgeoise, utilise la tromperie comme

moyen de s’enrichir, même si c’est dans un but charitable par ailleurs, ou qui, comme

Saint Crépin, vole du cuir pour faire des chaussures aux pauvres gens, celui-là ne justifie

pas ses moyens par sa fin, car pour lui la fin n’est pas sacrée, ou bien elle ne l’est que

nominalement, de manière très générale, mais non en particulier, non dans le cas

considéré ; en effet, la charité n’est une fin sacrée que de façon subordonnée ; elle ne peut

être qu’un moyen par rapport à sa fin principale, à savoir l’ordre bourgeois ; et quand elle

échappe à cette destination, elle perd, du même coup, le nom de bonne fin ; comme nous

l’avons dit, la fin, qui n’est elle-même juste que dans certaines conditions, ne peut justifier

ses moyens que sous ces mêmes conditions. La condition indispensable de toute bonne fin

est son caractère salutaire ; et ce dernier, qu’il soit recherché à la manière chrétienne ou

13 En français dans le texte. (N.D.T.).

85

païenne, féodale ou bourgeoise, exige à chaque fois que l’accessoire et le moins urgent

soient subordonnés à ce que l’on considère comme essentiel et nécessaire ; au contraire,

dans le cas envisagé, on sacrifierait la droiture et l’honnêteté bourgeoise plus estimées à la

charité qui est moins prisée. « La fin justifie les moyens » signifie, en d’autres termes,

qu’en morale comme en économie le capital investi doit rapporter un bénéfice. On peut

trouver que la conversion des incroyants est un but valable mais que la violence policière

est un mauvais moyen ; cela ne plaide pas contre la vérité de la maxime mais en montre

seulement une fausse application. Si le moyen n’est pas juste, c’est que la fin n’est pas

bonne, c’est que la conversion forcée n’a rien de salutaire mais que c’est, au contraire, une

idée de méchants et d’hypocrites ; il s’agit là d’une conversion qui ne mérite pas son nom,

ou encore la force est un moyen auquel ce nom ne convient pas ici. Une conversion forcée

est une chose aussi absurde qu’un morceau de fer en bois ; comment peut-on alors

combattre une vérité universellement reconnue dans les faits avec de telles stupidités, des

contorsions verbales aussi vides de sens, des sophismes et artifices dialectiques de ce

genre ? Même les procédés jésuitiques, la brigue et l’intrigue, la dague et le poison, ne

nous paraissent détestables que dans la mesure où le but des jésuites, par exemple,

l’extension, l’enrichissement et la glorification de l’Ordre, n’est qu’un but accessoire qui

peut faire l’objet de prédications innocentes, mais ne constitue pas une fin

inconditionnellement juste, une fin à atteindre à tout prix14 ; et nous ne saurions lui

concéder des moyens qui nous priveraient d’une fin essentielle, par exemple, de la

sécurité publique et personnelle. L’assassinat et le meurtre sont immoraux à nos yeux en

tant qu’actions individuelles, parce que ce ne sont pas des moyens appropriés à nos fins :

nous n’avons aucun goût pour la vengeance et le brigandage, encore moins pour les

procédés arbitraires et autoritaires de la justice, nous préférons la légalité et les décisions

plus impartiales de l’Etat. Mais quand nous nous constituons en cours d’assises et que

nous mettons hors d’état de nuire les criminels dangereux par la corde et la hache, cela ne

signifie-t-il pas expressément que la fin justifie les moyens ?

Voici déjà plusieurs siècles que des gens se vantent d’avoir rompu avec Aristote,

c’est-à-dire avec la foi en l’autorité et d’avoir remplacé la vérité figée et traditionnelle par

la vérité vivante que l’on acquiert par soi-même ; or, sur l’exemple dont nous traitons, ces

mêmes gens contredisent totalement leurs propres dispositions. A propos d’un incident

cocasse, même raconté par un témoin digne de foi, on reste fidèle à la liberté de

conscience, c’est-à-dire que l’auditeur a le droit de trouver grave et dramatique ce que le

narrateur présente comme drôle et comique. On est capable de distinguer le récit de

l’impression subjective qu’il produit, laquelle caractérise plus le narrateur que son sujet. A

l’opposé, quand il s’agit de fins justes et de moyens mauvais, on veut ignorer la différence

entre l’objet et sa détermination subjective, alors que tout esprit critique la remarque

ailleurs. On estime étourdiment, a priori et sans chercher plus loin, que des buts tels que la

charité, la conversion des incroyants, etc., sont bons ou même sacrés, parce qu’ils l’ont été

14 En français dans le texte. (N.D.T.).

86

dans un autre temps, malgré l’impression exactement contraire qu’on retire actuellement

des cas considérés ; et on s’étonne ensuite que l’illégitimité du titre entraîne l’illégitimité

des privilèges.

Dans la pratique, seul mérite de recevoir le prédicat de bon ou de sacré le but qui

est lui-même un moyen subordonné à la fin dernière, c’est-à-dire au bonheur. Là où les

hommes cherchent leur salut dans la vie bourgeoise, dans la production et le commerce,

dans la possession tranquille de leurs biens, ils paralysent les mains trop avides par la loi :

« Tu ne dois pas voler » ; par contre, là où, comme chez les Spartiates, la guerre est le bien

suprême et la fourberie la qualité indispensable au bon guerrier, on pousse la ruse jusqu’à

la malhonnêteté et le vol est consacré comme un moyen approprié. Maintenant, reprocher

au Spartiate d’être un guerrier et non un honnête petit-bourgeois serait ignorer la réalité ;

ce serait ignorer que notre intellect n’a pas pour vocation de remplacer l’état de choses

que lui offre le monde, mais de comprendre qu’une époque, un peuple ou un individu sont

toujours ce qu’ils peuvent être, c’est-à-dire ce qu’ils doivent être dans des conditions

déterminées.

Si nous bouleversons les idées établies, par notre principe, « La fin justifie les

moyens », il ne faut pas y voir l’effet de quelque manie du paradoxe, mais bien

l’application conséquente de la connaissance philosophique. La philosophie est née de la

croyance en une opposition dualiste entre Dieu et le monde, l’âme et le corps, la chair et

l’esprit, l’intelligence et la sensibilité, l’être et la pensée, l’universel et le particulier.

Surmonter cette opposition apparaît comme étant le but ou le résultat final de la recherche

philosophique. Celle-ci lui a apporté sa solution en découvrant que le divin est mondain

(weltlich) et le mondain divin et qu’il existe le même rapport entre l’âme et le corps, la

chair et l’esprit, l’être et la pensée, l’intellect et les sens qu’entre l’unité et la diversité, ou

encore entre l’universel et le particulier. La philosophie est partie de la présupposition

erronée que l’un, conçu comme terme premier, avait engendré le deux, le trois, le quatre,

la multiplicité, à sa suite. Elle a fini par apprendre que la vérité ou la réalité renverse ce

présupposé ; qu’au contraire, le réel multiforme, la diversité sensible, le particulier

constituent le terme premier dont le cerveau humain dérive ultérieurement le concept

d’unité ou d’universalité.

N’importe quelle découverte de la science a coûté incomparablement moins de

perspicacité et de génie que ce modeste fruit de la spéculation à lui seul. Mais aussi

aucune nouveauté scientifique n’a rencontré d’opposition aussi ancienne et profonde pour

être reconnue. Dans tous les esprits peu familiarisés avec les résultats de la philosophie,

règne encore l’ancienne croyance en la réalité d’un bonheur véritable, authentique,

universel, dont la découverte confondrait toutes les valeurs apparentes, inauthentiques,

particulières ; pour notre part, la connaissance des processus de la pensée nous enseigne

que le bonheur recherché est un produit de notre cerveau et que, précisément parce qu’un

bonheur universel, c’est-à-dire abstrait, doit exister, il ne peut y avoir de bonheur sensible

87

ou réel, c’est-à-dire particulier. La croyance en une distinction absolue entre bonheurs

authentique et inauthentique montre qu’on ignore le fonctionnement des opérations de

l’esprit. Pythagore voyait dans le nombre l’essence des choses. Si le philosophe grec avait

pu concevoir cette essence des choses comme un être purement intellectuel ou rationnel et

s’il avait ensuite défini le nombre comme l’essence de la raison, le contenu abstrait

commun à toute activité de l’esprit, nous aurions été dispensés de toutes les disputes qui

ont lieu depuis sur les différentes formes de la vérité absolue et sur les « choses en soi ».

