Article publié dans le N°11 de Matériaux Critiques
le site web : https://materiauxcritiques.wixsite.com/monsite/
Le chaos urbain c’est l’ordre capitaliste
Une ville détruite et en feu est l’expression la plus éclatante de la barbarie civilisatrice du capital. La guerre en voie de généralisation de par le monde passe nécessairement par la destruction de villes et par le massacre indifférencié de leurs habitants. De Gaza à Beyrouth, de Kiev à Raqqa, d’Alep à la Nouvelle-Orléans, de Homs à Bagdad, de Dresde à Mossoul…, la destruction systématique des villes lors des guerres ou des désastres pseudo naturels est le phénomène le plus visible de la catastrophe moderne et de son cours accéléré vers la guerre.
«Si la destruction des cités n’est pas un phénomène nouveau, le XXe siècle marque une rupture profonde dans la relation entre la guerre et les villes. Après le premier conflit mondial, celles-ci deviennent, en tant que formes particulières d’organisation fonctionnelle et sociale des cibles privilégiées. » Vincent Milliot, Pierre Bergel 21___________________
21V.Milliot et P.Bergel, La ville en ébullition, Presses Universitaires de Rennes, 2014, p 181-203 - sur le site web : https://books.openedition.org/pur/50277?lang=fr.
Ces mêmes auteurs font remonter à la seconde guerre mondiale et aux bombardements alliés sur les villes allemandes l’affirmation de la ville comme coeur stratégique de la guerre moderne.
« La destruction des villes allemandes par les bombes au cours de la Seconde Guerre mondiale est la conséquence directe et tragique de ce changement de paradigme. L’idée selon laquelle l’État ennemi dépend de manière vitale de ses propres villes est en effet au fondement de la politique de bombardements stratégiques menée par l’aviation anglo-américaine sur l’Allemagne. Elle seule permet d’expliquer l’ampleur des moyens investis dans la guerre aérienne et les ravages qu’elle a causés. » Vincent Milliot, Pierre Bergel.
Que ce soit en période de guerre ouverte ou de « paix » sociale, la ville centralise et concentre l’ensemble des contradictions du M.P.C.
« Pour situer cette entrée de la ville dans la pensée marxiste, pour comprendre son importance et ses limites, il faut bien comprendre dans leur distinction et leur liaison indissolubles la division du travail et de l’idéologie. » Henri Lefebvre, La pensée marxiste et la ville, p.34, Casterman/poche, Paris, 1972.
Il y a également les descriptions et les vécus de générations de prolétaires vivant dans ces cloaques de civilisation que sont les villes et les espaces urbains caractérisés par l’accroissement de la population, de la misère sociale et des loyers en liaison avec l’augmentation historique de la rente foncière et ses conséquences négatives: augmentationrécurrente des prix du bâti, manque de logements « sociaux », squats, sans domicile fixe,... La ville concentre chaque fois une plus grande partie de la population, constituant des mégalopoles qui s’étendent sur des centaines de kilomètres : Shanghai (70 millions d’habitants), Tokyo (37 millions), Delhi (32 millions), New-York (20 millions), São-Paulo (20 millions), Paris (11 millions), Bogota (8 millions),…Mais ces chiffres approximatifs doivent être pondérés par la réalité de la densité de la population, c’est-à-dire par le nombre d’habitants par km2. Par exemple celle de la Belgique est de 381 hab. / km2 alors que pour l’Union européenne dans son ensemble, elle est de 114 hab. / km2. En comparaison, la densité aux USA était en 2021 de 36,3 habitants au km2. La réalité du capitalisme contemporain est à l’accélération de la constitution d’immenses mégalopoles qui englobent de plus en plus ce qui était considéré comme des zones dédiées à la production agricole dénommées « campagne ».
« Une mégalopole est un réseau de villes à vaste échelle, intégrant des villes multimillionnaires reliées par un tissu dense d'axes de transport. (…) La mégalopole se distingue d'une conurbation par sa dimension spatiale plus vaste et son poids démographique plus important. Par ailleurs, l'urbanisation n'y est pas forcément continue : elle peut inclure des espaces ruraux, des espaces naturels (forêts, zones humides), des poches de marginalité. »22
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22Sur le site web Géo-confluences - Megapole : https://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/megalopole
23Un bémol néanmoins sur la trajectoire politique d’ H. Lefebvre qui après d’intéressantes contributions critiques, retourna à la fin de sa vie sous la coupe contre-révolutionnaire du PCF.
