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LOGEMENT, VILLE ET REVOLUTION
2 AVANT-PROPOS : MAIN BASSE SUR LA VILLE
3 INTRODUCTION : UN PROBLEME BIEN PEU TRAITE
LOGEMENT ET URBANISME : UN ETAT DES LIEUX LAMENTABLE
4 LA POLITIQUE DE L’ETAT EN MATIERE DE LOGEMENT
7 L’ENTRE-SOI, LA SEGREGATION SOCIALE ET LA MIXITE SOCIALE
12 LA RENOVATION URBAINE ET SON IMPACT SOCIAL
SOCIALISME ET MARXISME : ANALYSE DU PROBLEME ET SOLUTIONS HUMAINES
14 LES PREMIERS SOCIALISTES UTOPIQUES
19 LA CRISE DU LOGEMENT OUVRIER DANS L’EUROPE DU 19ème SIECLE
22 UN ANALYSE MARXISTE DU RAPPORT LOCATAIRE / PROPRIETAIRE, F. Engels 1872
24 UNE ANALYSE MARXISTE DE L’OPPOSITION PROMOTEUR / CAPITALISTE, T. Thomas 2019
LA REVOLUTION SOCIALE QUI CREE LA REVOLUTION URBAINE, URSS 1917-1932
27 L’IMPACT MONDIAL DE LA REVOLUTION RUSSE DE 1917
29 LES MESURES D’URGENCE DE LA REVOLUTION RUSSE
31 1925-1932 L’ARCHITECTURE DES TEMPS NOUVEAUX
SUR LES REUSSITES DU CAPITALISME
39 LE PARIS BOURGEOIS DE HAUSSMANN 1853-1870
44 LE FINANCEMENT DES TRAVAUX D'HAUSSMANN
47 QUAND LE CAPITALISME PRETEND FAIRE UN HOMME NOUVEAU, BRASILIA 1960
50 LE CAS LE CORBUSIER : OU EST L’INNOVATION OU EST LA VERITE ?
UNE DECLARATION DE GUERRE A LA PROPRIETE FONCIERE
55 LA REVOLUTION CASTRISTE ET LE LOGEMENT A CUBA, 1959
LE LOGEMENT DANS LE TIERS -MONDE
62 DU COLONISATEUR QUI INTERDIT SA VILLE COLONIALE...
63 ...AUX INDEPENDANCES QUI PRENNENT LE CONTROLE DES VILLES
64 TOUT UN MONDE SANS LOGEMENT SOUS LE CAPITALISME
67 FMI ET BANQUE MONDIALE CONTRE LA POPULATION DU TIERS MONDE
68 L’EVOLUTION DU CAPITALISME DEPUIS 1990
69 LA SOI-DISANT LUTTE CONTRE LES BIDONVILLES
71 LA SÉGRÉGATION GEOGRAPHIQUE PARTOUT : HAUSSMANN PLANÉTAIRE
VERS UN AUTRE URBANISME ?
72 VILLES D’UN LENDEMAIN CAPITALISTE
77 DES UTOPISTES MODERNES
79 LES ENFANTS DANS LA VILLE
80 QUELQUES LIGNES EN CONCLUSION
DES LOGEMENTS ET DES CHIFFRES
82 CHIFFRES
84 SOURCES
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AVANT-PROPOS : MAIN BASSE SUR LA VILLE
Pour introduire notre sujet, nous allons parler d’un film italien en noir en blanc : Main
basse sur la ville, a été réalisé en 1963 par Francisco Rossi. C'est une dénonciation
implacable de la spéculation immobilière, et derrière elle, des complicités politiques qui
peuvent la permettre à une vaste échelle. Les premières images, quand le film sort au milieu
des années 1960, sont impressionnantes : on survole une véritable marée d'immeubles de
cités. Aujourd'hui, cette image s'est hélas banalisée aux quatre coins de la planète.
Nous sommes à Naples. Le promoteur, celui qui va construire des immeubles de
logements sur toute une nouvelle partie de la ville, explique à son équipe : "La ville va se
développer de ce côté. Ici, la terre agricole vaut 300 à 1000 lires le mètre carré (...) Et demain,
le même mètre carré vaudra de 60 à 70 000 lires. Et même plus ! 5000 % de bénéfice (...). L'or
aujourd'hui, c'est ça ! Essaie de faire ça avec le commerce. Ou avec l'avenir industriel du Sud !
Laisse tomber les usines, ce ne sont que grèves, syndicats, charges, de quoi attraper un
infarctus. Il faut obtenir de la municipalité routes, eau, égouts, gaz, électricité".
Le promoteur, Nottola, est un des piliers locaux du parti du Centre. Il obtient de la
ville de Naples qu'elle se charge donc de rendre le nouveau quartier viable, en y installant,
aux frais de la mairie, les services publics (routes, eau, égouts, gaz, électricité). Grâce à quoi,
ces terrains prennent une valeur considérable. Son parti a d'un autre côté obtenu du
Parlement un fonds spécial, de l'argent, pour aider à cette partie du plan d'aménagement,
encore donc de l'argent public. Mais les gains, eux, le coût des terrains et des immeubles une
fois l'ensemble bâti, ces gains faramineux, vont au promoteur privé. C'est, nous le verrons et
le reverrons en détail, le moyen magique par lequel le prix du foncier peut se multiplier. La
bonne affaire pour celui qui a su acheter le terrain lorsqu'il ne valait pas grand-chose, et s’en
retrouver propriétaire lorsque son prix a flambé.
Dans le film de Rossi, un évènement va contrarier ce beau plan. En effet, sous le coup
des violents travaux de terrassement, un vieil immeuble voisin encore habité s'effondre,
occasionnant deux morts et un enfant blessé. La population réagit, manifeste. La gauche
obtient une commission d'enquête sur les pratiques de la mairie. Et il s'avère que la moitié
du conseil municipal mériterait la prison. En effet, des terrains d'utilité publique ont été
vendus avec l'accord de la mairie à une entreprise privée qui appartient à un conseiller
municipal. Ces terrains, il aurait fallu y bâtir un jardin, une école, un hôpital, bref, des
bâtiments publics.
Il y a donc magouille et connivence entre les hauts dirigeants politiques et les gros
entrepreneurs. Mais il y a aussi une belle duperie lorsque le promoteur prétend faire le bien
de la population : j'investis mon temps, mon argent, ma peine, dit-il, pour faire des
logements neufs, avec WC, eau, électricité, gaz, ce que n'ont pas les anciens taudis. Sauf que
ces nouveaux logements, ils vont se retrouver en réalité inaccessibles aux plus pauvres dont
on va raser les vieux logements.
Le film se termine sur cette phrase : "Les personnages et les faits décrits dans ce film
sont imaginaires, mais la réalité sociale qui les produit est authentique".
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INTRODUCTION : UN PROBLEME BIEN PEU TRAITE
Le problème du logement de la population est un problème d’une importance
considérable, et pourtant il est rarement traité, et lorsqu’il l’est, c’est d’une manière très
parcellaire, dans les journaux, les émissions, dans l’actualité. Il est aussi plutôt peu étudié,
par rapport à de nombreux autres sujets de société.
Pour un locataire, le logement est, de très loin, le premier budget. Pour un petit
propriétaire, c’est la quasi-totalité de son patrimoine. Il n’y a pas que l’importance du
budget. Le logement a une importance capitale tout au long de notre vie. A notre peau
physiologique, qui nous protège et nous met en contact avec le monde extérieur, nous
faisons de notre logement une seconde peau, un abri et un lieu où s’écrit toute une partie de
notre histoire, de notre vie affective, intime, sentimentale, la plus personnelle. Le moindre
objet qui s’y trouve a pour nous, et pour nous seuls, une histoire.
Pourtant, la situation faite au logement est le plus souvent acceptée avec une sorte
de fatalité. On fait avec, on ne la met pas en cause. Comme si le fait que les bâtiments sont
des biens destinés à durer dans le temps implique que l’on ne puisse rien y changer.
On met en cause plus facilement le salaire, les prix de la nourriture, ou d’autres
aspects de la vie. D’ailleurs, les prix des logements nous sont présentés un peu comme la
météo, par les agences immobilières, qui nous annoncent une hausse dans telle ou telle ville,
une différence entre telle et telle région. Mais l’immobilier n’est pas la météo, il n’y a là rien
de naturel, mais tout d’économique et dû à des décisions totalement humaines.
Et puis, le monde de l’immobilier possède son propre langage, ce qui le rend plus
opaque et difficilement compréhensible par qui n’est pas un peu initié. Nous essaierons
donc d’expliquer au mieux certaines des fonctionnements les plus essentiels. D’autant que,
nous le verrons, le cas de l’immobilier fait figure d’exception, y compris pour les marxistes.
Ce que l’on retient et qui revient sans cesse au sujet du logement, c’est qu’il y a « une
crise du logement ». En effet, à toutes les époques, depuis que le capitalisme existe pour ne
parler que de lui, a régné et règne toujours cette crise du logement. Si on y réfléchit, on ne
devrait donc plus dire « crise » du logement, puisque le problème est permanent, mais crise
du capitalisme lui-même qui se montre inapte à loger sa population.
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LOGEMENT ET URBANISME : UN ETAT DES LIEUX LAMENTABLE
LA POLITIQUE DE L’ETAT EN MATIERE DE LOGEMENT
Pendant très longtemps, l’Etat ne s’est absolument pas préoccupé des logements de
la population. Les princes se bâtissent des châteaux, le petit peuple survit comme il peut.
Avec l’arrivée du capitalisme, les choses restent d’abord sur cette lignée. Mais les
contradictions sociales sont si terribles et si frappantes qu’au sein même des classes
privilégiées, se produisent des initiatives privées pour tenter de réagir. Ce sont certaines de
ces personnes privées qui vont pousser l’Etat, laborieusement, à commencer à s’occuper du
logement.
En France, on note deux noms. J. Siegfried, industriel, maire et député du Havre. Il est
protestant, républicain, philanthrope (c’est-à-dire recherchant à améliorer le sort des autres,
par des dons par exemple, sans vouloir en tirer du profit), qui veut agir par charité
chrétienne et avec une vision paternaliste. L’autre, c’est G. Picot, magistrat, conservateur
très opposé au socialisme, il pense que l’initiative privée finira par régler les problèmes
sociaux, mais cela ne l’empêche pas de dénoncer haut et fort les taudis. Il crée en 1889 la
Société française de HBM (habitations bon marché).
Ensemble, ils déposent à l’Assemblée un projet, facilement voté en 1892, qui dit la
nécessité de construire des habitations à bon marché. Un article prévoit, déjà, que les
caisses d’épargne et la Caisse des dépôts et consignations, ouvrent leur fonds aux
organismes qui veulent bien construire des logements HBM. Mais là-dessus, le Sénat n’est
pas d’accord, et il faudra une discussion qui dure deux ans avant que la loi ne passe. Il faudra
ajouter des articles pour rassurer les propriétaires, comme la mise en place d’une assurance
en cas de décès du chef de famille, ou l’exonération de l’impôt foncier pendant 3 ans.
En 1903, le bilan de la loi est maigre. Seules 1360 maisons ont été construites, par
109 sociétés. En 1906, c’est cette fois un radical-socialiste, P. Staruss, lui aussi philanthrope,
qui fait voter une loi obligeant à la mise en place de comités pour les HBM dans tous les
départements. Communes et départements peuvent apporter des dons en terrains,
souscrire des actions ou des obligations, pour aider les sociétés HBM.
En 1908, A. Ribot propose cette fois une loi qui tend à faciliter l’accession à la
propriété pour tous les salariés : tout le monde la vote. Une société peut faire du crédit
immobilier, et prêter à une famille de faibles ressources 80% du prix de la maison, avec la
possibilité d’un champ ou d’un jardin de 1 hectare. Là, c’est l’idée d’un abbé, Lemire, qui
préconise les jardins ouvriers, avec une idéologie nouvelle, le « terrianisme ». C’est lui qui
sera à l’origine des lois sur le repos hebdomadaire (1906), la retraite vieillesse et l’invalidité
(1910).
Mais le vrai tournant a lieu en 1912, avec L-M Bonneray, lui aussi philanthrope,
républicain-radical. La loi ne se contente plus de proposer, elle oblige l’Etat à intervenir dans
le logement social. Un premier office public, cette fois, de HBM, est créé à la Rochelle en
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1913, celui de Paris suit en 1914. Seulement voilà, la guerre arrive, et les urgences changent
totalement.
Dès le début de la guerre, en août 1914, les loyers sont bloqués ; puis en 1916, les
familles des mobilisés sont autorisés à suspendre le paiement des loyers. Bilan de la guerre :
400 000 logements sont détruits, des dizaines de milliers endommagés, surtout en zones
rurales. De plus l’exode rural se chiffre à près d’un million de personnes entre 1919 et 1930.
L’Etat se sent obligé d’intervenir, mais d’abord au secours des propriétaires. La loi de 1919
indemnise tout propriétaire sinistré, à la valeur qu’avait son bien avant la guerre. Grâce à
quoi de nombreux propriétaires vont revendre leur titre de dédommagement à de gros
propriétaires fonciers, qui deviennent encore plus gros.
Pour ce qui est des locataires, une loi, toujours en 1919, bloque les loyers à un niveau
nettement en-dessous de la hausse des prix, alors importante. Réaction immédiate des
capitalistes à tous les niveaux : ils délaissent le secteur du logement, et ils investissent dans
l’industrie ou dans la finance, plus rentables. Quant à ceux qui sont propriétaires de
logements qu’ils louent, c’est simple, ils arrêtent de les entretenir. Les organismes de
logements sociaux ne font plus rien non plus.
En fait, toutes les lois sur le logement social sont bloquées par l’attitude des
propriétaires et des promoteurs immobiliers. Jusqu’à ce que, au bout de dix ans, en 1928, L.
Loucheur obtient une loi programmatique : l’Etat s’engage sur un programme de cinq ans,
pour réaliser 200 000 HBM et 60 000 à loyers moyens, ces derniers pour les petits
fonctionnaires, les employés de bureau, etc. qui manquent également de logements. C’est
de ce programme que vont naître les innombrables petits pavillons de toutes les banlieues
de Paris, dans les années 1930, en pierre meulière de l’Ile de France : ce sont les pavillons
« Loucheur », où habitent ouvriers et employés.