L’espace et le temps sont des formes générales de la réalité ou plutôt, la réalité, du

point de vue de la connaissance, existe dans l’espace et le temps. Par conséquent, tout

bonheur réel est spatial et temporel, et tout bonheur spatial et temporel est réel. Les

différents biens salutaires, s’ils sont vraiment tels, ne diffèrent entre eux que par leur

degré, leur étendue plus ou moins grande, leur nombre. Tout bonheur, vrai ou supposé,

nous est donné par l’affection sensible, la pratique, et non par la raison. Mais, à la

diversité des hommes et des époques, la pratique désigne comme salutaires les choses les

plus contradictoires. Ce qui est bonheur ici est malheur ailleurs et vice versa. En ce cas, la

connaissance ou la raison n’ont plus d’autre tâche que de faire le calcul de ces biens

connus par la sensation en fonction des différents individus et des différentes époques ou

en fonction de leur degré d’intensité et, par conséquent, de faire la distinction entre le plus

et moins important, entre l’essentiel et l’accessoire, le général et le particulier. La raison

ne peut pas nous prescrire le vrai bonheur de façon autocratique ; elle peut simplement,

parmi un certain nombre de biens connus par les sens, calculer quantitativement le plus

fréquent, le plus important ou le plus général. Mais il ne faudrait pas oublier que cette

connaissance ou que ce calcul reposent sur des conditions données et bien précises. Donc

il est inutile de perdre sa peine à vouloir chercher le vrai bonheur en général ! Dans la

pratique, la recherche n’aboutit que si elle se contente de connaître le bien particulier dans

une situation particulière donnée. L’universel n’est possible qu’à l’intérieur de limites

précises. Les différentes déterminations du bonheur s’accordent en ceci que, dans tous les

cas, il est salutaire de sacrifier le moins important au plus important, l’accessoire à

l’essentiel, et jamais l’inverse. Dans la mesure où cette maxime est juste, il est juste aussi

que nous acceptions d’employer un moyen mauvais qui représente un faible mal par

rapport à la fin meilleure que constitue le bonheur suprême ; c’est-à-dire que la fin justifie

les moyens.

Si l’on était assez libéral pour laisser chacun être heureux à sa manière, nous

pourrions aisément convaincre nos adversaires de la justesse de nos conceptions. Au lieu

de cela, on continue à porter les oeillères habituelles et à faire passer pour général son

point de vue individuel. On désigne son bonheur personnel comme le seul véritable et

comme une erreur le bonheur propre à d’autres peuples, à d’autres époques ou lié à

d’autres conditions, de même que chaque courant artistique fait passer son goût subjectif

pour la beauté objective ; on méconnaît ainsi que l’unité est seulement l’objet de l’idée, de

la pensée, tandis que l’objet de la réalité effective est la diversité. Le bonheur réel est

88

multiforme et le bonheur véritable n’est que le produit d’un choix subjectif, qui peut être

jugé différemment ailleurs et paraître un bonheur inauthentique, comme pour l’histoire

cocasse dont nous parlions plus haut. Lorsque Kant ou Fichte ou n’importe quel

philosophe amateur traite en long et en large de la vocation de l’homme et s’acquitte de sa

tâche à sa plus grande satisfaction et à celle de son public, nous sommes aujourd’hui assez

expérimentés pour savoir que l’on peut fort bien définir sa propre conception de la

destinée de l’homme au moyen de la recherche spéculative, mais nullement découvrir un

objet nouveau, caché, inconnu. L’objet doit être donné à la pensée, à l’entendement, le

travail de ce dernier est le jugement, la critique ; il peut distinguer entre bonheurs

authentique et inauthentique, mais tout en se souvenant que cette distinction est aussi

personnelle que lui- même et n’a de valeur que dans la mesure où d’autres reçoivent du

même objet la même impression.

L’humanité est une idée, mais l’homme est dans tous les cas un individu particulier

qui ne réalise sa propre vie que dans son milieu particulier et qui, par suite, ne se soumet à

la loi générale que pour des motifs personnels. Le sacrifice moral, comme le sacrifice

religieux, n’est qu’une négation de soi apparente, au service d’un égoïsme rationnel, une

dépense en vue d’un profit plus grand. La moralité digne de ce nom et qui n’est pas une

simple obéissance, ne peut se pratiquer que si l’on connaît sa valeur, son caractère utile ou

salutaire. La diversité des intérêts engendre la multiplicité des moyens. Même les

partisans de la morale absolue le reconnaissent quand il s’agit de sujets moins importants.

Dans son Histoire de la Révolution française, Thiers évoque une situation

particulière de l’année 1796, où la force publique était aux mains des patriotes et

l’agitation révolutionnaire le fait des royalistes ; à ce moment, dit-il, les tenants de la

Révolution, qui devaient être partisans de la liberté absolue, réclamèrent des mesures

répressives et l’opposition, qui, en secret, préférait la monarchie à la république, vota pour

la liberté absolue. « Ainsi les partis sont-ils régis par leurs intérêts », ajoute-t-il en

conclusion, comme si c’était là une anomalie et non le cours des choses naturel,

nécessaire, inéluctable. En revanche, quand il s’agit des lois fondamentales de l’ordre

bourgeois, les moralistes qui défendent la classe dominante ont assez de partialité pour

nier toute dépendance de ces lois par rapport aux intérêts de leur classe et les travestir en

lois de l’univers, éternelles et métaphysiques ; ils représentent les supports de sa

domination particulière comme le pilier éternel de l’humanité, ses moyens comme les

seuls justes et son but comme la fin dernière.

Lorsqu’une époque ou une classe font ainsi passer leurs fins et leurs moyens

particuliers pour le bonheur absolu de l’humanité, il y a là une funeste imposture, une

agression contre la liberté humaine, une véritable tentative pour arrêter l’évolution

historique. Dans la moralité, on commence par authentifier les intérêts, comme la mode le

fait pour le goût, et on ajuste ensuite comme pour les vêtements les conduites au modèle

proposé. Ici, le pouvoir emploie nécessairement la force, au nom de la vie personnelle, et

89

oblige les réfractaires à se soumettre. Intérêt et devoir sont, sinon des synonymes exacts,

du moins des termes voisins. L’un et l’autre font partie du concept de bonheur. L’intérêt

représente davantage le bonheur concret, présent, tangible ; le devoir, au contraire, le

bonheur général, élargi, conçu aussi pour l’avenir. L’intérêt recherche le salut immédiat,

tout simple et bien visible, que procure une bourse pleine ; au contraire, le devoir nous

demande d’avoir en vue non seulement le bien présent, immédiat, mais le bien lointain et

futur, non seulement les biens corporels mais aussi spirituels. Le devoir se préoccupe

également du coeur, des besoins de la société, de l’avenir, du salut de l’âme, bref de la

totalité de nos intérêts ; et il nous enseigne à renoncer au superflu pour obtenir et

conserver le nécessaire. Ainsi, ton devoir réside-t-il dans ton intérêt et ton intérêt dans ton

devoir.

Si nos idées doivent se conformer à la vérité ou à la réalité et non, à l’inverse, la

vérité à nos idées ou pensées, il nous faut admettre comme naturelle, vraie et nécessaire la

variabilité du bien, du sacré, du moral ; il nous faut accorder à l’individu, sur le plan

théorique aussi, la liberté à laquelle il ne renonce pas dans la pratique, et reconnaître qu’il

est libre, à l’avenir comme par le passé, de façonner la loi d’après ses besoins et non

suivant des abstractions vagues, irréelles et impossibles telles que la justice ou la moralité.

Qu’est-ce que la justice ? La somme de ce que l’on tient pour juste, donc un concept

personnel, qui prend une forme différente selon les individus. Dans la réalité, il n’existe

que des droits particuliers, singuliers, déterminés ; l’homme vient ensuite pour en abstraire

le concept de justice, comme il tire des différentes sortes de bois le concept de bois en

général ou des différents objets matériels l’idée de matière. Il est faux de penser, bien que

ce soit une idée répandue, que les choses matérielles existent par — ou au moyen — de la

matière ; il est tout aussi faux de croire que les lois de la morale ou de la bourgeoisie

seraient issues de l’idée de justice.

Le préjudice, que notre conception réaliste ou, si l’on veut, matérialiste de la

morale entraîne pour celle-ci, n’est pas aussi grand qu’il paraît. Nous n’avons pas à

craindre de perdre pour autant notre état d’hommes civilisés pour devenir des ermites ou

des cannibales vivant sans lois. La liberté et la légalité sont étroitement liées par les

nécessités de la vie en commun, qui nous obligent à laisser vivre d’autres hommes à nos

côtés. Celui qui s’abstient d’actions illégitimes — illégitimes au sens large du mot — au

nom de sa conscience ou d’autres motifs moraux-spiritualistes, ou bien n’est sujet qu’à de

faibles tentations ou bien possède un caractère assez docile pour que les punitions

naturelles et légales suffisent à le maintenir dans des limites prescrites. Là où ces dernières

refusent le secours de tels moyens, la morale est un instrument sans efficacité ; elle devrait

alors, en secret, appliquer aux croyants les mesures restrictives dont les pouvoirs publics

se servent pour réprimer l’incroyance, alors qu’en réalité il y a plus de croyants que

d’incroyants chez les gredins et les voleurs. Le fait que notre monde, qui attribue

verbalement une aussi grande valeur sociale à la moralité, soit pénétré en fait de l’opinion

que nous défendons, prouve tout simplement qu’il porte une plus grande attention au Code

90

pénal15 et à la police.