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Une mégalopole aussi symbolique de l’avenir mondial que celle de Los Angeles (13,4 millions d’habitants) concentre les deux pôles historiques de l’accumulation capitaliste, l’accumulation ostentatoire de la plus extravagante richesse et l’entassement crasseux de zones de paupérisation absolue.
« Des propriétés luxueuses de Santa Barbara aux baraquements pour immigrants hispaniques d’Ensenada, de Llano dans le haut désert à la Coachella Valley au sud, la galaxie urbaines de Los Angeles, presque aussi grande que l’Irlande et dotée d’un PNB supérieur à celui de l’Inde, est la mégalopole ayant la croissance la plus forte du monde industrialisé.(…)La polarisation sociale a progressé presque aussi vite que la population. Une enquête sur les revenus des ménages dans les années quatre-vingt montre ainsi que le nombre de riches (à partir de 50.000 dollars de revenu annuel) a presque triplé (passant de 9% à 26%), tandis que le nombre de pauvres (en dessous de 15.000 dollars) a augmenté de 30% (passant de 30% à 40%) quant aux ménages ayant des revenus moyens, comme beaucoup l’avaient prévu, ils ont diminué de moitié ( passant de 61% à 32%». Mike Davis, City of Quartz, Los Angeles, capitale du futur, p.8-9, La découverte, Paris, 2002.
Il n’est donc pas étonnant que, régulièrement, cette disparité sociale éclate en des émeutes transformant certains de ces quartiers en véritables zones de guerre. (Los Angeles : Watts 1965, 1992,…) Déjà, au début du vingtième siècle, l’École de Chicago (Park ; Burgess ; Anderson et sa sociologie des sans-abris,...) avait compris l’importance centrale de la ville dans le développement capitaliste. En France, il faudra surtout attendre Henri Lefebvre23dans les années 1950-60 pour réactualiser une critique historique de la ville en tant que lieu privilégié de la division du travail et de l’organisation de la cité en État. « Les villes ont produit la bourgeoisie ainsi que les premiers prolétaires. » Henri Lefebvre, La pensée marxiste et la ville, p.48. Celui-ci aura une influence non négligeable sur G. Debord et les situationnistes dans leurs critiques de l’urbanisme et de l’aménagement capitaliste du territoire.
« La société qui modèle tout son entourage a édifié sa technique spéciale pour travailler la base concrète de cet ensemble de tâches : son territoire même. L’urbanisme est cette prise de possession de l’environnement naturel et humain par le capitalisme qui, se développant logiquement en domination absolue, peut et doit maintenant refaire la totalité de l’espace comme son propre décor. » G. Debord, La société du spectacle, p.165, Gallimard / Folio, Paris, 1996.
La ville moderne se présente de la même manière que la richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste décrite par Marx, et ce, dès la première phrase du Capital, comme une « immense accumulation de marchandises ». Au début du vingt et unième siècle, David Harley va actualiser cette analyse grâce au concept de « ville keynésienne ».
« L’urbanisation du capital eut des implications profondes. La ville keynésienne fut conçue comme un artefact de consommation soutenue par l’État et financée par la dette. » D. Harvey, Géographie et capital, p.115, Syllepse, Paris, 2010.
Le keynésianisme toujours vanté par la gauche du capital va donc aussi, à son tour, modeler la ville moderne et ses infrastructures, et ce jusque dans l’architecture de ses grands travaux (inutiles la plupart du temps du point de vue de la qualité de vie) propres à relancer et à soutenir étatiquement une nouvelle croissance sous anabolisants financiers. A un pôle richesse et consommation ostentatoire et à l’autre misère et pauvreté communautarisées.
« Si la banlieurisation avait déjà une longue histoire, elle marqua l’urbanisation d’après-guerre dans des proportions jusqu’alors inconnues. Elle entraîna une mobilisation de la demande effective en procédant à une restructuration de l’espace destinée à faire de la consommation des produits liés à l’automobile (l’essence, le caoutchouc) et des industries du bâtiment une nécessité plutôt qu’un luxe. Pendant près d’une génération après 1945, la banlieurisation fit partie d’un dispositif d’ensemble (l’expansion planétaire du commerce mondial, la reconstruction des systèmes urbains de l’Europe de l’Ouest et du Japon anéantis par la guerre, et la course quasi permanente à l’armement en constituant les autres dimensions clés) ayant vocation à protéger le capitalisme contre les menaces de crises de sous-consommation. Il paraît aujourd’hui difficile d’imaginer que le capitalisme d’après-guerre aurait pu survivre, ou d’imaginer ce à quoi il aurait pu ressembler, sans la banlieurisation et un développement urbain tous azimuts. » David Harvey, p.177-178.