Cette loi va également permettre une autre réalisation qui marque la ville de Paris :
c’est sa ceinture rose de logements en briques, qui couvrent l’ancienne zone des
fortifications de Thiers de 1845, qu’on appelle également la ceinture des Maréchaux. Après
la guerre, l’armée a vendu à la ville de Paris une couronne de 35 km de longueur et large de
400 mètres. Il va falloir d’abord faire partir 5000 personnes qui y vivaient illégalement.
Le projet va, là encore, puiser dans les idées socialistes d’origine. Mais rapidement, la
loi du fric va rogner sur tous les aspects : la cour autour de laquelle on bâtit pour disposer
d’un maximum de lumière est réduite ; la hauteur des immeubles est augmentée, d’où un
manque de soleil pour les appartements les plus bas ; on rogne sur les espaces verts, et ainsi
de suite : la ceinture rose devient une barrière de pierre. Ils sont 20 000 logements
construits sur une dizaine d’années, mais par rapport à ce qui existe à l’époque, ils sont un
progrès.
Entre les deux guerres, la France construit 1 800 000 logements. Sur ce nombre, un
dixième seulement, 175 000 exactement sont des logements sociaux HBM ; pendant que du
côté du privé, 300 000 logements sont construits par les patrons pour leur personnel.
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Depuis la Seconde Guerre mondiale, la politique de l’Etat, en France comme dans le
reste de l’Europe, va consister à se focaliser sur les quartiers les plus pauvres, de ne parler
que d’eux, et de temps à autre, à lancer un programme de réhabilitation, en prétendant
ainsi résoudre les problèmes sociaux. Bien évidemment, si vous refaites la façade ou
l’intérieur d’un logement, et à condition encore que l’habitant n’en soit pas exclu, il s’y
sentira mieux. Mais rien ne changera à sa condition sociale, à ses difficultés pour trouver du
travail, aux niveaux d’études auxquels pourront prétendre ses enfants, etc. Ce n’est pas avec
du ciment ou de la peinture que l’on peut réduire les inégalités sociales. C’est avec des luttes
sociales, rien d’autre.
D’ailleurs, les seuls problèmes qui émeuvent les dirigeants politiques concernant le
logement, ce sont les émeutes dans les quartiers. Tant qu’il n’y en a pas, on fait comme s’il
n’y a pas de problème.
Lorsqu’éclatent les premières émeutes dans les quartiers populaires des banlieues,
fin des années 1970, on commence à bouger un peu au niveau de l’Etat. Il finit par
accoucher, début des années 1990, d’un ministère et d’une politique de la Ville. Son travail ?
cibler un certain nombre de quartiers qu’on délimite très précisément, et qu’on nomme ou
qu’on renomme : « zone urbaine sensible » (ZUS), quartier prioritaire ; s’ensuit la même
logique pour les écoles, avec « zone d’éducation prioritaire » (ZEP), etc.
Avec quel résultat ? Jamais aucun locataire qui avait fui ces quartiers n’y est revenu.
Leur composition sociale ne change pas. Pire, avec le temps et la dégradation due aux
diverses crises (subprime et dettes 2008, coronavirus sans doute 2020), une hiérarchie va se
cristalliser au sein même des quartiers, qui oppose ceux qui ont quelques moyens, par
exemple pour payer les charges d’entretien de copropriété, et les autres, que les premiers
vont accuser d’être responsables des dégradations, puisque celles-ci ne peuvent pas être
réparées.
Les plans de réhabilitation des années 1980, 1990, vont certes donner du travail aux
ouvriers du bâtiment, et des bénéfices à leurs sociétés, mais rien ne va changer quant à la
réalité et à l’image des quartiers. En tire-t-on la leçon qu’il faut enfin s’attaquer à la réalité
sociale des gens ? Pas du tout, et bien au contraire, on va en conclure qu’il faut agir encore
plus radicalement sur le bâti : rénover, réhabiliter, ne marche pas ? On va raser, et
reconstruire ! Et cela va être le travail de l’ANRU, Agence nationale de la rénovation urbaine.
Il se passe d’ailleurs la même chose au même moment aux Etats-Unis, comme à Chicago
(programme Hope VI).
Comment sont relogés les anciens habitants qui doivent quitter les lieux ? Toujours
de la même manière : ceux qui ont les moyens d’aller trouver un peu mieux se sauvent,
évitant les inconvénients d’habiter dans un chantier de longue durée. Les autres, ils sont
relogés dans des appartements du même style, souvent encore en ZUS. Finalement, on a
arraché à une ou deux générations leur lieu où ils sont peut-être nés, où ils ont joué enfant,
se sont créé des amitiés, etc. Même dégradé, le logement n’est pas neutre affectivement.
En 1991, le gouvernement socialiste s’attaque au problème… en paroles : il fait voter
une loi d’orientation pour la ville, avec pour motif de lutter contre la ségrégation sociale.
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Mais comme toujours, on ne défait rien de tout ce qui existe déjà, on tente juste d’infléchir
un peu les choses pour ce qui va venir : les agglomérations les plus grandes (200 000
habitants et plus) ont une obligation d’héberger au moins 18% de personnes qui doivent
bénéficier d’aides à la personne, et disposer d’au moins 20% de logements sociaux.
En 2000, le gouvernement Jospin pond la loi SRU (solidarité et renouvellement
urbain) : les agglomérations de plus de 50 000 habitants cette fois doivent atteindre les 20%,
puis, plus récemment, les 25% de logements sociaux. Et comme à chaque fois depuis
cinquante ans, tous ceux que cela gêne, soit financièrement, soit juste socialement, vont
mettre des bâtons dans les roues. Les villes les plus bourgeoises affichent carrément leur
refus et vont payer les pénalités, elles en ont les moyens. D’autres agissent plus finement,
comptabilisent les logements en accès à la propriété, ou choisissent des logements
intermédiaires, inaccessibles aux plus modestes.
L’ENTRE-SOI, LA SEGREGATION URBAINE ET LA MIXITE SOCIALE
Chaque fois que l’on nous informe d’un incident dans un quartier populaire, entre
jeunes, ou entre jeunes et policiers, ou entre communautés différentes, une idée revient,
toujours la même : le problème, ce sont ces quartiers où s’est concentrée la pauvreté, mais
aussi les dangers, le communautarisme, les trafics, les délits et les crimes qui vont avec. Les
problèmes viendraient donc de la concentration de ces populations, pauvres blancs et
immigrés ou enfants d’immigrés. Et même si on ne le dit pas, cela veut dire que cette même
population, si elle était diluée au milieu d’autres, parmi des classes moyennes, nous aurions
bien moins de problèmes.
De cette manière de voir, il résulte que l’on entend prôner la « mixité sociale » par
nombre de ces membres des classes moyennes. Sauf que ceux qui déplorent de ne pas voir
présente cette mixité sociale de rêve, les mêmes vont chercher à déménager s’ils jugent que
leur quartier est « trop mélangé », et vont tout faire pour envoyer leur enfant dans un
établissement scolaire qui connaît le moins possible le mélange des origines et des origines
sociales.
Mais d’où provient cette concentration des pauvres sur un même espace de
logements ? Quelqu’un a-t-il souhaité envoyer les pauvres se regrouper dans un seul et
même endroit ? Non, en tout cas, si cela a pu se produire dans l’histoire, c’est plutôt rare. Le
cas le plus fameux en France, c’est celui du baron Haussmann, qui a voulu vider du centre de
Paris les classes révolutionnaires. Entre les années 1950 et 1970, on a aussi observé une
politique qui a eu pour résultat de reloger les plus modestes des habitants des 13, 14 et 15è
arrondissements de Paris dans des banlieues.
Non, le plus souvent, c’est une loi de l’économie capitaliste qui est à l’oeuvre, et qui
crée de la ségrégation, ou du moins une tendance à un regroupement des couches sociales
de niveau similaire. En effet, si l’on met de côté les constructions individuelles, faites par le
propriétaire même des lieux, et qui est un phénomène assez peu nombreux, il y a deux
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moyens par lesquels les logements sont bâtis : les promoteurs immobiliers, qui sont des
groupes capitalistes privés, et les bailleurs sociaux, qui construisent des logements sociaux.
Dans les deux cas, ce n’est jamais le futur occupant des lieux qui décide et définit des
caractéristiques des logements construits. Si ce sont des promoteurs immobiliers, leur
intérêt est de revendre au plus vite leur construction pour en tirer leur profit. Ils vont donc
choisir la surface des appartements, leur agencement, etc. en fonction de ce qu’ils pensent
être la demande. Ce qu’ils font là revient à conserver, ou étendre, la distribution sociale déjà
existante.
Les plus gros de ces promoteurs peuvent, eux, se lancer dans des opérations de
grande envergure, et refonder tout un quartier, comme cela a été le cas dans plusieurs
quartiers périphériques de Paris ou avec le Grand Paris. Ils vont, pour cela, jouer de leur
influence auprès des pouvoirs publics pour obtenir en temps utile l’aménagement de routes,
de réseaux d’hygiène, voire d’écoles, de transports en commun, etc. Mieux ils auront choisi
et préparé le lieu de construction, plus ils ont de chances de vendre vite et en grand nombre
les appartements, pour ensuite pouvoir recommencer ailleurs. Avec ce genre d’opérations
d’envergure, on peut modifier le profil social de tout un quartier. Dans ce cas, la ségrégation
s’accroît. Mais c’est au profit d’une classe qui choisit volontairement de vivre là où elle
s’installe.
Si maintenant nous regardons ce qui se passe avec le logement social, pour pouvoir
proposer des prix de logements inférieurs au marché, le seul moyen est d’aller chercher de
nouveaux terrains, donc des endroits où il n’y a pas de routes, de réseaux d’égouts, d’eau
potable, d’électricité, et surtout des endroits où l’on est à peu près sûr que les plus riches
n’auront pas envie de venir. Car si nous sommes près d’un joli bois, par exemple, ou dans un
village réputé, ce serait une très mauvaise affaire que d’y installer des logements sociaux,
alors qu’on peut en tirer un bon profit. Or si on construit un lotissement social, on n’a plus
aucune chance d’attirer ensuite les classes moyennes qui peuvent payer des logements d’un
meilleur standing. N’oublions jamais que c’est l’utilisation future qui sera faite des lieux qui
détermine le prix du foncier, du terrain.
Voilà pourquoi de nombreux grands ensembles qui ont été construits dans les années
1960 l’ont été loin des centres villes existants, et souvent les premières générations n’y ont
trouvé que peu de transports en commun et d’équipements publics. Résultat : on peut ainsi
loger des populations de revenu faible, mais on crée une autre ségrégation, cette fois envers
une population qui n’a guère de choix, et qui se retrouve enfermée avec d’autres familles
également défavorisées.
Il y a cependant eu une petite exception au début des années 1960, lorsque de
grandes quantités de tels ensembles ont été construits en France. Il y a eu un moment qui a
connu une certaine mixité sociale, avec la présence aussi, dans ces grandes cités nouvelles,
de cadres moyens, de professions intermédiaires, d’enseignants, etc. C’est que la crise du
logement était telle à l’époque qu’elle touchait aussi ces classes moyennes. Mais une ou
deux décennies plus tard, ces catégories sociales qui avaient plus de moyens se sont mises à
partir. D’autant qu’à côté d’elles, l’appauvrissement dû à la crise qui a démarré au milieu des
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années 1970 a atteint les couches plus populaires, avec notamment le chômage qui s’installe
durablement.
Dernier cas à envisager, et qu’on connaît bien dans une ville comme Paris. C’est la
ville qui préempte de vieux appartements qu’il faut totalement rénover, si ce n’est les
démolir et en reconstruire de neufs, pour répondre aux normes modernes d’habitation. La
ville est ainsi prioritaire pour devenir propriétaire. Elle peut alors en faire un logement social.
Dans ce cas, et dans ce cas seulement, la mixité sociale peut être une réalité, puisque de
cette manière, un immeuble de logements sociaux peut se retrouver dans n’importe quel
quartier. Mais cette procédure nécessite une mairie puissante, car elle doit contenir les prix
qui lui sont proposés.
Si on résume les choses, pour ce qui est que des logements neufs, dans la grande
majorité des cas, on crée de la ségrégation sociale en les construisant. Mais les logements
neufs ne sont qu’une partie très réduite des logements ; les chiffres fluctuent, 350 000 en
2015, 450 000 en 2019. Au total, le parc de logements sociaux est de 5 millions. Reste la plus
grande partie du parc de logements, les logements anciens. Au total, il y a en France
actuellement 36,6 millions de logements (2018).
Pour ce qui est logement ancien, les choses sont un peu plus compliquées. Bien
entendu, la loi que nous avons vue à l’oeuvre dans le logement neuf, la séparation des
populations du fait du prix du foncier, joue toujours. Mais s’y ajoutent d’autres facteurs. On
peut en citer deux : une municipalité peut décider d’attirer volontairement une population
particulière ; un milieu social qui en a les moyens peut s’amouracher d’un quartier et s’y
investir, s’il en a les moyens.
Commençons par le cas des municipalités. Dans les années 1950 à 1970, un certain
nombre de communes de la banlieue parisienne se sont retrouvées avec une population
ouvrière venue de Paris ou d’ailleurs, qui s’est ajoutée à une population d’immigrés datant
pour certains des années 1920. Cette présence populaire empêchait donc le prix du foncier
de flamber dans ce qu’on a appelé la ceinture rouge. Sachant qu’elles obtenaient les voix de
cette population, les municipalités communistes ont alors fait le choix d’attirer un maximum
de celles-ci, et de limiter l’arrivée des classes moyennes. Cela leur a donné un certain poids
électoral, dont elles ont profité pour imposer un certain nombre de réalisations à caractère
social. On voit dans ce cas, que la ségrégation est voulue par la ville, qui peut présenter la
chose comme un bien pour ses habitants.
