Quelques chiffres en
préalable
La mise à l’écart de
la vieillesse
La vieillesse dans les
sociétés premières : vénération ou élimination
La vieillesse dans
l’histoire : un privilège des classes aisées
La vieillesse au 20è
siècle : un capitalisme qui rejette les vieux
La
vieillesse aujourd’hui : classes moyennes âgées, nouveau marché
La silver économie
Les ruptures de la
vieillesse
Les personnes très âgées
Les personnes en
institution et les Ehpad
Âge et vie en couple
Les femmes et leur
vieillesse
La vieillesse et la mort
Résilience et personnes
âgées
Le temps des vieux
Pour une autre vieillesse
Sources
Démographie historique
France
QUELQUES CHIFFRES EN
PREALABLE
Selon le Ministère des
Solidarités et de la Santé, en 2018,
21% des plus de 85
ans vivent en établissement
4,3 millions de personnes aident régulièrement un de
leurs aînés ; parmi elles, 2,8 millions apportent une aide à la
vie quotidienne à une personne âgée vivant à domicile, les deux
tiers des aidants sont des femmes
LA MISE A L’ECART DE LA
VIEILLESSE
Ce qui a motivé cette étude, c’est la rareté ou le
peu de visibilité des études sur la vieillesse, le manque ou
l’absence aussi d’informations sur cette partie de la société,
car derrière ces absences, on peut déceler un manque de
considération pour les personnes âgées. Pour en donner une image,
on peut reprendre deux chiffres donnés par France Culture en janvier
2021 : les plus de 65 ans représentent 21% de la population en
France ; mais à la télévision, ils ne sont que 6% sur les écrans.
Le problème n’est pas nouveau. Dans son introduction
à La vieillesse,
Simone de Beauvoir écrivait, il y a 50 ans : « voilà
justement pourquoi j’écris ce livre : pour briser la conspiration
du silence ». Bien des choses ont changé en
cinquante années dans la société, et
pour la vieillesse également. Mais il reste un profond rejet de la
vieillesse.
Nous irons remonter un peu dans l’histoire, pour en
connaître le passé. Mais on peut dès à présent constater que
dans la société capitaliste actuelle, une distinction essentielle
est faite entre les personnes dites actives et celles qui ne le sont
plus. A chaque réforme des retraites, c’est le premier argument
qui ressort, tel une calamité : le poids des non-actifs ne cesse
d’augmenter par rapport à celui des actifs. La cause en est
l’allongement de la durée de vie. Et du coup, cet allongement
devient un problème, au lieu d’être une bonne nouvelle.
Nous ne discuterons pas ici de cette présentation
biaisée des choses, on pourra se reporter par exemple à L’Ouvrier
n°330 Retraite : quel temps pour vivre ?
(14/12/2019). Mais on voit en tout cas que pour le système
économique capitaliste, les vieux sont vus comme une charge. Cette
manière de voir est un recul par rapport à certaines sociétés pré
2
capitalistes, où le vieillard pouvait au contraire être
considéré comme disposant d’une valeur
importante, au vu de son expérience et de sa mémoire sociale.
Le problème, c’est que cette vision de la vieillesse
comme étant un problème pour l’économie n’en reste pas à
l’économie. Elle s’étend progressivement à tous les domaines,
de l’art au sport, et finit par structurer la vie sociale. On peut
le constater facilement, les vieux vivent entre eux, ou seuls, ou pas
aux mêmes heures, et d’une manière ou d’une autre à l’écart
du reste du monde jeune ou adulte.
Dans son étude contemporaine sur la vieillesse, La
voyageuse de nuit, Laure Adler note : « Dans
les loisirs aussi on remarque cette ségrégation entre vieux et
non-vieux ». Les gens « normaux » peuvent
programmer un voyage où et quand ils veulent. Mais aux personnes
âgées, les agences de voyages, leurs publicités leur proposent
d’abord les mois d’avril ou mai, de septembre ou octobre, en
clair des périodes où l’activité touristique est plus réduite.
Les arguments ne manquent pas : le climat est plus doux, l’addition
aussi. Mais sur le fond, cette organisation des séjours dits «
troisième ou quatrième âge ou seniors » est un moyen de ne pas
mélanger cette population avec les autres.
En France, les plus de soixante
ans représentent de nos jours plus de quinze millions de personnes.
Les jeunes, l’Etat choisit de s’en soucier avec une prise en
charge qui coûte cher à la société, ne serait- ce qu’avec le
budget de l’Education nationale. On en est bien loin pour les
vieux. Derrière un certain nombre de gesticulations, la réalité,
c’est que les familles se retrouvent avoir la charge de leurs
vieux, et qu’elles se débrouillent comme elles peuvent.
Episode dramatique, lors de la première vague du
coronavirus : les chiffres concernant les personnes admises en
réanimation montrent une brusque chute des personnes âgées de plus
de 75 ans, lorsque l’épidémie est à son pic du 30 mars au 6
avril. Elles passent soudain à 14%, au lieu de 25% début mars. Le
manque de réanimateurs a imposé un tri, le vieil âge est devenu un
critère d’importance. Certaines de ces personnes ont donc été
écartées, les considérant de toute façon comme condamnées (Le
Monde 30 juillet 2020).
Simone de Beauvoir écrit en 1970 : « Nous
poussons si loin cet ostracisme que nous allons jusqu’à le tourner
contre nous-mêmes : nous refusons de nous reconnaître dans le
vieillard que nous serons (…). L’adulte se comporte comme s’il
ne devait jamais devenir vieux. Souvent le travailleur est frappé de
stupeur quand sonne l’heure de la retraite : la date en était
fixée d’avance, il la connaissait, il aurait dû s’y préparer.
Le fait est que – à moins d’être sérieusement politisé –
jusqu’au dernier moment ce savoir lui était demeuré étranger.
»
La société, nous le verrons, a changé depuis les
travaux de Simone de Beauvoir. Les classes moyennes aisées se sont
considérablement développées, et le capitalisme a vu un nouveau
marché dans le grand âge. Mais cette nouvelle considération ne
cache-t-elle pas un mépris toujours aussi profond, un rejet toujours
pratiqué pour la vieillesse, de manière générale ? C’est ce que
nous essaierons de voir également.
La réalité, elle, est en train de changer la donne.
Avec la montée considérable de la durée de vie, avec un
développement important de la place occupée par les classes
moyennes, c’est la société
elle-même qui se transforme, la faisant entrer dans un monde où un
quart, un tiers, de la population vit bientôt une vie de senior, ce
qui est un changement considérable dans l’histoire de l’humanité.
Avant d’entrer dans le vif de notre sujet, nous dirons
une dernière chose. Une idée largement répandue veut que les vieux
sont des personnes pleines de sagesse, qu’elles sont donc
respectées pour cela. Nous allons voir que si cette idée remonte à
la nuit des temps, la réalité, que ce soit celle vécue par les
vieux, ou qu’il s’agisse de la manière avec laquelle la société
les prend en charge, la sagesse et son respect sont en réalité de
grands absents.
LA VIEILLESSE DANS LES
SOCIETES PREMIERES :
VENERATION OU ELIMINATION
Si nous regardons de près la manière dont les vieux
sont considérés dans les sociétés premières, nous découvrons
des situations très différentes. Même si on n’en a aucune preuve
directe, on imagine très bien à quel point les sociétés humaines
de la préhistoire et jusqu’aux périodes des grottes de Lascaux ou
de Chauvet, avaient un besoin vital de transmettre de génération en
génération tout le capital de connaissances qui pouvait exister.
Les plus âgés avaient évidemment plus de connaissances et se
retrouvaient naturellement en position de posséder la science, et de
devoir la transmettre le mieux possible.
Mais en même temps, notamment du fait que ces sociétés
avaient un mode de vie nomade, se déplaçant en permanence en
particulier pour la chasse, elles avaient un problème lorsque leurs
vieux ne pouvaient plus suivre physiquement le mouvement. De plus,
ces sociétés n’étaient pas toujours assurées de disposer de
leurs besoins en nourriture, elles pouvaient connaître des périodes
plus difficiles que d’autres, même si celles-ci étaient plus
rares que ce que l’on a longtemps cru. Là encore, se pose le
problème d’un choix à faire si l’on ne peut assurer la survie
de tous.
Si l’on regarde donc ces sociétés, on constate une
chose, c’est que leur comportement avec leurs vieux est en lien
avec leurs croyances. A la réalité matérielle de la vie, s’ajoute
un élément propre à l’humain, ce sont ses croyances. On trouve
ainsi des cas où malgré la richesse matérielle de la société,
les croyances obligent au sacrifice du vieillard, à un moment donné.
Et il existe aussi, à l’inverse, des situations où malgré la
misère matérielle, la manière de considérer les vieux amène à
les protéger jusqu’à la fin de leur vie.
Voici
quelques exemples, tirés du travail de Simone de Beauvoir.
Chez les Dinka, qui sont des éleveurs de bovins en
Afrique, certains vieillards peuvent prendre une place très
importante dans la vie de la communauté. Mais dès qu’ils donnent
des signes de débilité, on organise des cérémonies au cours
desquelles ils sont enterrés vivants, et auxquels eux-mêmes
participent. C’est que l’on pense que s’ils mouraient
naturellement, s’ils perdaient leur dernier souffle, au lieu qu’on
le conserve dans leur corps en les enterrant, c’est toute la vie de
la communauté qui s’éteindrait avec eux. Souvent,
donc, la place des anciens bascule selon leur état
mental, leurs facultés. La communauté maintient sa cohésion grâce
à leur présence, leurs paroles, leur avis. Mais lorsqu’ils
perdent leurs facultés, ils deviennent inutiles, et on peut même
les considérer comme nuisibles.
C’est le cas aussi des Hottentots, qui mènent une vie
semi-nomade en Afrique. Vieux dès l’âge de 50 ans, ils sont
régulièrement consultés par le Conseil. Mais on voit ensuite leurs
fils demander le droit de se débarrasser d’eux, et la réponse est
toujours d’accord. Le fils offre au village un festin pour faire
ses adieux au vieillard : « on hissait
celui-ci sur un bœuf et une escorte le conduisait à une hutte
écartée. Là, on l’abandonnait avec un peu de nourriture. Il
mourait de faim, ou tué par les bêtes sauvages. C’était la
coutume surtout chez les pauvres ; mais parfois aussi chez les riches
parce qu’on attribuait aux vieillards des pouvoirs magiques – aux
femmes surtout – et qu’on avait peur d’eux
».
Chez les Esquimaux, dont les ressources sont très
précaires, on sollicite les vieillards d’aller se coucher dans la
neige et d’y attendre la mort ; ou, au cours d’une expédition
de pêche, on les oublie sur une banquise ; ou on les enferme dans
un igloo où ils meurent de froid ». «
Chez les Hopis, chez les Indiens Creeks et
Crow, chez les Bochimans d’Afrique du Sud, c’était la coutume
de conduire le vieillard dans une hutte, construite tout exprès à
l’écart du village, d’y déposer un peu d’eau et de
nourriture et de l’y abandonner ».
Il faut bien voir que la mort est une question
redoutable pour les humains. Elle aussi, d’ailleurs, est totalement
occultée de nos jours, par une société soi-disant éclairée.
Souvent, dans les sociétés premières, on considère que le
vieillard a déjà un pied dans l’autre monde que serait la mort.
Une fois mort, le vieillard devient même un danger : il est devenu
un fantôme que l’on craint.
Comme nous l’avons dit, on trouve aussi des sociétés
très pauvres qui n’éliminent pas leurs vieilles personnes. «
Contrairement à ceux du littoral, les
Chockchee de l’intérieur respectent les vieux. Comme les Koryaks,
ils promènent des troupeaux de rennes à travers les steppes du Nord
: leur existence est si rude qu’ils sont décrépits de bonne heure
; mais l’affaiblissement sénile n’entraîne pas une déchéance
sociale. Les liens de famille sont très étroits. C’est le père
qui la gouverne et qui possède les troupeaux ; il en conserve la
propriété jusqu’à la mort ». Quelle
explication donner à cette attitude ? de Beauvoir émet des
hypothèses : « C’est
qu’évidemment d’une manière ou d’une autre l’ensemble de la
communauté y trouve son intérêt, soit que les adultes plus jeunes
répugnent à l’idée de se voir un jour dépossédés, soit que
par-là soit garantie une stabilité sociale qu’ils estiment
souhaitable ».
Un autre exemple du même genre : « Chez
les Aléoutes aussi, malgré la précarité de leur condition, le
sort des vieilles gens est heureux. La raison en est sans doute la
valeur qu’on reconnaît à leur expérience et surtout l’amour
réciproque qui unit enfants et parents. Les Aléoutes sont des
Mongols, bien bâtis et robustes, qui habitent les îles Aléoutiennes
».
En clair, l’économie n’est pas le facteur le plus
important. Ce qui compte le plus dans toutes ces sociétés, ce sont
les croyances, les sentiments, la pensée, en bref la manière dont
on considère la personne. « Une protection
plus efficace, résume de Beauvoir, c’est
celle qu’assure aux vieux parents l’amour de leurs enfants (…)
Dans tous les cas que j’ai examinés,
écrit-elle, -beaucoup plus
nombreux que ceux que j’ai cités – j’en ai trouvé un seul où
des enfants heureux deviennent des adultes cruels pour leurs vieux
parents : c’est celui des Ojibwa ».
De son côté, Laure Adler souligne cette autre manière
de considérer les vieux dans les sociétés les plus anciennes, ou
ce qu’il en reste. « Dans la plupart des
sociétés traditionnelles d’Asie du Sud-Est et d’Afrique noire,
écrit-elle, les vieillards, d’autant plus
précieux qu’ils sont peu nombreux, reçoivent de multiples signes
de distinction et de considération car ils deviennent les
intercesseurs du monde surnaturel. Vieillir est une chance, un
progrès pour soi mais aussi pour toute la société qui va en
profiter. Les personnes âgées gardent ou acquièrent le pouvoir de
contrôler et de gérer les ressources matérielles et immatérielles.
Elles sont détentrices de la connaissance des rites, des
généalogies, des alliances. On les admire et on les craint. Chez
les Aborigènes australiens, seuls les hommes âgés dans les
sociétés de chasseurs-cueilleurs ont le droit d’épouser
plusieurs femmes bien qu’ils ne soient plus des chasseurs et qu’ils
n’aient plus la capacité de courir. Les hommes jeunes doivent
attendre l’âge de trente ans pour se marier et encore auront-ils
l’obligation de chasser pour leur beau-père. L’échelle de
performance est basée sur le savoir-pouvoir. L’âge est donc un
privilège car les vieilles et les vieux maîtrisent les rituels dont
dépend l’avenir des plus jeunes. »
LA VIEILLESSE DANS
L’HISTOIRE :UN PRIVILEGE DES CLASSES
AISEES
Si l’on passe maintenant des sociétés premières à
des sociétés plus avancées, avec l’utilisation des techniques
agricoles, ou chez qui existe une écriture et une transmission
écrite, on constate, selon Simone de Beauvoir, une diminution du
rôle des vieux. « C’est ainsi chez les
Lepchas qui vivent dans l’Himalaya ; ils savent lire et pratiquent
le lamaïsme ; ils travaillent dans des plantations de thé ; ils
cultivent du maïs, du riz, du millet ; ils élèvent du bétail ;
ils chassent. » « Dans
les sociétés plus avancées encore,
ajoute-t-elle, l’influence des gens âgés
diminue. Elles croient moins aux fantômes et même à la magie :
elles n’ont plus peur des “presque morts”. C’est sur leur
apport culturel positif que repose le prestige des vieillards. Et il
perd beaucoup de son prix dans les communautés où la technique se
dissocie de la magie, davantage encore dans celles qui connaissent
l’écriture ».
Lorsque les sociétés s’installent dans les
inégalités, dans l’existence de l’Etat qui les sauvegarde et
les reproduit, la vieillesse devient un privilège. De l’Antiquité
grecque et romaine jusqu’au 20ème siècle, on ne parle plus des
vieux parmi les classes populaires. La littérature, l’histoire ne
mentionne l’existence des vieux que parmi les classes privilégiées,
très peu nombreuses.