La formation des villes et les guerres sont intimement liées depuis les cités grecques et le despotisme oriental en passant par les villes commerciales médiévales entourées de murailles jusqu’à celles « nouvelles » du développement industriel érigées à proximité des sources de matières premières. Les sociétés s’organisent d’abord militairement avant même leur organisation administrative puis étatique. Et c’est par la guerre qu’elles vont s’étendre pour conquérir le monde et le façonner à leur image. La civilisation, c’est la guerre. C’est l’entassement urbain qui produit le désordre urbain avec ses eaux polluées, son air vicié, ses maladies contagieuses, ses mendiants et ses délinquances spécifiques (drogues, pickpockets, prostitution, vandalisme…). La ville moderne est un cloaque à ciel ouvert avec ça et là une spatialisation de ghettos de riches afin de montrer la possibilité illusoire d’une évolution grâce au déplacement et à la transformation de zones gentrifiées par rapport à celles de relégation sociale. Dans ces dernières ce sont les quartiers pourris, les bidonvilles (« favelas »), les banlieues dégradées et les « cités-ghettos » où règnent les logements cyniquement dénommés « sociaux », quasiment autogérés par les islamistes et les dealeurs, sous-traitants efficaces des forces de l’ordre capitaliste chargés de maintenir au moindre coût ces zones de réserve de populations surnuméraires et communautarisées. Ce sont également des lieux d’exclusion et de stigmatisation créant tendanciellement un habitus bien particulier (dont le rap est un des éléments « culturels » constitutifs).
« Non pas parce que le territoire crée l'exclusion, mais il n'en demeure pas moins qu'il la sémiotise (c’est-à-dire qu’il la fonde en des signes palpables, matériels.), qu'il en reconduit la présence et en redouble la puissance. L'exclusion ne peut selon eux (Brun et Rhein, 1994 ; Grafmeyer In Paugam, 1996 ; Preteceille, 1995) s'entendre strictement en termes sociologiques et/ou quantitatifs ; elle se pose aussi en termes géographiques, plus spécialement de qualités spatiales. » Simon Koci, Le lieu et le mal-être ou l'habitabilité des cités HLM de France, p.20, Université du Québec à Montréal, 2009.24
Cela confirme l’analyse des ghettos noirs aux USA réalisée en 1965 par le sociologue américain Clark : « L'état pathologique du ghetto se perpétue lui-même par une accumulation de laideur, de décrépitude et d'isolement. Il inspire au noir le sentiment de son néant et témoigne de son impuissance » cité par S. Koci, p.20. Le mouvement de gentrification est, par ailleurs, strictement déterminé par l’offre et la demande en logements « décents » et donc fondamentalement par la rente foncière.
« L’échangeabilité de l’espace a une importance croissante dans la transformation des villes ; même l’architecture en dépend : la forme des bâtiments provient des lotissements et de l’achat du sol fragmenté en rectangles de petites dimensions. Le secteur immobilier devient tardivement, mais de façon de plus en plus nette, un secteur subordonné au grand capitalisme, occupés par ses entreprises (industrielles, commerciales, bancaires), avec une rentabilité soigneusement aménagée sous couvert de l’aménagement du territoire. » Henri Lefebvre, p.139.
C’est bien la rente foncière, absolue et différentielle25, qui va déterminer de plus en plus le « verticalisme » des constructions, en gratte-ciels et tours justement qualifiées d’infernales. Ces tours, symboles de la puissance capitaliste, sont aussi l’emblème de sa fragilité et de son effondrement catastrophique possible. Comme l’a bien anticipé M. Davis, la perspective est au désastre et son modèle correspond au film de Ridley Scott : « Blade Runner 26».
Complémentairement, la « campagne » a tendance à disparaitre d’une part par l’industrialisation de la production agricole et, d’autre part, à travers l’élimination dans ce même mouvement, de ce qui restait de la paysannerie parcellaire tout en ruinant complètement la terre et en détruisant la nature. Quant à la fuite de la petite-bourgeoise vers les paradis mythiques de la « verte campagne » soi-disant « non polluée », celle-ci aboutit très vite à côté d’une centrale nucléaire ou d’un parc d’attraction, dans de nouvelles zones cloisonnées de la survie salariale, avec les joies des déplacements interminables en plus.