Notre combat n’est pas dirigé contre la moralité, ni même contre une certaine

forme de cette dernière, mais contre la prétention à vouloir faire d’une forme déterminée

la forme absolue, la moralité en général. Nous reconnaissons la moralité comme une

valeur sacrée éternelle, si l’on entend par là les égards que l’homme se doit à lui-même et

doit à ses semblables au profit de leur bonheur mutuel. Mais il appartient à la liberté de

l’individu de déterminer le degré et la manière dont ces buts doivent être pris en

considération. Que le pouvoir, la classe dominante ou la majorité fassent valoir leurs

besoins particuliers comme le bien prescrit à tous est aussi nécessaire que le fait, pour

l’homme, de porter sa chemise sous sa veste. Mais lorsqu’on traite ce bien prescrit comme

le bien absolu, comme une limite infranchissable de l’humanité, cette attitude nous paraît

tout à fait vaine et même préjudiciable aux forces de progrès indispensables pour l’avenir.

15 En français dans le texte. (N.D.T.).

91

Eugen Dietzgen

Qui était Josef Dietzgen ?

Josef Dietzgen 16, mon père, est né le 9 décembre 1828, à Blankenberg, près de Cologne.

C’est un bourg fortifié, ancien repaire de chevaliers-brigands, dans un site romantique ;

aujourd’hui encore, ce qui reste des murs et les ruines de quatre tours massives donnent au

paysage une allure pittoresque ; d’autant plus que Blankenberg est construite sur le

sommet d’un mont couvert de vignes et de forêt, avec, serpentant à ses pieds, la Sieg, un

affluent du Rhin plein de charme.

Mon grand-père, maître tanneur aisé et authentique petit-bourgeois, vint installer sa

tannerie vers 1835 à Uckerath, non loin de là ; c’était un village d’environ quatre cents

âmes, qui devait à son relais de poste, sur la route de Francfort à Cologne alors très

fréquentée, une animation considérable. Mon père était l’aîné de trois frères et deux

soeurs. De tous les enfants, c’était lui qui ressemblait le plus à la grand-mère, une femme

très douée intellectuellement et qui, à l’âge de soixante-quatorze ans, frappait encore par

sa beauté et sa prestance. Les Dietzgen étaient une des plus anciennes familles

bourgeoises de la vallée de la Sieg, et, dans les archives du chef-lieu, Siegburg, on trouve

mention, jusqu’à l’année 1674, de plusieurs Dietzgen, conseillers ou bourgmestres.

Mon père fréquenta l’école primaire à Uckerath, puis le collège, durant peu de

temps, à Cologne. Jusqu’à l’âge de quatorze ans, on le dépeint comme un garçon

extraordinairement plein de vie, toujours prêt aux mauvaises farces et qui, par son

espièglerie, était un perpétuel sujet de scandale pour le pasteur, le bourgmestre et autres

notabilités d’Uckerath et des environs ; c’est pour cette raison qu’une fois mon grand-père

l’éloigna d’Uckerath pendant six mois et l’envoya dans un séminaire dirigé par un prêtre

austère dans le petit bourg d’Oberpleis.

Cependant, l’entrée dans l’adolescence et l’éveil des premiers émois amoureux

firent de lui un être sensible qui, à côté du métier de tanneur, dans l’atelier de mon grandpère,

pratiquait avec zèle l’étude des belles-lettres, de l’économie politique et de la

philosophie. Il était stimulé en cela par un camarade d’enfance qui fréquentait l’université

de Bonn.

A cette époque, 1845-1849, dans cet atelier où il avait presque toujours un livre

ouvert à côté de son ouvrage, il apprit aussi, sans professeur, à lire parfaitement le français

et à le parler assez couramment ; et quand, en 1871, des prisonniers de guerre français

furent cantonnés là, mon père pouvait s’entretenir avec eux, alors qu’à ma grande surprise

les professeurs de français du lycée n’en étaient pas capables. Dans l’héritage de mon

père, on a trouvé un petit nombre de poèmes datant de ses années de jeunesse, 1847-1851.

En voici deux que j’ai choisis :

16 Texte reproduit de Die Neue Zeit (Les temps nouveaux) (1894-1895, tome II), revu et augmenté. (E.D.)

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Der Proletarier

Der Annut Ketten uni den Leib gewunden,

Des Aberglaubens Joch vor meinem Hirne,

Schlepp ich den Fluch der Arbeit an der Stime,

Bis diese alten Knochen wund geschunden.

Ein Gottesebenbild, ward ich gefunden

In schmutz’ger Rinne, drin eine Gassendirne

Gebar, und doch verschreibt mir mein Gestirne

Den gleichen Stand mit seelenlosen Hunden.

Still, alter Vagabund, für deine Mühen

Ist dir ja noch der Bettelsack geblieben

Und unsrer Kirche fade Glaubensbrühen.

Mit meinem Kreuz muss ich den Karren schieben,

Vielleicht zum Kreuz im Höllenofen glühen,

O hätt’ich langst dem Teufel mich verschrieben17.

17 Le prolétaire

Les chaînes du malheur ceintes autour du corps,

Sur mon cerveau le joug de la superstition,

Jusqu’à la fin de mes vieux os, je porterai

Sur mon front du labeur l’âpre malédiction.

Trouvé dans le ruisseau, de Dieu je suis l’image,

Qu’une fille des rues enfanta dans la boue.

Pourtant, c’est mon étoile à qui je dois de vivre

Dans cette condition, pareil aux chiens sans âme.

Tais-toi, vieux vagabond, pour soulager tes peines

Ne te reste-t-il pas ton sac de mendiant

Et les fades brouets de la religion ?

Avec mes reins, je dois pousser les tombereaux,

Et peut-être brûler, pour la croix, en Enfer.

Ah ! que n’ai-je plus tôt vendu mon âme au diable !

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Shlimme Zeit

Kleine Frauen, kleine Lieder,

Ach, man liebt und liebt sie wieder.

Fr. von Schlegel.

I

Liebe pocht mir arg im Herzen,

Tat’s den Mâdchen früh zu kunden,

Und für meine süssen Schmerzen

War auch bald ein Lieb gefunden,

Die sich küs sen liess und herzen.

In der Liebe Maientagen

Hab’ich’s nimmer recht verstanden,

Hört’ich wo die Leute klagen,

Die die Zeiten schlimmer fanden :

Muss nun selbst die Zeit verklagen.

II

Will ich heut ein Herzschen minnen,

Äugeln, kosen, Küsse naschen,

Wird sie gleich auf Heirat sinnen,

Möcht’ wohl gern mein Ringlein haschen,

Mir ein arges Schlingchen spinnen.

Darf dich mit dem Liedchen fragen :

Ist denn Liebe ein Verbrechen ?

Sollt ich drum kein Herze tragen,

Weil kein Händchen zum Versprechen ?

O, ich muss die Zeit verklagen.

III

Wohl weiss ich ein schmuckes Mädchen,

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Klein und fein, wie keins zu finden ;

Doch mich fehlt das blanke Kettchen,

Sie mir fest ans Herz zu binden,

Fehlt des Geld zum Brautnachtsbettchen.

Ei, wie bin ich arg geschlagen !

Liebe pocht wie sonst im Herzen,

Doch ich darf es nimmer sagen,

Weil man gram den süssen Scherzen.

Muss drum wolh die Zeit verklagen18.

18 Triste époque

Ah ! les petites femmes, les petites chansons

On les aime encore et toujours...

Fr. Von Schlegel.

I

L’amour cruel bat en mon coeur,

Je l’ai tôt fait savoir aux filles ;

Pour calmer mes tendres douleurs

Une belle s’est vite offerte

A mes baisers, à mes caresses.

Aux si beaux jours du mois de mai,

Je n’ai jamais très bien compris

Où les gens trouvaient à se plaindre

De vivre en des temps assombris :

C’est à moi d’accuser le temps.

II

Aujourd’hui, quand je fais ma cour,

Cajolant, volant un baiser,

Très vite elle pense au mariage,

Croit m’attacher à une bague

Et m’enfermer dans ses filets.

Je peux donc ici m’étonner :

Quel crime est-ce donc que d’aimer,

Devrais-je n’avoir pas de coeur

Parce que je ne sais promettre ?

J’ai bien lieu d’accuser le temps.

III

Je connais un beau brin de fille,

Exquise et Comme on en fait plus,

Mais le bijou me fait défaut,

Qui l’attacherait à mon coeur ;

Pas d’argent pour le lit nuptial.

95

Très tôt, mon père s’est senti attiré par le socialisme, notamment grâce à l’étude de

l’économie politique française ; en 1848, le Manifeste communiste de Marx et Engels fit

de lui un socialiste doté d’une conscience de classe.

Au cours de l’année « folle », il s’essaya à « l’agitation », haranguant les paysans,

debout sur une chaise, dans la rue principale du village. En juin 1849, à l’âge de vingt et

un ans, la réaction politique le chassa vers l’Amérique, où il travailla temporairement

comme ouvrier tanneur, peintre en bâtiment et maître d’école ; mais surtout, il parcourut, à

pied ou en péniche, une grande partie des Etats-Unis, du Wisconsin au nord jusqu’au golfe

du Mexique au sud, et de l’Hudson à l’est jusqu’au Mississippi à l’ouest. Comme il me

l’écrivait à New York en 1882, il considérait que le meilleur profit qu’il avait retiré de son

premier voyage américain était, outre le fait d’avoir appris la langue anglaise, « le

sentiment d’avoir trouvé un pays et des conditions de vie où l’on pouvait encore supporter

aisément le souci du pain quotidien, généralement si lourd et pressant en Allemagne ».