Quel sort ont donc ces vieux de milieux privilégiés
très restreints ? Selon Simone de Beauvoir dans La
Vieillesse, tout dépend de la forme que
prend l’Etat selon les différentes périodes. Elle distingue d’une
manière générale deux situations qui alternent : lorsque les
institutions sont stables, que l’Etat est relativement fort et
respecté, le pouvoir se retrouve entre les mains des vieux. Mais
lorsque l’Etat, pour une raison et pour des durées diverses,
s’effrite, s’affaiblit, ce sont
généralement les jeunes qui s’emparent du pouvoir, et les vieux
de ces classes aisées sont bien moins lotis.
En effet, la condition de ces vieux, puisque nous sommes
au sein de classes aisées, est directement liée à leur propriété.
Si la loi est ferme et respectée, la richesse peut s’accroître
légalement au fil des années, sans trop de surprise. Les plus âgés
se trouvant les plus grands propriétaires, ils se retrouvent assez
naturellement aux sommets de l’échelle sociale.
C’est le cas dans les cités grecques, quand elles ont
mis en place des institutions stables. « A
Athènes, les lois de Solon donnèrent le pouvoir aux gens âgés
». Et il en va de même à Rome, lorsque les institutions romaines
solides sont établies. Ainsi, le Sénat se retrouve composé de
riches propriétaires fonciers, une fois achevée leur carrière de
magistrats. « Jusqu’au 2è siècle avant
Jésus-Christ, la République est puissante, cohérente,
conservatrice ; l’ordre y règne ; elle est gouvernée par une
oligarchie ; celle-ci favorise la vieillesse dont les tendances
conservatrices s’accordent avec les siennes
». Au sein de la famille,
la puissance du pater familias est à peu près sans limites. « Il
a les mêmes droits sur les personnes que sur les choses : tuer,
mutiler, vendre. »
Les choses changent lorsque la conquête romaine finit
par entraîner une décomposition y compris politique. « Le
Sénat perd peu à peu ses pouvoirs qui passent aux mains des
militaires, c’est-à-dire d’hommes jeunes. (…) Une fois le
pouvoir personnel instauré, l’influence du Sénat ne fait que
diminuer. L’empereur, qui est un homme jeune, gouverne pratiquement
sans lui ».
Lorsque l’Empire s’effondre et que commence le Moyen
Âge, ces vieillards de classes supérieures se retrouvent
pratiquement exclus de la vie publique. La période est très
troublée, les guerres se multiplient, les menaces sont partout.
L’expérience du vieux ne compte plus, elle est remplacée par la
force, par la violence, donc par le pouvoir des jeunes.
Les jeunes vont voir ainsi leur rôle prendre les
premières places. Même chez les nobles, c’est la force physique
qui prime désormais. « Pour le jeune noble,
c’est l’adoubement qui le faisait chevalier.
» Et cette tendance se retrouve dans le monde paysan.
Les jeunes paysans, au cours des cérémonies
champêtres, étaient soumis à des épreuves : par exemple, sauter
par-dessus les feux de la Saint-Jean ».
Dans ce monde paysan, dans la plupart des pays d’Europe, le père
âgé était supplanté par le fils à la tête de la maison. S’il
voulait maintenir son autorité, les fils s’insurgeaient contre
lui. Une fois dépossédé, il est souvent maltraité par les
héritiers.
Un tournant a lieu vers le 14è siècle. Les villes
recommencent à vivre, des échanges économiques reprennent, une
classe de marchands prospère. Parmi les classes aisées, par
l’accumulation des richesses, la condition des vieillards se
modifie, et ils commencent à remonter dans l’échelle sociale. Ce
mouvement s’accélère au 16è siècle, avec les débuts d’un
capitalisme marchand, dans les cités italiennes et d’autres
villes.
Une exception, en France, au 17è siècle. Le régime,
resté absolutiste, très dur envers le peuple, interdit semble-t-il
tout changement en faveur des vieux. Les adultes qui
détiennent le pouvoir n’accordent
aucune place aux autres. « La moyenne de vie
était de 20
25 ans. La moitié des enfants mouraient avant un an
; la plupart de adultes entre 30 et 40 ans. On s’abîmait très
vite, à cause de la dureté du travail, de la sous-alimentation, de
la mauvaise hygiène. Les paysannes de 30 ans étaient de vieilles
femmes ridées et tassées ».
Au
18è siècle, la situation économique s’améliore, la population
s’accroit aussi grâce
Heureusement, un coup de tonnerre social surgit, en
France, en 1789. « De juillet 1789 à juillet
1790, dans toutes les fêtes de la fédération, les vieillards
étaient à l’honneur. A la fête du 10 août 1793, ce furent 86
vieillards qui portèrent les bannières des 86 départements.
» La vision de la vieillesse, pendant la période révolutionnaire,
connaît une embellie.
Le 23 octobre 1789, l’Assemblée vote le principe d’un secours
obligatoire à tout vieillard. Pour les révolutionnaires, la société
dont nous héritons est le fruit des efforts qui ont été accomplis
dans le passé par nos aînés.
La révolution considère par ailleurs que la charité,
l’idée dominante jusque-là, est une manière qui humilie le
pauvre. Il s’agit donc de lui donner des droits. C’est La
Rochefoucauld-Liancourt qui énonce les nouveaux principes. Il
condamne le traitement de la pauvreté sous l’Ancien régime, fondé
sur la charité et l’enfermement des miséreux. Devant la
Convention, Bertrand Barère proclame : « Plus
d’aumônes, plus d’hôpitaux ». L’idée
qui prédomine ce bref moment, c’est que la société a une «
dette sociale »
envers ses vieux. Pour les révolutionnaires, il faut remplacer les
hospices par des lieux qui accueillent.
Mais ils n’auront pas le temps de passer à la
réalisation de leurs idées et des nouveaux principes. L’Empire
revient aux manières de voir et de faire de la monarchie.
L’enfermement des personnes âgées indigentes perdure donc dans
les hôpitaux, hospices et dépôts de mendicité. Le pire étant
peut-être la « maison de Nanterre
», lieu de discipline qui dépend de la préfecture de police, où
on enferme à la fois vagabonds, sans-abri, vieillards sans
ressources.
Un certain changement a lieu, cependant. Accompagnant le
nouveau pouvoir de la bourgeoisie, une philosophie nouvelle prétend
vouloir assurer le bonheur pour tous, y compris parmi les classes
pauvres : c’est la philanthropie. En réalité, le bourgeois
cherche d’abord son propre bonheur, lorsqu’il envoie sa femme ou
sa fille faire de bonnes œuvres, ou prêcher l’hygiène aux
pauvres. Il pense devenir heureux s’il pratique la vertu. « Le
bonheur est essentiellement conçu comme un repos. Il faut craindre
les extrêmes, n’avoir que des passions douces
», précise Simone de Beauvoir.
L’Europe se transforme largement au 19è siècle. La
population passe de 187 millions de personnes en 1800 à 300 millions
en 1870. La médecine, la science, commencent à regarder autrement
la vieillesse, d’autant que le nombre de vieux augmente, et
commence à s’étendre à d’autres couches que les seules classes
supérieures.
Les différents pouvoirs reviennent largement aux
vieillards des mondes privilégiés. Le summum semble avoir été
atteint en France avec la restauration de 1830, le retour des nobles
et aristocratiques qui avaient émigré lors de la Révolution. « On
a rapetissé la France avec 7000 à 8000 individus éligibles,
asthmatiques, goutteux, paralytiques, de facultés affaiblies et
n’aspirant qu’au repos », écrit le
pamphlétaire Fazy, qui dénonce « la loi
singulière qui n’appelle que des vieillards à la représentation
nationale ». Talleyrand raconte
Parmi la population, la misère et les rapports violents
ne changent guère. Simone de Beauvoir souligne que dans les années
1860 et 1870, en France notamment, il était très fréquent que les
violences de fils qui veulent écarter le père de la direction de la
maisonnée vont jusqu’au parricide, le meurtre du père. Elle
reprend les écrits de Bonnemère qui explique qu’il arrive souvent
qu’on enterre le vieillard avant qu’il ne soit vraiment mort.
Ces crimes étaient si répandus et, malgré
l’obscurité dont ils s’enveloppaient, si connus, qu’une
enquête officielle, menée de 1866 à 1870 sur l’agriculture
française, et résumée en 1877 par Paul Turot, n’hésite pas à
en faire état ».
Quant aux ouvriers devenus vieux, ils étaient réduits
à l’indigence et au vagabondage. Vieux paysans ou vieux ouvriers,
la vieillesse signifie donc la relégation au plus bas de l’échelle
de la société pour le travailleur. Voilà comment commence donc le
capitalisme naissant en Europe. Tandis que les vieillards des classes
nobles et bourgeoises monopolisent les pouvoirs.
Une loi marque cependant le début d’un tournant,
c’est celle de 1905 qui instaure une assistance obligatoire aux
infirmes, aux malades incurables et aux vieillards indigents. C’est
l’idée de dette sociale qui revient, héritée de la Révolution.
Dès 1912, 22% des personnes âgées sont déjà admises à
l’assistance. Les institutions qui accueillent les personnes âgées
vont alors se moderniser : on y installe l’électricité, le
chauffage, le lavabo et la douche, qui n’existent par ailleurs
guère dans les logements privés de la population. La charité
chrétienne est remplacée par la solidarité républicaine. Fini
donc la nécessité pour le vieillard de devoir se racheter par la
pénitence ou par un travail.
Un moment, ces institutions vont aussi s’ouvrir à des
classes plus aisées. C’est qu’en effet l’inflation qui règne
entre les deux guerres touche certaines catégories petites
bourgeoises, paysans, rentiers. Ayant les moyens de participer à
leur prise en charge, on en accepte dans les hospices.
Finalement, c’est par le développement de la petite
bourgeoisie, classe intermédiaire dont le nombre ne va cesser
d’enfler, que l’opposition entre générations va se résorber.
Dans cette petite bourgeoisie, il va souvent arriver que le fils se
mette à occuper une place de niveau supérieur à celle du père
dans l’échelle sociale. Et celui-ci va pouvoir accueillir avec
orgueil cette réussite. La haine qui pouvait jouer entre générations
reflue donc. De plus, dans cette phase de développement du
capitalisme, où c’est toute une nouvelle société qui se met en
place, l’expérience, l’accumulation des connaissances,
deviennent des qualités utiles : l’ancienneté apparaît comme une
qualification.
On a longtemps cru qu’avec l’entrée dans le 20è
siècle, les structures familiales se sont plus ou moins effritées,
et qu’elles ont abandonné progressivement les vieux. Il semble,
après de nombreuses études, que cette idée est fausse. L’historien
Patrice Bourdelais explique que « en 1936,
dans une région profondément touchée par l’exode rural et le
vieillissement démographique comme le Sud-Ouest, la vieillesse au
quotidien reste largement une affaire familiale. On vieillit parmi
les siens, en poursuivant ses activités. Les échanges entre les
générations, soulignés par la fréquence de la cohabitation,
assurent aux plus anciens une relative sécurité matérielle et un
rôle social suffisant pour qu’un recours extérieur soit
exceptionnel » (Le Monde 26 mai 2018).
Autre exemple : « les dossiers
de retraite des agents des transports parisiens (…) montrent que
les solidarités familiales restent très fortes, y compris dans les
villes. Ces salariés qui viennent souvent du Centre et du Sud
gardent des liens très étroits avec leurs milieux d’origine : les
enfants en bas âge sont élevés à la ferme, les salariés
reviennent pendant l’été donner un coup de main à leur famille,
les vieux parents viennent s’implanter à la ville pour aider leurs
enfants. Les solidarités intergénérationnelles résistent
finalement bien aux bouleversements de l’entre-deux-guerres.
»
LA VIEILLESSE AU 20ème
SIECLE :
UN CAPITALISME QUI REJETTE
LES VIEUX
Hélas, et Simone de Beauvoir l’a vu à son époque,
cette exaltation de la vieillesse ne va pas durer bien longtemps.
Arrivé à maturité, le capitalisme va s’emballer, la concurrence,
cette guerre économique qui ne dit pas son nom – va se multiplier,
toucher toutes les parties du monde, et obliger tout le système à
tout renouveler en permanence. Résultat, la technologie est devenue
folle, au point que le savoir qu’a pu accumuler un vieux, y compris
dans son domaine, est disqualifié par l’âge. La course à la
croissance et à la concentration du capital rend tout obsolète en
très peu de temps : les transistors comme les radios TNT.
C’est donc aux jeunes, à leurs start-ups, et aux
seules qualités de la jeunesse que reviennent désormais gloire et
beauté. Adieu l’éphémère acceptation de la vieillesse. Si, peut
-être, et nous y reviendrons, avec le développement des classes
moyennes, et parmi elles de catégories qui ont de bons moyens
financiers, il est apparu que celles-ci pouvaient constituer un
marché nouveau et fructueux. Ainsi, pour que le vieillard devienne
intéressant, dans le monde capitaliste, il faut qu’on puisse
l’exploiter. Se multiplient ainsi depuis deux ou trois dizaines
d’années des résidences, des cliniques, des maisons de repos,
voire des villages où l’on fait payer le plus cher possible des
personnes âgées qui en ont les moyens.
Mais pour les employeurs, le vieux reste une personne
plus que douteuse, un objet peu rentable. Ils se méfient des
personnes âgées et lorsqu’il faut réduire le personnel, on
commence tout de suite par éliminer les plus âgés, ce qui peut
parfois commencer dès 50 ou 40 ans. Une enquête menée en 1961
indiquait que les employeurs considéraient qu’un ouvrier prenait
de l’âge à cinquante ans : il perd de son efficacité, il ne sait
plus s’adapter aux
10
situations qui changent, il a moins de force, moins de
rapidité. Certes, il a plus de conscience professionnelle,
d’expérience, de qualification, mais ceci ne
compense pas cela.
Une partie de ces considérations
peuvent d’ailleurs s’avérer fausses. Ainsi, toujours dans les
années 1960, on a l’exemple de tests qui ont été menés sur des
conducteurs de car. Les tests indiquaient pour les plus âgés qu’ils
avaient des déficiences d’accommodation des yeux qui les rendaient
en principe incapables de conduire de nuit, à la lumière des
phares. Mais lorsqu’on se mit à étudier leur comportement sur la
réalité du terrain, non pas en laboratoire mais sur la route, on
s’est aperçu que nombreux conduisaient parfaitement de nuit,
parfois mieux que ceux que le laboratoire avait jugés aptes pour
cela. En fait, ils avaient appris à éviter les éblouissements, à
se repérer en regardant sur les marges : l’expérience leur avait
appris des manières de contourner les déficiences observées en
laboratoire.
Mais pour le système capitaliste, l’âge reste pour
l’essentiel vu comme un handicap, une perte de capacités, un
risque accru, vers la maladie ou vers la mort. Comme le note Laure
Adler, « l’âge demeure tant pour les
compagnies d’assurance que pour les banques un critère de
discrimination inacceptable au regard du droit
».
Une fois passé le couperet de la retraite, le
travailleur se retrouve enfermé dans son logement. Dans les années
1960, un tiers des vieux vivent avec leur conjoint, un autre tiers
vit seul, et c’est essentiellement le cas des femmes. Quelques-uns,
9% vivent avec des amis, un frère, une sœur. Mais la présence de
la famille n’est pas du tout un facteur d’épanouissement,
contrairement à ce que nous ferait croire le consensus sur la
famille. Simone de Beauvoir le souligne : « On
a constaté chez les vieillards économiquement faibles, les
relations familiales n’amélioraient pas le moral.
» Quant aux plus aisés, pour eux, ce sont
les amis qui comptent, bien plus que la
famille.
La présence du conjoint, elle non plus, est loin d’être
la panacée. « Les couples se renferment dans
leur foyer plus strictement que les individus isolés, veufs ou
célibataires, explique de Beauvoir.