Mais quelques générations plus tard, les choses sont changées. Une partie des
enfants d’ouvriers se sont retrouvés dans le monde des classes moyennes inférieures, et
n’avaient plus envie de vivre là. Eux aussi supportaient mal la promiscuité avec ceux qui,
n’ayant pas réussi, vivaient dans une condition aggravée par un chômage devenu
maintenant massif. Les municipalités du PCF, qui voyaient de plus leurs ressources fiscales
baisser du fait de la fermeture des usines, ont alors commencé à réorienter leur politique du
logement. Elles ont poussé à construire du logement intermédiaire, à permettre l’accession à
la propriété pour des classes moyennes. Au même moment, les communes les plus
bourgeoises, elles, faisaient exactement l’inverse : elles cherchaient se refermer sur ellesmêmes,
et à interdire toute introduction de classes populaires, fussent-elles moyennes.
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Les municipalités ont donc un certain rôle dans la ségrégation urbaine. Mais les
classes sociales qu’elles attirent ou qu’elles repoussent, participent de leur côté aussi à ce
jeu. L’entre-soi, l’envie de se retrouver avec des gens qui nous ressemblent, qui ne sont pas
trop différents, est le résultat même de l’existence des classes sociales. Et cet entre-soi, on
peut l’observer dans toutes les couches de la société. Parfois aussi, un entre-soi est
recherché sur la base d’une communauté d’origine, d’une couleur de peau, d’une religion.
Mais la cause profonde en est aussi l’existence des classes sociales : les inégalités, la
domination des uns par les autres, c’est ce qui entraîne la recherche d’une manière de se
protéger, se sentir un peu plus forts, en se regroupant avec ceux que l’on connaît.
Paradoxalement, les ghettos où étaient enfermés les Juifs étaient aussi un lieu protégé à
leurs yeux.
Dans Paris, le quartier de la Goutte d’Or est, depuis des décennies, un lieu d’entrée
des dernières immigrations. Les nouveaux arrivés trouvent un lieu où dormir chez de la
famille, un ami, déjà installé. C’est aussi un moyen plus facile pour chercher du travail, par
l’intermédiaire de quelqu’un qui parle la même langue, est déjà installé, connait un peu les
codes. Mais en même temps, cela peut vite dégénérer en une sorte d’enclave ethnique : en
échange du logement, du travail, le nouvel arrivé, surtout s’il est clandestin, est surexploité.
Pour ce qui est maintenant des classes moyennes, elles aussi aiment bien l’entre-soi.
On a déjà dit plus haut comment elles recherchent à quitter les quartiers devenus trop
populeux, trop pauvres. Des études ont cependant montré une petite différence selon les
milieux professionnels. Ainsi, ce seraient surtout les cadres d’entreprise, les professions
libérales (avocats, médecins, etc.), et les ingénieurs qui seraient les plus déterminés à se
retrouver entre eux, et ils se sont largement éloignés des résidences populaires depuis une
vingtaine d’années. Par contre, les professions intellectuelles du public, les professions de
l’information, des arts et du spectacle, continuent de rester plus proches des professions
intermédiaires et d’une partie des classes populaires (La ségrégation urbaine, Marco Oberti,
Edmond Préteceille).
Une autre manière de rechercher et de pratiquer l’entre-soi parmi les couches
moyennes, c’est le choix de la maison individuelle dans un lotissement éloigné de la ville. En
France, cette pratique est aussi le fait des franges les mieux loties des couches populaires –
aristocratie ouvrière, typiquement, qui fuient les cités stigmatisées. Là, elles pensent pouvoir
accéder à la propriété à un moindre coût, mais cela se fait au prix de coûts de transport et de
temps de transport qui augmentent considérablement. S’y mélangent des milieux sociaux
stables et d’autres qui vivent en limite de leurs possibilités. Par contre, on n’y rencontre
aucun immigré.
Reste le cas des classes les plus élevées dans l’ordre social actuel : nous entrons là
dans l’entre-soi bourgeois. Celui-ci a été particulièrement étudié en France avec les travaux
de Pinçon et Pinçon-Charlot. Là, l’adresse elle-même est un signe de distinction, de rang et
d’honneur. Règne dans ce monde toute une stratégie pour se classer à des rangs de plus en
plus élevés, avec le prestige qui accompagne cette montée. Dans ce monde bourgeois très
fermé, existent d’innombrables distinctions de niveau, qui se concrétisent intégralement en
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des lieux de résidence où se situent la ou les propriétés, dont la finesse des distinctions nous
étonnerait.
De manière plus générale, cette vie très concentrée sur des périmètres très étroits
est aussi le moyen d’organiser toute une vie mondaine, de relations, avec l’organisation de
clubs privés, eux aussi finement hiérarchisés. Cette organisation se retrouve chez les classes
dominantes de toutes les grandes villes européennes. Par contre, dans les pays capitalistes
qui ont connu un développement plus récent, comme la Chine par exemple, les nouvelles
classes bourgeoises vivent plutôt dans des mondes clos, des enclavements totalement
fermés et sécurisés, dotés de services multiples – commerces, banques, équipements
sportifs et même écoles, etc. - appelés en anglais gated community.
Personne n’a jamais remis en cause la première des ségrégations, le choix qu’ont fait
les bourgeois de vivre totalement à part. Personne ne discute des simples lois évidentes de
l’économie qui créent et recréent la ségrégation sociale. On a juste inventé l’idée de mixité
sociale comme un slogan du style « liberté, égalité, fraternité ». Mais nous ne les mettons
pas du tout sur le même plan. La mixité sociale, les vrais bourgeois n’en veulent en aucun
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cas. La seule mixité dont il s’agit en réalité, lorsque quelque chose de réel est un peu fait,
c’est de rapprocher diverses couches des classes moyennes entre elles, et rien de plus.
Ce n’est pas parce que nous dénonçons l’inégalité sociale que nous réclamons la
mixité sociale. Parler de mixité sociale c’est entériner, accepter, les inégalités sociales
existantes, en se donnant bonne conscience pour certains, puisqu’on veut bien que les gens
se rapprochent. Nous sommes pour une société qui ira dans le sens de la suppression des
inégalités donc des classes sociales.
LA RENOVATION URBAINE ET SON IMPACT SOCIAL
Dans le livre Où va la France populaire ?, un chapitre rédigé par Pierre Gilbert tente
d’analyse ce qui se passe du point de vue des diverses couches sociales lors d’une opération
de rénovation dans le quartier des Minguettes, à Vénissieux.
Ce genre d’opération, qui consiste dans le cas présent à vider un certain nombre
d’immeubles pour les détruire et en reconstruire de nouveaux plus petits, moins hauts, est
officiellement destinée à améliorer la fameuse « mixité sociale ». On n’accuse pas la société
de créer et de faire se reproduire des couches pauvres ; non, on l’accuse de ne pas les
mélanger suffisamment avec des couches un peu moins pauvres. Mais cet objectif de mixité
sociale est-il même atteint ? L’auteur montre, dans ce cas du moins, que ce n’est pas le cas.
Pierre Gilbert part du constat général selon lequel, depuis les années 1970 ou 1980,
les classes populaires se séparent entre, grosso modo, propriétaires – souvent des ouvriers,
mais aussi et de plus en plus certaines catégories descendantes d’immigrés, notamment du
Maghreb - qui choisissent de vivre en pavillon, à la périphérie de la ville ou même en milieu
rural, et de l’autre côté des locataires qui vivent essentiellement en HLM et qui regroupent
des populations immigrées ou descendantes d’immigrés et des travailleurs précaires,
souvent dans la catégorie employés.
Lors des élections, les premiers, ceux des pavillons, se déplacent plus souvent et
votent plus nettement à droite ou extrême droite. Les seconds, des HLM, votent
classiquement à gauche quand ils votent mais participent nettement moins aux élections,
voire pas du tout.
La rénovation vise à introduire dans les cités HLM une part de logements qui
deviennent privés, en accession donc à la propriété : immeubles modernes et de petite taille,
ils sont censés attirer les ménages des classes moyennes, qui évitent justement ce genre de
quartiers. Pierre Gilbert observe que les relogements se répartissent selon trois attitudes :
certains sont déplacés, et on leur propose des appartements à peu près équivalents à ce
qu’ils quittent, c’est notamment le cas des personnes âgées, attachés à leur quartier. Pour
d’autres, c’est une véritable promotion puisqu’on leur propose des immeubles plus
valorisés : mais là, on choisit les ménages qui présentent une garantie, à la fois sur les
revenus et le loyer à payer, mais aussi en termes de comportement avec le voisinage.
Troisième catégorie : des déclassements, un relogement dans un immeuble dévalorisé sur le
quartier ou proche ; et cette fois, on a pris soin de n’y mettre que des familles
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monoparentales – femmes seules avec enfants, dont le revenu est souvent incertain -,
familles pauvres et ménages considérés donc plus à risques.
Pour le relogement dans les nouveaux bâtiments, les bailleurs sociaux ont la même
logique, appliquée avec un très grand soin. On observe au passage que les Maghrébins,
considérés comme une partie ancienne de la population locale, sont certes assez peu
nombreux à quitter les Minguettes, mais relativement plus nombreux à accéder aux HLM
neuves.
Pierre Gilbert constate que certaines familles se serrent la ceinture, et s’imposent
une double activité professionnelle pour pouvoir se sauver du quartier et prendre de la
distance avec les tours HLM. Règne parmi ceux-là une conscience qu’il appelle triangulaire :
on ressent régulièrement la domination d’autres classes sociales, au travail notamment,
mais on n’est plus parmi les plus basses couches, on en est sortis, et on considère avec un
certain mépris ceux que l’on nomme maintenant des assistés.
Cet exemple nous montre que la description habituelle qui oppose les petits blancs
aux immigrés n’est pas ou plus aussi simple ; une division s’opère au sein du monde immigré
et descendants, essentiellement selon l’ancienneté dans l’immigration. Il en est de même
pour l’opposition entre zones pavillonnaires et cités HLM, puisque des aspirations
différentes traversent les cités HLM.
En tout cas, la rénovation voit les couches sociales se séparer comme l’huile et l’eau,
à l’opposé de l’objectif affiché. Car ce qui compte en dernier ressort, ce sont les différences
de niveau de vie, et en particulier le côté précaire ou au contraire régulier des revenus des
familles concernées.
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SOCIALISME ET MARXISME : ANALYSE DU PROBLEME ET SOLUTIONS HUMAINES
LES PREMIERS SOCIALISTES UTOPIQUES
C’est fou le nombre de gens qui, au début 2020, lors du premier confinement dû à
l’épidémie du coronavirus, se sont mis à pondre des idées soi-disant nouvelles, si ce n’est
révolutionnaires, pour imaginer et prétendre ouvrir la voie au monde de demain, celui
d’après l’épidémie, en particulier au sujet du logement et de la conception de la ville. Nous
voulons ici rétablir la vérité de l’histoire. Les premiers à avoir voulu changer la ville, proposer
un logement digne aux êtres humains, et en particulier à la masse de la population – car,
pour les classes dominantes, il n’y a jamais eu de crise du logement -, ce sont des socialistes,
les socialistes des origines. Même le prétendu logement social que prétend offrir le
capitalisme des pays les plus riches, est le produit des idées de ces socialistes, un produit
qu’il a dénaturé, et qui n’existerait même pas du tout sans leur apport.
Dans l’Antiquité, on trouve, certes, des travaux sur la ville. Mais ils sont le fruit
d’intellectuels tout à fait conservateurs, conformistes. Ainsi, le grec Platon (-428, -347)
imagine une cité idéale, qu’il appelle la Callipolis. Mais elle est dirigée par un roi même s’il
est aussi philosophe. Pour lui, il y a la classe qui dirige d’un côté, qui possède le savoir et la
sagesse, et ceux qui sont dirigés, les guerriers et les travailleurs.
Il faut attendre le début du 16è siècle, avec l’anglais Thomas More (1480-1535), pour
trouver une première vision critique du système en place. Alors qu’il vit dans une Europe
que se disputent et se partagent reines et rois, il décrit dans L’Ile d’Utopie ou la Meilleure des
républiques « un pays imaginaire où un gouvernement idéal règne sur un peuple heureux ».
Dans son monde, l’argent a disparu, et l’Etat se charge de faire une redistribution équitable.
Ce pays est divisé en 54 cités (c’est le nombre de comtés qu’il y a alors en Angleterre), et la
capitale Amaurotum fait évidemment penser à Londres.
Voici quelques extraits de ce livre qui date de 1516. « Les édifices sont bâtis
confortablement ; ils brillent d’élégance et de propreté (…). Derrière et entre les maisons se
trouvent de vastes jardins. Chaque maison a une porte sur la rue et une porte sur le jardin.
Ces deux portes s’ouvrent aisément d’un léger coup de main, et laissent entrer le premier
venu. Les Utopiens appliquent en ceci le principe de la possession commune. Pour anéantir
jusqu’à l’idée de propriété individuelle et absolue, ils changent de maison tous les dix ans, et
tirent au sort celle qui doit leur tomber en partage. Les habitants des villes soignent leurs
jardins avec passion ; ils y cultivent la vigne, les fruits, les fleurs et toutes sortes de plantes.
(…) le plaisir n’est pas le seul mobile qui les excite au jardinage ; il y a émulation entre les
différents quartiers de la ville, qui luttent à l’envi à qui aura le jardin le mieux cultivé (…) ».
Cette vision avant-gardiste, étonnante, est une exception pendant longtemps. C’est
bien sûr le 19è siècle, avec la montée du mouvement ouvrier, qui va vraiment connaître un
foisonnement d’idées nouvelles, une contestation de l’ordre capitaliste, alors même qu’il est
en train de s’affermir, bouleversant très rapidement l’économie et la société européennes.
On se propose de reconstruire la société, ce qui inclut, évidemment, de revoir en profondeur
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la question du logement de la population, que ce soit au niveau individuel, ou de
l’organisation générale de la ville.
C’est tout un groupe qui va oeuvrer à élaborer, en pensée, et parfois tenter de
réaliser concrètement, une autre vie dans une autre ville. On peut citer l’anglais Robert
Owen, les français Charles Fourier, Etienne Cabet, Jean-Baptiste Godin, Pierre-Joseph
Proudhon. Tous vont avoir en commun un certain nombre d’idées essentielles, que plus
personne, depuis, n’a vraiment dépassé.