En décembre 1851, il est de nouveau à Uckerath, travaillant dans l’atelier de son

père, et, deux ans plus tard, il épouse une orpheline très pieuse, originaire de la petite ville

de Drolshagen, en Westphalie ; elle le rendit heureux par ses qualités de coeur et sa joie de

vivre jusqu’à ce qu’elle mourût en 1877.

Le couple vécut en parfaite harmonie, malgré des orientations d’esprit très

différentes, car ma mère avait des préjugés bourgeois et des sentiments profondément

catholiques, tandis que mon père était un libre penseur radical et un social-démocrate

convaincu.

Voici un fait très significatif des rapports entre mes parents : vingt et un ans après

leur mariage, à l’occasion de ma première communion, circonstance particulièrement

importante, ma mère m’incita à adresser au Seigneur une prière fervente pour la

conversion de mon père et son retour dans le giron de l’Eglise hors de laquelle il n’est

point de salut. Même si cette prière ne fut pas exaucée, mon père fut l’être que, pendant

toute sa vie, ma mère vénéra le plus, après Dieu.

Peu de temps après son mariage, mon père, à l’instar des Américains si prompts à

changer de métier, installa un commerce de produits coloniaux à Winterscheid, un village

situé près d’Uckerath ; il mena son affaire à bien au point qu’il fonda bientôt une

succursale dans le village de Ruppichteroth. Mais, à Winterscheid, comme à Uckerath et

comme plus tard, mon père ne passait que la moitié de sa journée à gagner sa vie ; le reste

de son temps, il le consacrait passionnément à l’étude, sans y être incité autrement que par

son goût du savoir.

Pour assurer son indépendance économique plus vite qu’il ne pouvait l’espérer

avec sa boutique et s’adonner ensuite entièrement aux joies de la connaissance, il partit de

nouveau pour les Etats-Unis, en 1859, et essaya d’y établir, dans le Sud, une affaire plus

lucrative. La guerre de Sécession, qui éclata peu après, mit un point final à son entreprise

Certes, je suis vraiment à plaindre.

L’amour bat toujours dans mon coeur

Mais je ne puis plus l’avouer :

On en veut au doux badinage.

C’est pourquoi j’accuse le temps.

96

à Montgomery, Alabama. Un matin, il trouva quelques-uns de ses amis la corde au cou,

pendus devant leur maison, parce que leur sympathie pour le Nord les avait rendus

indésirables. En 1861, il quitta l’Alabama et revint sur les bords du Rhin pour reprendre

son ancienne affaire à Winterscheid.

Un jour, le hasard voulut que l’aînée de ses soeurs lui fît remarquer une annonce de

la Kölnischer Zeitung (Le Journal de Cologne), qui recherchait un directeur

technique au courant des méthodes de tannage les plus modernes pour une tannerie d’Etat,

en Russie, à Saint-Pétersbourg. Mon père se proposa pour ce poste et fut engagé au

printemps 1864. En quelques années, grâce à l’amélioration des méthodes, il parvint à

quintupler la capacité de production de la fabrique ; mais, dès 1869, il était de retour en

Rhénanie, vivant cette fois à Siegburg, petit chef-lieu de 8 000 habitants, où un oncle lui

avait laissé une tannerie en héritage. Cet héritage, son désir d’une indépendance plus

grande et aussi la situation politique en Russie étaient les motifs qui l’avaient poussé à

quitter Saint-Pétersbourg. L’administration le voyait partir avec regret ; elle lui promit une

augmentation de salaire s’il venait quelques mois par an surveiller la marche de l’usine. A

cette fin, mon père fit donc encore une fois le voyage de Saint-Pétersbourg ; puis

l’administration pensa pouvoir se passer d’une collaboration aussi coûteuse.

Durant son séjour en Russie, il écrivit : L’essence du travail intellectuel

humain, exposée par un travailleur manuel. Nouvelle critique de la raison

pure et pratique. Cet opuscule parut pour la première fois en 1869 chez Otto Meissner

à Hambourg ; il contient un développement de la dialectique au-delà de Hegel et de ses

continuateurs, un fondement et une explication théoriques du matérialisme dialectique ou

encore de la conception matérialiste dialectique de l’histoire et de la lutte des classes. En

effet, grâce à la critique de la raison, mon père fait ici table rase de toute croyance suprasensible,

d’une manière radicale et positive : il découvre la clef si longtemps recherchée

de l’opposition entre l’être et la pensée, l’essence et le phénomène, l’esprit et la matière,

l’idéalisme et le matérialisme, etc., en montrant que la méthode de penser inductive, c’està-

dire expérimentale et tournée vers l’objet sensible, est la méthode véritable, propre à la

nature de notre esprit. Ainsi par la critique de la raison, il est conduit à la dialectique ou

théorie de la connexité et de l’intrication des choses ; ainsi, l’analyse de la faculté de

penser lui permet de trouver la relation fondamentale du général et du particulier, dont

l’application aux phénomènes du temps détermine le rapport de l’espèce au genre dans la

contiguïté ; à cette relation se trouve aussi subordonné le rapport des moyens et de la fin,

comme en général tous rapports, catégories et concepts. Le même procédé de critique de

la connaissance l’amena à considérer la « chose en soi » de Kant comme une erreur

spéculative et le caractère absolu des a priori comme étant fondé sur une tautologie : la

logique était enfin transportée du terrain de la spéculation métaphysique à celui des

sciences de la nature au sens large, où chacun devient capable de distinguer clairement

entre le scientifique et le fantastique. C’est à Saint-Pétersbourg, également, qu’il rédigea

ses articles sur Le Capital de Karl Marx, lesquels parurent dans le Demokratischen

Wochenblatt (La semaine démocratique) (Leipzig, 1868), le précurseur du Volkstaat (La

république du peuple).

Karl Marx fit une mention élogieuse des idées économiques de mon père dans la

préface à la deuxième édition du premier tome du Capital ; également, il lui rendit visite

à Siegburg,

97

A ce propos, je me souviens d’un autre ami qui exerça une grande influence sur la

pensée de mon père, à savoir Ludwig Feuerbach, avec lequel il entretint une

correspondance. Quand, en 1871, lui parvint la nouvelle que ce philosophe était mort dans

la misère, je me souviens d’avoir vu mon père pleurer pour la première fois.

Dans son entreprise de Siegburg, il pouvait s’adonner assez tranquillement à ses

études ; mais il n’était pas question pour lui d’acquérir des richesses matérielles, car

l’héritage de Siegburg lui assurait le nécessaire ainsi qu’à sa famille, quoique de façon

modeste ; il lui suffisait de conserver son héritage intact. Pour n’y avoir pas réussi, mon

père connut, par la suite, bon nombre de soucis. C’était tantôt l’un, tantôt l’autre de ses

amis qui avait besoin de son soutien et le mettait dans l’embarras. Un jour, il fit le voyage

du Danemark pour aider un ami politique en prenant une participation financière dans sa

tannerie. Mais cette tentative se solda pour lui par une perte considérable. En même

temps, d’année en année, son commerce du cuir et sa tannerie à Siegburg devenaient de

moins en moins rentables et concurrentiels, par suite du développement de la grande

industrie ; finalement, après qu’il eut passé trois mois de détention préventive à Cologne,

en 1878, le reste de sa clientèle disparut presque complètement. Cette arrestation avait eu

lieu sous le coup de l’émotion qui s’était emparée des pouvoirs publics, en Allemagne, à

la suite des attentats de Hödel et Nobiling, en 1878 ; la cause immédiate était un discours

que mon père avait prononcé à Cologne sur le thème : « L’avenir de la social-démocratie

». Ce discours fut imprimé à Cologne en 1878 et fut réédité plus tard sous la forme d’une

brochure de propagande.

Pendant son séjour à Siegburg, de 1869 à 1884, mon père écrivit une longue série

d’articles sur des questions économiques et philosophiques pour le Volkstaat (Leipzig,

1870-1876), le Vorwarts (En avant) (Leipzig, 1877), le Social-demokrat (Le

social-démocrate) de Zürich, la Neue Zeit de Stuttgart, le New Yorker

Volkszeitung (Le Journal du peuple de New York). Il écrivit aussi un certain

nombre de brochures, qui sont, du moins pour ce que j’en connais : La religion de la

social-démocratie (cinq sermons, Leipzig), La société bourgeoise (Leipzig),

Economie politique (Leipzig), Lettre ouverte à Heinrich von Sybel (Leipzig),

Ce que croient les incroyants (Solingen).

Au congrès de La Haye, en 1872, où mon père participait comme délégué, Karl

Marx le présenta ainsi à l’assemblée des représentants ouvriers : « Voici notre philosophe.