L’attachement souvent jaloux, maniaque,
tyrannique, qu’ils ont l’un pour l’autre les amène à faire le
vide autour d’eux ». Selon une enquête
menée en 1968 dans un
arrondissement populaire de Paris, une personne âgée sur trois n’a
plus aucune relation sociale, ne reçoit jamais une lettre, ne reçoit
et ne rend aucune visite, ne connaît plus personne.
Pour compléter le tableau de cette époque, on est
obligés de parler également des hospices, une calamité, qui forte
heureusement a disparu depuis. L’auteur de ce texte a
personnellement voulu faire une enquête en 1969 / 1970 à la Maison
départementale de Nanterre, pour le journal Lutte Ouvrière. Il a
été révulsé par ce qu’il a pu voir et surtout ressentir. La
vue, l’ambiance ressentie, étaient insupportable, et il a renoncé
à poser la moindre question aux personnes présentes, tant elles
paraissaient transformées en loques humaines.
Les vieillards grabataires sont en effet alignés sur
leurs lits dans de grands dortoirs où il n’y a personne qui
s’occupe de qui que ce soit. Aucun paravent ne sépare un vieillard
d’un autre, aucun n’a ni table de chevet individuelle, et encore
moins d’armoire ; personne n’a d’espace personnel. Les sexes
ont été séparés, sans aucun ménagement. Tout ce monde
végète dans une ambiance sombre, mal éclairée. A
Nanterre, apprend-on par ailleurs, une personne qui rentre sobre
devient alcoolique en un mois de séjour. Les gens voient leur vie
dégringoler à toute vitesse et ils deviennent des organismes.
En fait, ces lieux sont de vrais dépotoirs humains. A
l’époque, on confond d’ailleurs allègrement hospice et hôpital,
dès qu’on a affaire aux vieillards : des invalides ou des malades
sont pris dans des hospices, où ils ne sont pas soignés. Et des
vieux sont envoyés aux urgences d’un hôpital avec une lettre du
médecin : « M. ( ou Mme) doit être
hospitalisé parce qu’il vit seul et qu’il est âgé
». Et l’hôpital accepte.
LA VIEILLESSE AUJOURD’HUI
LE NOUVEAU MARCHE DES
CLASSES MOYENNES AGEES
Difficile de trouver à notre époque l’équivalent de
l’étude, très complète et très humaine qu’avait réalisée
Simone de Beauvoir pour les années 1960. Ce travail date d’un
demi-siècle. Et nous savons que la société a beaucoup évolué.
L’individualisme est devenu conquérant, la population vit
nettement plus longtemps. Les classes sociales âgées ne sont plus
les mêmes.
A son époque, seule une petite fraction de la
population à la retraite pouvait bénéficier d’une retraite à
taux plein, puisque le système n’avait été mis en place qu’au
lendemain de la guerre. Cela impliquait de vastes catégories de
retraités pauvres ou très pauvres, aujourd’hui la majorité des
retraités sont issus de classes moyennes relativement aisées. Au
point qu’une propagande sur les acquis sociaux est de présenter
les retraités comme des privilégiés, disposant d’un meilleur
niveau de vie que les actifs. Mais si cette affirmation est peut-être
vraie en moyenne, il n’en reste pas moins que l’écart, entre un
taux pour un ouvrier et pour un cadre, va du simple au double.
Pour parler de notre époque, nous n’avons trouvé que
quelques études sociologiques. Nous avons choisi un de ces petits
ouvrages de synthèse, du type Que sais-je ?
(PUF) ou Repères (La
Découverte) qui tentent de faire régulièrement le point sur de
nombreux domaines. C’est dans un ouvrage de la collection 128 (128
pages) chez Armand Colin que nous avons puisé l’essentiel de cette
partie de notre travail. Sociologie de la
vieillesse et du vieillissement, de Vincent
Caradec, qui date de 2012-2015.
Nous avons vu, en étudiant la protection sociale, que
le système du droit à la retraite avait mis du temps à entrer
réellement dans la pratique en France. Une première loi l’avait
établi pour les bas salaires en 1910, en échange d’une obligation
de cotisation, mais il ne touchera qu’un quart de la population des
60 ans et plus, avec une pension franchement dérisoire. Il faut dire
qu’à l’époque, les patrons sont nombreux à être hostiles à
cette idée, et qu’une partie du mouvement syndical ne veut rien
attendre de l’Etat. La CGT de 1910 dénonce « les
retraites pour les morts », comme « une
gigantesque escroquerie capitaliste ».
Les deux parties vont progressivement modifier leur
point de vue, ce qui va aboutir à une nouvelle loi en 1930, toujours
pour les bas salaires, avec des cotisations assez faibles.
Pour le patronat, la retraite sera un moyen de diminuer
les effectifs, de rajeunir la population travailleuse, donc de
réduire le coût des salaires. Pour le gouvernement, c’est
un moyen de lutter contre le chômage des jeunes.
Avec cette nouvelle loi, pour toucher un taux plein, il
faut compter trente années de cotisation, ce qui ne pourra commencer
à se produire qu’à partir de la fin des années 1970. Les
retraités des années 1960, 1970 et même 1980, vivent donc
longtemps en pauvres, lorsqu’ils sont issus des milieux populaires.
Depuis la fin des années 1990, le discours qui souligne le côté
positif de la retraite est contrecarré par un discours inverse : il
faudrait que les salariés âgés puissent garder leur emploi. La
pratique, elle, a plutôt continué vers un départ y compris avant
l’âge légal de la retraite. Mais ce n’est pas le cas dans des
pays comme la Suède ou le Japon.
Toujours depuis les années 1990, tous les pays
occidentaux, sous les directives de la Banque mondiale, se sont
lancés dans une continuelle et incessante « réforme des retraites
». En France, Balladur a fait passer en 1993 la durée de cotisation
pour bénéficier du taux plein de 37,5 années à 40 pour les
salariés du privé, avec un calcul plus défavorable, sur les 25 et
non plus les 10 meilleures années. En 1995, Juppé veut généraliser
ces mesures aux fonctionnaires et aux entreprises publiques (SNCF,
RATP, EDF). La grève générale de trois semaines, le fera reculer.
En 2003, Fillon adopte une durée de cotisation
équivalente entre public et privé, donc 40 ans, plus un allongement
de la durée de cotisation après 2009 ; avec en prime un système de
décote pour dissuader de partir avant l’âge, et de surcote pour
inciter à partir après l’âge légal, formellement toujours à 60
ans. En 2008, réforme des régimes spéciaux. Puis 2010 : cette
fois, c’est l’âge où l’on peut faire valoir ses droits au
départ à la retraite, qui est visé : 62 ans à partir de 2017. Et
l’âge de départ à taux plein, sans décote, passe de 65 à 67
ans.
Pour le monde capitaliste dans lequel nous vivons,
l’allongement de la durée de vie, avec des personnes âgées de
plus en plus nombreuses, avec aussi des maladies en plus nombre et
plus chères à soigner, pose un problème de coût. Certains des
responsables en place, s’appuyant sur le fait que les jeunes ont le
sentiment qu’ils n’auront plus de retraite, estiment qu’il faut
désormais mettre une limite à tout cet argent que coûte la
vieillesse. C’est pour cela qu’a été mise récemment en place
l’idée d’un pourcentage limite du coût des retraites dans le
produit intérieur brut du pays : il ne faut plus dépasser les 14%.
***
Depuis les années 1970, s’est produit un tournant
dans la manière de considérer les vieux. Les mots ont changé. Le
mot « vieillard » est très présent chez Simone de Beauvoir, il va
quasiment disparaître. C’est l’arrivée massive de nouvelles
classes moyennes qui change la donne. Un nouveau marché se met en
place pour les voyages de ceux qu’on nomme maintenant le «
troisième âge ». Des municipalités mettent en place des clubs de
loisirs, des services d’aides ménagères. L’Etat lui-même,
prône, avec le rapport Laroque (1962)
disent se refuser à être une
charge de leurs enfants, comme l’ont
été les anciennes générations. Une nouvelle image des personnes à
la retraite ou âgées se met en place.
Avec une durée de vie qui va continuer à s’allonger,
et une proportion de classes moyennes plus ou moins aisées âgées,
même cette catégorie de « troisième âge » va devenir ringarde.
Les plus jeunes des retraités rejettent les clubs du troisième âge.
Individualisme aidant, ils prétendent vivre leur vie. Ils en ont les
moyens, et les marchés capitalistes l’ont bien compris. C’est du
monde du marketing que vient la dernière formulation en vogue :
les seniors ». Senior, à la SNCF, c’est à partir
de 60 ans, ailleurs ça peut être 55 ans, dans le dictionnaire
c’est 50.
Mais cette image, du vieux donc qui entrerait presque
dans une nouvelle jeunesse, en côtoie une autre, à peu près
inverse : celle de la personne dépendante, incapable de se mouvoir
ou de manger seule. Car on sait bien que pour certains, que ce soit
par manque de chance dans la vie, pour des raisons de santé
notamment, la vie des vieux n’est pas rose du tout. A partir de 60
ans, on ne parle plus de handicap, on entre dans la catégorie
Toujours au niveau du langage, on ne parle plus, comme
on le lit beaucoup chez Simone de Beauvoir, de « démence
sénile » ; depuis les années 2000, on dit
maladie d’Alzheimer.
Alors, les vieux sont-ils des nouveaux jeunes qui
bricolent, sont engagés dans la vie associative et voyagent, ou
plutôt des vieux handicapés dont il faut s’occuper lourdement ?
La réalité est que la majorité n’est ni l’un ni l’autre.
Pour ce qui est des personnes dépendantes, il y a 1,2 million de
personnes dans ce cas. Les neuf dixièmes d’entre elles ont plus de
75 ans. Une majorité (700 000) est à son domicile, et 500 000 sont
en établissement. En moyenne, les personnes bénéficient de 4400
euros l’année pour ce qui de l’APA. Les Ehpad sont réservés
aux personnes devenues dépendantes. Mais toutes les personnes
dépendantes ne sont pas placées en Ehpad.
Dès que l’on étudie les « personnes âgées » de
nos jours, on découvre une très grande diversité de situations et
de vécus. Il y a cependant un certain nombre de caractères
généraux. Selon Vincent Caradec, elles sont plus casanières que
les jeunes, elles préfèrent les loisirs au domicile, et c’est là
qu’elles orientent leurs dépenses ; elles sortent moins le soir,
partent moins en vacances, consomment davantage de télévision.
Enfin, elles sont moins actives, question culture, sport ou
sexualité. Davantage tournées vers des relations de famille et de
voisinage, elles ont moins de sociabilité. Sur le plan politique,
une enquête de 2008 montre qu’après la cinquantaine, le
traditionalisme, c’est-à-dire le respect envers les institutions
et les normes héritées du passé, se met à augmenter avec l’âge.
La sociologie des personnes âgées s’est largement
transformée en une quarantaine d’années. Le niveau d’études
est plus élevé, avec plus de cadres et moins d’agriculteurs. Le
nombre de ceux qui bénéficient d’un taux plein est bien plus
important, et le nombre de ceux qui doivent toucher le minimum
vieillesse a chuté. L’habitat est en général plus
confortable, avec pour certains une résidence
secondaire. Et l’état de santé est également
amélioré. Le sociologue Patrice Bourdelais a essayé de calculer un
« âge d’entrée dans la vieillesse ». Il a fabriqué une sorte
de moyenne qui tient compte de l’état de santé moyen et de l’âge
auquel il nous reste dix ans à vivre. Il a abouti à ce résultat,
qu’entre 1825 et 1985, l’âge d’entrée de la vieillesse a
reculé de treize ans pour les femmes et de six ans pour les hommes.
Dans un ouvrage collectif dirigé
par Boris Cyrulnik, Antoine Lejeune observe : « Le
vieillissement n’est plus ce qu’il était. Il n’est plus
synonyme – uniquement – de déchéance et de détresse, avec son
cortège de deuils, de maladies et de ruptures traumatiques. Pour
beaucoup de nos contemporains, le vieillissement signifie au
contraire la possibilité d’un nouveau développement de vie, après
la retraite. On observe de plus en plus de « jeunes vieux » - les
plus de 60 ans – fringants, pleins de vie, « avec une bonne
retraite », qui recherchent leur place dans la société et qui
aspirent à un vieillissement réussi. Il y a aussi les
Dans le même livre, Michel Delage note que les auteurs
« ont cherché à étudier plus précisément
les paramètres du « bien vieillir ». Ils ont constaté que
l’association d’une bonne santé, la préservation de bonnes
capacités cognitives et physiques, et d’un bon soutien social vaut
mieux que la maladie, de faibles capacités cognitives de base,
l’isolement et la pauvreté. Monsieur de La Palisse y aurait pensé
».
A ce propos, une crainte s’est plus ou moins
généralisée concernant la maladie d’Alzheimer. Il est naturel
qu’avec l’âge, la mémoire se modifie, sans qu’il soit
question d’Alzheimer pour autant. Il existe des tests, dits de «
performance mnésique », qui permettent de distinguer facilement et
de rassurer la personne. En fait, celui ou celle qui se plaint d’un
problème de mémoire ne fait que révéler par là qu’elle est
déstabilisée socialement et affectivement.
La sociologie a donc découvert qu’à notre époque
existe une grande diversité de situations dans la vieillesse. Les
plus grosses différences tiennent à l’état de santé de la
personne. Mais il est bien évident que l’état de santé lors de
la vieillesse est essentiellement le résultat de toute une vie
professionnelle et sociale, selon qu’elle a plus ou moins usé le
corps et l’organisme. Selon aussi les pratiques qui ne sont pas les
mêmes selon la classe sociale : les classes moyennes et supérieures
prennent soin de prévenir les maladies, de procéder aux divers
programmes de dépistage avant d’observer le premier symptôme. Par
contre, les classes populaires sont habituées à ne voir le médecin
et à consulter qu’une fois la maladie déjà présente.
Aussi, nous dit Vincent
Caradec, les ouvriers sont-ils soumis, en ce
domaine, à une “double peine” : ils vivent moins longtemps et
ont des trajectoires davantage marquées par la survenue de la
dépendance. Quant aux femmes, elles vivent plus longtemps, mais
souffrent plus souvent, à âge identique, de “limitations
fonctionnelles” ».
Ensuite, les revenus dont disposent les personnes à la
retraite sont en lien avec leurs revenus lors de la vie active :
l’inégalité demeure donc, liée au monde
social d’origine. « La retraite moyenne des
ouvriers est ainsi plus de deux fois plus faible que celle des cadres
supérieurs – et ils en bénéficient moins longtemps du fait de
leur plus faible espérance de vie.
Les pensions des femmes sont, elles, de 40% moins élevées que
celles des hommes (en tenant compte des pensions de réversion)
».
On observe aussi que ceux qui ont fait des études
parviennent mieux à préserver leur autonomie quand ils commencent à
rencontrer des problèmes physiques. Quant aux femmes âgées, elles
ont bien plus de capacité d’adaptation et de relation avec les
autres que les hommes. Sur ce plan, on peut se demander si l’idéal
de virilité qui est demandé aux hommes tout au long de leur vie
d’adulte ne leur joue pas un tour et ne devient pas une cause de
handicap, une fois mis en face de la vieillesse et de ses
difficultés.
On observe donc une différence liée au sexe, à
laquelle se surajoute celle de la classe sociale. La vieillesse est
synonyme de handicaps physiques lourds pour certains, alors qu’ils
sont totalement inexistants pour d’autres. Au grand âge, même le
ressenti de ce qui vous manque n’est pas le même. Pour les
ouvriers, la grande vieillesse crée un vide marqué par l’absence
du monde professionnel, auquel on peut rechercher quelques manières
de le remplacer. Alors que pour les membres des classes moyennes et
supérieures, ce sont les plaisirs de l’existence auxquels on ne
peut plus participer dont on ressent le plus le manque.