Ces idées, les voici : l’espace doit être largement ouvert, et largement traversé de
verdure ; on y distingue des lieux différents selon ce qu’on y fait : le travail, l’habitat, les
loisirs, les commerces, la culture. A l’habitation proprement dite, on n’oublie pas d’y
adjoindre des équipements collectifs les plus variés : pour la culture, les besoins physiques,
alimentaires, ceux des enfants des personnes âgées. ON met aussi des limites au nombre
d’habitants sur une même ville, un même regroupement, de manière à permettre une
véritable vis sociale et collective, qui ne se perde pas dans l’anonymat d’une masse trop
importante. On se soucie de maîtriser au mieux l’utilisation de la lumière, de l’eau, de la
chaleur. Et on a également un souci de beauté, d’esthétique. Et les habitats peuvent être,
collectifs pour les uns, individuels pour d’autres. Nous utiliserons ici le petit mais dense Que
sais-je ? n°763 de Jean-Marc Stébé, Le logement social en France, où l’on trouve un
historique sur ce point.
Owen, jeune, a connu la dure réalité du prolétariat. Grâce à un riche mariage, il
devient propriétaire d’une fabrique de textile, et veut en profiter pour mettre en pratique
ses idées. Pour lui, la révolution industrielle peut être quelque chose de positif, à condition
que l’éducation soit développée. Il va donc être à l’initiative des écoles maternelles et d’une
scolarité obligatoire en Grande-Bretagne. Il veut surtout faire progresser l’habitat. Dans une
série d’ouvrages (1813, 1816), il envisage la vie sous forme de petites communautés qui
restent en lien avec la vie à la campagne, d’une population de 500 à 3000 personnes, et qui
soient reliées, fédérées entre elles.
On y trouverait, en plus des logements, des équipements collectifs : réfectoire, jardin
d’enfants, école, bibliothèque, salle de conférences, lieu de culte, infirmerie, hôtel. Certains
bâtiments sont destinés aux activités agricoles, d’autres à l’industrie. Et les différents lieux
sont séparés par des espaces verts. En 1825, Owen tente de construire une telle colonie aux
Etats-Unis, dans l’Etat d’Indiana, et il l’appelle New Harmony. Mais ce sera un échec, où il
perdra l’essentiel de sa fortune. Ce qui ne l’empêche pas de continuer en soutenant les
mouvements ouvriers.
En France, Charles Fourier est le premier à proposer un changement radical dans le
domaine du logement, et une partie de ses idées vont perdurer. Elles seront reprises et en
partie concrétisées par J-B Godin avec son « familistère » jusqu’à Le Corbusier dans les
années 1930-1940 et sa « cité radieuse ». Elles sont en partie présentes dans le logement
social de la France aujourd’hui.
Fourier imagine une avancée progressive de l’humanité en huit étapes, pour parvenir
à une « harmonie universelle » dont le but est le bonheur humain. Dégoûté par les villes
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sales de l’ère industrielle, lui aussi voit son phalanstère installé à la campagne, environné
d’exploitations agricoles. Son habitat est formé d’un unique bâtiment entourant une cour,
où résident 1600 sociétaires, qui constituent une « phalange ». L’immeuble fait trois étages,
et on y trouve, à côté des logements, des équipements collectifs : bibliothèque, salle de
repos, salle de conseil, hôtel pour accueillir les visiteurs, opéra, église, tribunal, écoles. Pour
faciliter les communications à tous les niveaux, Fourier invente l’idée d’une rue galerie sur
les trois niveaux, et qui est climatisée.
Mais c’est surtout Pierre-Joseph Proudhon qui va influencer le mouvement ouvrier
français avec sa formule « La propriété, c’est le vol ». Il dénonce l’organisation de la
propriété sous Napoléon, qui permet ce qu’il appelle une aubaine, le droit de percevoir un
revenu sur le travail d’autrui : un fermage sur des terres, des intérêts pour un argent prêté,
et en ce qui concerne le logement, c’est bien entendu le loyer que touche le propriétaire.
Proudhon propose comme solution le mutuellisme, Nous verrons ailleurs que le
marxisme, qui s’attache à analyser scientifiquement les phénomènes, ne reprendra pas cette
vision de Proudhon.
Le premier à vouloir réaliser une construction urbaine sur la base donc des idées
socialistes, c’est Victor Considérant (1808-1893). Lui est un ingénieur de l’armée, qui partage
également les idées de Fourier, notamment sur l’émancipation de la femme. « Dans la
construction sociétaire, explique-t-il, tout est prévu et pourvu, organisé et combiné, et
l’homme y gouverne en maître l’eau, l’air, la chaleur et la lumière ». Sont donc prévus l’eau
froide et l’eau chaude, ainsi qu’un système de chauffage dans chaque appartement.
Considérant tentera lui aussi des expériences réelles de phalanstères, la plus célèbre près de
Dallas aux Etats-Unis, qu’il appelle La Réunion (1849). Mais il ne réussira pas mieux que
Owen.
Un seul des projets de cette première lignée socialiste va réussir à se montrer viable
un certain temps, c’est le familistère de Godin. Godin est un chef d’entreprise et militant
socialiste, fouriériste, convaincu que le bonheur sera fondé sur l’idée d’association. Entre
1856 et 1882, il fait construire près de Bruxelles sur 20 hectares ce qu’on appelle alors un
« palais social » de 700 logements (deux pièces maximum), avec un vrai confort pour ses
employés.
Chaque bâtiment comporte un sous-sol, le rez-de-chaussée et trois étages, plus un
grenier. Certaines des cours intérieures sont couvertes par une verrière. Il reprend l’idée des
rues-galeries, qu’il relie entre elles avec de larges escaliers. Il prévoit des points de
rencontre, avec des fontaines, des cabinets d’aisance, des vide-ordures. L’idée est de tout
faire pour susciter la fraternité, la solidarité, une sociabilité qui devienne une habitude. Une
différence cependant avec les projets d’Owen et de Fourier : Godin tient à l’idée de famille,
d’où le nom de « familistère ». Il ne reprend donc pas les salles communes avec des tables
d’hôtes.
Godin utilise au maximum les techniques les plus avancées pour apporter de l’air
(avec une ventilation des logements), des systèmes anti-incendie (coupe-feux, sols carrelés).
Et il développe ce qu’il appelle des « équivalents de la richesse », des structures collectives :
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école élémentaire mixte, théâtre de 900 places, piscine, buanderie à eau chaude avec
récupération de l’eau des machines, bibliothèque, crèche. Enfin, un « économat » qui
comprend magasin d’alimentation générale, boucherie, boulangerie, buvette et réfectoire.
Godin va encore plus loin en mettant en place des caisses mutuelles de prévoyance
(maladie, vieillesse, accidents du travail), un enseignement professionnel pour les ouvriers
de l’usine, des sociétés de détente (sport, culture, art). Enfin, et ce n’est pas le moins
important, il met en place un passage progressif de la propriété de l’entreprise aux mains du
personnel, par un système d’actionnariat basé sur la participation aux bénéfices. Godin
meurt en 1888, mais son oeuvre tient jusqu’en 1968 où elle sera absorbée par un groupe
capitaliste.
A l’oeuvre de Godin, on peut ajouter ici deux autres cas, qui ne proviennent pas des
milieux socialistes, mais qui sont parmi les seules réalisations de cette époque. L’une est le
fait de la volonté de l’empereur, Napoléon III, qui veut lutter contre le paupérisme et va
créer la Cité ouvrière de la rue Rochechouart, encore appelée Cité Napoléon. Il y met de sa
poche 50 000 francs, par l’intermédiaire d’une Société des cités ouvrières de Paris, chargée
de bâtir 12 cités ouvrières dans les 12 arrondissements parisiens de l’époque, en vue de les
louer sous les prix du marché.
Cet ensemble de 200 logements, d’un ou de deux-pièces cuisine, bien aérés, chauffés
par un fourneau dans la cuisine, reprend les idées du phalanstère. Les appartements
entourent une cour-jardin avec arbres, fontaine, jet d’eau, lanterne d’éclairage à gaz. Au rezde-
chaussée, sont distribués boutiques, ateliers, services collectifs : lavoir, séchoir,
établissement de bains, salle pour les enfants, école primaire. Il y a aussi des consultations
médicales et des médicaments gratuits. Une seule cité sera vraiment financée et construite,
celle du 58 rue Rochechouart (9è arrondissement actuel).
Autre réalisation qui mérite d’être notée ici, celle du français Emile-Justin Menier
(1826-1881), qui a fait fortune dans le chocolat, avec son usine de Noisiel, en Seine-et-
Marne. Menier fait partie d’un courant de patrons passionnés de questions économiques et
sociales, au fond paternaliste, républicain, parfois aussi catholique, qui tentent une politique
de salaires élevés, interdisent le travail de nuit des femmes, proposent des médicaments
gratuits. Menier édifie donc en 1874 une cité ouvrière qui se veut proche du lieu de travail. Il
pense qu’il faut dépasser le temps de la Commune, et que l’on peut réconcilier bourgeoisie
et classe ouvrière.
Sa cité est faite de maisons à deux niveaux, spacieuses : une pièce et une cuisine avec
fourneau et évier au rez-de-chaussée, deux pièces à l’étage, un grenier, une cave. Et dans un
jardin de 400 m2, un hangar et un cabinet d’aisance à fosse mobile. Dans chaque chambre,
une cheminée, une armoire, des persiennes. L’eau n’arrive que sur le trottoir, avec de
nombreuses bornes-fontaines. Les rues sont bordées d’arbres et équipées d’égouts.
Menier reprend aussi les équipements collectifs : coopérative d’approvisionnements,
réfectoires pour le personnel qui habite ailleurs qu’à Noisiel, deux hôtels-restaurants pour
les célibataires, salles de réunion, bibliothèques, lavoirs, bains publics, une école primaire,
gratuite et obligatoire, une garderie pour enfants, une maison de retraite. Il faut dire que
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chez Menier, l’idée était aussi de prendre en charge toute la vie du personnel, du jeune âge
jusqu’à la retraite.
Si l’on en revient aux idées qui sont à l’origine de ces oeuvres, on s’aperçoit qu’il n’y a
pas grand-chose qui a été oublié par les premiers penseurs, même s’ils sont utopistes, même
s’ils ne s’appuient pas vraiment sur la réalité de l’économie, de l’évolution sociale, ce qui
participera à leurs échecs. Nous avons le lien entre la cité, ses activités modernes
industrielles et commerciales, et le monde agricole. Nous avons la nécessité du confort, de
l’hygiène, de l’espace, de la lumière et de l’eau. Nous avons, en tout cas pour les penseurs
comme Owen, Fourier, l’idée essentielle de permettre et promouvoir une vie sociale, sous
des angles les plus divers, du sport à la culture jusqu’à la vie la plus quotidienne. Et pour
cela, d’envisager des équipements collectifs, ce que le capitalisme va absolument anéantir,
pour ne conserver dans ses logements sociaux que le strict habitat, avec un certain confort
certes, mais défigurant totalement la vision globale qui était à l’origine : au lieu d’encourager
des modes divers de vie collective, on va au contraire installer un logement qui oblige à se
replier sur ses propres équipements – ce qui est une manière de pousser à les multiplier – et
surtout à y infuser un repli individuel à l’opposé de toutes les idées socialistes d’origine.
Même lorsque des immigrés, dqns un endroit aussi précaire que Calais, doivent
monter de leurs mains un lieu de vie, ce sont encore les idées socialistes d’origine qui leur
permettent de le rendre un tant soit peu humain, à défaut d’être confortable (Nous
reprenons ci-dessous un court extrait de notre travail sur l’Immigration, E46 sur le site
louvrier.org) .
A Calais et Vintimille, lieux de passage entre la France et un pays voisin, ont eu lieu
des formes d’auto-organisation, mettant en place des campements de longue durée, qui par
la suite peuvent bénéficier d’un soutien de personnes ou d’associations solidaires. « La
Jungle de Calais, écrit Migreurop, aura constitué un laboratoire très particulier de
construction mixte d’un lieu de vie entre des acteurs qui se rencontrent généralement peu.
Les toutes premières bases ont été jetées par les exilés eux-mêmes dès les premiers jours
d’avril 2015, entre les cabanes de branches et de bâches, les boutiques immédiatement
apparues, une mosquée et l’église érythréenne (premier et dernier bâtiment public de la
jungle) (...). Très rapidement le collectif calaisien Boule Eud’Pue se lance dans la construction
de cabanes améliorées, avec une structure plus rationnelle, un plancher, une vraie toiture,
des façades isolées et étanches, munies d’une porte et d’une fenêtre et bénéficiant même
d’un poêle. »
Puis interviendront le Secours catholique, l’Auberge des Migrants associée à Help
Refugee, Médecins sans frontières, avec des constructions coûtant 1200 euros, à comparer
avec les 14 000 euros de prix unitaire pour les containers officiels qui suivront. L’action
croisée des migrants eux-mêmes et des diverses associations va édifier une véritable
architecture d’urgence : « Les groupes de logements s’articulaient eux-mêmes avec les
restaurants, les commerces afghans et les bâtiments communs construits par des bénévoles :
l’Ecole laïque du Chemin des Dunes de Zimako Jones avec le Good Chance Theatre ; les écoles
Darfour et Oromo ; la bibliothèque Jungle Books ; l’école d’art ; le Centre juridique et le Legal
center ; le Youth Center, les différents centres culturels et cultuels ; et les grandes cuisines
communautaires indispensables au fonctionnement du camp ».
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LA CRISE DU LOGEMENT OUVRIER DANS L’EUROPE DU 19è SIECLE
Si l’on cherche ce qu’ont pu écrire les marxistes d'origine au sujet du logement, on ne
trouve qu’un petit ouvrage d’Engels. Il s’agit de trois articles, écrits donc par ce compagnon
de Marx en 1872, qui ont ultérieurement été publiés sous forme d’un petit livre, sous le titre
La question du logement. A l’époque, pendant que Marx travaillait sur le fond des idées qu’il
entendait développer, Engels s’était chargé de défendre ces idées face aux attaques
incessantes dont ils étaient évidemment l’objet.