«L’urbanisme qui détruit les villes reconstitue une pseudo-campagne, dans laquelle sont perdus aussi bien les rapports naturels de la campagne ancienne que les rapports sociaux directs et directement mis en question de la ville historique. » G. Debord, La société du spectacle, p.165.
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24Sur le site web : https://archipel.uqam.ca/1863/1/M10753.pdf
25 Pour une étude détaillée de ces questions nous renvoyons le lecteur au texte : «Le marxisme et la question agraire » : Le Fil du Temps N°2, Paris, juin 1968.
26Mike Davis : Au-delà de Blade Runner : Los Angeles et l’imagination du désastre, Allia, Paris, 2006.
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Suppression de l’opposition ville / campagne
C’est la division du travail, essentiellement celle entre travail industriel et commercial d’une part et agricole d’autre part, qui a produit historiquement la séparation et l’opposition d’intérêts entre la ville et la campagne. La ville est donc le lieu où vont principalement se constituer les premiers foyers de résistance ouvrière, là où va se manifester nettement l’opposition entre bourgeoisie et prolétariat. C’est Friedrich Engels, dans son ouvrage « La situation de la classe laborieuse en Angleterre » écrit en 1845, qui, indépendamment du travail critique de Marx, va pointer la ville comme le lieu de « la concentration de la population qui accompagne celle du capital. » Un chapitre entier, « Les grandes villes »,27 est consacré à décrire et à critiquer la réalité urbaine des grandes villes industrielles telles Londres et Manchester.
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27De la page 59 à 117 aux éditions sociales de 1973.
Il y dénonce dès cette époque « cette indifférence brutale, cet isolement insensible, cet égoïsme borné, (qui) ne se manifestent nulle part avec autant d’impudence. L’atomisation est ici poussée à l’extrême. Engels introduit aussitôt le thème de la « foule solitaire » et de l’atomisation, la problématique de la rue. Jamais le thème de l’aliénation ne se présente abstraitement pour lui (comme séparé). Il perçoit et saisit concrètement l’aliénation. » Henri Lefebvre : La pensée marxiste et la ville, p.14.
Mais c’est dans « L’idéologie allemande » que Marx-Engels vont tracer les premières lignes de leur analyse historique et spatiale.
«L’opposition entre la ville et la campagne fait son apparition avec le passage de la barbarie à la civilisation, de l’organisation tribale à l’État, du provincialisme à la nation, et elle persiste à travers toute l’histoire de la civilisation jusqu’à nos jours (Ligue contre la loi sur les blés). L’existence de la ville implique du même coup la nécessité de l’administration, de la police, des impôts, etc., en un mot, la nécessité de l’organisation communale, partant de la politique en générale. C’est là qu’apparut pour la première fois la division de la population en deux grandes classes, divisions qui repose directement sur la division du travail et les instruments de production. Déjà, la ville est le fait de la concentration, de la population, des instruments de production, du capital, des plaisirs et des besoins, tandis que la campagne met en évidence le fait opposé, l’isolement et l’éparpillement. L’opposition entre la ville et la campagne ne peut exister que dans la cadre de la propriété privée. Elle est l’expression la plus flagrante de la subordination de l’individu à la division du travail, de sa subordination à une activité déterminée qui lui est imposée. » Marx-Engels, L’idéologie allemande, p.80, éditions sociales, Paris, 1975.
Cette
séparation s’est développée tout au long de l’histoire longue
du capitalisme, en dénaturant totalement les deux aspects, ville/
campagne, et en en faisant des compléments indispensables dans
l’organisation de l’espace capitaliste. Le cadre urbain s’est
ainsi élargi et s’est affranchi des limites et des bornes
inhérentes à la nature et à ce que furent les villes des autres
modes de production. C’est en cela que de plus en plus de
constructions s’avèrent être produites en dépit de la
connaissance et du bon sens (avec des matériaux bas de gamme ou
carrément avariés et des manoeuvres non qualifiés) détruisant au
passage les restes de liens qui subsistaient encore avec les réalités
et les exigences naturelles (zones inondables, failles sismiques,
déserts non habitables, irruptions volcaniques…). Cet
envahissement
« impérialiste » de l’espace produit la démultiplication des catastrophes de tous types. De l’écroulement épouvantable du viaduc Morandi à Gênes en 2018 à celui du pont de Baltimore, en mars 2024, sans compter récemment les inondations meurtrières dans la région de Valence, c’est une succession de désordres et de chaos qui anticipe et indique la perspective mortifère du système capitaliste dans son ensemble. L’intérêt capitaliste est en effet d’autant plus aiguisé qu’il y a des possibilités rentables de reconstructions après les destructions. Ce n’est qu’une autre dénomination de la contradiction fondamentale du M.P.C entre valorisation et dévalorisation28.