LA SILVER ECONOMIE
Le capitalisme ne manque jamais d’imagination
lorsqu’il s’agit de trouver des mots qui l’aident à orienter
nos pensées selon ses intérêts. Pour ce qui concerne les vieux,
pardon les seniors, un terme s’impose en matière d’économie :
c’est la « silver économie
». La filière existe, elle a ses salons, et un président, un
certain Luc Broussy, ancien conseiller
Il avance le chiffre, invérifiable, de 300 000 emplois
qui lui seraient liés. « Cela va des Ehpad à
la domotique, en passant par l’urbanisme et l’aide à domicile.
Le secteur n’est pas constitué que d’entreprises du CAC 40 qui
font du business avec l’argent des vieux,
explique-t-il. Ce sont aussi des politiques
publiques, consistant, par exemple, à multiplier les toilettes
accessibles à tous pour répondre au problème de l’incontinence
».
Sur internet, les sites de rencontres dédiés aux
personnes âgées se sont multipliés. Selon un article du journal Le
Figaro de 2018, 8% des plus de 75 ans, soit 500 000 Français,
fréquentent ces sites de rencontres : on trouve quintonic,
eliterencontres, edarling, rencontregayseniors, maxirencontres,
disonsdemain.
Pour les jeunes mordus des start-ups, la silver économie
est un eldorado. L’un investit 3 millions d’euros pour mettre au
point une montre qui détecte les chutes. Un autre travaille sur un
verre d’eau connecté qui alerte sur la déshydratation de la
personne. Mais
pour l’heure, le principal
obstacle à ces trouvailles n’est pas d’ordre technique. Il
s’avère, le plus souvent, que ce qui marche sur le papier ou en
laboratoire ne tient plus du tout la route dans la vraie vie de la
personne âgée. Car ces beaux jeunes gens ne se sont pas souciés
d’en connaître la réalité.
Le philosophe Didier Martz met en garde contre cette
manière de considérer les technologies comme une solution aux
problèmes des vieux. Il raconte qu’à un moment, il a hébergé sa
tante âgée : « J’étais rarement là,
alors on a installé une télé-alarme. J’ai bataillé longtemps
pour qu’elle l’accepte. Puis, comme je la sentais en sécurité,
mes visites se sont espacées. Elle a été plus seule encore
» (Télérama).
Mais on sait que le capitalisme n’a que faire de ce
genre de souci. Son seul souci est de vendre. Et il lui sera d’autant
plus facile de le faire que les vieux sont un public craintif,
fragile, plus facile à manipuler.
LES RUPTURES DE LA
VIEILLESSE
Pour donner un exemple des modifications physiologiques
importantes qui se produisent avec la vieillesse, on peut prendre le
mécanisme qui régule notre corps en cas de forte chaleur. En temps
normal déjà, nous disposons d’un mécanisme puissant, qui permet
au corps humain de perdre un demi litre d’eau (et du sel) par
transpiration. Cette évaporation est capable de réguler notre
température qui reste ainsi fixe, autour de 37 degrés. En cas de
forte chaleur, ce mécanisme peut multiplier son efficacité par 50 !
Mais chez une vieille personne, au bout de quelques
heures, le mécanisme ne tient plus, il s’effondre. Il n’y a plus
de transpiration. Boire devient dangereux, car l’eau se met à
stagner dans le sang, puis dans le corps. Une solution simple
consiste à passer de l’eau sur les deux faces des mains, ainsi que
sur les avant-bras. Cela suffit, car l’évaporation va créer une
sensation de rafraîchissement. Il est inutile de toucher au reste du
corps, ce qui peut être invasif. On voit sur cet exemple à quel
point un mécanisme biologique élémentaire peut être modifié.
C’est le fait de mal le connaître qui, lors de la canicule de
l’été 2003, a aussi entraîné le décès de milliers de
victimes.
Avec l’allongement considérable de la durée de vie,
la vieillesse est devenue une période longue, qui elle-même connaît
des évolutions très importantes. Ce sont souvent de véritables
ruptures. Outre la mise à la retraite, on doit ajouter la crise du
vieillissement, telle que la personne se voit elle-même en train de
se transformer. On peut citer également le décès de son conjoint,
celui de ses proches, enfin l’entrée dans le grand âge, qui
connaît de nouvelles transformations du corps et des relations
sociales.
La manière dont nous vivons l’arrivée à l’âge de
la retraite a évolué. Plusieurs raisons ont pu la rendre désirable
: la pénibilité du travail qui a augmenté, aussi bien sur le plan
physiologique que psychologique, et qui de toute façon augmente avec
l’âge. En général, le passage de l’activité à la retraite se
passe plutôt dans la douceur. Sinon, c’est en général
l’entourage qui, par son attitude, sa gentillesse, est le meilleur
accompagnement vers la
retraite. Il y a les réflexions sur la chance que l’on
a d’avoir bientôt du temps pour soi. Le départ lui-même est
l’occasion d’une sorte de fête, « le pot de départ ». De
toute façon, plusieurs mois avant le moment fixé, le futur retraité
se détache mentalement de son travail, de sa profession. Par contre,
pour ceux qui sont mis en préretraite sans préavis, c’est un
traumatisme. Car cette fois, on ne s’est pas préparé du tout
moralement.
Pour tenter de définir en quoi consiste le
vieillissement, et quels sont précisément les points qui peuvent
poser problème à la personne qui vieillit, nous avons choisi de
reprendre les idées développées par Marie Anaut, l’une des
auteures de l’ouvrage de Cyrulnik (Résilience
et personnes âgées).
Marie Anaut indique bien entendu la dégradation de ses
propres capacités physiques et mentales : la santé, la mémoire,
vont décliner. Elle insiste sur le regard que l’on porte soi-même
sur ses propres évolutions, et sur les décalages qui se produisent
avec le reste du monde social.
L’entrée dans la vieillesse est quelque chose d’un
peu étrange. Le problème est qu’il n’y a ni un âge particulier
qui l’indique, si surtout un signe physiologique ou autre
particulier. On sait que l’on va un jour ou l’autre entrer dans
ce processus, mais il est bien difficile de savoir si tel ou tel
signe que l’on ressent est lié à la vieillesse ou pas. C’est
qu’on y entre progressivement. Trotsky, à 55 ans, s’inquiétait
dans une lettre à sa femme, où il se plaignait de fatigue,
d’insomnies, de pertes de mémoire : « Est-ce
que ce serait l’âge qui viendrait pour tout de bon, ou bien ne
s’agit-il que d’un déclin temporaire, quoique brusque, dont je
me remettrai ? On verra ».
Lorsque l’on n’est pas encore entré dans l’âge
de la vieillesse, on peut user de son corps jusqu’à la limite de
ses forces : il s’en remettra assez vite. C’est pour cela qu’à
l’âge adulte, le risque de maladie ou d’accident n’est pas
effrayant : on finira par se retrouver comme avant. Une fois entré
dans la vieillesse, par contre, certaines de nos capacités ne
reviendront plus. C’est là qu’est la différence.
Non seulement il est difficile de savoir ce qu’il en
est, mais l’image de la vieillesse que diffuse la société
complique encore la chose. Certaines personnes voudront se croire
jeunes
tout prix : elles vont donc nier l’apparition de ces
signes. A l’inverse, d’autres vont trouver plus judicieux de se
dire vieux : la vieillesse autorise en effet certaines faiblesses,
et on peut espérer en profiter.
Pour les femmes, se surajoute un autre problème : c’est
que la société a exigé d’elles de paraître avec les qualités
indiquant la féminité. Un certain nombre vont donc rechercher, plus
ou moins frénétiquement, à cacher la moindre transformation de
leur visage, de leur peau, par le maquillage, les toilettes, et même
les mimiques.
Pour les hommes comme pour les femmes, il est d’autres
domaines qui posent problème. Ainsi, « La
perte de contact avec les avancées technologiques
» peuvent leur donner le sentiment qu’elles leur sont devenues
inaccessibles, ce qui peut augmenter fortement « le
sentiment de décalage social et relationnel et accentuer la
dépendance ». De manière plus générale,
la vieillesse va nous confronter à la diminution, voire la
dégradation
des liens avec les autres, la diminution des
participations à la vie sociale, qui suivent l’arrêt
de la vie professionnelle. Parmi ces sujets de difficultés, Marie
Anaut indique le fait qu’on
Au sujet de l’expression « cessation
de la vie active », elle souligne combien «
ces terribles termes sont représentatifs du
regard social mortifère qui est porté sur les personnes retraitées
». Elle met donc le regard de la société au cœur du problème.
Mais il n’y a pas que des aspects négatifs, nous dit
Marie Anaut, il y en a qui sont positifs. « Nous
pouvons relever l’augmentation du temps libre et l’absence de
stress dû aux préoccupations professionnelles et aux
responsabilités qui étaient liés à ces activités
». De même, les
relations familiales peuvent être moins contraignantes, le départ
des enfants du domicile peut laisser du temps pour d’autres
relations. Il n’y a donc pas que des pertes ou des deuils.
En tout cas, ce qui est à retenir, c’est que la
personne âgée doit s’attendre à un certain nombre de
modifications importantes dans sa vie, modifications auxquelles la
société dans son ensemble ne la prépare guère. Déjà, un élément
essentiel va immanquablement entrer en jeu : la perte de revenu, qui
oblige à changer bien souvent de standard de niveau de vie.
Une autre modification, qui ne semble pas forcément
évidente, est souvent bien réelle, c’est la relation de couple.
La présence en permanence au domicile, les changements dans les
autres relations, les corps qui vieillissent, le regard que l’on a
sur soi-même, tout peut entrer en jeu.
Lorsque ces modifications subies ne sont pas
suffisamment maitrisées, c’est la dépression presque assurée. «
La retraite est une des causes de l’entrée
en dépression accompagnant la perte du statut qui était lié à
l’activité professionnelle, écrit encore
Marie Anaut, surtout
si aucune autre activité ne vient compenser et combler le vide.
(…) Les statistiques de la santé affirment
que 1 personne sur 3 de plus de 65 ans souffrirait de symptômes
dépressifs. »
Il nous faut aussi mentionner le problème du suicide
des personnes âgées. « Plus de 3000
personnes âgées se suicident chaque année en
silence », écrivait
Le monde, (7 février
2004). On peut facilement trouver sur
internet des statistiques sur les méthodes, le sexe (les hommes bien
plus que les femmes), les âges (la fréquence augmente avec l’âge),
les lieux de domicile (très difficile de se suicider en institution,
plus facile à domicile), etc., concernant le suicide des personnes
âgées :
https://emf.fr/wp-content/uploads/2014/07/SUICIDE-ET-TS-PERSONNES-AGEES-SOIREE-JALMALV-15-10-2014.pdf.
Nous dirons juste ici que le suicide des
personnes âgées
est particulièrement occulté dans la société.
Un autre traumatisme, c’est
celui qui survient lorsque, dans un couple, l’un des deux se
retrouve veuf ou veuve. La durée de vie moyenne des hommes étant
nettement différente et inférieure à celle des femmes, ce problème
concerne davantage les femmes. Parmi les 60 ans et plus, une femme
sur quatre est veuve, et seulement un homme sur dix. Cet évènement
est bien plus douloureux que la retraite. On en a un indice criant
dans le fait
qu’un an après un veuvage, on
observe une très forte surmortalité pour la personne veuve, par
rapport à celles du même âge qui vivent en couple.
Là encore, la société et la période où nous vivons
n’aident pas. La phase de deuil n’existe quasiment plus en
société, les marques publiques ont disparu ; la veuve, ou le veuf,
se retrouve entièrement seul. Elle doit souvent, outre le poids du
deuil, revoir et réorganiser toute sa vie. Nombreuses, nombreux, ne
voient plus de sens à leur propre existence. Le vide qu’ils
ressentent en eux fait écho à celui qui s’est fait dans la
maison. Chaque repas, chaque soirée peut devenir insupportable.
Les hommes veufs ont plus facilement tendance à se
trouver une nouvelle compagne. Les femmes, de leur côté, ont plus
tendance à recherche des liens d’amitié avec d’autres femmes
veuves. Difficile de toute manière de trop généraliser. Les
attitudes peuvent aller du repli sur soi ou au contraire à
l’ouverture sur les autres, de la baisse d’activité ou au
contraire au développement vers de nouveaux centres d’intérêts.
LES PERSONNES TRES AGEES
C’est encore avec les lunettes de la sociologie que
nous allons voir ce qu’il en est des personnes très âgées. En
France, on compte en 2017 que les 85 ans et plus constituent 3% de la
population, six fois plus qu’en 1950. De même, le nombre de
centenaires est passé de 200 en 1950 à 18 000 aujourd’hui.
Contrairement à l’image qu’on
peut en avoir, ces personnes sont loin d’être toutes dépendantes,
mais elles deviennent fragiles, ce qui est tout simplement dû à
l’évolution de l’organisme. La caractéristique générale est
que l’on note un plus grand repli sur l’espace domestique et une
baisse de la sociabilité. Le repli sur le logement peut être vécu
de manière différente. Enfermement pour les uns, il peut aussi être
un repaire, qui protège des agressions extérieures et un repère,
la marque de son identité, de son histoire, de son passé.
La baisse de sociabilité, elle aussi, n’est pas
forcément le signe d’un vide affectif et de relation. On ne note
pas une réelle baisse de relation avec les enfants ou avec les
frères et sœurs. Simplement, celle-ci se maintient un peu
autrement, par téléphone, chacun préservant son intimité. Cela
dit, il existe aussi des personnes qui se retrouvent vraiment
isolées, parce qu’elles n’ont pas ou plus d’enfants notamment.
Cet isolement familial, chez les 90 ans et plus, concerne une
personne sur six.
Le grand âge est une période qui se traduit par une
nouvelle série de difficultés : la fatigue devient plus présente,
de même que les problèmes de santé, les limitations dans les
diverses fonctions corporelles. Autour de soi, on assiste à la fin
de proches plus nombreux ou d’autres gens de son âge. On devient
alors conscient de sa propre finitude : on sait que l’on n’a plus
la vie devant soi, on réalise que la fin existe, et si on n’en
connaît évidemment pas la date, on commence à avoir une vision des
jours et des évènements qui prend en compte cette fin, ce qui
n’était sans doute pas encore le cas jusque-là. C’est toute la
perspective du reste de sa propre vie qui change.
Les personnes très âgées ont souvent le sentiment
qu’elles n’ont plus vraiment leur place dans la société
d’aujourd’hui, qui se transforme à grande vitesse
», écrit Vincent Caradec. Il cite cette phrase de Claude
Lévi-Strauss, âgé de 96 ans : « Nous
sommes dans un monde
auquel je n’appartiens déjà plus. Celui que j’ai connu, celui
que j’ai aimé, avait 1,5 milliard d’habitants. Le monde actuel
compte 6 milliards d’humains. Ce n’est plus le mien
» (Le Monde, 22 février 2005).
Face à ce qu’elle ressent comme de nouvelles
difficultés, la personne en grand âge peut tenter de se mettre aux
nouvelles technologies. Des efforts qui peuvent paraître aux autres
bien modestes – parvenir à monter un étage, réussir à faire son
ménage- peuvent suffire à préserver une estime de soi. Enfin, il
est fréquent que la personne investisse sur la réussite de ses
enfants, de ses petits-enfants, voire de nos jours sur celle des
arrière-petits-enfants, pour se satisfaire à travers leurs succès.
Mais un risque existe aussi, que décrit Antoine Lejeune
: « Pour les vieux-vieux, il y a clairement
des risques de maltraitance. Les enfants décident parfois le
placement de leurs parents comme s’il s’agissait de leurs propres
enfants. Quand vient la mort, le risque est de décider derrière
leur dos : les vieux-vieux ne sont plus maîtres de leur mort. (…)
Au moment de mourir, la personne âgée se retrouve souvent dans une
situation d’extrême dépendance, comme le nouveau-né dans la
période des interactions précoces. C’est l’heure des dernières
volontés. »
Sans attendre la fin de vie elle-même, il est vrai que
l’on entend de temps à autre le récit de telle ou telle personne
âgée dont on s’est aperçu, un peu par hasard, qu’elle
subissait une maltraitance morale ou même physique, de la part d’une
personne censée l’aider, mais qui le fait dans la solitude. Il est
important de vérifier de temps à autre ce qu’il en est.