Ce petit texte d’Engels est évidemment daté, mais il n’en est pas moins riche de
plusieurs analyses. On peut y trouver un regard historique sur le développement du
capitalisme en Europe ; on y trouve une analyse marxiste du rapport qui s’établit entre un
locataire et son propriétaire. Et surtout, nous avons le point de vue de l’un des créateurs du
socialisme scientifique sur la manière dont peut être réglée la fameuse « question du
logement ». En particulier, il répond à l’idée d’une solution préconisée par les socialistes
bourgeois, à l’époque, mais aujourd’hui encore : rendre l’ouvrier propriétaire de son
logement.
Pour commencer, ce qui est appelé à cette époque, dans le dernier quart du 19è
siècle, « la question du logement », c’est le fait que les logements sont en quantité, en taille,
en qualité, notoirement insuffisants et à un coût trop cher pour la classe ouvrière alors en
pleine constitution. C’est la grande presse de l’époque qui pose le problème en ces termes.
Pour Engels, il n’y a pas une question particulière du logement ouvrier. Le fait de
vivre « dans des logis surpeuplés et malsains » écrit-il, « toutes les classes opprimées de tous
les temps en ont été à peu près également touchées ».
« Et si cette crise fait tant parler d’elle, explique-t-il, c’est qu’elle n’est pas limitée à la
classe ouvrière, mais qu’elle atteint également la petite bourgeoisie ». Les sciences
naturelles, ajoute-t-il, ont prouvé que les quartiers où s’entassent les travailleurs sont les
foyers des épidémies, choléra, typhus, fièvre typhoïde, variole, qui reviennent
périodiquement, sans jamais s’éteindre complètement, et se propagent « jusque dans les
quartiers plus aérés et plus sains, habités par messieurs les capitalistes ». « Dès que cette
constatation eut été établie scientifiquement, les bourgeois philanthropes s’enflammèrent
d’une noble émulation pour la santé de leurs ouvriers ».
Voilà donc en quoi consiste cette question du logement. Comment s’est-elle
instaurée en Europe ? Engels est bien placé pour répondre à cette question. C’est lui qui a
fait la première étude sérieuse sur le sujet, dans son ouvrage La situation de la classe
laborieuse en Angleterre en 1844.
Engels, qui est allemand, note que l’Allemagne est un pays plus tardivement arrivé au
stade de la grande industrie capitaliste en Europe. La première phase du changement
capitaliste se produit sous la forme de ce qu’il appelle une industrie rurale : le paysan, qui ne
dispose que d’un bout de champ et un jardin, ne peut vivre de son seul travail de cette terre.
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Il doit accepter de travailler, chez lui, à la main, sur un métier à tisser manuel, par exemple.
On peut même faire une distinction entre les parties est et ouest de cette Allemagne : à
l’ouest, dominent les travailleurs propriétaires de leur logement, à l’est ceux pour qui la
demeure est en fermage. Ce système d’industrie rurale, n’existe pas ou quasiment pas en
France. Quant à l’Angleterre, il n’y a plus de paysannerie, et l’industrie rurale repose sur le
travail des femmes et des enfants des journaliers agricoles.
En Allemagne, donc, ces premiers travailleurs, loin encore d’un monde ouvrier, sont
souvent propriétaires de leur logement. Mais, du fait de l’évolution des techniques et de
l’arrivée des machines, leur situation va se détériorer très gravement. Les prix des objets
qu’ils produisent vont être bientôt fixés sur la base du même produit fait par un métier à
tisser mécanique, donc bien moins cher. Du coup, le salaire du travailleur industriel à
domicile tombe.
Pour ces travailleurs, pas de choix : s’il quitte sa petite maison, il devient prolétaire.
S’il reste, il est surexploité. En effet, le salaire qui lui est payé ne représente pas ce qui lui est
nécessaire pour survivre. Car l’industriel qui lui commande le travail défalque la valeur de ce
qu’il peut produire sur son bout de champ. Et c’est par cette surexploitation de ces
travailleurs que le capitalisme allemand parvient à se faire une place, face d’un côté aux
articles à bas prix et de grande consommation produits par l’Angleterre, et de l’autre, aux
produits de luxe et de qualité fabriqués en France. Ce bas salaire imposé dans les campagnes
pèse également dans les villes, où, là aussi, une nouvelle industrie à domicile mal payée a
pris la place du vieil artisanat.
Mais ce n’est là qu’une étape dans l’évolution du capitalisme industriel. Après
l’introduction des premiers métiers mécaniques, l’on va se diriger vers le déclin de l’industrie
domestique, de la manufacture rurale, et c’est l’évènement de la fabrique où se concentrent
les machines et les travailleurs.
Lorsqu’on en arrive à ce stade, avec la création de toute pièce de monstrueuses
usines, comme Krupp à Essen, on voit les gros patrons de cette nouvelle industrie, après un
temps d’hésitation, se décider à bâtir quelques logements ouvriers. Mais la grande majorité
des industriels, eux, va ignorer cette question, et obliger « leurs travailleurs à faire des
kilomètres sous la pluie, la neige ou le soleil brûlant pour se rendre le matin à l’usine et
rentrer le soir à la maison. » Et c’est un peu la même chose en France. Si les grandes usines
Schneider au Creusot construisent des logements ouvriers, ils sont une exception. « Chez les
Allemands comme chez les Français, c’est la même mesquine ladrerie ».
Dans le pays le plus en pointe de l’avancée capitaliste, « en Angleterre, écrit Engels,
depuis soixante ans et plus, la construction simultanée de logements ouvriers à côté de toute
grande fabrique rurale a été de règle ». Après quoi, des villages ou des villes industrielles se
montent autour des premiers centres. C’est le cas à Manchester, Leeds, Gradford. Là, et là
seulement, il n’y a pas pénurie de logements.
Mais partout ailleurs, et en particulier dans les villes déjà existantes avant l’ère
industrielle, comme Paris, Berlin ou Vienne, c’est tout de suite une crise aigüe du logement.
Pire, dans ces villes qui concentrent les centres de décision politique, économique, il se
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passe un phénomène particulier : le centre-ville prend de la valeur, et les logements ouvriers
qui s’y trouvent deviennent gênants. Du coup, on les démolit, car on ne peut pas espérer en
tirer un loyer assez fort. A la place, on construit des boutiques, de grands magasins, des
bâtiments publics. A Paris, c’est évidemment Haussmann qui va parfaire cette méthode de
mise en valeur, de 1853 à 1870. Les matériaux des logements ouvriers du centre-ville détruit
sont réutilisés par les propriétaires pour construire des logements ouvriers de plus pauvre
qualité en périphérie, et y loger les ouvriers qui opèrent les destructions.
Cerise sur le gâteau, ce travail donné aux ouvriers du bâtiment est conçu pour en
faire une catégorie qui se dévoue en remerciement à l’empereur Napoléon III. Mais de toute
façon, si l’on a percé ici des artères droites et larges au milieu de quartiers ouvriers aux rues
étroites, qu’on y a rendu les barricades plus difficiles à monter, qu’on a bordé les artères
nouvelles de grandes constructions, et qu’on s’est félicité de cet immense succès, on n’en
pas moins, rapidement, fait resurgir ailleurs de nouvelles ruelles et de nouvelles impasses.
En tout cas, si l’on ajoute à cette démolition et cette expulsion des classes
laborieuses l’arrivée de plus en plus importante de travailleurs provenant des campagnes, on
imagine la gravité que peut atteindre à certains moments la crise du logement, dans les
grandes villes d’Europe.
Voilà donc pour l’historique qui nous montre la mise en place de la crise du
logement. Hormis autour des nouveaux centres industriels importants, et encore pour un
temps seulement, la crise s’installe partout, parce que rien n’est prévu pour loger le nouveau
monde ouvrier. Pire, dans le cas examiné en détail par Engels des travailleurs ruraux
allemands, pour ceux qui sont propriétaires d’une maisonnette avec son bout de champ et
son jardin, cette propriété est devenue un boulet qui les empêche de partir chercher un
autre travail, et les oblige à se faire surexploiter durement, à la limite de mourir de faim.
L’abandon de cette petite propriété est inéluctable, mais Engels y voit aussi une
libération. En Allemagne, comme déjà depuis longtemps en Angleterre, dit-il « C’est la
grande industrie moderne qui a fait du travailleur rivé au sol un prolétaire ne possédant
absolument rien, libéré de toutes les chaînes traditionnelles, libre comme l’air ; c’est
précisément cette révolution économique qui a créé les conditions qui seules permettent
d’abolir l’exploitation de la classe ouvrière sous sa forme ultime, la production capitaliste. »
« Il y a vingt-sept ans, j’ai justement décrit dans La situation de la classe laborieuse en
Angleterre, de quelle manière dans ses grandes lignes s’est opérée au 18è siècle en
Angleterre cette expulsion des travailleurs hors de leur foyer ».
Pour Engels, comme pour Marx, c’est grâce à la révolution industrielle que la force
productive du travail humain a atteint un tel degré que l’humanité peut envisager, pour la
première fois, qu’il soit possible, à la fois, « d’assurer abondamment la consommation de
tous les membres de la société », de « constituer un important fonds de réserve », et aussi de
« laisser à chaque individu suffisamment de loisirs ».
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UNE ANALYSE MARXISTE DU RAPPORT LOCATAIRE / PROPRIETAIRE, Friedrich Engels 1872
Nous en arrivons maintenant à l’analyse que fait Engels du rapport social et
économique qui s’établit entre un locataire et son propriétaire. Dans ses articles sur La
question du logement, il polémique avec des partisans des idées de Proudhon. L’un d’eux
déclare : « le salarié est au capitaliste ce que le locataire est au propriétaire ». « Ceci est
complètement faux », répond Engels.
Cette réponse d’Engels peut surprendre, mais le marxisme n’est pas la recherche du
radicalisme le plus extrême, il est au contraire une tentative scientifique, cohérente, de
comprendre le monde. Le rapport entre le salarié et la capitaliste, nous en avons une analyse
complète grâce à Marx.
Ce qui caractérise le salaire que reçoit le travailleur salarié, grâce à la vente du
produit de ce travail, c’est qu’une partie de son travail lui échappe, ne lui est pas payée, car
elle est récupérée par le propriétaire des capitaux mis en oeuvre. Sous ce prétexte, celui-ci
s’approprie cette part non payée du travail produit. Marx l’appelle la plus-value. En fait, le
propriétaire des capitaux se contente de payer tout autre chose que le prix de ce qu’il
a produit à son salarié : il lui paye juste sa force de travail, le coût de son entretien et de sa
reproduction.
Il y a donc une exploitation au coeur du rapport entre salarié et capitaliste. Mais y a-til
de la même manière exploitation entre un locataire et son propriétaire ? Rien de tel, nous
dit Engels. Le locataire ne fait qu’acheter l’usage, pour un temps donné, du logement. C’est
une simple vente de marchandise. Comme dans toute vente, celui qui reçoit l’argent en
échange du produit donné doit être payé de tout ce qui lui incombe, et, bien entendu, y
trouver un intérêt. Voilà ce qui se passe dans le rapport locataire propriétaire.
Les partisans de Proudhon protestent en disant qu’au bout de sa durée de vie, le
logement qui a été loué à un propriétaire, aura vu celui-ci toucher peut-être deux fois, cinq
fois, dix fois, le coût de départ du logement. Et ils en concluent qu’il serait légitime de
considérer que chaque loyer n’est en fait qu’une part payée en vue d’acheter à terme le
logement, ce qui permettrait à l’ouvrier de devenir propriétaire. Et l’on aurait ainsi une
solution à la fameuse crise du logement.
Faux, nous dit Engels : pour commencer, le coût initial du logement, ce n’est qu’une
partie du coût qu’il va réellement coûter tout au long de sa durée de vie. Si l’on veut
réellement tout compter, Engels énumère quatre parts qui sont incluses dans le prix du
loyer. Il y a une rente foncière, c’est-à-dire le prix de la location du sol, ou de son achat. Il y
a, nous l’avons dit, l’intérêt dans l’opération puisque le propriétaire investit son capital. Il y
aura plus tard des frais de réparations, des frais d’assurances. Et il faudrait compter les
périodes où le logement n’est pas loué, celles où le locataire s’avère mauvais payeur, etc.
C’est donc l’utilisation de toute cette marchandise particulière que le propriétaire fait payer
au locataire.
Il se peut que le loyer ainsi obtenu soit cher, par exemple du fait du quartier, de la
proximité des transports en commun, ce qui fait monter la rente foncière. Mais il n’y a pas
23
exploitation, pas plus que dans l’achat de n’importe quelle marchandise. Il peut y avoir des
arnaques, des abus, par exemple un appartement vendu alors que des travaux sont prévus
qui vont dégrader l’environnement, mais ceci n’est pas de la nature de l’exploitation qui
existe entre le salarié et le capitaliste qui l’emploie.
De cette discussion, Engels conclut sur ce point crucial : « notre proudhonien (…)
s’imagine qu’on aura fait un pas en avant si l’on interdit de tirer un profit ou des intérêts à
une seule sous-variété de capitalistes, en l’occurrence à ceux qui n’achètent pas directement
la force de travail et qui par conséquent ne font produire aucune plus-value. La masse de
travail non payée, enlevée à la classe ouvrière, resterait exactement la même si demain l’on
retirait aux propriétaires d’immeubles la possibilité de se faire payer une rente foncière ou un
intérêt ».
En clair, enlevez même l’intérêt pour le propriétaire qui vous loue son appartement,
cela ne change en rien à l’existence de l’exploitation, car elle est faite ailleurs, et son volume
même n’aura pas bougé.
Pour Engels, la crise du logement est sans solution. Certes, on peut trouver dans les
grandes villes suffisamment d’immeubles à usage d’habitation pour y remédier sans délai.
Mais « ceci ne peut se faire que par l’expropriation des propriétaires actuels, par l’occupation
de leurs immeubles par des travailleurs sans abri ou immodérément entassés dans leurs
logis ».