»

Malgré sa résistance, car il lui manquait l’habitude et peut-être aussi le talent de

paraître en public, on le persuada de se porter candidat au Reichstag, en 1881, dans la

circonscription de Leipzig, où il fut battu par une coalition des « partis de l’ordre ». En

1880, alors que son affaire de Siegburg avait périclité et que ses amis et parents

malheureux avaient réduit de moitié ses ressources, il me donna, à moi son fils aîné, après

des études secondaires menées jusqu’en première au lycée, l’occasion de fréquenter la «

grande école de la vie », aux Etats-Unis d’Amérique ; je devais y jouer le rôle de pionnier

en quête de moyens d’existence pour la famille. Comme cette entreprise réussit, mon père

put se consacrer en toute quiétude à la tâche de sa vie, qui malheureusement trouva une

fin trop précoce avec Acquis de la philosophie. Le sérieux avec lequel mon père se donna

à cette tâche apparaît non seulement dans les propos qu’il tint peu de temps avant sa mort,

mais aussi dans cette lettre qu’il m’écrivit le 16 octobre 1880 : « Je voudrais te révéler une

98

partie essentielle de moi-même que tu as pu soupçonner, mais dont tu ne connais rien

véritablement, car nous n’en avons jamais parlé. Ainsi nous serons capables de nous

comprendre mieux encore. En bref, voici la chose : depuis ma prime jeunesse, un

problème logique me poursuit, à savoir les “ questions ultimes de toute la connaissance ”.

C’est comme un poids que je porte dans la tête. Quand, au cours de mes années passées,

les difficultés survenaient, je pouvais l’oublier pendant quelque temps ; mais dès que les

choses étaient rentrées dans l’ordre, il revenait toujours plus fort et toujours plus net, au

point que, ces dernières années, j’ai acquis la conviction que c’était la tâche de ma vie ;

aussi bien ma tranquillité intérieure que le devoir moral exige que j’y consacre mon

travail. Si je l’avais compris à Saint-Pétersbourg comme je le comprends aujourd’hui,

nous serions encore là-bas. De là vient aussi que j’ai toujours voulu trouver un associé qui

pût m’aider à supporter les charges économiques. De là vient le Danemark et Solingen (à

Solingen aussi, mon père s’était engagé dans une affaire malheureuse) et mon incapacité à

gérer ici, tout seul, un commerce de détail. Mon intention est toujours d’avoir l’esprit libre

pour pouvoir méditer sur ce problème. Ces derniers temps, je suis tout à fait abattu, cette

idée ne me quitte ni le jour ni la nuit, mais les soucis matériels ne me laissent aucun loisir

pour m’en occuper quelque peu. Mais c’est assez pour le moment. Je ne peux pas te dire

beaucoup plus de la chose en elle-même, tant que tu n’auras pas plus de maturité. J. H.

von Kirchmann, l’éditeur de la Philosophischen Bibliothek (La bibliothèque

philosophique), donne pour condition à la philosophie une vie personnelle riche en

expériences et en vicissitudes, celle d’un homme qui a beaucoup vu, connu le prix de

toutes les joies et de toutes les douleurs et qui a lui-même commis et subi le bien et le mal.

Je voudrais encore te recommander vivement d’avoir la plus grande estime, en toutes

circonstances, pour la vraie culture et non celle entre guillemets ; et surtout que

l’Amérique ne te fasse pas oublier que l’on doit commercer pour vivre et non vivre pour le

commerce. Ne jamais être dur mais toujours humain dans ton jugement sur ceux qui

t’entourent. Pour commercer avec aménité, il faut penser de même : les vertus et les

défauts sont toujours mêlés entre eux, même le coquin est un bon garçon et le juste pèche

sept fois par jour. A présent, vis heureux et travaille avec courage. »

J’ai réuni dans un volume les lettres personnelles que mon père m’écrivit

régulièrement tous les huit ou quinze jours depuis mon émigration en mai 1880 jusqu’au

moment où, pour la troisième fois, il débarqua en Amérique, en juin 1884 ; elles peuvent

présenter un intérêt général, non seulement parce qu’elles nous donnent un aperçu

approfondi de la vie intérieure et du caractère de mon père, mais parce qu’elles

contiennent une forte dose de sagesse et des conseils inestimables pour le combat de la

vie, notamment à l’usage des jeunes gens inexpérimentés.

Mon père rédigea, entre 1880 et 1883, deux séries de lettres sur la logique, mais

seule la série sur la théorie de la connaissance fut publiée par Dietz, à Stuttgart, en 1895,

en même temps qu’Acquis de la philosophie ; de la série économique, seules les sept

premières lettres parurent, dans Le social-démocrate de Zürich (1883-1884). Au sujet

de ces dernières, il m’écrivait le 7 novembre 1883 :

« (...) Sorge aussi s’intéressera plus à ces trois dernières lettres qu’à la première

partie philosophique. Pour ma part, au contraire, je préfère l’aspect logique à celui de

l’économie politique, car ce que j’ai à dire ici sur l’art de penser est en quelque sorte mon

travail et ma découverte, tandis que mes vues économiques sont tirées intégralement de

99

Marx. »

Au début des années 80, un certain nombre d’étudiants venait souvent de Bonn

rendre visite à mon père ; l’un d’eux, le docteur Bruno Wille, décrit ses impressions dans

le numéro d’avril 1896 de Der sozialistische Akademiker (L’étudiant socialiste)

de Berlin :

« Lorsque, dans la charmante ville de Siegburg, je demandai la demeure de

Dietzgen, on m’indiqua une petite maison couverte de vigne, au milieu d’un jardin, près

d’un ruisseau. Les peaux qui trempaient dans l’eau et l’odeur de l’écorce de chêne

annonçaient la tannerie. Une grande et belle jeune fille me fit entrer dans le salon et alla

appeler son père. Cet endroit confortable donnait à penser que son propriétaire

s’intéressait à la littérature ; les livres et les revues qui, visiblement, n’étaient pas là

seulement comme ornement ainsi qu’un portrait de Béranger en étaient le témoignage.

« Dietzgen entra et me salua cordialement. C’était un homme bâti en Hercule, qui,

avec sa force physique et sa vivacité juvénile, ne paraissait pas ses cinquante-quatre ans,

bien que sa barbe opulente fût grise. Le premier coup d’oeil sur ce noble visage suffit à me

convaincre que c’était là un homme de génie et de coeur. Les yeux grands, sombres et

ardents, rappelaient le portrait bien connu de Goethe. Son beau front exprimait la

tranquillité joyeuse des philosophes de l’Antiquité. Une expression de douceur et de

tendresse s’alliait chez lui à la virilité. L’affabilité chaleureuse et le ton insinuant de la

parole trahissaient le rhénan du meilleur cru. Sa voix avait un timbre métallique

légèrement nasal. Dietzgen arrivait directement de son atelier et, dans sa simplicité, il ne

craignait pas de se présenter au visiteur en manches de chemise. Ainsi, il illustrait de

façon idéale le titre de son premier livre : L’essence du travail intellectuel

humain, par un travailleur manuel.

« Dietzgen se prépara à faire une promenade en ma compagnie. Il laissa là son

travail de tanneur sans autre façon ; et d’ailleurs, il ne s’en occupait ordinairement que

dans la mesure où il en avait besoin pour conserver un train de vie modeste. Visiblement,

ce philosophe n’était pas l’esclave de son gagne-pain. Dès ses premiers mots, je remarquai

à quel point il était à l’aise dans les plus hautes sphères de l’esprit ; le travail manuel ne

laissait aucune trace de poussière sur cette âme sublime ; aucun professeur ne pouvait

paraître plus inspiré en se levant de sa table d’étude que ce tanneur quittant son travail

manuel. Quelques minutes plus tard, nous étions dans une conversation animée sur des

livres et des problèmes de philosophie. Je fus étonné par l’érudition spécialisée de

Dietzgen et par l’étendue de sa culture, qui aurait pu confondre ces gens prétentieux qui

ont coutume de regarder avec mépris ceux qui n’ont pas fait d’études. Notre ouvrierphilosophe

s’était même occupé de littérature ancienne et avec plus de succès que bien des

bacheliers de nos lycées, quoiqu’il ignorât le grec et ne connût que les rudiments du latin.

Quand, par la suite, je vins un jour à Siegburg en compagnie d’un brillant étudiant

d’histoire, Dietzgen fut capable de mener une discussion pleine d’à-propos sur une

question d’histoire assez lointaine et spécialisée. Cette érudition et cette supériorité

intellectuelle s’exprimaient avec naturel et simplicité, sans aucune trace de cette

forfanterie que j’ai souvent remarquée chez les autodidactes. Dietzgen était un esprit trop

positif et trop sensé pour vouloir en imposer aux autres.