LES PERSONNES ÂGEES EN «
INSTITUTION » ET LES EHPAD
Les établissements d’hébergement pour les personnes
âgées dépendantes, les EHPAD, sont en France au nombre de 7000 en
2020, et y vivent 700 000 personnes. 700 000 autres sont suivies
médicalement chez elles. Mais 84% des personnes âgées vivent à
domicile, où elles se disent, le plus souvent, heureuses.
Les enquêtes de sociologues sur le terrain, jusqu’en
1980, indiquaient que les structures d’hébergement pour les
personnes âgées fonctionnaient selon une idée rigoureuse, décrite
par Goffman en 1961 (: « elles appliquent à
l’homme un traitement collectif conforme à un système
d’organisation bureaucratique qui prend en charge tous ses besoins
». De fait, il s’agissait de sortes de refuges pour la vieillesse
indigente et isolée, des lieux
d’enfermement où on a mis en place une discipline des corps. En
ont découlé une infantilisation des pensionnaires, privés de tous
leurs objets familiers, y compris de leurs vêtements personnels. Les
gens sont dans des salles communes, dans la promiscuité et la
solitude à la fois. Aucune occupation n’est prévue. « Privées
de leurs activités antérieures, de
21
responsabilisées, les personnes âgées se
morfondent et perdent tout intérêt pour l’existence
» (Vincent Caradec).
Heureusement, ce monde a évolué. Les études plus
récentes donnent une image sensiblement meilleure. On se soucie de
comprendre comment les résidents donnent sens à leur existence,
comment ils composent avec l’institution. En découlent des
chambres individuelles, des droits octroyés aux résidents.
L’installation en hébergement peut même diminuer, pour certains,
le sentiment de dépendance à l’égard des proches lorsqu’ils
assuraient une lourde charge.
Mais les cadences imposées au personnel, notoirement
insuffisant, vont à l’encontre de ces bonnes volontés nouvelles.
Pour aller plus vite, un ou une employée peut pénétrer dans une
chambre sans frapper ou sans attendre la réponse, ou ne pas prendre
en compte les sentiments de pudeur de la personne. Enfin, l’idéologie
du « bien vieillir » peut amener à obliger des résidents à
participer à des animations alors qu’elles ne le souhaitent pas.
Un moment important et souvent déterminant, c’est le
moment de l’arrivée dans une maison de retraite. On peut en avoir
entendu parler par d’autres, on peut se faire présenter les lieux
lors d’une visite préalable, accompagné de préférence. Là
encore, les comportements peuvent beaucoup varier, une fois accepté
d’y entrer. Certains trouvent assez vite un nouvel équilibre, et
cherchent à respecter les règles, les rythmes, participent aux
animations, tentent de nouer quelques liens avec certains membres du
personnel.
D’autres, en particulier parmi les milieux plus
favorisés, feront comme abstraction de la réalité matérielle et
collective, et vont chercher à s’assurer la continuité avec leur
vie précédente : on s’entoure de ses propres meubles, on garde
des contacts avec l’extérieur. Mais il en existe qui n’acceptent
pas ce choix, qui considèrent qu’on les a placées là. Ces
personnes risquent fort de sombrer dans l’ennui, se réfugiant dans
des rêves secrets ou dans les souvenirs.
Une des difficultés que posent les établissements,
c’est que s’y côtoient des personnes mentalement déficientes
avec celles qui vont mentalement fort bien. Les premières donnent
une image négative, qui peut faire craindre que c’est celle que
l’on risque de devenir. Et des problèmes bien réels peuvent
évidemment surgir de confrontations entre les uns et les autres.
Laure Adler, après avoir visité de nombreux Ehpad, et
discuté avec de nombreuses personnes qui s’y trouvent, est frappée
par le côté infantilisant envers les personnes âgées, avec pour
prétexte le souci de leur sécurité. Il y a quelques années,
s’étaient multipliées les dénonciations de cas de maltraitance
ouverte. Ces pratiques semblent dépassées. Mais sur le fond, les
choses ont-elles changé ? Elle s’écrie :
Ce
que je peux dire (…) c’est ce qui se passe toutes les nuits dans
des établissements soi-disant chic, très chers : on engueule les
résidents quand ils appuient sur la sonnette. Ce que je sais c’est
qu’on ne prend pas toujours le temps de prendre soin des personnes
même si techniquement on les lave, on les nourrit, on les met dans
le fauteuil, on les couche. J’ai entendu aussi la manière dont on
parle aux résidents en utilisant cette novlangue qui les
exclut de leur libre-arbitre –
« on va se lever », « on va aller à la salle à manger » : qui
est ce on ? ou « la petite dame a bien dormi ? » - ou la manière
dont certains soignants parlent entre eux de leurs cas les plus «
difficiles ». Ce que j’ai appris, c’est que, d’un côté, les
mensualités deviennent de plus en plus inabordables - surtout dans
les établissements privés, un vrai scandale – et que, de l’autre,
de grands groupes s’enrichissent chaque année dans ce business
vanté par des publicités qui vous encouragent à investir. Chaque
année, grâce à des économies faites sur chaque poste pour dégager
un maximum de rentabilité, le chiffre d’affaires de ces grands
groupes s’accroît et les bénéfices se calculent en centaines de
millions d’euros. »
Ce que m’ont confié de nombreux enfants visiteurs
réguliers des EHPAD, proteste Laure Adler,
c’est que leur propre parent avait englouti
toutes ses économies pour payer son entrée
dans l’établissement – bien souvent il y a des listes d’attente
– mais qu’au cas où il n’aurait pas la bonne fortune de
mourir rapidement, les enfants sont contraints de vendre les biens
qu’ils destinaient à leurs propres enfants pour payer la
mensualité. Ce que je constate, c’est que le fonctionnement de
l’EHPAD ne permet ni la transparence ni la possibilité aux
familles d’être entendues. Quand elles le demandent les
directions leur opposent un langage technocratique de gestion quand
les questions portent sur l’accompagnement et la qualité des
soins. On a beau faire pour ses propres parents ce qu’on pensait
être le mieux, on a beau les accompagner dans une démarche qui
leur est volontaire ou dictée par l’hôpital, on se retrouve –
en tout cas moi – toujours un peu honteuse de n’avoir pas su,
pas pu recevoir ses propres parents chez soi.
»
Et elle dénonce : « Ceux à qui
on rend des comptes dans certains Ehpad, ce sont les actionnaires et
pas les retraités ». Elle ajoute que 80%
des personnes qui vivent en Ehpad ont
besoin du soutien financier de leurs proches, qui payent un reste à
charge de 1600 euros en moyenne.
Dans
les établissements destinés aux personnes âgées, poursuit Laure
Adler, travaillent quasi majoritairement des femmes – et parmi
elles des jeunes femmes qui accomplissent quotidiennement, pour des
salaires de misère, un travail remarquable, difficile, requérant
des qualités professionnelles, physique mais aussi et surtout
humaines. Je veux parler des aides-soignantes mais aussi, à
domicile, de celles qu’on nomme auxiliaires de vie, et je veux
leur rendre un hommage vibrant. Malgré des tâches harassantes, des
horaires difficiles, elles assurent, par la qualité de leurs soins
mais aussi par leurs gestes empreints d’humanité – cela peut
consister à prendre par les mains, à parler à l’oreille, à
toucher une épaule, à déplacer en douceur une personne, à
l’habiller, la laver, lui sourire, la regarder dans les yeux et,
ce faisant, à la relier à la communauté des hommes. Encore
faut-il avoir le temps de le faire, encore faut-il être considérée
dans l’établissement, encore faut-il avoir bénéficié d’un
apprentissage assez long. »
Le premier groupe d’établissements de ce type en
France est la société Korian. Créé en 2003, Korian gère des
maisons de retraite médicalisées (Ehpad), des cliniques
spécialisées (SSR), des résidences services, de soins et
d’hospitalisation à domicile et il est présent dans six pays
(France, Allemagne, Belgique, Italie, Espagne et Pays-Bas). Son
effectif est de 52 000 personnes, dont 19 000 en France. En 2018, le
chiffre d’affaires était de 3,3 milliards d’euros, le résultat
net 123 millions.
Dans un rapport global qui date de mai 2018, le Comité
consultatif national d’éthique dénonce le sort fait aux personnes
âgées dans les établissements d’hébergement pour personnes
âgées dépendantes, les Ehpad. Il écrit cet avis : «
L’institutionnalisation des personnes âgées
dépendantes et leur concentration entre elles génèrent des
situations parfois indignes, qui sont source d’un sentiment
d’indignité de ces personnes. Leur exclusion de fait de la
société, ayant probablement trait à une dénégation collective de
ce que peuvent être la vieillesse, la fin de vie et la mort, pose de
véritables problèmes éthiques, notamment en termes de respect dû
aux personnes ».
ÂGE ET VIE EN COUPLE
On pourrait penser que le fait de pouvoir continuer à
vivre en couple est une protection pour la ou les personnes âgées.
Mais les choses sont plus compliquées. Certes la présence d’un
autre adulte au foyer permet, par exemple, de contacter les secours
en cas de besoin.
Mais dans la vie quotidienne, le problème réside dans
la relation qui s’établit entre les deux parties de ce couple. Et
de ce point de vue, certains traits de comportement peuvent s’avérer
plus lourds, plus négatifs. Simone de Beauvoir observe que «
les gens mariés ne sont pas moins anxieux que les autres, au
contraire. Les angoisses de l’un rejoignent et entretiennent celles
de l’autre : chacun se fait doublement du mauvais sang, pour le
conjoint et pour soi- même ». Il faut donc
une bonne dose de sérénité à l’un des deux
membres pour ne pas subir cette pente.
Dans son ouvrage Sociologie de la
vieillesse et du vieillissement, Vincent
Caradec fait état d’une enquête réalisée en 2004 auprès de
nouveaux couples âgés, pour leur demander la nature de leur
sentiment pour le nouveau partenaire, et la différence avec celui
qu’ils avaient pu éprouver à l’âge de 20 ans. Trois sortes de
réponses ont été obtenues : pour certains, la relation actuelle
est une simple compagnie, ou une grande amitié ; pour eux cela n’a
rien à voir avec l’amour connu autrefois.
D’autres associent également
d’un côté jeunesse et amour, et de l’autre vieillesse et
amitié, mais pour en conclure qu’ils préfèrent la situation
actuelle : la relation est plus sereine, débarrassée du sexe. Une
minorité, enfin, dit ne faire aucune différence avec ce qu’ils
ont vécu jeunes, et éprouve le même sentiment amoureux,
indépendamment de l’âge.
Il est un domaine de la vie de couple que la société a
longtemps et continue souvent de nier, c’est la vie sexuelle. C’est
simple, elle n’existe pas, elle ne doit pas exister. Dès qu’elle
semble exister, elle est vue comme une anomalie, si ce n’est un
scandale. Une expression populaire, sur ce plan, associe presque
automatiquement le vieillard avec le mot « lubrique ».
Pourtant, les articles qui
disent l’existence d’une vie sexuelle pour les personnes âgées
se multiplient, les films l’évoquent également. Surtout, c’est
une réalité qui n’est pas
24
exceptionnelle. Rien n’y
fait, la morale reste bien réactionnaire. Il faut dire qu’au 19è
siècle encore, les hygiénistes considéraient tout simplement
qu’avoir une relation sexuelle quand on est vieux, c’est risquer
sa vie, et l’Eglise catholique le considérait comme un péché.
Dans le milieu hospitalier, les pulsions sexuelles des
vieux ont longtemps été considérées comme un trouble du
comportement, une déviance, par les personnels soignants. Une
psychologue actuellement en Ehpad rappelle : « Il
n’y a pas si longtemps, dans beaucoup d’établissements, quand
des couples se liaient, on cherchait à tout prix à les séparer.
Parce que les soignants et la direction ne voulaient pas devoir
rendre des comptes aux familles, qui s’en mêlaient inévitablement,
mais aussi parce que les équipes étaient gênées, voire dégoûtées,
d’avoir accès, malgré elles, à l’intimité d’autrui
».
Dans les maisons de retraite, il y a quelque chose comme
4 femmes pour un homme en moyenne. Et ce sont souvent les femmes qui
courtisent les hommes. Mais la situation dans les institutions est si
rétrograde que le Ministère de la Santé s’est senti obligé
d’intervenir, l’été 2018, pour rédiger une feuille de route
qui détaille la stratégie nationale de santé sexuelle pour les
personnes âgées, en précisant que les maisons de retraite sont
aussi des lieux de vie et que l’amour n’y est pas interdit.
C’est que rien, absolument rien, ne permet une vie
sexuelle apaisée en Ehpad : ni les conditions matérielles, ni
surtout les comportements des personnels : « Ça
peut arriver d’entrer dans une chambre un matin et de tomber sur un
patient en train de se caresser »,
explique la psychiatre Véronique Lefebvre
des Noëttes. Et une directrice de maison de retraite est obligée de
concéder : « Les baby-boomers commencent à
intégrer les Ehpad. Or ils ont connu la révolution sexuelle. On va
être contraints de s’adapter ». « Nous
vivons dans une société qui invisiblise la sexualité de nos aînés,
et plus globalement les images des corps vieillissants
», résume la psychologue Caroline Baclet-Roussel.
Ce qui est vrai, c’est que la
vie en couple peut facilement poser des problèmes pour les personnes
âgées. Si la sexualité est tout à fait possible, elle ne se mène
plus exactement dans les mêmes conditions que chez l’adulte. Le
principal changement physiologique concerne l’homme : son érection
n’est plus aussi rapide, ou durable, l’éjaculation moins forte.
S’il s’attend à retrouver les sensations qu’il avait pu
connaître adulte, il sera déçu. Mais s’il garde son attention
sur ce qu’il peut trouver avec sa compagne, il peut obtenir un
plaisir, d’une forme un peu nouvelle, et qui comble pareillement.
Ce
sujet est très largement tabou dans la société, comme le note
encore Laure Adler :
si
l’on parle avec moins de tabous aujourd’hui de la ménopause
(…), nous dit-elle, le
silence autour de l’andropause perdure, malgré quelques
témoignages littéraires majeurs comme celui de Romain Gary.
“Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable”,
publié en 1975, se révèle d’une sincérité et d’une crudité
revigorantes. Seul Gary pouvait aborder avec autant d’humour et de
révolte la déroute de l’érection quand l’âge ralentit vos
moyens. »
La femme, physiologiquement parlant, ne connaît pas ce
problème. Elle peut atteindre l’orgasme sans que l’âge en soi
soit un problème. Simone de Beauvoir résume la comparaison en
disant que « biologiquement, les hommes sont
plus désavantagés ; socialement, leur condition d’objet érotique
défavorise les femmes ». C’est que la
société
n’apprécie
pas le corps des femmes vieillissantes. Lorsque la grâce, la
douceur, la fraîcheur se fanent, la femme n’est plus objet de
séduction. L’homme, par contre, n’a pas de souci concernant son
apparence : les cheveux blancs, les rides ont été intégrés à
l’idéal viril.
Pour avoir envie d’aimer une autre personne, il faut
avoir de soi une image suffisamment favorable. Celui ou celle qui ne
l’a plus, parce que la société lui envoie une image négative, se
détourne de l’amour. Il ou elle ne cherche plus à séduire, ne
paraît plus désirable. « Se crée un cercle
vicieux qui l’empêche d’avoir des relations sexuelles
».
L’homme aura tendance à être sensible de manière
plutôt négative à l’évolution du corps de sa compagne. La femme
a moins ce problème envers son compagnon, mais elle a par contre
conscience de la dégradation de sa propre image aux yeux des hommes,
et cette sensation peut suffire à ce qu’elle se refuse, ou entre
dans un isolement qui arrête la relation sexuelle. Enfin, la
jalousie peut aussi s’insérer dans un couple, dès lors que l’un
ou l’autre subit les embarras que nous venons de dire.