En attendant, pour Engels, tous les discours sur la question du logement sont des
paroles en l’air. « Si les capitalistes pris individuellement déplorent, il est vrai, la crise du
logement, alors qu’on peut à peine les décider à pallier superficiellement ses plus terribles
conséquences, les capitalistes pris dans leur ensemble, c’est-à-dire l’Etat, ne feront pas
beaucoup plus. »
Engels observe que « la construction de logements ouvriers, même quand toutes les
lois de l’hygiène n’ont pas été foulées aux pieds, est rentable pour les capitalistes (…). Tout
investissement de capitaux répondant à un besoin s’avère rentable lorsqu’il est exploité
rationnellement ». Alors, demande-t-il, « pourquoi, malgré cela, les capitalistes ne veillent
pas à ce que les ouvriers aient des logements sains en nombre suffisant ? ». La réponse ne
peut être que celle-ci : « le capital (…) ne veut pas abolir la pénurie de logements ».
En conclusion, nous dit Engels en 1872 : « Quant à vouloir résoudre ce qu’on appelle
la question du logement, cela me vient aussi peu à l’esprit que de m’occuper en détail de la
question encore plus importante de la nourriture. Je m’estimerai satisfait si j’ai pu démontrer
que la production dans notre société moderne est suffisante pour que tous ses membres
aient assez à manger et qu’il existe assez d’habitations pour offrir provisoirement aux masses
travailleuses un abri spacieux et sain. Mais spéculer sur la manière dont la société future
réglera la répartition de la nourriture et des logements aboutit directement à l’utopie ».
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UNE ANALYSE MARXISTE DE L’OPPOSITION PROMOTEUR / CAPITALISTE, Tom Thomas 2019
En 2019, Tom Thomas a édité un petit ouvrage, intitulé Ville et capital, qui tente de
procéder à une analyse marxiste actualisée du développement des villes dans le monde,
analyse fondée donc sur les concepts marxistes tels que la plus-value, le capital constant, le
capital variable.
Le capital investi par un capitaliste, pour pouvoir produire, prend deux formes
essentielles : capital constant (machines, énergie, matériaux, etc) et capital variable (salaires
payés à ceux qui font le travail de production). Au cours de cette production, le travail crée
une valeur nouvelle qui est récupérée en bonne partie par le propriétaire des capitaux
investis, le capitaliste, alors qu'elle est le fruit du travail des producteurs.
Le salaire qui est payé à l'ouvrier n'inclut pas la plus-value que celui-ci a créée ; il ne
fait que servir à subvenir à cet ouvrier pour qu'il puisse recréer sa force de travail. C'est-àdire
qu'il puisse se payer de quoi se nourrir, se loger, obtenir le minimum d'éducation
nécessaire à son travail, sans plus.
Nous le savons tous, le logement, parmi l'ensemble des dépenses de l'ouvrier, du
travailleur qui doit conserver et reproduire sa force de travail, c'est un poste considérable
dans le budget, de loin le plus important. Il est donc nécessaire d'y voir clair dans les
mécanismes qui forment le coût de ce logement.
Mais dans le monde de la construction immobilière, il y a un parasite, celui qui réussit
à empocher des montagnes de fortune sans rien produire en réalité, celui donc qui profite
d'une part de la plus-value faite par d'autres capitalistes : c'est le propriétaire foncier.
Un propriétaire foncier, c'est un propriétaire de bien immobilier, "immobilier"
voulant dire qu'on ne peut pas déplacer : cela concerne donc des terrains, qu'ils soient vides
ou avec des bâtiments, et aussi des bâtiments, immeubles, etc (avec ou sans leur terrain,
immeubles, bureaux, etc).
Le propriétaire foncier ne travaille évidemment pas lui-même, et de plus, il n'emploie
personne. Il vit juste du fait qu'il est propriétaire d'un morceau de papier, qui dit qu'il est
propriétaire de tel terrain, par exemple. Par quelle magie ce bout de papier peut-il le rendre
riche ? Il va vendre ce papier, ce titre de propriété à un constructeur, qui, lui, va mettre du
monde au travail, créer un produit nouveau, un immeuble d’habitations par exemple qu'il va
construire sur ce terrain. Ce constructeur, puisqu'il utilise de la main d'oeuvre, va lui faire
créer de la plus-value. Et c'est donc une partie de cette plus-value que prélève, d'avance, le
propriétaire foncier quand il vend son terrain.
Le propriétaire foncier, ça peut être une grosse société mais aussi un petit bourgeois
qui possède quelques centaines de mètres carrés. Le constructeur, ce peut être une petite
entreprise de bâtiment, ou Bouygues. Si on raisonne avec les données d'analyse du
marxisme, il y a une différence considérable entre les le constructeur et le promoteur
immobilier : le constructeur est un capitaliste, puisqu'il investit du capital constant et
variable, et crée une richesse nouvelle, un capital nouveau. Le propriétaire foncier n'est pas
25
un capitaliste, il ne crée rien du tout, il va profiter du futur travail du constructeur, c'est un
parasite qui touche de l'argent sans rien faire, ni lui, ni en faisant travailler qui que ce soit.
Mais ce parasite ne fait pas que parasiter le constructeur qui va bâtir des logements
ou des bureaux. Son existence va jouer sur d'autres capitalistes, ceux qui ont des salariés qui
vont louer, ou éventuellement acheter, ces logements construits. N'oublions pas, le salaire
que payent les capitalistes, il doit couvrir les frais pour que puisse se reproduire la force de
travail de ses salariés. Et dans ces frais, il y a ce poste très important, qui est le logement.
Plus le logement est cher, plus le salaire doit monter.
Oui, ces choses sont un peu étranges pour un prolétaire qui est loin de ce monde,
mais, effectivement, pour les capitalistes, mieux vaut que les logements soient moins chers ;
cela leur permet de ne pas avoir à payer des salaires trop élevés. Et, effectivement, les
capitalistes, ceux qui utilisent le travail humain pour produire, même si c'est bien entendu
pour produire du capital, les capitalistes donc, sont hostiles aux propriétaires fonciers. La
propriété foncière est une gêne pour le fonctionnement du capital. Elle prélève une partie
de la plus-value que fait le BTP, elle oblige les autres capitalistes à mieux payer leurs salariés.
Sans ce prélèvement qu'est la rente foncière, tout irait mieux pour les uns comme pour les
autres. Enfin, s'il n'y avait pas la rente foncière à payer, les logements construits seraient
vendus plus facilement.
Il faut bien voir que cette rente foncière est quelque chose d'assez énorme, et qui ne
cesse d'enfler. L'agrandissement des villes, la concentration de la population, le
développement en plus des centres d'affaires et dirigeants, tout ceci amène au fait que de
plus en plus de monde cherche à loger ou être présent pour décider sur un terrain limité, la
ville, et pire encore, le centre-ville.
Tom Thomas donne quelques chiffres actuels. Le coût moyen pour Bouygues ou un
autre pour construire un immeuble neuf dans Paris en 2017 est de l'ordre de 1500 euros le
mètre carré (1700 euros pour un immeuble de standing). Or le même immeuble sera ensuite
vendu au minimum 10 000 euros le mètre carré (bien plus dans certains quartiers). D'où
vient la différence ? Il y a des frais nombreux à payer : le coût du rachat des bâtiments
anciens et leur démolition, des frais à payer aux notaires, aux architectes, aux commerciaux,
aux assurances, des intérêts versés aux banques, des taxes payées à la ville ou à l'Etat. Mais
une grosse part vient de cet argent que reçoit le propriétaire foncier avant même que
commencent les travaux. C'est en gros 25 à 30% du prix du logement neuf, et parfois même
50% pour les immeubles de luxe.
Qu'est-ce qui fait qu'un mètre carré dans Paris sera vendu 10 000 euros, alors qu'un
mètre carré en banlieue populaire sera vendu 2000 euros : c'est tout simplement que la
population qui va s'y installer n'est pas la même. Dans un cas, ce seront des bureaux de
prestige, dans l'autre de vulgaires hangars. C'est donc le prix de l'immeuble qui va être
construit qui fait le prix du sol.
La rente foncière peut donc atteindre des sommets énormes, alors qu'elle est au
détriment des capitalistes. L'intérêt idéal du capitalisme, c'est donc la suppression du
propriétaire foncier. Seulement voilà, s'attaquer à cette propriété privée est dangereux, c'est
26
évidemment la porte ouverte à l'idée que d'autres formes de propriété privée pourraient
également être supprimées, et donc aussi la propriété du capital productif, celle des
capitalistes.
Pour contrer cette gêne, le monde bourgeois va chercher seulement à diminuer le
prélèvement qu'opère la rente foncière sur la plus-value. Tom Thomas nous en explique
divers moyens.
Premier moyen : baisser les prix de l'immobilier, ou au moins freiner leur hausse, du
moins pour les classes populaires. C'est pour cela qu'en France, l'Etat a instauré les HBM
(1894-1950), puis les HLM. L'Etat apporte un financement public, grâce auquel on peut
baisser le loyer demandé au locataire du logement. C'est le propriétaire des HLM qui reçoit
cette aide de l'Etat. Ainsi, on abaisse le coût de la force de travail.
En fait, en faisant des HLM ou en les faisant faire, l’Etat ne supprime pas du tout la
rente foncière. Simplement, ce ne sont pas les locataires qui la payent, ou pas entièrement.
Cette aide de l'Etat, elle provient forcément d'un endroit bien réel : elle vient d'une partie de
la plus-value fabriquée dans le pays et qui se retrouve payée sous forme d'impôts. Ce sont
donc des travailleurs qui la payent, même si ensuite elle bénéficie à des catégories parmi eux
qui en ont un peu plus besoin. En clair, l'ensemble des travailleurs productifs finance la plusvalue
sociale qui va aider une partie d'entre eux seulement. Mais tous les capitalistes, eux,
en bénéficient.
Toujours dans cette méthode qui consiste à apporter une aide de l'Etat, on a en
France une subvention directe du locataire d'un logement social, avec les APL (aides
personnalisées au logement). Selon un calcul qui tient compte des revenus de la famille, la
Caisse d’allocations familiales (CAF) verse au propriétaire, au bailleur social, une somme que
le locataire n'aura pas à payer dans son loyer. Mais cette manière de faire a tendance à
inciter les propriétaires à augmenter les loyers, car ils savent que l'APL suivra plus ou moins.
Et si le coût du loyer monte sur un secteur, c'est la rente foncière de tous les propriétaires de
terrain dans le secteur qui va pouvoir augmenter...
Enfin, dernière méthode pour tenter de freiner la rente foncière : l'Etat va acheter
des terres agricoles autour des grandes villes, des terres que la loi actuelle classe comme
non constructibles, et qui ne coûtent donc pas cher. Après quoi, il décide de les rendre
constructibles, par de nouveaux règlements, mais surtout en y installant les réseaux d'égout,
d'eau, des écoles, etc. qui vont permettre de les rendre vraiment viables.
C'est un peu de cette manière qu'ont été construites les villes nouvelles - comme
Evry - autour de Paris dans les années 1960-1980. Une fois ces villes construites, la rente
foncière vaut alors une fortune. Mais cette fois, au lieu que ce soient les anciens
propriétaires des terrains qui en profitent - en l'occurrence des paysans petits ou moyens -,
ce sont maintenant les constructeurs-promoteurs qui la récupèrent au moment où ils
vendent leurs immeubles.
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LA REVOLUTION SOCIALE QUI CREE LA REVOLUTION URBAINE, URSS 1917-1932
L’IMPACT MONDIAL DE LA REVOLUTION RUSSE DE 1917
Les questions d’architecture et d’urbanisme sont peu transmises et ne font guère
l’objet de compte-rendus ou de réflexions dans les médias actuellement. Tout au plus, nous
fera-t-on part, de temps à autre, d’une réalisation architecturale particulière, comme le
Stade de France en son temps à Saint Denis, ou une tour nouvelle à New York. Une des
explications est probablement dans le fait que l’urbanisme, qui est la science de
l’aménagement non pas d’un unique bâtiment, mais d’un ensemble de bâtiments destiné à
faire une ville, un lieu commun de vie, cette science est totalement brimée dans la société
actuelle.
Car la société capitaliste est fondée sur la propriété privée. Du coup, la manière dont
se construit un village, une ville, une agglomération, c’est d’abord le fruit d’une multitude de
décisions individuelles, celles des propriétaires privés des divers terrains et bâtiments.
Certes, l’Etat y a surajouté des règles et des règlements. Il n’empêche que l’initiative même
d’une construction est privée, dans l’immense majorité des cas. Et le plus souvent, la
commune, qui représente la collectivité, n’a pu que courir après ces initiatives, pour tenter
de les raccorder après coup par des égouts, des canalisations, des lignes électriques ou des
routes.
Ce développement anarchique a vu se multiplier des épidémies récurrentes. Au
deuxième tiers du 19ème siècle, la question de l’hygiène à l’échelle de la ville va préoccuper
les responsables. La science ayant démontré que ce sont les microbes qui sont responsables
des épidémies qui ne cessent de se succéder dans les nouvelles agglomérations, et que les
foyers de ces épidémies se situent dans les quartiers populaires, se répandant ensuite dans
les quartiers riches, on entreprend des actions de fond, qui visent à la fois à maitriser ce
problème par l’installation d’égouts et d’une eau raccordée, en même temps qu’on se soucie
de faire de la croissance urbaine elle-même une source de profit.
Dans le monde capitaliste qui se met en place dans la seconde moitié du 19ème siècle
en Europe et aux Etats-Unis, les nouveaux édifices qui sont bâtis à la gloire de ce monde
nouveau, ce sont des gares, des banques, des bourses, des grands magasins, des bâtiments
industriels, des immeubles de rapport. Et le style que donnent les architectes à ces
monuments ne fait que copier les héritages du passé, de la Grèce à la Rome antique.
Ce n’est qu’à la suite de la révolution russe, dans les années 1920, qu’une fraction
des architectes et des urbanistes, va rompre avec la tradition et les siècles passés. Un
architecte français, Anatole Kopp (1915-1990) s’est passionné pour l’impact de la révolution
russe d’Octobre 1917 en ce qui concerne l’architecture et l’urbanisme. Il a notamment écrit
un livre sur ce sujet, Ville et Révolution, paru en 1967.