« Pendant tout le temps où je fus à Bonn, les pèlerinages à Siegburg furent parmi

100

mes entreprises préférées. J’avais coutume d’apporter à Dietzgen des livres de la

bibliothèque universitaire. Quelquefois, des étudiants de mes amis m’accompagnaient. Et

j’apprenais à admirer et à aimer chaque fois davantage le philosophe-ouvrier. Les

multiples facettes, la force et la fraîcheur de son esprit évoquaient l’image exaltante du

chêne dont le tronc, les branches et la cime donnent l’impression d’exubérance. Dietzgen

n’était pas une nature froide, uniquement portée à l’abstraction. Il alliait à une pensée

conceptuelle subtile et pénétrante un certain goût pour la poésie. Au cours de nos

promenades, je voyais son oeil s’illuminer dès qu’il se posait sur les merveilles de la

nature. Il était captivé même par des poésies lyriques, que les béotiens traitent en parents

pauvres. Un jour, il me récita la traduction d’un poème de Burns, qu’il avait adapté en

vers d’une forme parfaite. Si ma mémoire est bonne, il me dit à ce moment qu’il avait

traduit en vers plusieurs chansons de Burns et de Béranger. Malgré les années, l’esprit de

Dietzgen était resté juvénile. Il s’asseyait, à l’occasion, parmi les jeunes gens exubérants

que nous étions, devant un verre de bière ou de vin, parlant à coeur ouvert, avec un entrain

plein d’humour et une sympathie non feinte. Mais il s’abstenait de toute trivialité, gardant

toujours une hauteur d’esprit qui impressionnait les blancs-becs les plus impertinents.

Pour le reste, c’est-à-dire comme citoyen de Siegburg, il vivait à l’écart, presque en

ermite. Les petits-bourgeois n’étaient pas de son goût ; et eux, de leur côté, surtout les

fonctionnaires, avaient une certaine crainte de ce socialiste. A l’époque où je le connus, il

se réunissait peu avec ses camarades de parti qui, pourtant, étaient déjà assez nombreux à

Cologne, près de là ; d’une manière générale, il semblait avoir peu de goût pour les

affaires de parti ; il me raconta qu’il avait fait quelques allocutions dans des assemblées

social-démocrates et même, si je ne me trompe, qu’il avait été une fois candidat au

Reichstag ; mais, à son avis, il n’était ni un orateur ni un politicien professionnel. Il parlait

aussi librement que de coutume d’une entrevue qu’il avait eue avec la plus haute autorité

du parti. Peu de temps après l’attentat de Hödel, à l’instigation de ses camarades de parti,

il fit une conférence sur “ l’avenir de la social-démocratie ”. Le manuscrit fut publié en

brochure, sous le même titre.

« Entre-temps, le deuxième attentat, celui de Nobiling, avait eu lieu ; aussitôt, tout

ce que la Prusse comptait de gens en uniforme, décorés, galonnés, de docteurs et de

fonctionnaires, se dressa comme piqué par la tarentule. On saisit mon écrit, on me lia le

poignet à celui d’un autre vagabond et on nous conduisit tous les deux, la veille de la

Pentecôte, à la maison d’arrêt de Cologne, à Klingelpütz. Après avoir passé deux mois

dans cet endroit, je fus conduit devant le tribunal criminel, avec le rédacteur en chef de

Die neue freie Presse (La nouvelle presse libre) et mon ami Kröger, qui s’était

rendu coupable du colportage d’un écrit aussi subversif, sous l’inculpation d’avoir, par ce

discours et cet écrit — ce que j’admets — semé la discorde entre les classes, bafoué la

religion, mis en danger la paix publique, etc. Après que le tribunal nous eut acquittés, je

suis de nouveau attaché au gendarme et conduit dans ma cellule. Le ministère public avait

fait appel ; et, comme en deuxième instance, l’acquittement était confirmé, ces obstinés

firent encore appel devant la Cour de cassation de Berlin qui finalement disculpa l’écrit et

son auteur ; quelques jours plus tard, la loi sur les socialistes mettait fin radicalement à la

liberté et les autorités me signifiaient par écrit que “ l’avenir de la social-démocratie ”

était interdit. Xerxès ne fouettait-il pas la mer, parce qu’elle était agitée ? La Prusse peut

101

bien fouetter : la social-démocratie se créera son avenir malgré tout19. »

En juin 1884, pour la troisième fois, mon père s’embarqua pour les Etats-Unis et

presque aussitôt arrivé, il prit en charge la rédaction du Socialiste, organe de parti, qui

venait juste d’être fondé, à New York ; il demeura à ce poste jusqu’à ce qu’il vînt, à ma

demande, s’installer chez moi, à Chicago, au début de l’année 1886, avec deux de mes

soeurs et un de mes frères — une soeur mariée en Russie était la seule d’entre nous à être

restée en Europe.

A Chicago, mon père rédigea, en 1886, un écrit de soixante pages, intitulé :

Incursions d’un socialiste dans le domaine de la théorie de la

connaissance, qui fut publié en 1887 par les éditions du livre du peuple, à Hottingen-

Zürich. Au cours de l’année 1887, il écrivit Acquis de la philosophie.

En 1886, les rédacteurs du Journal des travailleurs de Chicago étaient

arrêtés pour être condamnés à mort par une justice aveugle au cours du fameux procès des

anarchistes ; mon père prit alors provisoirement la rédaction en chef du journal et continua

d’y collaborer activement jusqu’à sa fin.

A cet endroit, je voudrais introduire quelques données concernant mon père que F.

A. Sorge de Hoboken, l’ami intime de Marx et d’Engels et le sage conseiller de la socialdémocratie

américaine, publia en 1902 dans l’almanach des pionniers du Journal du

peuple de New York :

« Quand il vint en Amérique pour la troisième fois, il loua, dans un endroit perdu

du nord du New Jersey, une vieille maison, presque en ruine, qui semblait n’avoir jamais

été habitée et il s’y trouva bien et à l’aise, malgré l’appréhension des visiteurs qui

montaient l’escalier branlant conduisant à sa demeure. En juillet 1884, il écrivait à un ami

au sujet de “ la formule marxiste ... que même (pour l’individu) l’économie est la base sur

laquelle repose toute la structure spirituelle. Notre monde veut manger, boire, se loger de

façon civilisée, même si la barbarie l’habite intérieurement. Pour ma part, je peux me

contenter d’un mode de vie barbare pourvu que l’économie privée soit agencée de

manière à me permettre de m’occuper tranquillement de la superstructure ”. A propos d’un

projet de voyage en Allemagne, il dit dans une lettre du 27 novembre 1887 : “ Je

voyagerai dans l’entrepont, car celui qui ne gagne rien doit y regarder à deux fois avant de

débourser. D’ailleurs, je me sens mieux dans cette position abaissée que sur un piédestal. ”

»

Sa frugalité ne le rendait nullement pessimiste ni indifférent aux choses du monde

extérieur. Sa joie de vivre, son plaisir à travailler apparaissent très bien dans cette lettre

adressée à un ami de jeunesse, qui vivait à New York :

« Siegburg, 25 septembre 1869.

« ... Je suis revenu de Saint-Pétersbourg sur les bords de la Sieg, le lieu de nos

exploits de jeunesse ; j’ai construit une cabane à Siegburg et je tanne des peaux pour les

19 Bien que cela ne soit pas précisé, il semble évident que ce passage est de Josef Dietzgen lui-même.

(N.D.T.).

102

gens. Le souhait qui me vient à l’esprit, c’est que la nostalgie du pays te pousse à quitter

l’Hudson et la soif d’argent qui sévit en Amérique, pour rentrer chez nous avec ta femme,

ton alter ego, et la chair ta chair, afin de découvrir et de goûter les trésors qui ne se

détériorent pas — je veux dire les grandes vérités de la connaissance et l’évolution

historique de l’espèce humaine. Même si, d’après Karl Vogt, l’espèce humaine descend du

singe, elle n’en demeure pas moins le sujet important.

« L’enfant que j’ai conçu, comme tu le sais, dans ma jeunesse et que j’ai porté si

longtemps dans mon sein, est venu au monde chez Otto Meissner. Il est baptisé : “

L’essence du travail intellectuel humain, exposée par un travailleur manuel ; nouvelle

critique de la raison pure et pratique ”, il porte aussi, au bas de l’avant-propos, mon nom

et mon titre : J. D., tanneur. Je le confie à tes bons soins.

« Un autre événement qui m’a ému et auquel tu seras sensible est une visite que

m’a faite, il y a environ deux semaines, notre héros vénéré, Karl Marx. Il a passé quelques

jours chez moi, à Siegburg, avec une de ses filles, tout à fait charmante.

« Josef Dietzgen. »

J. Dietzgen était, personnellement, un homme de belle prestance, évoquant de

manière frappante le portrait de Goethe si souvent tracé, bien proportionné, le maintien

noble et dégagé, le regard franc, plein d’intelligence et de bonté. Toute sa personne

inspirait le respect. Il poussait presque trop loin la modestie et la simplicité, en particulier

dans ses rapports avec les administrateurs du Socialiste à New York et le comité exécutif

national de l’A.S.P.20 qui lui menèrent la vie dure tant qu’il dirigea la rédaction du journal.

Mais par-delà toute cette modestie, il conservait un caractère viril et un réel courage.

Après l’affaire de la bombe, alors que le comité exécutif national ne songeait qu’à

protester contre l’anarchisme et à récuser toute relation avec les anarchistes, Dietzgen, aux

pires heures de l’illégalité établie par les champions de l’ordre à Chicago, alla proposer

son aide en cas de besoin aux persécutés et aux réprouvés. Et à ce moment, il fallait

vraiment du courage et de la constance pour agir ainsi. C’était un acte d’une grande

humanité et d’une grande fermeté, que la police de Chicago lui fit payer d’une

perquisition à son domicile, devant ses enfants effrayés.