Mais il faut croire que les humains sont capables de
surmonter les difficultés et qu’ils peuvent s’adapter aussi aux
conditions de la vieillesse. Une étude faite en 2015 en Grande
Bretagne auprès de 7000 personnes de plus de 70 ans faisait savoir
que 54% de ces hommes et 31% de ces femmes affirmaient avoir une
sexualité active.
Antoine Lejeune explique aussi : «
Même si les neurones miroirs de la personne âgée assurent toujours
la compréhension affective et émotionnelle d’autrui – on le
sait -, les interactions amoureuses tardives constituent, souvent,
une surprise. L’état amoureux est fréquent chez les âgés : il
signale la vitalité du grand âge. Mais ils n’osent pas le dire ;
souvent, ils n’osent même pas l’imaginer, malgré tout ce que
l’on dit et ce que l’on écrit, actuellement, sur ce sujet. (…)
La famille voit d’un mauvais œil son parent qui s’intéresse à
une personne du sexe opposé. Dans les institutions, on fabrique,
avec le soutien des familles, des êtres publics asexués privés de
leur intimité. L’union d’un nouveau couple de vieux résidents
est très mal vue : le bonheur de la personne âgée serait une idée
incongrue ? (…) Il y a la possibilité d’un bonheur retrouvé :
celui que l’on n’attendait plus. La fusion érotique ressemble à
de l’oubli, à de la guérison, à de la santé et à de la
délivrance : elle fait perdre
Voici enfin ce que dit de la vie amoureuse dans le grand
âge l’actrice Macha Méril, âgée de 80 ans : « Il
faut cesser de réduire le sexe à la pénétration ou à la taille
du pénis. C’est autre chose. Il est partout, dans la volupté que
procure le soleil, dans les amitiés amoureuses, dans l’ambition
politique, dans le sport, dans la séduction, dans la cuisine… Il
s’agit d’abord et avant tout d’être branché l’un sur
l’autre, et pas forcément pendant l’acte sexuel. (…) Il m’est
arrivé d’avoir un orgasme juste en dînant avec quelqu’un. Là
aussi, l’âge joue. Plus on a rencontré de gens, observé comment
les autres vivent, plus on ose. Et plus le plaisir et la jouissance
vous rajeunissent. »
LES FEMMES ET LEUR VIEILLESSE
Dans son livre La nostalgie n’est
plus ce qu’elle était, une autre actrice,
Simone Signoret souligne cette inégalité dans le couple, qu’elle
vivait avec Yves Montand : « On a le même
âge, Montand et moi. S’il a vécu mon vieillissement à ses côtés,
moi j’ai vécu son mûrissement à ses côtés. C’est comme ça
qu’on dit pour les hommes : ils mûrissent : les mèches blanches
s’appellent des mèches argentées. Les rides les burinent alors
qu’elles nous enlaidissent. » Un
demi-siècle plus tard, Laure Adler dit la même chose :
« Un homme aux cheveux argentés peut sortir avec une jeune femme
qui pourrait avoir l’âge de sa fille sans qu’on le regarde de
manière suspicieuse. On n’en dira pas autant d’une femme dite
mûre qui sort avec un jeune homme. »
L’inégalité envers les femmes, la domination
masculine, prennent de nouvelles formes dans le grand âge. Pour
Laure Adler : « Etre vieux, c’est une
horreur. Etre vieille, c’est encore pire. Tout a disparu : les
amis, les amants. (…) La solitude est une horreur. Plus personne ne
va tomber amoureux d’une vioque comme moi.
» Rares sont les actrices, dit-elle, « qui,
comme Catherine Deneuve, Isabelle Huppert, Charlotte Rampling, ont
su, grâce à une réflexion qu’elles ont engagée depuis
longtemps, continuer à jouer des rôles qui ne sont pas de leur…
âge ».
La règle est souvent la mort de la sexualité pour un
grand nombre de femmes âgées. Selon Laure Adler, « quand
on interroge, comme je l’ai fait, des dizaines de femmes à partir
de soixante-dix ans, et qu’on aborde ce sujet, l’écrasante
majorité d’entre elles vous avoue : “Depuis que je suis vieille,
au moins je suis débarrassée de ce fardeau”.
»
Mais l’inverse est tout à fait possible aussi. Des
femmes pour qui plaire et séduire était un fardeau nécessaire dans
leur vie sociale, peuvent aborder la vieillesse avec une nouvelle
liberté. Elles peuvent profiter de l’invisibilité de la
vieillesse pour vivre enfin sans se soucier des diverses contraintes
instaurées par la domination masculine. L’écrivaine George Sand a
ainsi changé son mode de vie lors du dernier tiers de son existence,
où elle s’autorisait à faire ce qu’elle voulait. Et elle écrit
à Flaubert : « Tu vas bientôt entrer dans
l’âge le plus heureux de ta vie, la vieillesse
».
Toujours selon Laure Adler, « l’actrice
Jane Fonda affirme qu’elle a attendu d’avoir quatre-vingt ans
pour “fermer la boutique”. Avant, elle avait autant besoin de
sexe que d’amitié et dit avoir découvert à soixante-dix ans
l’extase amoureuse avec son nouveau mari ».
Cette
inégalité entre hommes vieux et femmes vieilles ne date pas
d’aujourd’hui.
Nombreux sont les auteurs, d’Erasme à du Bellay,
sans oublier Rabelais, à évoquer les vieilles femmes avec des
sexes qui bâillent, des ventres proéminents, des pouvoirs de
sorcière, poussant des glapissements obscènes pour réclamer leur
pitance sexuelle. Seul Brantôme, dans La Vie des dames galantes,
vante dans son quatrième discours les connaissances érotiques
extrêmement raffinées des dames mûres, seules véritables
expertes en plaisir. »
Partout, reprend Laure
Adler, dans toutes les civilisations, la
vieille femme est porteuse de maléfices et de sortilèges. Dans
l’Antiquité, les femmes qui vieillissaient étaient, comme les
esclaves, déniées de tout pouvoir et ne pouvaient, comme les
hommes vieux – car pour eux l’âge pouvait être un privilège
-, faire partie d’aucun conseil. Elles étaient hors jeu. Mariées
très jeunes – dès douze ans à Rome – elles disparaissent du
champ de la cité et ne participent jamais à la vie des hommes.
Dans certaines civilisations africaines, cette absence de
participation à la vie politique est justifiée par la peur
qu’elles inspirent, liée à leur pouvoir d’enfanter. Quand une
femme devient vieille elle est ménopausée, donc a priori elle
devrait être jugée moins dangereuse. C’est le contraire qui se
passe : la femme ménopausée accumule de la chaleur en elle,
puisqu’elle ne perd plus de sang, et cette chaleur crée un tel
désordre qu’on l’accuse souvent d’être une sorcière,
surtout lorsqu’elle n’est pas sous l’autorité d’un mari ou
d’un frère.
Françoise Héritier avait dans son livre
Masculin/Féminin II attiré notre attention, il y a vingt ans, sur
ces vieilles femmes renvoyées des villages, notamment au Burkina
Faso, et laissées dans la brousse pour y mourir. Ces pratiques
perdurent de nos jours et des ONG et des associations religieuses
tentent de leur venir en aide. En Inde, dans les milieux
traditionnalistes, la veuve est encore aujourd’hui considérée
comme responsable de la mort de son époux. Elle est bannie et, pour
ne pas être mutilée ou mise à mort, elle s’enfuit dans des
villages d’accueil près des temples où elle est misérablement
entretenue en échange de prières et de chants à la divinité.
»
Rares sont les civilisations,
conclut Laure Adler, où elles sont
respectées en tant que telles, comme chez les Kikuyu où elle est
considérée comme « ressuscitée des ancêtres », réputée «
remplie d’intelligence », et où elle intervient dans les
affaires du village. (…) Un peu partout en Afrique noire, ce sont
les vieilles femmes qui choisissent le mari de leur fille mais
aussi l’épouse de leur fils. Cette considération des vieilles,
ainsi que cette toute-puissance qui leur est accordée, vient aussi
du fait qu’en vieillissant elles perdent leur féminité et sont,
de plus en plus, assimilées… à des hommes.
»
LA VIEILLESSE ET LA MORT
Dans son livre Naissance de la
vieillesse, le docteur Claude Olievenstein
essaye de généraliser, à partir de son expérience personnelle,
pour exprimer ce que ressent une personne qui entre dans la
vieillesse. Mais lui-même semble d’avance appréhender cet épisode
de la vie. Il paraît constamment vivre dans l’angoisse. La raison
en est peut-être donnée dans ce passage : « La
vieillesse ne serait peut-être pas si angoissante (…) si elle
n’avait pour destination ultime la mort ».
Mais on peut répondre à ce médecin que ce qui a pour
« destination ultime la mort
», c’est toute notre vie. Dès la naissance, nos cellules et notre
organisme sont programmés pour mourir. Pour reproduire
éventuellement la vie, et pour mourir. La vie animale est une suite
de morts et de reproductions. La vie humaine y a ajouté une
transmission et une accumulation des connaissances, qui ont créé
une culture. Les hommes meurent, reste la culture.
Nous ne pouvons pas ici revenir aussi longuement qu’il
serait nécessaire sur le problème de la mort et de la fin de vie.
Mais on peut dire que définir la vieillesse comme le moment
d’arrivée à la mort est un point de vue et seulement un point de
vue. Nous en avons quantité d’exemples, bien des individus vivent
et vivent bien leur vieillesse. Ils meurent comme tout le monde.
Certes, la vieillesse pourrait se définir par le fait
qu’on ressent la présence d’une limite à sa durée de vie. Et
c’est vrai, cette limite, c’est la mort. Mais les deux idées ne
doivent pas être confondues. Savoir que désormais la vie a une
durée qui a une finition ne nous oblige pas du tout à craindre le
moment de cette fin. Au contraire, on l’a vu, dans certains cas,
cette conscience peut devenir un moteur pour mener son activité.
Par contre, penser à la mort elle-même comme limite de
sa vie, oui cela peut se révéler paralysant, angoissant. « La
mort aura beau être affublée de sens, de réincarnation, de
paradis, écrit Olievenstein, elle
restera cependant ce néant infini ». Mais
pour nous, la mort
n’est pas un néant infini, elle est juste la fin du processus de
la vie. La magie de la chimie biologique s’arrête, faute de
conditions nécessaires et suffisantes.
Si la mort fait si peur, c’est aussi que notre société
n’en veut pas, elle en proscrit les images, elle la refoule hors
des lieux publics. La mort est remise entre les mains d’une seule
et unique corporation, les médecins. Du coup, mal préparés à ce
qu’est ou n’est pas la mort, nombre d’individus confondent la
souffrance, qui peut survenir et l’accompagner, avec la mort. On
peut souffrir durant des années, sans encore mourir. On peut mourir
sans avoir souffert du tout. Et on confond par ailleurs la fin de
vie, la période où l’on sait que l’on va mourir, avec la mort
elle-même.
Simone de Beauvoir relate une enquête faite à son
époque auprès des pensionnaires d’une résidence, pour savoir si
ces personnes pensaient à la mort et comment. Je cite l’ensemble
des réponses relevées : « il faudra bien y
arriver un jour » ; « on y pense, on y pense souvent » ; « quand
je ne peux pas respirer, ça serait une libération » ; « quand
j’ai des idées noires, j’y pense » ; « mieux vaut mourir mais
pas souffrir » ; « on vit pour mourir » ;
certains
y pensent. Mais moi ça ne me choque pas « ; « moi j’y pense
pas. On est ici pour laisser la place aux autres « ; « je me suis
déjà acheté une tombe » ; « on sait qu’on doit mourir » ; «
j’y pense pas. On en voit mourir toujours » ; « c’est la vie.
La mort est la continuation de la vie. On y pense quand on a le
cafard » ; « il faut pas savoir quand on va mourir » ; « j’y
pense depuis que je suis ici. En ville j’y pensais moins. Je
voudrais pas traîner, souffrir » ; « j’y pense même souvent »
; « riches ou pauvres, on y arrive tous. C’est la vie qui est
comme ça » (…) ; « il faut bien y arriver ».
Et l’écrivaine souligne, à juste titre, cette
réponse pertinente : « Il ne faut pas savoir
quand on va mourir ». Ce qui veut dire
plusieurs choses : il faut savoir que l’on va mourir, il
faut être conscient de cela. Mais si l’on
savait le moment exact de sa mort, là, la vie pourrait devenir
invivable, angoissante. Avec la mort, l’incertitude peut être un
moyen d’éviter l’angoisse. Ce qui est à l’inverse de ce qui
se passe avec la vie, on peut le noter avec l’incertitude que crée
le coronavirus depuis fin 2019, qui nous rend la vie angoissante.
29
Selon Laure Adler, qui reprend Philippe Ariès dans
L’Homme devant la mort,
cette manière de voir la mort est assez nouvelle. « Nous
avons changé de civilisation par rapport à la mort à l’aube des
années 60 ». « C’est comme si la sécheresse des sentiments,
mise en route depuis des décennies, avait opéré des ravages
définitifs sur notre sensibilité. Les seuils d’affectivité
tolérés sont au plus bas. L’idée de partage de la peine n’est
guère admise. A chacun son chagrin. Le dissimuler, un sport mental
de haut niveau. Celles et ceux qui sont en première ligne, les
veuves et les veufs, n’ont qu’à bien se tenir : pas question
d’encombrer son entourage avec sa peine. Mieux vaut vite
disparaître : c’est ce que montrent d’ailleurs les statistiques
: dans les deux premières années suivant le décès du conjoint, la
mortalité est dix fois plus forte. » « Pour être de bons morts,
il faut savoir être discret, partir sur la pointe des pieds sans
déranger personne : mourir dans son sommeil par exemple. Autrefois
c’était la manière la plus redoutée, aujourd’hui c’est “la
bonne mort”. »
A notre époque, un certain nombre de gens pensent avoir
bien réfléchi à la mort, et ont en tout cas décidé de rédiger
leurs « directives anticipées
». En ayant mis noir sur blanc leur volonté de ne pas vouloir subir
d’acharnement thérapeutique, elles pensent avoir réglé le
problème de leur fin de vie. Mais il y a un mais. Pour avoir observé
le comportement d’une personne qui ne craint pas la mort, qui fait
la différence entre souffrance et fin de vie, on peut dire qu’une
dimension manque tout de même.
C’est que ces directives, le plus souvent, sont
rédigées alors que nous vivons plutôt bien, parfois même avant
une quelconque prise de conscience d’une entrée dans la
vieillesse. Mais lorsque l’organisme se retrouve à vivre dans sa
chair une tout autre situation, celle d’une maladie grave par
exemple, c’est lui, l’organisme, qui prend le dessus, qui oublie
en partie les directives anticipées, et qui se met à combattre de
toute son énergie pour faire reculer la mort. « Le
fait est, écrit Simone de Beauvoir,
que bon nombre de vieillards s’accrochent à la vie, même après
avoir perdu toutes raisons de vivre. (…) C’est alors la condition
biologique du sujet – ce qu’on appelle d’un vague mot sa
vitalité – qui décide de sa révolte ou de son consentement
».
Mais l’inverse existe aussi. Une vieille personne qui
souffre, qui ne peut plus avoir aucune activité satisfaisante, qui
en perd le goût de manger, de boire, ne peut plus lire ni écrire ou
bricoler, peut réclamer la mort comme une fin à cette existence qui
n’en est plus une. Enfin, il existe « des
morts lucides et paisibles : quand physiquement et moralement tout
désir de vivre s’est éteint, le vieillard préfère un éternel
sommeil à la lutte ou à l’ennui quotidien
» (S. de Beauvoir).