Une nouvelle idée va apparaître à la suite de la révolution de 1917, celle qu’il faut
avant tout se soucier de rendre le bâtiment fonctionnel, utile, pratique pour ceux qui
l’utilisent, et que cela passe bien avant la volonté d’en jeter plein la vue, de faire une ode à la
grandeur. On appellera cette nouvelle idée, le fonctionnalisme. Ce mouvement sera
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minoritaire, car partout les autorités publiques vont se méfier d’un courant qui vient de
l’URSS : une architecture qu’elles qualifient de « bolchevique ». Dans les années 1920, toute
l’Europe va ainsi connaître la « Nouvelle architecture ». En France, ce sera « L’esprit
nouveau », en Hollande le groupe Stijl, en Allemagne le Bauhaus. Ils remettent en cause tout
l’héritage du passé. Des peintres aussi participent au mouvement. Ils sont méconnus encore
à l’époque, mais on trouve Chagall, Kandinski, Malevitch.
A la veille de la révolution, le capitalisme russe est en retard de plusieurs dizaines
d’années sur le capitalisme européen. Comme le dit Anatole Kopp, c’est « un pays où les
paysans vivaient dans des maisons de rondins, où la capitale était aux trois quarts construite
en bois, où les égouts et les canalisations d’eau étaient rarissimes, (…) et où l’agriculture
occupait 80% de la population ». « Dans les villes elles-mêmes d’ailleurs, dans les centres
industriels, les conditions de vie des familles ouvrières sont abominables, car la création
d’industries ne s’accompagne pas de la construction des logements et des équipements
collectifs nécessaires, aussi est-ce essentiellement dans les sous-sols des immeubles
bourgeois, dans les baraques des zones périphériques que se loge la main d’oeuvre frais
débarquée de la campagne quand ce n’est pas dans les asiles de nuit décrits par M. Gorki
dans les Bas-Fonds ou dans d’immenses casernes édifiées par certains industriels comme par
exemple Putilov à Saint-Pétersbourg où les ouvriers et leurs familles vivent dans d’immenses
dortoirs pourvus de bat-flanc de prison en guise de mobilier ».
A cette situation dramatique, il va falloir ajouter les ravages de la Première guerre
mondiale auxquels s’ajouteront ceux de la guerre civile et de la guerre internationale menée
par les grandes puissances contre la jeune URSS : bilan, 20 millions de morts, une industrie
lourde qui ne produit plus en 1920 qu’un septième de ce qu’elle produisait en 1913.
Et malgré cet état des choses matériellement catastrophique, une jeune génération
d’architectes va s’enthousiasmer pour la révolution sociale, pour les idées nouvelles, et va
vouloir se mettre à construire – alors que c’est quasiment impossible – les débuts d’un
monde nouveau.
« Alexandra Kollontaï, explique Anatole Kopp, membre du Comité central du parti
bolchevique, parlait de l’amour libre et des enfants qui ne seraient plus “ni les tiens, ni les
miens, mais les nôtres, ceux de la société tout entière”. Et l’architecture nouvelle, l’urbanisme
nouveau, c’était à cette vision sociale qu’ils étaient adaptés. S’il ne devait plus y avoir de
famille au sens traditionnel du terme, l’appartement familial était une forme d’habitat
révolu. Si l’alimentation collective devait libérer les femmes des tâches quotidiennes, alors la
cuisine individuelle n’avait plus de sens et comme l’avait déjà décrit Fourier au 19ème siècle,
c’étaient de vastes salles à manger collectives, d’immenses cuisines-laboratoires qui devaient
être édifiées sur l’ensemble du pays ».
De son côté, le grand poète Vladimir Maïakovski lance le quadruple mot d’ordre : « A
bas votre amour », « A bas votre art », « A bas votre régime », « A bas votre religion ».
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LES MESURES D’URGENCE DE LA REVOLUTION RUSSE
La première mesure que prend le nouveau régime s’attaque à la racine du mal
concernant le logement et l’urbanisme : la propriété privée. Le 19 février 1918, moins de
quatre mois après Octobre, est promulgué le décret du Comité exécutif panrusse qui décide
la socialisation du sol : « Article premier : tous les droits de propriété sur le sol, le sous-sol, les
eaux, les forêts et les forces vives de la nature dans les limites de la république fédérative des
soviets de Russie sont abolis à tout jamais. Article 2 : Le sol sans aucun rachat (ouvert ou
caché) est mis, à partir de ce jour, à la disposition de la population laborieuse ».
Pour Anatole Kopp, « ce sont ces textes qui arrachent définitivement le
développement des villes soviétiques à la spontanéité apparente de leur croissance
antérieure qui ne recouvrait rien d’autre que des intérêts privés, ce sont eux qui permettent
d’aborder l’aménagement et la planification des villes dans l’intérêt du plus grand nombre.
(…) Dans ce but, le 9 mai 1918 est créé par un décret des Commissaires du peuple un Comité
des constructions de l’Etat (…) et un service de la Planification des villes et des centres
habités ».
Sous cette autorité, derrière laquelle les soviets sont encore vivants, vont apparaître
quelques ébauches de programmes tout à fait nouveaux. On utilise des hangars, des églises
à l’abandon, pour inaugurer ce qu’on appelle des clubs ouvriers. On s’empare des anciennes
résidences de banlieue de la noblesse pour créer les premières maisons de repos pour les
travailleurs, on édifie aussi quelques monuments qui commémorent les journées
révolutionnaires.
Mais ces efforts sont produits dans un contexte de misère totale, nous l’avons dit. On
est encore loin de pouvoir même imaginer une architecture elle-même nouvelle. On se
contente de reprendre les formes du passé, même si on veut y insuffler des idées totalement
nouvelles.
Surtout, le plus urgent, c’est de loger les travailleurs d’une manière moins éhontée.
Aussi, on va reprendre les idées exprimées par Engels un demi-siècle plus tôt. « Les mesures
d’urgence furent simples, mais radicales, écrit Kopp. Les ménages ouvriers évacuèrent leurs
taudis et furent installés dans les hôtels particuliers et les appartements précédemment
occupés par la bourgeoisie. Les loyers furent calculés sur la base des salaires, l’équipement
domestique et le mobilier réquisitionnés, distribués aux mal logés ».
Tout ceci ne peut évidemment être que provisoire. Mais dans l’immédiat, on ne peut
quasiment rien faire d’autre. « Comment aurait-on pu parler d’urbanisme dans un pays où en
1913 la population urbaine ne représentait que 17,6% de la population totale ; où sur 700
villes de grande ou moyenne importance, on n’en trouvait que 215 qui possédaient un réseau
d’adduction d’eau auquel 90% des édifices n’étaient pas raccordés ; où seules 23 villes
avaient le tout-à-l’égout limité d’ailleurs aux quartiers centraux ; où les plans de villes
n’avaient d’autre fonction que d’enregistrer la croissance anarchique de la construction ; où il
n’existait pour ainsi dire pas de spécialistes de ces problèmes ni aucun établissement
d’enseignement pour en former ? (…) Cette science, à peine naissante en Occident,
inexistante en Russie, est devenue une nécessité du jour au lendemain ».
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Le problème est là : dans une gigantesque contradiction, c’est dans ce pays arriéré et
qui n’en a guère les moyens que se pose non seulement la question, mais l’envie magnifique
de vouloir créer les édifices qui correspondent à une vie nouvelle, socialiste, un stade
supérieur à tous points de vue à celui de la vie sous le capitalisme.
Car, comme l’avait écrit Engels dans La question du logement, « ce n’est pas la
solution de la question du logement qui résout du même coup la question sociale, mais bien
la solution de la question sociale, c’est-à-dire l’abolition du mode de production capitaliste,
qui rendra possible celle de la question du logement ».
Pour Engels, la chose est évidente : l’abolition du mode de production capitaliste
s’envisage là où l’économie capitaliste est déjà là, bien présente, et où son développement a
déjà entièrement mûri. Non seulement ce n’est pas le cas de la Russie, mais il va falloir déjà
remonter la pente des années de guerre et de guerre civile.
Malgré cette situation plutôt folle, dès le début des années 1920, quelques
réalisations ouvrent la voie sur le plan de l’architecture. C’est la cité-jardin Sokol (1923-1925)
et Doukstoï (1924-1925) à Moscou ; c’est la rue des tracteurs (1925-1928) à Leningrad.
Nouveautés : on abandonne l’idée de la rue en forme de couloir où l’on ne fait que passer,
on développe le jardin intérieur au quartier, et apparaissent quelques premiers équipements
collectifs.
On a encore cette construction symbolique, censée représenter l’esprit de la
Troisième Internationale, la Tour de Tatline. « A l’intérieur d’une spirale plus haute que la
31
tour Eiffel et supportée par une structure complexe, trois volumes étaient suspendus par des
câbles d’acier : un cube, une pyramide, un cylindre. La spirale, nous dit Anatole Kopp,
représentait la “ligne du mouvement de l’humanité libérée”. »
Mais un détail doit être précisé. Même si l’heure du temps est à la révolution, même
si les jeunes architectes de la toute jeune URSS vont bientôt devenir le centre culturel de
l’architecture au niveau mondial, les anciens architectes, les anciens responsables de
l’urbanisme, eux, sont toujours là, en place. Ils sont silencieux. Ils ne participeront pas du
tout aux débats et à la vie intellectuelle qui va éclore dans ce domaine comme dans les
autres.
« Jusqu’après la guerre de 1939-1945, les partisans inavoués du retour au classique se
maintiendront aux postes officiels et sans jamais participer aux discussions théoriques
(souvent confuses) qui émailleront les années vingt, ils useront toujours de leur influence
pour favoriser une architecture qui pour eux est « inégalable et insurpassable » et vivront
assez vieux pour assister au triomphe – provisoire – de leurs idées ». Ils sont là, et l’on verra
qu’au moment où il le voudra, le régime devenu stalinien saura les utiliser pour faire place
nette, et remettre l’architecture et l’urbanisme entre les mains de Staline, comme tout le
reste.
1925-1932 L’ARCHITECTURE DES TEMPS NOUVEAUX
C’est en 1925, lors de l’exposition des Arts décoratifs qui se tient alors à Paris, que le
mouvement soviétique en architecture est vu, reconnu et applaudi, par des architectes du
monde entier. L’URSS vient alors à peine d’être reconnue par la France. L’idée du Comité qui
dirige l’exposition soviétique est la suivante : « Nous devons donner une idée de ce qu’est
notre nouveau mode de vie soviétique : opposer à la richesse et au luxe des autres pays, la
fraîcheur et l’originalité de la création artistique de notre époque révolutionnaire (…) C’est en
effet notre révolution qui a accentué cette idée que l’art doit avant toute chose incarner la
vie réelle, qu’il doit construire la réalité et que la vraie beauté consiste dans l’adaptation de
l’objet à sa destination ».
32
C’est le pavillon de Melnikov. Il fait sensation, car il est le seul réellement moderniste.
Il ne s’agit pas, comme ailleurs, de présenter des marchandises, qui d’ailleurs n’existent pas,
mais de présenter la révolution elle-même. Melnikov utilise le bois à l’extrême limite des
connaissances techniques de l’époque, et ne le cache pas sous du plâtre, du staff ou des
dorures, comme le font les autres pavillons de l’exposition.
Les années 1925 à 1932 sont celles où l’architecture soviétique va innover, inventer,
créer, rayonner. Pourtant, si l’on regarde cette fois non plus du côté de l’architecture et des
arts, mais du côté politique, on observe alors un mouvement inverse : la révolution reflue,
recule, sur le plan international comme à l’intérieur, nous allons en dire quelques mots.
Seulement voilà, si reflux de la révolution il y a, et remplacement de celle-ci par une forme
de conservatisme national, ce reflux va être opéré au nom même de la révolution et du
socialisme, pour mieux réussir. Il n’est pas question de renier le marxisme ou l’oeuvre de
Lénine. Mais au nom d’un soi-disant marxisme, au nom de Lénine, on va prendre des
tournants qui les renient en réalité.
En janvier 1924, Lénine, malade depuis un moment, décède. Se met alors en place au
pouvoir un regroupement de trois hommes pourtant très différents, Staline, Kamenev,
Zinoviev : ils ont en commun de se méfier ou de jalouser Trotski, farouche partisan de la
poursuite de la révolution. Sur le plan international, l’année précédente de 1923 a été
marquée par un nouvel échec de la révolution allemande. Or, l’Allemagne était l’espoir des
révolutionnaires russes, elle représentait un capitalisme des plus avancés, qui viendrait
immanquablement en aide à l’URSS meurtrie.
Se servant opportunément de la mort de Lénine, Staline va lancer le recrutement de
200 000 nouveaux adhérents au parti, - la promotion Lénine - ce qui va contribuer à faire du
parti une masse malléable et peu au fait des idées théoriques du socialisme. Puis, toujours
en 1924, un tournant théorique considérable est pris : c’est le programme du socialisme
33
dans un seul pays. Une idée qui était une hérésie pour tout le parti bolchevique d’avant
1917.
C’est une manière de dire aux bourgeoisies du monde : soyez tranquilles, nous ne
cherchons plus à étendre la révolution. Il s’en suivra l’échec de la révolution chinoise en
1927. Cette année-là, Trotski est exclu du parti, puis déporté à Alma Ata. C’est le début
d’une vague de déportation de milliers d’opposants qui ont tenté de résister à Staline. En
1928, c’est l’industrialisation et la collectivisation forcée. En 1930, le parti n’est plus qu’un
appareil obéissant et bureaucratique, qui a en charge le contrôle de la société.
Mais tous ces évènements sont chaque fois présentés comme d’immenses succès du
socialisme, obtenus avec le soutien le plus total de la population et des soviets. Tous ceux
qui osent discuter, douter, critiquer, sont accusés de trahison, avec, depuis fin 1923, un
qualificatif nouveau fabriqué par Staline : trotskiste ! Ce terme deviendra progressivement
un moyen d’indiquer une idéologie qui serait opposée à celle de Lénine, et finalement une
insulte. Le mensonge et la falsification sont devenues des fondements dans le
fonctionnement de l’URSS.