Un des rédacteurs de l’époque du Journal des travailleurs de Chicago décrit

l’attitude et le comportement de Josef Dietzgen dans ces circonstances 21 :

« En mai 1886, le mouvement ouvrier était en pleine ascension, la bombe du

marché au foin venait d’être lancée et déjà la réaction s’abattait avec cette toute-puissance

de la police qui évoquait la Russie ; des gens prudents et avisés jugeaient bon de

désavouer le rédacteur du Journal des travailleurs qui venait d’être arrêté, comme un

individu qu’ils ne connaissaient pas. C’est alors que, le 6 mai, un vieux monsieur se

présenta aux administrateurs du Journal des travailleurs de Chicago, du moins

ceux qui n’avaient pas choisi de prendre le large, et leur offrit ses services pour la

20 Parti socialiste américain. (N.D.T.)

21 Cf. « Le mouvement ouvrier aux Etats-Unis, de 1886 à 1892 » de F. A. Sorge, Les temps nouveaux,

1895, tome 2, p. 335.

103

rédaction de leur journal, car il estimait de son devoir de remplacer les combattants

arrachés à la lutte, et il lui semblait nécessaire qu’en pareille époque les travailleurs de

Chicago conservent un organe de presse. Ce vieux monsieur, un homme d’une stature

herculéenne, aux allures de patriarche, comme on en voit sur les images anciennes, n’était

autre que Josef Dietzgen, installé depuis peu à Chicago, chez ses enfants et qui était venu

dans la jeune métropole passer tranquillement la fin de sa vie au milieu d’une famille qui

le vénérait. C’était le même Dietzgen qui avait été souvent raillé et brocardé dans Le

Journal des travailleurs par Spies et ses collaborateurs au cours d’une polémique

hargneuse qui, s’écartant des principes, s’était portée sur la personne de Dietzgen qu’ils ne

connaissaient pas et sur son style fleuri et souvent démodé. Le caractère courageux et

désintéressé de cette proposition de Dietzgen, qui ne demandait ni n’espérait aucune

rémunération pour ses services, ne fut pas seulement évident à ceux qui la recevaient,

mais fut aussi reconnu et admiré par tous ceux qui l’apprirent à ce moment-là ou par la

suite. Sa proposition fut acceptée et quand, environ deux semaines après, le conseil

d’administration de la “ Socialistic Publishing Society ” se réunit, Dietzgen fut choisi à

l’unanimité comme rédacteur en chef des trois journaux édités par cette société : Le

Journal des travailleurs, Le Flambeau et L’Avant-garde. Lorsque le nouveau

rédacteur en chef prit son poste, il fit au personnel de la rédaction une courte allocution

dont le contenu caractérise bien l’homme : “ Messieurs, on m’a choisi pour être votre

rédacteur en chef. Si cette fonction implique que je sois un surveillant ou un contremaître,

alors je ne suis pas fait pour elle. Je me contenterai d’écrire mes articles. On me dit que,

dans la rédaction, l’équipe manque d’unité. Si vous parvenez à avoir confiance en moi,

vous pourrez me soumettre, le cas échéant, vos divergences d’opinions. J’essaierai de

jouer les arbitres et d’établir la paix. ” Les divergences ne s’arrangèrent pas, mais les

membres de la rédaction lui donnèrent leur confiance au point de le vénérer comme un

père. Ces rapports demeurèrent inchangés jusqu’à sa mort, en avril 1888, bien que

Dietzgen n’ait pas conservé longtemps la rédaction en chef et que, renonçant à ce titre, il

se soit contenté de fournir des articles. Cet homme presque trop discret, qui évitait par

timidité de paraître personnellement en public, n’a eu que peu d’amis intimes à Chicago ;

mais tous ceux qui ont eu la chance de le connaître ont aimé l’homme Dietzgen et éprouvé

le plus grand respect pour son caractère. »

Et Sorge poursuit : « Bien des reproches venant d’amis ou d’ennemis ont été faits à

Dietzgen pendant le procès de Spies et de ses camarades et même ensuite, aussi bien pour

avoir soutenu ceux qui se trouvaient derrière les murs des prisons que pour avoir pris en

main la rédaction du Journal des travailleurs de Chicago. Il essayait d’aplanir les

oppositions entre socialistes et anarchistes 22, insistant sur ce qui était commun aux uns et

aux autres, conformément à la règle du bon usage de l’intellect : « N’établir entre les

choses que des distinctions graduelles, et non des distinctions tranchées, toto caelo,

absolues, soi-disant essentielles. » « Les contradictions ne se résolvent que par la

distinction mesurée », écrit-il dans Acquis de la philosophie. Dans des lettres

22 A cet endroit et dans la suite où il est question d’anarchistes, il faut prendre garde qu’il s’agit tout

spécialement des anarchistes de l’époque, à Chicago, se disant « Communistes anarchistes » ; ce

n’étaient pas des individualistes ; c’étaient des révolutionnaires prolétariens sincères mais qui étaient

devenus enragés et qui manquaient de clarté théorique. Ce sont eux, et non les individualistes, avec

lesquels des camarades de New York et d’autres en dehors de Chicago les avaient confondus par erreur,

que mon père cherchait à réintégrer dans le mouvement ouvrier socialiste. E.D.

104

adressées à un ami de la côte Est, il écrivit un jour (26 avril 1886) : « Pour ma part,

j’attache fort peu d’importance à la distinction entre anarchiste ou socialiste, car il me

semble qu’on fait trop de bruit à ce sujet. Si les uns comptent des fous furieux dans leurs

rangs, les autres en sont remplis de frayeur ; c’est pourquoi j’aime les uns autant que les

autres ; dans les deux groupes, la majeure partie a encore le plus grand besoin d’éducation

; c’est cette dernière qui, d’elle-même, assurera la réconciliation. » Le 17 mai 1886, il

écrivait : « A mon avis, on exagérait la différence entre anarchistes et socialistes, et

maintenant que la bombe avait éclaté et que le personnel du Journal des travailleurs avait

les mains liées, j’offris aussitôt mes services. Ils furent tout de suite acceptés. » Il ne

voulait être qu’un collaborateur provisoire, non un rédacteur et il écrivait plus loin : «

L’anarchisme aurait pu être pour moi une gêne considérable, j’aurais pu ne pas

sympathiser avec le mostianisme 23, dans la mesure où il érige en système le putsch et la

vengeance personnelle. Mais je ne pense pas du tout que cela, ou le tapage qui s’est fait,

nuit autant au parti que les âmes sensibles veulent le faire croire. Au contraire, il n’est pas

mauvais que le peuple ait vu un exemple de la façon dont il faut montrer les dents. »

Quand il vint à Chicago, Dietzgen avait reçu du Comité exécutif national la

mission de fournir au Socialiste des comptes rendus sur la situation, mais quand il

envoya son article sur l’affaire de la bombe, celui-ci fut refusé « parce qu’il était en

opposition complète avec les vues du Comité ». Dietzgen s’en prit alors durement au

Socialiste et au Comité exécutif national dans plusieurs articles du Journal des

travailleurs de Chicago et il écrivait à un ami à ce sujet (9 juin 1886) :

« ... Je m’appelle ici “ anarchiste ” et le passage supprimé explique comment je

conçois l’anarchisme ; je lui attribue, en effet, une signification meilleure qu’il n’en a eu

jusqu’à présent. A mon avis — et sur ce point je suis d’accord avec les meilleurs de nos

camarades — nous ne parviendrons pas à la société nouvelle sans de durs combats ; et

même, cela ne peut pas se faire sans confusion, sans pagaille, sans “ anarchie ”. Je crois

que l’anarchie est un stade transitoire. Certes, les anarchistes bon teint agissent comme si

l’anarchisme était le but final ; ils ont la folie de se considérer comme les plus radicaux.

Les vrais radicaux, c’est nous qui voulons, à travers et par-delà l’anarchisme, l’ordre

socialiste. Le but final est l’ordre communiste, non le désordre anarchiste. Si ceux de

Chicago voulaient s’employer à modifier leur cause en ce sens, je pourrais les y aider

efficacement. Alors, les anarchistes viendraient en rangs serrés former avec les meilleurs

socialistes de tous les pays une troupe unanime et décidée, devant laquelle tous les

débiles, les Stiebeling, les Fabian, les Vogt, les Viereck et consorts n’auraient plus qu’à

s’enfuir pour aller se cacher. Pour cela — c’est du moins mon avis — il faudrait

confondre les noms d’“ anarchiste ”, de “ socialiste ”, de “ communiste ” et les réunir au

point qu’on ne puisse plus les démêler. Le langage n’existe pas seulement pour séparer les

choses, mais aussi pour les lier entre elles ; c’est en cela qu’il est dialectique. Les mots et

l’intellect, grâce auxquels le langage est ce qu’il est, ne peuvent et ne doivent nous donner

rien de plus qu’une image des choses ; c’est pourquoi l’homme peut s’en servir librement,

tant qu’il n’est question que de ses propres fins... »

La controverse dura encore un certain temps et comme, à la fin, même son ami de

23 Du nom de John Joseph Most, principal animateur du mouvement anarchiste américain, fondateur de

l’hebdomadaire Die Freiheit (La Liberté) à New York, en 1882, et de la 1re section américaine de

l’Internationale des travailleurs anarchistes, à Pittsburg, en 1885. (N.D.T.)