28Sur cette question voir notre texte : « Notes synthétiques sur valorisation/dévalorisation » Matériaux Critiques N°1 et sur le site web : https://materiauxcritiques.wixsite.com/monsite/textes
« Pour le moment nous établirons une loi économique et sociale de parallélisme entre l’efficacité croissante du capitalisme en matière d’exploitation du travail et de la vie des hommes, et son impuissance croissante en ce qui concerne la défense rationnelle contre le milieu naturel, au sens le plus large. » A. Bordiga, Crue et rupture de la civilisation bourgeoise, 1951, Battaglia Comunista : dans : Espèce humaine et croûte terrestre, p.32, Payot, Paris, 1978.
Il est principiellement inscrit dans le programme du communisme la nécessaire disparition de la séparation entre la ville et la campagne ce qui implique la destruction des deux pôles antinomiques.
« La suppression de l'opposition de la ville et de la campagne n'est donc pas seulement possible. Elle est devenue une nécessité directe de la production industrielle elle-même, comme elle est également devenue une nécessité de la production agricole et, par-dessus le marché, de l'hygiène publique. Ce n'est que par la fusion de la ville et de la campagne que l'on peut éliminer l'intoxication actuelle de l'air, de l'eau et du sol ; elle seule peut amener les masses qui aujourd'hui languissent dans les villes au point où leur fumier servira à produire des plantes, au lieu de produire des maladies. (…) La suppression de la séparation de la ville et de la campagne n'est donc pas une utopie, même en tant qu'elle a pour condition la répartition la plus égale possible de la grande industrie à travers tout le pays. Certes, la civilisation nous a laissé, avec les grandes villes, un héritage qu'il faudra beaucoup de temps et de peine pour éliminer. Mais il faudra les éliminer et elles le seront, même si c'est un processus de longue durée. » F. Engels, Anti-Dühring, p. 333-334, éditions sociales, Paris, 1971.
A l’instar de la nécessaire abolition du travail, il est indispensable de concevoir la disparition de la ville. Le programme révolutionnaire implique la fin de la division du travail, non par la « libération » de celui-ci mais par l’affirmation du « non-travail » ! De la même manière, il contient l’exigence de la « non-ville ».
«Ajoutons ici : la fin du travail, la fin de la ville. Le travail ni finit pas dans le loisir, mais dans le non-travail. La ville ne finit pas dans la campagne, mais dans le dépassement simultané de la campagne et de la ville. » Henri Lefebvre, p.68.
Lors des moments d’effervescence révolutionnaire, la ville est un des centres privilégiés de l’agitation prolétarienne dans les territoires productifs, non seulement dans l’affrontement à l’État, mais également dans la praxis de la transformation révolutionnaire. « La révolution commence comme une fête » n’est pas une citation d’Henri Lefebvre dans sa « Proclamation de la Commune », ni des situationnistes (Debord, Kotanyi,…) dans leurs thèses sur la Commune, mais d’Henri d’Alméras dans son très réactionnaire livre, « La vie parisienne pendant le siège et pendant la Commune »29. Cette affirmation souligne néanmoins le fait que dans les moments révolutionnaires, a fortiori ceux les plus proches de notre réalité contemporaine, la transformation révolutionnaire est directement agie et vécue par ceux qui portent au mieux la perspective du changement radical et implique le bouleversement en profondeur de l’espace urbain et de la vie quotidienne.
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29Publié chez Albin Michel en 1927 et cité dans : « La Commune de Paris », p. 21, « Autogestion et socialisme » cahier N°15 mars, 1971.