Rares sont celles ou ceux qui osent écrire sur le
moment-même de la mort. Pour Antoine Lejeune : «
Les interactions tardives, au moment de la mort du vieillard, c’est
le partage d’un moment unique : la présence, l’approche et le
toucher. La personne âgée mourante réclame encore de la vie, de la
chaleur, du confort, avec la présence attentive des proches. La
communication se situe désormais au niveau du visage et des lèvres,
du regard et des mains. Au moment de mourir, les interactions
tardives deviennent des moments intenses de silence, de gestes
partagés, de dignité et de complicité. »
Laure Adler, enfin, s’en prend à cette nouveauté du
21è siècle : la prétention à trouver les moyens pour ne plus
mourir, au programme des transhumanistes. « Cette
nouvelle vieillesse qui en fait rêver certains,
écrit-elle, est proposée comme une sorte
d’éternelle jeunesse. Elle ne prend pas en compte la fatigue du
corps et de l’âme et contribue à augmenter l’âgisme. Combien
de personnes durant cette enquête m’ont dit qu’elles
avaient fait leur temps », qu’elles aspiraient à
mourir, et que ce temps de l’ « avant-mort » n’était pas
celui de la « vraie vie » ? Pourquoi la médecine nous
apprend-elle à ne pas vouloir mourir à tout prix ? Certes, il est
de son devoir de l’éloigner mais, ce faisant, elle accrédite
l’idée qu’elle n’est plus un phénomène naturel et qu’elle
n’est plus, par essence, la fin de la vie.
»
Oui, la médecine actuelle a un problème avec la mort,
et du coup aussi avec la vieillesse qui y mène. Elle n’accepte pas
la mort, elle ne la comprend pas. Pourtant, toutes les cellules de
notre corps sont sujettes à la mort, même si elle est différente
selon l’une ou l’autre : deux semaines de vie pour les cellules
de notre peau, pour l’épiderme, 4 mois pour les globules rouges,
quelques heures sur la paroi intestinale, 16 ans pour d’autres
parties de l’intestin. C’est la mort qui permet le développement
de cellules nouvelles, et au final, va déterminer notre durée de
vie totale. Il faut dire que la médecine a de tout temps été l’un
des domaines les plus réactionnaires de la société. Un philosophe,
Jankélévitch, résume :
RESILIENCE DES PERSONNES
AGEES
Lorsque l’on subit un choc grave dans la vie, qu’il
soit physique ou psychologique, on est traumatisé. Est-on alors
capable de rebondir, de reprendre son développement ? C’est la
question de ce qu’on appelle la « résilience ». Boris Cyrulnik a
défini la résilience comme étant, simplement, « la
capacité à réussir, à vivre, à se développer en dépit de
l’adversité ». Et il a étendu son étude
aux personnes âgées.
C’est que les personnes âgées ne sont pas à l’abri
d’un traumatisme. Il y a déjà celui que peut provoquer la mort
d’un proche, plus fréquente à leur âge. Et puis, les changements
considérables que constituent le passage à la retraite, l’entrée
dans la vieillesse, peuvent être l’occasion que resurgisse une
blessure ancienne, un traumatisme ancien que l’on avait enfoui
depuis longtemps. Alors que la vie active avait permis de fonctionner
ainsi, le changement que provoque la vieillesse le fait ressortir.
Sauf que cela ne se manifeste pas clairement, c’est juste que la
personne se met à souffrir sans bien comprendre d’où cela
provient.
La personne âgée peut-elle trouver les moyens de gérer
cela, de dépasser ce choc qui revient, alors même que la vieillesse
est le moment où l’on est en train de perdre certaines de ses
facultés ? Cyrulnik pense que ce n’est pas impossible. Il essaye,
avec ses équipes, de définir les conditions qui peuvent le
permettre. Pour lui, certes, au cours de cette vieillesse, on perd la
fraîcheur, on perd ses muscles, on perd de la mémoire. Mais on peut
à la fois accepter ces pertes inévitables et en même temps les
compenser en améliorant « ce qui fonctionne
bien » parmi les ressources intimes que
chacun peut posséder.
Il s’avère que l’entourage et
le comportement de cet entourage comptent beaucoup dans ce problème.
Il donne l’exemple, lors de la guerre de 1914-1918, des soldats
affolés dans les tranchées. Une fois la paix revenue, ils sont
accueillis avec les honneurs par leur village, soutenus par leur
famille. Ils finissent par « avouer en
souriant leur panique et se remettre à vivre sans traumatisme
». « A l’inverse, certains appelés du
contingent pendant la guerre d’Algérie avaient été sécurisés
par la solidarité de leurs camarades, mais les circonstances de la
guerre et l’accueil hostile au retour de leur propre famille les
avaient contraints à se taire et à ne jamais partager l’horreur
de ce qu’ils avaient vu ou fait ». La
résilience fut mauvaise, et le problème
resurgit avec le grand âge.
Un autre exemple : Une femme âgée de 74 ans qui a des
bouffées d’angoisse, fait des cauchemars de viol et de présence
de la police. Il va s’avérer qu’un jour, il y a longtemps, elle
avait surpris sa fille, au lit, avec son mari. Elle n’avait rien
dit, rien fait, la vie avait continué comme si de rien n’était.
C’est le déni, et il a l’avantage, explique Cyrulnik, d’empêcher
la souffrance. Sauf qu’il empêche aussi la résilience. Cette dame
s’était vite remise au travail, pour ne pas penser. Mais arrivée
à la retraite, ce moyen de se protéger ne fonctionne plus de la
même manière. Elle est devenue fatigable. Et le passé resurgit, de
manière indirecte, déformée, parce qu’il n’a pas été pensé
clairement. Et pour le penser clairement, encore faudrait-il avoir
trouvé un interlocuteur. Bien difficile sur pareil sujet.
Un moyen très simple de savoir si une personne âgée
sera plus ou moins résiliente, nous dit Cyrulnik, c’est de lui
demander de nommer ses relations affectives, et de compter le nombre
de rencontres ou de coups de téléphone pendant la semaine. La
résilience sera plus facile, on l’a compris si, après un malheur,
elle a conservé des relations ou des engagements sociaux. Et il
donne cet exemple devenu classique de Germaine Tillion, ethnologue,
résistante, qui travaillait encore au Musée de l’homme à Paris,
la veille de sa mort à 101 ans. Dans le camp de concentration de
Ravensbrück, elle organisait chaque soir une conférence où elle
expliquait aux autres détenues ce qu’elle venait de comprendre sur
le système concentrationnaire.
Des études indiquent que la religion peut également
aider à la résilience : « les croyants
affrontent mieux le malheur et en cas de trauma, déclenchent
facilement un processus de résilience ».
Mais la religion n’est pas indispensable. Germaine Tillion n’était
pas croyante.
Si l’on veut résumer la pensée de Cyrulnik, l’idée
d’une dégradation inexorable dans la vieillesse est une erreur et
un préjugé. La résilience possible à cet âge le prouve. Elle est
d’autant plus facile si la personne sait garder des liens sociaux
et si elle donne un sens à sa vie.
LE TEMPS DES VIEUX
Nous avons tous une certaine notion du temps, et nous
savons par exemple que ce que nous en ressentons peut être très
différent, plus long, ou plus court, que ce qu’en dit la montre ;
un moment qui nous a paru très long pendant qu’on le vivait peut
sembler
raccourci plus tard, lorsqu’on y
repense. De même, le temps long, les semaines, les mois, parait bien
plus long lorsque l’on est jeune ; ces temps longs semblant
s’accélérer avec l’âge. Lorsqu’on entre dans la vieillesse,
les ressentis sur le temps sont eux aussi modifiés. Et de plus,
c’est… tout le temps, si l’on peut dire, que la notion du temps
est fortement changée.
La première raison est assez évidente. Lorsqu’on est
actif, qu’on a un métier, on est astreint à des horaires
absolument rigoureux qui rythment toute notre journée, délimitent
le week-end. Si l’on ajoute à cela les repas et les éventuelles
responsabilités familiales, c’est chaque heure de la journée qui
est réglée comme du papier à musique.
Une fois dans la retraite professionnelle, ce sont les
meilleurs moments de notre journée, ceux où l’on était obligé
d’aller travailler, qui se retrouvent libérés. On n’est pas
forcément libre d’en faire ce que l’on veut, car la vie impose
de multiples obligations, mais on se retrouve libre d’organiser son
temps, à un degré totalement nouveau.
Nous ne discuterons pas ici du contenu que l’on peut
mettre dans ce temps librement organisable. Cela peut aller de
l’ennui le plus mortel jusqu’à une série d’activités
passionnée. Mais il faut bien voir que cette simple nouveauté, à
laquelle nous ne sommes pas préparés, peut à elle seule nous
dérouter au point de nous désorienter, ce qui peut ajouter à une
cause possible de dépression.
Second changement important avec la vieillesse : le
passé va commencer à prendre une importance de plus en plus large
dans notre esprit. Certes, le passé compte tout au long de notre
vie, on y fait souvent référence, il explique en partie notre
histoire. Mais cette confrontation avec le passé, quand on est jeune
ou adulte, se mêle de près au présent. Lorsque le présent s’est
plus ou moins vidé, avec la vieillesse, d’une grande partie de la
vie professionnelle et sociale, de ses contenus chaleureux, on est
plus sensible à un passé qui nous touche, qui nous rappelle de bons
moments.
La disponibilité de l’esprit aussi incite à se
remémorer tel ou tel moment du passé, d’une manière plus longue,
plus poussée que celle à laquelle on pouvait la mener auparavant.
Mais là encore, les choses peuvent être vécues de manières
différentes. Telle lettre retrouvée, telles photographies, peuvent
réchauffer le cœur, faire revivre de beaux moments, mais on peut
tomber sur des éléments qui rappellent une souffrance. Si l’on a
choisi d’aller retrouver tel lieu, parce qu’il a laissé en nous
une empreinte émouvante, on risque d’être déçu. L’endroit
peut avoir disparu, avoir été modifié ; surtout, les gens qui y
étaient associés ne sont plus là, le moment n’est pas le même.
Plus important encore que le passé qui change, c’est
l’avenir, le futur, qui connaît une modification à un moment ou
un autre de la vieillesse. On va commencer à voir son avenir
différemment : on sait, même si on ne peut pas en dire la date, que
notre vie a désormais une limite. Cette limite, on ressent sa
présence. Simone de Beauvoir en dit ceci : « On
a échangé un avenir indéfini – qu’on tendait à regarder comme
infini – contre un avenir fini. Jadis nous ne découvrions à
l’horizon aucune borne : nous en voyons une.
»
Deux exemples de ce que cette
existence d’une limite, auparavant inexistante, peut induire. Un
proche, qui n’est pas vieux, vous parle du projet à long terme de
faire ceci ou
cela, une visite, un voyage par exemple, où vous seriez
présent. Eh bien, vous vous dites, sans rien dire bien sûr : mais
serai-je encore de ce monde, ce n’est pas
évident… Du coup, l’envie que vous pouvez avoir concernant cette
proposition n’est pas vécue de la même manière.
Autre exemple : vous avez entrepris depuis longtemps une
tache, une activité, qui vous tient à cœur. Lorsque vous réalisez
que le temps devant vous n’est pas infini, et qu’il vous faut un
certain temps pour achever ce que vous considérez comme une œuvre
que vous voulez finir, vous ressentez la limite devant vous. La
réaction, en général, c’est de se mettre à accélérer le
rythme de son travail, de son investissement. Vous essayez de vous
donner plus de chances de l’achever. Une personne qui n’est pas
vieille n’agit pas ainsi, ou pas avec pour raison la limite de son
propre corps.
Autre changement dans la perception du temps : il se
produit comme un décalage entre le temps des autres, celui des
jeunes ou des adultes, et le temps de la personne qui vieillit. Le
temps de la société qui court, c’est celui des jeunes, qu’elle
met en avant sous une infinité de formes. Et la société relie la
jeunesse aux découvertes, aux nouveautés, à ce qui change. Mais la
personne âgée a du mal avec les nouveautés.
Ce n’est pas qu’elle soit plus bête, pas du tout.
C’est tout simplement qu’un jeune cerveau n’a pas de système
antérieur déjà formé, et il est prêt comme une éponge à
absorber ce qu’on lui présente : si c’est quelque chose de très
nouveau, il l’assimilera donc non seulement sans aucun problème,
mais aussi avec le plaisir de l’apprentissage. Mais la même
personne vingt ans plus tard, aura son cerveau formé à la manière
de voir qu’elle aura vécue. A moins de faire un travail de mise à
jour régulier et complet, elle aura progressivement plus de
difficulté à assimiler les nouveautés.
Ce décalage entre le temps du vieux et celui des
autres, il existe un bon moyen non pas de le réduire, chose encore
une fois impossible sans un travail régulier, mais au moins de le
sublimer : c’est d’avoir des liens amicaux avec des jeunes.
Simone de Beauvoir écrit à ce sujet : « En
dehors de tout lien familial, l’amitié des jeunes est précieuse
aux gens âgés : elle leur donne l’impression que ce temps où ils
vivent demeure leur temps, elle ressuscite leur propre jeunesse, elle
les emporte dans l’infini de l’avenir : c’est la meilleure
défense contre la morosité qui menace le grand âge
». En fait, le lien avec de plus jeunes que soi fait du bien à
tout âge, on le ressent très fort déjà
lorsque, adulte, l’on se rapproche des enfants.
Toujours concernant cette notion de temps, on peut aussi
mentionner le fait que la personne âgée aime avoir des habitudes,
c’est-à-dire une forme de répétition du temps. L’habitude est
un moyen de se replacer dans le même temps.
Le vieillard est inquiet à tout changement, car il a
intégré que son corps est fragile. L’habitude est un refuge qui
permet de rester sur un terrain bien connu, maitrisé. Comme tout, ce
penchant peut être aussi bien une stratégie de sauvegarde qu’un
rail qui mène à une totale sclérose. C’est une sauvegarde
réelle, car, surtout dans les situations plus ou moins à risque,
l’habitude est une protection. Elle devient une sclérose si la
personne devient entêtée dans ses habitudes, incapable
d’improvisation, d’adaptation, alors que la vie, elle,
est un renouvellement des situations. Et dans ce cas,
son temps ne se renouvelle plus, il s’arrête.
La personne âgée voit sa sexualité modifiée, nous
l’avons évoqué. Et là encore, on peut en comprendre les
modifications si on les regarde sous l’angle du temps. La lenteur
des actes devient la nouvelle norme. Selon Laure Adler « lenteur
et douceur sont d’ailleurs les deux revendications qui reviennent
le plus sur ce sujet encore tabou ».
Enfin, un rapport avec le temps est spécifique à la
vieillesse, c’est celui du suivi des générations. Tout le monde
n’a pas une descendance, et rien n’y oblige. Pour ceux qui en ont
une, elle devient souvent un motif de fierté, comme si c’est un
peu de sa propre vie qui se perpétue dans son enfant. Le problème
de cette vision est qu’elle est proche de celle qui considère
l’autre, et l’enfant en particulier, comme sa propriété.
Voici dans quels termes Olievenstein parle du suivi des
générations : « C’est l’autre qui nous
dit que notre existence a un sens. C’est lui qui certifiera, après
notre mort, qu’il est vrai, réel, que nous avons existé, que
notre vie s’est déroulée de telle ou telle façon. Il sera
l’héritier de notre pensée, la mémoire de notre mémoire. Il
témoignera combien nous étions beaux, si jeunes, comment nous avons
pris du poids, perdu des cheveux, attrapé le diabète ou écrit des
poèmes. Surtout il nous rétablira dans la dimension du temps telle
que le déroulement de l’histoire la reconstitue maintenant. Nous
recevons de nos parents pour donner à nos enfants
».
Pour notre part, nous pensons
qu’il n’est pas du tout besoin d’avoir soi-même ses propres
enfants pour transmettre histoire, culture, ou plus simplement
comportement, caractère, attitudes humaines, etc. à des enfants et
à d’autres adultes. Plutôt que « nous
recevons de nos parents pour donner à nos enfants »
nous dirions bien plus largement « nous
recevons d’une génération d’humains, pour donner à une
nouvelle génération d’humains
».