105

la côte Est lui adressait des reproches, Dietzgen écrivait encore le 9 avril 1888, quelques

jours avant sa mort :

« Je pense encore que mon soutien aux soi-disant anarchistes était tout à fait

justifié et je crois fermement avoir fait là oeuvre utile. »

Notre cher Dietzgen était d’un bon naturel, prompt à se moquer de ses amis et de

ses proches, et nullement philistin. Comme un jour un de ses amis lui rappelait une

promesse, il lui répondit : « S’il vous plaît, ne me prenez jamais au mot, considérez tout

comme des paroles en l’air. »

A une amie de la famille, il écrivait :

« La prochaine fois que les enfants, ou seulement l’un d’eux, se plaindront que je

promets plus que je ne tiens, j’aimerais que vous ne pensiez pas du mal de moi. La faute

en revient à la crédulité des enfants auxquels j’ai enseigné tout jeunes à ne pas croire à

tout ce que je leur promettais, mais qui sont incurables sur ce point. »

Une autre fois, il signale qu’il a encore, en Allemagne, un revenu d’environ deux

marks par jour et il ajoute : « J’essaierai de voir — l’idée me plaît — si, avec cette

somme, je ne peux pas vivre dans un village allemand comme un gentilhomme encanaillé.

»

Dans une lettre du 18 juillet 1887, il écrit d’un ton badin :

« Ces derniers jours, j’ai lu la Vie de Goethe de Düntzer. Ce grand poète est un

fameux Don Juan ! Comment il sait aimer et être infidèle ! Ses nombreuses liaisons m’ont

donné grande envie de l’imiter, seules ses infidélités me donneraient (un peu) plus de

soucis. Dans l’ensemble, cet homme est une personnalité tout à fait digne d’admiration. »

Dans une lettre de novembre 1887, il annonce qu’on vient de lui envoyer de

l’argent pour un travail littéraire ; et il ajoute : « Je suis donc, maintenant, un homme riche

; je vais pouvoir dès que j’en aurai terminé avec le journal, m’en retourner en Allemagne

et goûter les joies de la solitude dans mon village natal. Tel est mon rêve. Si je peux y

dénicher — c’est très possible — une ancienne amie de jeunesse pour me tenir

compagnie, je me fais fort de vivre cent ans. »

Et il écrit le 2 février 1888 :

« ... Mais il y a encore quelque chose qui me préoccupe beaucoup et dont je ne dois

vous parler qu’en secret... Je m’applique, en effet, depuis longtemps, à changer une

ancienne amitié de jeunesse en relation amoureuse. Si je pouvais espérer que vous soyez

en meilleure disposition, je pourrais vous parler davantage de la folie du vieil homme que

je suis, mais il vaut mieux que j’attende un moment plus favorable ! »

Tout en réalisant des travaux remarquables dans le domaine de la philosophie et

spécialement de la dialectique, Dietzgen connaissait également fort bien l’économie

politique, la théorie du développement économique de la société. Très tôt, il découvrit

avec perspicacité l’orientation du mode de production du capitalisme moderne, avec ses

effets sur la situation politique des différents pays. C’est ainsi qu’en 1881 déjà il écrit

d’Allemagne :

« Les Etats-Unis restent, à mon avis, le pays de l’avenir dans le cadre de la société

106

bourgeoise. Le nouveau monde, la concurrence qu’il livre à la vieille Europe, chasse l’air

vicié qui règne ici. Chez nous, visiblement, l’agriculture court à sa ruine. De plus en plus,

la campagne n’est qu’un appendice des villes, terrains de chasse, parcs, villégiatures. Et si

notre peuple ne se ressaisit pas bientôt pour jeter à bas une bonne fois ses oppresseurs,

toute l’Europe ne sera plus qu’un lieu de plaisance pour les Américains. D’ici les

travailleurs partent là-bas, de chez eux viennent les bourgeois gavés ; ils ont leurs usines

de l’autre côté et ici leurs villas. »

Et quelques années plus tard, dans la première lettre à son fils sur la logique

(Acquis de la philosophie, p. 106), après avoir expliqué comment les intérêts

prolétariens et ceux de la démocratie sont étroitement soudés, il poursuit :

« Si cela est encore peu connu aux Etats- Unis, c’est plutôt un témoignage de la

situation prospère du pays que du caractère scientifique de sa démocratie. Les immenses

forêts et prairies qui fournissent des asiles sans nombre aux gens sans fortune camouflent

l’opposition entre le capital et le travail, entre la démocratie capitaliste et prolétarienne

avec ou sans guillemets. Il est vrai, il te manque encore les connaissances en économie

socialiste pour saisir avec une parfaite certitude que c’est précisément sur le sol

républicain de l’Amérique que le capitalisme avance à pas de géants, ce capitalisme dont

la double tâche, d’abord asservir le peuple pour le libérer par la suite, apparaît de plus en

plus nettement avec le temps. »

Ce n’est pas ici le lieu de traiter exhaustivement des principaux ouvrages de

Dietzgen, L’essence du travail intellectuel humain et Acquis de la

philosophie, paru plus tard. Mais on peut signaler que le monisme, la théorie de l’unité

de l’être, n’a pas eu de défenseur plus éloquent, plus convaincu et convaincant que Josef

Dietzgen dans la deuxième moitié du XIXe siècle, ou encore, qu’il maniait la dialectique,

l’accoucheuse de ses travaux philosophiques, d’une façon admirable et merveilleusement

naturelle. Dans son opuscule d’un très grand intérêt : Ludwig Feuerbach et la fin de

la philosophie classique allemande, Friedrich Engels explique l’essence de la dialectique

et ajoute : « Et cette dialectique matérialiste, qui était depuis des années notre meilleur

instrument de travail et notre arme la plus acérée, fut, chose remarquable, découverte non

seulement par nous, mais en outre, indépendamment de nous et même de Hegel, par un

ouvrier allemand, Josef Dietzgen24. »

Ceux qui avaient appris à goûter le style vigoureux de mon père, quand ils faisaient

ensuite sa connaissance, étaient généralement étonnés de sa douceur, de sa réserve, de sa

discrétion, qui ne dissimulait même pas cet orgueil qui s’attache à une vraie conviction.

Nous, ses enfants, nous pouvions agir en toute liberté avec notre père, mais quand nous

étions tentés d’abuser de cette liberté ou de jouer les malins avec lui, il savait nous

confondre par quelques mots ou souvent même d’un simple regard compréhensif. Il serait

difficile de trouver un homme plus heureux que ne fut mon père ; et aussi quelqu’un qui

ait été plus fidèle dans toutes les circonstances de la vie.

Comme pour Feuerbach, la mort n’était pas un mal à ses yeux ; pour lui, le mal

était la souffrance prolongée, en face de laquelle il reconnaissait volontiers sa lâcheté,

alors qu’il supportait les maladies brèves avec résignation et même bonne humeur.

Finalement, la mort se montra amicale envers lui, en ne lui donnant que durant quelques

24 Traduction, Editions Sociales, 1946.

107

secondes un sentiment d’oppression et d’égarement que je lus sur son visage quand il

tomba de sa chaise dans mes bras, sans connaissance, cherchant son dernier souffle. Une

crise cardiaque l’emporta en l’espace de deux minutes. C’était, par un beau dimanche, le

15 avril 1888. Le matin même, après une promenade dans les allées du Lincolnpark,

resplendissant sous la verdure embaumée du printemps, nous avions bu ensemble une

bouteille de vin et nous étions rentrés à la maison, l’humeur très gaie, pour le repas de

midi, auquel mon père fit honneur avec son appétit coutumier. Aussitôt le café servi, un de

mes amis arriva. Cette visite eut pour effet de priver mon père de sa sieste habituelle d’une

demi-heure, après le repas de midi ; au contraire, il alluma un cigare et participa à notre

conversation sur la question sociale. Mon ami n’avait jamais étudié le problème même

superficiellement, ce qui ne l’empêchait pas de porter des jugements péremptoires. Bien

que je l’eusse averti de cette ignorance, mon père s’anima et s’excita comme je l’avais

rarement vu ; avec une emphase et une gravité inoubliables, il déclara qu’il avait prévu

depuis quarante ans le mouvement ouvrier actuel et qu’il était prêt à expliquer ses vues sur

l’effondrement imminent du mode de production capitaliste, quand il s’arrêta soudain, au

milieu d’une phrase, la main en l’air et mourut de la façon que j’ai décrite plus haut. Il

n’avait pas encore soixante ans.

Simplement, conformément à ce qu’était mon père, nous fîmes inhumer son corps

aux côtés des anarchistes assassinés, dans le cimetière Waldheim, à Chicago, le 17 avril

1888.

108

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