« Entre juillet 1936 et mai 1937 les comités révolutionnaires de quartiers permirent donc aux communautés ouvrières de prendre en charge l’environnement bâti et d’exercer un nouveau pouvoir sur le quotidien(…). La fête urbanistique révolutionnaire commença pour de bon dans les rues le 21 juillet (ironie du sort : ce jour-là les leaders anarchistes optaient pour un partage du pouvoir avec les autres groupes du Front populaire). Des groupes d’ouvriers, souvent organisés via les comités révolutionnaires locaux, occupèrent les quartiers de l’élite, les propriétés de l’Église, les bureaux d’affaire, les hôtels et les palaces des riches. Pendant que les espaces qui étaient auparavant des bastions de l’idéologie du pouvoir et des privilèges de l’élite étaient ouverts à la communauté, les organisations ouvrières s’emparaient de certains des plus prestigieux bâtiments de centre-ville. » Chris Ealham, Barcelone contre ses habitants, 1835-1937, quartiers ouvriers de la révolution, p.63-64, Les réveilleurs de la nuit, Toulouse, 2014.
Outre l’occupation des lieux emblématiques (le siège du POUM était à l’Hôtel Falcon sur les Ramblas) cette enthousiasmante description est confirmée et complétée par l’ingénieuse utilisation d’un véritable labyrinthe de barricades qui transforme l’espace en fonction des besoins de la dictature révolutionnaire.
« A partir du 20 juillet, le prolétariat de Barcelone exerça une espèce de dictature « par en bas » dans les rues et les usines, étrangère et indifférente à « ses » organisations politiques et syndicales, qui non seulement respectaient l’appareil d’État de la bourgeoisie, au lieu de le détruire, mais qui plus est, le renforçaient. En l’absence d’un parti révolutionnaire capable d’impulser le combat pour l’application du programme de la révolution prolétarienne (c’est-à-dire la destruction de l’État capitaliste qu’il soit fasciste ou républicain, l’extension et la centralisation des comités en tant qu’organes du pouvoir ouvrier, la socialisation de l’économie, la direction prolétarienne de la guerre et la dictature du prolétariat), la guerre contre l’ennemi fasciste imposa l’idéologie de l’unité antifasciste et le combat en faveur du programme de la bourgeoisie démocratique. » Agustín Guillamon, Barricades à Barcelone, 1936-1937, p.54-55, Spartacus, Paris, 2009.
La ville détruite, la ville dévastée, la ville paupérisée, la ville criminogène,…mais aussi la ville déchainée et contradictoire s’affirme ainsi de plus en plus comme le champ de ruines du capital.
Fj, Eu & Mm.
Bibliographie
Ouvrages :
-A. Bordiga, Espèce humaine et croûte terrestre, Payot, Paris, 1978.
-M. Davis, City of Quartz, La découverte, Paris, 2002.
-M. Davis, Au-delà de Blade Runner : Los Angeles et l’imagination du désastre, Allia, Paris, 2006.
-G. Debord, La société du spectacle, Gallimard/Folio, Paris, 1996.
-C. Ealham, Barcelone contre ses habitants, Les réveilleurs de la nuit, Toulouse, 2014.
-F. Engels, La situation de la classe laborieuse en Angleterre, éditions sociales, Paris, 1973.
-F. Engels, L’Anti-Dühring, éditions sociales, Paris, 1971.
-A. Guillamon, Barricades à Barcelone, 1936-1937, Spartacus, Paris, 2009.
-D. Harvey, Géographie et capital, Syllepse, Paris, 2010.
-H. Lefebvre, La pensée marxiste et la ville, Casterman/poche, Paris, 1972.
-Marx-Engels, L’idéologie allemande, éditions sociales, Paris, 1975.
Articles, brochures et revues :
-Vincent Milliot, Pierre Bergel, La ville en ébullition. Sur le site web : https://books.openedition.org/ pur/50277?lang=fr.
-« Matériaux Critiques » N°1, Notes synthétiques sur valorisation/dévalorisation. Sur le site web : https://materiauxcritiques.wixsite.com/monsite/textes
-« Autogestion et socialisme » : La Commune de Paris, cahier N°15 mars, 1971.
-Simon Koci : Le lieu et le mal-être ou l'habitabilité des cités HLM de France, mémoire de maîtrise en géographie, Université du Québec à Montréal, 2009. Sur le site web : https://archipel.uqam.ca/1863/1/ M10753.pdf
-« Le Fil du Temps N°2 » : Le marxisme et la question agraire, Paris, juin 1968.
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