POUR UNE AUTRE VIEILLESSE
Une idée dominante actuelle, c’est qu’il faut
savoir « réussir son vieillissement
». On considère que le vieillissement est au fond un déclin, et
qu’il faut être capable de faire des efforts pour y échapper, le
retarder au maximum. Un plan ministériel intitulé « Bien
vieillir » préconise une alimentation
équilibrée, une activité physique régulière, un dépistage des
maladies. Profitant de cette manière de voir les choses, et la
renforçant, les industries comme la pharmacie, les cosmétiques,
promettent de « lutter contre le
vieillissement », avec des produits «
anti-âge ».
Tout ceci contribue à faire du vieux qui ne « réussit
» pas à bien vieillir, son propre responsable. Derrière
l’expression « bien vieillir
» qui englobe tout le monde, se cache déjà une profonde inégalité
sociale : celle de l’inégalité considérable de la durée de vie
selon que l’on est dans la catégorie des plus riches ou des plus
pauvres. Une femme pauvre vit en moyenne 8 années de moins qu’une
femme riche ; un homme pauvre 13 années de moins qu’un homme riche
(Valeurs mutualistes
n°311 – avril 2018). Les plus aisés bénéficient en
particulier d’un encadrement
médical solide. Mais c’est toute une culture, nous l’avons déjà
dit, joue pour établir des différences si importantes.
On trouve dans les magazines des listes de règles,
telle des recettes de cuisine, pour offrir une garantie de bien
vieillir. Le journal de la mutuelle des enseignants MGEN préconise
l’exercice physique, qui peut être doux comme la marche, le taï
chi, le régime alimentaire, comme le régime méditerranéen,
beaucoup de légumes, des fruits, un peu de poisson ; le café
contribuerait à réduire le déclin cognitif, la lecture atténuerait
les symptômes d’Alzheimer.
S’ajoute à ces recettes une injonction bien vague sur
« l’importance de donner un sens à sa vie
», ou sur le fait qu’il vaut « mieux
accepter le fait que le corps change, apprendre à faire avec ses
limitations », que vivre dans le déni.
Ajoutez à cela une saupoudrée
de conseils pratiques, du style équiper son rez-de-chaussée (si on
en a un !) pour éviter d’avoir à monter les escaliers ; poser des
rampes de soutien ; aller sur le site gouvernemental qui liste les
aides financières pour adapter son logement (
https://www.pour-les-personnes-agees.gouv.fr/preserver-son-autonomie-s-informer-et-anticiper/amenager-son-logement-et-sequiper/amenager-son-logement
).
Nous allons plutôt reprendre quelques témoignages de
personnes âgées qui ont la chance de vieillir, dirons-nous, de
manière positive. Ces personnes constatent, c’est certain, des
reculs dans de nombreuses fonctions de leur organisme, mais elles ne
le voient pas comme un déclin qui déteint forcément sur leur moral
et leur vie spirituelle, psychologique ou sociale. Autant de
témoignages, autant de cas particuliers, avec lesquels on n’est
évidemment pas obligé d’être d’accord avec tout ce qui est
dit.
Ainsi, dans Télérama (7/10/2020) ces extraits du même
témoignage de l’actrice déjà citée Macha Méril. «
Aujourd’hui, j’ai 80 ans, et c’est
franchement le bel âge. Parce qu’il faut du temps pour s’affirmer,
pour fourbir ces armes qui vous rendent meilleure. Il faut du temps
pour ne plus subir les projets que font vos parents pour vous. La
vieillesse n’est pas une calamité, au contraire ! » « Même mon
bonheur est supérieur à celui que j’ai pu éprouver par le passé,
plus mystique, plus spirituel, parce qu’avec l’âge on frôle des
zones inconnues. (…) Nous, artistes, sommes privilégiés dans
cette quête parce que nous avons le devoir de vivre avant les autres
ce qu’il va advenir pour comprendre notre époque. »
« Ça n’existe pas l’âge mûr, vous
continuez à être vous-même. J’ai eu une ménopause normale. Il
faut cesser de l’envisager comme une date de péremption. Au fil
des ans, les connaissances s’affinent, alors j’ai plutôt le
sentiment de commencer à ressembler à ce que je suis vraiment
».
Elle prend la défense de Mai 68 : « En
mai 1968, les vieux n’ont pas soutenu les jeunes et ne sont pas
descendus dans la rue pour changer la société. J’en ai assez
d’entendre que Mai 68 était une révolte d’étudiants. Ça a été
un changement considérable. La société s’est décrassée,
débridée. Rien n’était plus pareil. Et ce sont les jeunes de
l’époque qui ont mis au monde les écolos d’aujourd’hui. Ils
ont élevé des enfants qui refusent de manger de la viande, veulent
travailler dans l’humanitaire. Là est la grande différence entre
ceux qui avaient 20 ans en 1968 et leurs parents : ils ont éduqué
leurs enfants pour qu’ils se révoltent. Ce que j’avais fait à
cette époque-là. »
Un autre exemple nous est donné avec l’avocate
Gisèle Halimi. Née à la Goulette (Tunisie) en 1927, décédée en
2020, elle a joué un rôle important pour imposer les lois qui
autorisent l’avortement en France et criminalisent le viol.
Interviewée lorsqu’elle a 84 ans par le journal Le
Monde, elle donne son sentiment sur la
vieillesse :
La
seule crainte, si l’on est en bonne santé, est celle de la
faiblesse intellectuelle. Or je me sens en pleine capacité. Plus
riche même, de l’expérience. Bien sûr, il y certaines limites.
Autrefois, pour un procès d’assises, comme celui de Bobigny, je
pouvais travailler une nuit entière sur un dossier, me doucher,
prendre un café et aller plaider. Aujourd’hui, je ne pourrais pas
aller au-delà d’une heure du matin. Mais c’est assez minime. Ce
n’est pas si désagréable de vieillir si l’on ne coupe pas la
vie en étapes, si on ne se dit pas : “Maintenant c’est fini, je
suis entrée dans la vieillesse”. »
Dans un numéro de Sciences
humaines, la journaliste Paule Giron tire des
leçons de l’expérience qu’elle a menée en créant
l’association Old’Up, qui se donne pour but de
donner du sens et de l’utilité à l’allongement
de la vie » Pour elle, « la
vieillesse est une longue et progressive adaptation à une situation
qui nous oblige à ralentir. Le physique mène le bal, il vieillit
souvent beaucoup plus que l’esprit »,
constate-t-elle. Pour elle, « ce qui est une
forme de sagesse, c’est l’acceptation de son état, la
possibilité de s’adapter totalement à ce que l’on devient
».
Elle souligne l’importance de
trouver des nouveaux centres d’intérêt. « Ça
peut être simplement la lecture : les vieux qui lisent sont
merveilleux, parce qu’ils réfléchissent et échangent en même
temps ! Ça peut être aussi bien la musique. (…) S’il n’y a
pas de devenir, c’est la panique, la solitude, la trouille. Et je
ne suis pas sûre qu’on tienne très longtemps.
»
En vieillissant comme je vieillis, c’est-à-dire
en essayant d’emmerder le moins possible le monde, en restant
constamment curieuse d’esprit, bref en restant vivante, je lui
montre une vieillesse viable, et agréablement viable. Si c’est ça
que je laisse, c’est tout bon ! »
Paule Giron réfléchit aussi aux rapports plus ou moins
pervers qui peuvent s’établir entre la personne qui vieillit et
son entourage. Ainsi, avec le personnel d’une institution du genre
Ehpad, il arrive qu’un vieux s’amuse à faire tourner son
entourage en bourrique.
Malheureusement,
dans notre société où le vieillard est traité en objet, on
considère que faire tourner en bourrique, c’est de son âge,
dit-elle. Personne ne répond en tant que
sujet à ce sujet. Du coup, on le rend encore plus irresponsable.
(…) On devrait pouvoir s’adresser à un sujet pour lui dire :
“Arrêtez votre cinéma, ça va comme ça !” Si on ne dit jamais
à la chieuse que c’est une chieuse, elle n’arrêtera jamais
d’emmerder le monde ! (…) Si vous êtes dans le “Je ne veux
pas te faire de peine” avec un vieux, vous n’avez pas fini de
tourner ! Quand le vieux a compris qu’il vous a dans la main, il
n’a pas fini de vous exploiter ! Remettre les bornes : quelqu’un
qui les passe, que ce soit un enfant ou un vieillard, doit être
remis à sa place. »
Il est donc important de ne pas confondre le problème
physique avec le côté psychologique de la vieillesse. Certes, il ne
faut pas bousculer la personne âgée sur le plan physique : «
Oui, petite faveur : il est lent, il a du mal à marcher, il a des
pertes d’équilibre.
Mais psychologiquement, bien sûr qu’il
faut le traiter comme un sujet qui a encore toute sa tête.
Et elle aborde les risques bien réels d’une
détérioration grave de la santé : « Je
suis entièrement consciente que si je me tape un AVC grave demain
matin, je me retrouve en légume après-demain. J’essaie de parer
au risque, mais il est là, je ne me le cache pas. Simplement, une
retraite, ça peut être 35 à 40 ans de vie. On ne peut pas vivre
suspendu à l’éventuel Alzheimer ou l’éventuel AVC, l’éventuel
machin ou chose, cancer ou autre : ce serait mettre la vieillesse en
sursis. (…) Si je dois devenir un légume, j’aurais bien vécu
avant. Ce que je vis actuellement à 88 ans, je me régale !
»
Simone de Beauvoir aussi souligne cette distinction
essentielle entre l’évolution physique du corps et les aspects
psychologiques. Elle souligne ce qu’elle trouve de particulier dans
l’œuvre de Victor Hugo. « Jamais, chez
aucun écrivain, la vieillesse n’a occupé tant de place et n’a
été si hautement exaltée que dans l’œuvre de Victor Hugo
». « Parmi les antithèses dont il
s’enchantait, celle qui oppose un corps disgracié à une âme
sublime est une de celles qu’il a le plus complaisamment exploitées
: la vieillesse en est une des incarnations
».
Enfin, dans le domaine de la peinture, elle dit de
Leonard de Vinci. « A 60 ans, il a fait de
son visage une extraordinaire allégorie de la vieillesse (…). Les
traits sont sculptés par l’expérience et la connaissance ; ce
sont ceux d’un homme arrivé à l’apogée de sa force
intellectuelle, et qui se situe par-delà la gaieté et la tristesse.
»
***
Pour conclure, nous dirons que la société ne prépare
pas les gens à devenir vieux, pas plus d’ailleurs qu’elle ne les
prépare à devenir parents et pas beaucoup non plus à devenir
adultes. Mais à l’âge où l’on devient adulte, ou parent, on a
une vie sociale assez riche pour, le plus souvent, trouver facilement
des exemples, des avis, des comparaisons, des aides. Ce n’est plus
le cas, ou bien moins en tout cas, lors de la retraite et une fois
entrés dans la vieillesse.
La vieillesse devrait se préparer, car un certain
nombre de problèmes qui s’y posent sont prévisibles. Parmi les
questions les plus importantes à se poser, il y aurait d’abord à
chiffrer et imaginer son niveau de vie. Car vont se poser des
questions matérielles liées au niveau de vie avec lequel l’on va
se retrouver financièrement, du logement également, et des
adaptations qui seraient nécessaires si un handicap devait survenir.
Il faudrait ensuite en tout premier lieu se soucier
d’avoir un autre investissement que celui de la profession que l’on
va immanquablement quitter. Il faut donc s’imaginer sans cet aller
quotidien au travail professionnel, sans la relation qui va avec les
personnes que l’on y apprécie. On peut envisager alors d’établir
des relations hors de son ancien travail, sans attendre la retraite.
Il faudrait également envisager l’idée
de se retrouver seul si l’on est en couple, et de manière
symétrique, réfléchir à la manière dont pourrait vivre son
conjoint si c’est lui ou elle qui se retrouve en veuvage.
Pour conclure, nous rappellerons que nous sommes pour
une société qui ne demandera plus aux humains de fournir un travail
intense jusqu’à la retraite, avant de les jeter hors de la vie
professionnelle et sociale. Une société humaine permettra à tous
ceux qui le souhaitent de conserver l’activité telle qu’elle
peut leur convenir, selon leur âge, le rythme qui leur convient,
leur envie, leurs dispositions physiques et mentales.
Une société plus humaine acceptera ainsi de voir se
mélanger les différents âges, et sera choquée par les
discriminations, celle de l’âge comme celle du sexe, et les
autres. Une société plus humaine ne se contentera pas de chiffres,
comme ceux de l’espérance de vie. Elle cherchera à appréhender
la réalité, la qualité de la vie qui est faite aux siens.
Nous avions vu que toutes les sociétés ont voulu
donner de la vieillesse une image de sagesse et de sérénité, mais
que dans la réalité, il n’en a presque jamais rien été. Une
société plus humaine, véritablement communiste, se souciera
d’apporter aux vieux cette sérénité, vieux rêve enfin
réalisable.
Mais la vieillesse, ou une certaine forme de vieillesse
restera. Avec une médecine humanisée elle aussi, avec des problèmes
de santé moins angoissants et mieux maitrisés, avec une vie
d’adulte surtout plus équilibrée et moins folle, le corps pourra
commencer à vieillir dans de meilleures conditions.
Et le cerveau, cet organe fantastique dont nous
disposons, pourra user pleinement de ses facultés. Nous l’avons
dit, il est fréquent de constater que lui, d’une certaine manière,
ne vieillit pas, en tout cas pas en allant vers l’involution –
c’est le terme de de Beauvoir pour dire qu’on va à rebours d’une
évolution - que connaissent les autres parties du corps.
Dans son livre La vieillesse,
Simone de Beauvoir cite l’écrivain François Mauriac, qui,
octogénaire, a écrit de manière bien pessimiste : « Ni
diminué, ni déchu, ni enrichi : pareil, voilà comment le vieil
homme se voit. Qu’on ne lui parle pas des acquisitions de la vie :
le peu que nous avons retenu de ce qui a afflué en nous pendant tant
d’années, ce n’est pas croyable. Les faits sont brouillés ou
oubliés. Mais que dire des idées ? Cinquante ans de lectures :
qu’en reste-t-il ? »
Eh bien, non ! Pas d’accord du tout ! sans doute que
la mémoire n’a pas gardé grand-chose de précis, qu’elle est
incapable de réciter quoi que ce soit de la montagne de livres que
la personne aura peut-être lus. Mais cela ne veut absolument pas
dire qu’il n’en reste rien. Il reste en nous des choses
essentielles, qui sont loin de la simple récitation. Il reste notre
manière de comprendre, de regarder, de voir les autres. Il reste une
idée du mouvement de l’histoire, une compréhension plus fine et
plus variée des comportements humains et des idées qu’ils
produisent. Il reste ce que nous sommes : un humain riche de sa vie.
Lorsque l’on dispose de nombreuses
décennies de vie, d’expérience, de connaissances, de relations
humaines, lorsque l’on a vécu dans des situations historiques qui
couvrent, pour un nombre de plus en plus grand, pas loin d’un
siècle, on commence à apprendre à distinguer dans les évènements
qui peuvent se produire ce qui est essentiel de ce qui est
anecdotique, ce qui indique un changement important de ce qui sera
vite oublié. On apprend à replacer le détail à sa place, même
s’il semble spectaculaire ou si on nous le présente comme tel, on
voit mieux s’il s’agit d’un élément qui dépend d’autres
qui, eux, sont plus déterminants. On comprend mieux où est la règle
et où est l’exception, on sait se faire plus vite et plus
complètement un avis étayé sur une personne, etc. Bref, on
commence à avoir une vision plus complète et plus nuancée du monde
et des humains. On comprend mieux ce que nous sommes si l’on
comprend mieux ce qui nous entoure et ceux qui nous entourent.
SOURCES
Simone de Beauvoir, La
vieillesse, Gallimard 1970
Laure Adler, La voyageuse de nuit, Grasset et Fasquelle
2020 Claude Olievenstein, Naissance de la vieillesse, Odile Jacob
2000
Louis Ploton, Boris Cyrulnik, Résilience et personnes
âgées, Odile Jacob 2014 Vincent Caradec, Sociologie du
vieillissement, Armand Colin 2015
Télérama n°3691
07/10/2020
Sciences humaines
19/11/2018