On l’aura compris, il y a donc eu un décalage dans le temps de quelques années entre
la prise en mains bureaucratique par Staline de la vie politique, qui commence dès la fin
1923, et la mise au pas des architectes, des urbanistes et autres courants artistiques, qui
surgira plutôt autour de 1930. Les années 1925-1932 de cette architecture nouvelle
soviétique sont donc une sorte de miracle, d’autant plus précieux.
En 1925, on ressent une sensible amélioration des conditions de vie, c’est le fruit de
la NEP, Nouvelle politique économique qui avait été mise en place en 1921. Mais l’existence
quotidienne reste très dure, d’autant que l’industrialisation fait passer au second plan les
biens de consommation.
1925, c’est aussi l’année où une toute nouvelle génération d’étudiants architectes
viennent d’achever des études d’un nouveau genre. Deux professeurs, Ladovski et
Dokoutchaïev, ont introduit des méthodes complètement nouvelles dans leur
enseignement ; au lieu d’un cours didactique, ils en ont fait une série d’expériences qui
orientent l’élève vers la recherche personnelle et la découverte. Leurs méthodes seront
ensuite reprises dans les écoles d’architecture américaines.
Un groupe d’architectes met en place une revue de combat pour une architecture
nouvelle. Elle va regrouper autour d’eux de nombreux architectes européens, comme Victor
Bourgeois à Bruxelles, Hannes Meyer et Mies van der Rohe du Bauhaus de Dessau, André
Lurçat et Robert Mallet-Stevens à Paris, Hans Wittmer à Bâle. C’est aussi ce groupe qui
innove en introduisant dans la pratique professionnelle l’enquête auprès des usagers, ou
auprès de futurs usagers.
En lien avec eux également, l’architecte franco-suisse Le Corbusier recevra une
commande publique de l’Etat soviétique pour édifier à Moscou l’immeuble Centrosoyouz qui
hébergera le ministère de l’Industrie légère (1928-1936).
34
L’une des idées essentielles de tous ceux qui croient en la possibilité de changer le
monde, c’est celle qu’il est indispensable de commencer par libérer la femme, la moitié de
l’humanité. A la Conférence des travailleurs moscovites sans parti, en 1919, Lénine n’avait-il
pas dit : « Nous créerons des institutions modèles, des cantines, des crèches qui libéreront la
femme des soucis domestiques ». Libérer la femme, assurer aussi l’éducation de tous, sortir
la grande masse d’un peuple agraire, pénétré par les superstitions, noyé dans l’alcool, telles
étaient donc les premiers pas nécessaires pour une vie nouvelle.
Mais ces idées vont se heurter à la dure réalité matérielle. Les chiffres disent que
chaque habitant de Moscou ne dispose que d’une surface de 5,2 mètres carrés pour se
loger, 6,3 en banlieue. Devant une telle difficulté, certains architectes décident
d’abandonner purement et simplement l’idée de construire pour aider à la transformation
de la nature humaine. C’est le cas de Iouri Larine. D’autres, au contraire, pensent qu’il ne
faut pas attendre : « Il faut dès maintenant créer les conditions nécessaires à la naissance de
cet homme d’un type nouveau, car, écrit Anatole Kopp, c’est de lui, de son goût du travail, de
sa conscience professionnelle comme de sa conscience de classe, de son absence de préjugés
comme de sa culture que dépendent en définitive l’élévation du niveau de vie et le passage à
une économie de type supérieur ».
Deux types de bâtiments vont être travaillés par la jeune génération : le club et le
logement. Le club, nous l’avons vu, est mis en place dès les lendemains de la révolution, que
ce soit par une organisation syndicale ou politique, le plus souvent par des groupes locaux.
Ce club correspond à une conception de la culture qui n’est plus celle d’une élite, mais qui se
veut celle de la masse. L’idée est que toutes les catégories d’âge des travailleurs peuvent y
trouver repos et détente après la journée de travail.
Les premiers clubs sont conçus autour d’une salle de spectacle : une troupe pouvant
y présenter son répertoire devant les spectateurs. Mais très vite, les architectes jugent qu’ils
seront en fait trop passifs. Le club est alors conçu pour permettre l’autoproduction. La scène
doit pouvoir s’ouvrir à de nombreux groupes amateurs. Et il faut donc innover en
architecture, concevoir une souplesse dans l’agencement des salles. C’est ainsi que Melnikov
réalise le club de l’usine Kaoutchouk. Il est muni de cloisonnements mobiles très ingénieux,
qui permettent de transformer les volumes et de les adapter aux besoins.
35
Club Roussakov (Moscou), Melnikov
Puis, à partir de 1928, une nouvelle mutation a lieu dans l’architecture du club. C’est
le contenu même qui est remis en cause, par Leonidov entre autres. La salle de spectacle
disparaît complètement, pour être remplacée par un programme complexe d’équipements
culturels. C’est le « club d’un type social nouveau » où le travailleur sera lui-même créateur.
Cette nouvelle vague ne restera qu’à l’état de projets. Mais les idées, elles,
subsistent. Et c’est même de ces idées que sont nées, dans la France des années 1960-1970,
les Maisons de la culture, à destination cette fois de la jeunesse.
Mais le gros problème, le problème insoluble pour les architectes qui embrassent la
révolution, c’est le logement. Donner à chaque famille un appartement classique s’avère, de
toute évidence, totalement impossible. Alors, dans un premier temps, on va attribuer ces
appartements conçus pour une famille à un groupe de plusieurs familles : chacune occupe
une pièce, et la cuisine et les locaux sanitaires sont partagés collectivement.
36
On va chercher à baisser le prix de construction des logements. Pour cela, certains
architectes imaginent de réduire fortement la surface attribuée à chaque famille, pour
pouvoir fournir une série de services et d’équipements collectifs qui vont tout de même
compenser les économies des surfaces des cellules d’habitation. On calcule qu’on peut ainsi
faire une économie de 10%. Et si l’on travaille à réduire cette fois la hauteur des parties
communes et des locaux annexes, on obtiendrait une économie supplémentaire de 15%
L’architecte Guinzbourg présente un projet d’immeuble où l’étage supérieur
comprend une cantine, une bibliothèque, un club et une salle de réunion. Le rez-dechaussée
est consacré aux enfants : école maternelle, jardin d’enfants. Les cellules
d’habitation sont sur deux niveaux ; elles peuvent être occupées par une grande famille, ou,
après une légère transformation, être divisées en trois petits appartements séparés.
Dans un projet des frères Vesnine pour 1100 habitants, les cellules d’habitation
descendent à 15 mètres carrés pour une famille, 8 pour un célibataire. Dans le projet de
Kouzmine, il y a cette fois des dortoirs de six personnes, les hommes d’un côté, les femmes
de l’autre ; et ils ne se retrouvent dans des chambres de deux personnes que pour un
nombre de nuits réglementé.
Bref, les architectes s’arrachent les cheveux. Mais leurs projets gardent le souci de
rester humains. Surtout, ils sont considérés comme des solutions tout à fait provisoires. Or,
un pas va être franchi par certains, qui vont proposer non pas quelque chose de provisoire,
mais une prétendue solution définitive : c’est la maison commune super-collectiviste.
Nul ne sait si cette idée, une fois que les blanchisseries, les réfectoires facultatifs, etc.
avaient réellement existé, quel aurait été l’accueil de telles maisons par la population, et si
une collectivisation de certaines activités aurait pu se produire avec un vrai consentement.
Mais l’infrastructure n’existait pas. Et les tentatives de réaliser ce qui n’est plus une utopie,
mais une folie, va voir une réaction de la population. Une fois mis dans ces maisons
communes, chacun se dépêche, avec les moyens du bord, à modifier les agencements, pour
faire en sorte que l’on se rapproche de ce qu’est la maison, au sens habituel du terme.
En 1928, deux courants vont s’affronter parmi les urbanistes, au sujet donc de la
conception de la ville elle-même dans son ensemble. D’un côté, ceux qui reprennent l’idée
de la maison-commune. Sabsovitch s’y accroche et ses projets descendent à 5 mètres carrés
la cellule individuelle. Tout habitant de la ville aurait droit à une telle cellule. S’il veut
constituer une cellule familiale, il suffit d’ouvrir la porte de communication, ou la cloison
mobile, prévue entre chaque cellule. Pour divorcer, on ferme la porte. Et si l’on est vraiment
arriéré au point de ne pas avoir confiance dans les institutions de l’Etat pour qu’il éduque les
enfants, et qu’on veuille garder les siens avec soi, on ouvre une troisième porte, et cela vous
donne une sorte de « trois pièces » : 15 mètres carrés !
L’autre courant n’est pas plus attrayant. On les appelle les « désurbanistes », car ils
préconisent de ne plus créer de villes, mais au contraire d’éclater tous les logements à la
campagne. Le Corbusier, qui est alors à Moscou, est stupéfait. Voici ce qu’il dit de cette
vision : « Donc on brisera la ville en mille morceaux. Et, éparpillées, au large, dans la
campagne, dans la forêt, dans les prairies, les maisons seront en pleine nature. L’homme
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aura retrouvé les origines de son harmonie (…) On créera les routes qu’il faudra pour
conduire à toutes les maisons dispersées partout. Et chacun aura son auto ». Le pire, c’est
que les partisans de cette solution se croient persuadés de régler ainsi la question posée plus
tôt par Engels qui est de la suppression des inégalités entre la ville et la campagne. Ce qui
était pour Engels le fruit et le résultat d’un très long travail de transformation devient là un
vulgaire outil imposé en urgence soi-disant au service du socialisme.
On le voit, et c’est important de nous y arrêter un instant, la période révolutionnaire
n’est pas exemple de dangers. La porte ouverte aux utopies peut voir s’y engouffrer
l’extraordinairement beau mais aussi le pire. Et bien sûr, cela se fera encore au nom du
progrès et du bonheur humain. En voici un autre exemple, dans un tout autre domaine.
Maïakovski dénonce l’attitude profondément petite bourgeoise camouflée dans un
langage soi-disant prolétarien, qu’utilisent les jeunes ouvriers sans conscience pour séduire,
en particulier les filles des nepmen enrichis. A côté de ceux qui ont été les héros des
barricades, de ceux qui partent construire l’avenir jusqu’en Sibérie, il y a ceux qui perpétuent
le passé dans le présent. Ainsi, Vania, ouvrier monteur, le coq de village et qui pour faire
parisien se fait appeler Jean. Il séduit la petite Maroussia avec des mots empruntés au
vocabulaire nouveau : « Quel préjugé petit-bourgeois, qui dit-il, que de vouloir garder sa
virginité ». Après quoi il l’abandonnera au bout de quinze jours.
A partir de 1927-1928, c’est tout un chapelet de villes nouvelles qui s’ajoute sur la
carte de l’URSS : Magnitogorsk, Djerzinsk, Berezniki, Khibinogorsk, Komsomolsk-sur-Amour,
Karaganda, etc. Et bien entendu, le régime ne reprend quasiment rien des projets des jeunes
architectes. Dans son projet Magnitogorsk – ville socialiste, Leonidov avait rêvé à des
ascenseurs rapides au sein des tours, mais ils n’existent alors qu’aux Etats-Unis. Il avait
dessiné un palais de la culture comme un quartier entier, où s’interpénètrent espaces
extérieurs et intérieurs, où de vastes zones sont plantées et protégées par des structures
légères et transparentes, où même des écrans de télévision géants -alors inexistantsdevaient
apporter la culture du monde à chacun.
Un point positif, cependant, ces villes sont construites selon une concertation, avec
un plan, une coordination. « Elles sont (…), nous dit Anatole Kopp, à l’inverse des villes
capitalistes, le résultat d’un effort planifié qui prouve incontestablement qu’un plan même
discutable est préférable à la croissance anarchique et spontanée fondée sur le profit et la
spéculation foncière ».
A l’approche de l’année 1930, on va voir le parti s’immiscer avec autorité dans les
débats entre architectes. Il le fait avec brutalité et toujours en arguant de la justesse
marxiste de son point de vue. Il met fin au débat entre urbanistes et « désurbanistes », avec
cette mise au point : « Le Parti combattra résolument aussi bien les opportunistes de droite
qui nous tirent en arrière et essayent de freiner notre effort de construction que les phraseurs
“gauchistes” qui ne tiennent pas compte des conditions de la période actuelle et qui, dans les
faits, aident les droitiers ».
Ne pouvant tolérer maintenant que subsiste une aire de libre discussion, l’Etat et le
parti vont s’attaquer aux modernistes, et tout particulièrement en visant le plus rigoureux et
38
le plus prolifique, Leonidov. Ivan Leonidov est né en 1902 dans un village russe ; il a d’abord
été travailler sur les chantiers navals de Saint Pétersbourg. Là, on a remarqué ses qualités en
dessin, et on l’a envoyé à Moscou, où il a fini par s’orienter en architecture. Il ne sort donc
pas du tout de ce petit monde plutôt favorisé.
L’attaque qui le vise, et vise à travers lui à faire taire toute liberté de parole dans le
monde de l’urbanisme et de l’architecture, cette attaque est menée par ces anciens
architectes dont nous avions parlé, et qui étaient en place avant la révolution. Ce groupe se
dit « prolétarien », et prétend se battre pour un « art prolétarien ». En guise d’argument,
nous dit Anatole Kopp, ils font appel à l’injure, à la calomnie, et « en guise d’“idéologie” à un
marxisme-léninisme vulgaire et mécanique qui réduit toute une philosophie à quelques
citations. Dans tous les domaines de l’art, ils pourchassent la pensée créatrice, la recherche,
l’originalité ». Leonidov sera publiquement accusé de sabotage. Il ne s’en remettra pas. Et il
n’y aura plus d’architecture moderne en URSS, si ce n’est un vague sursaut superficiel aprèsguerre,
dans les années 1955-1960.
Voici, pour conclure, cet extrait d’un texte officiel : « Un document décisif dans le
domaine de la réorganisation du front de l’architecture sera la décision du comité central “au
sujet du plan général de la reconstruction de la ville de Moscou ” (1935) que le peuple a, à
juste titre, appelé le plan stalinien. (…) Ce plan établi à l’initiative et sous la direction du
camarade J. V. Staline a ouvert une nouvelle époque dans le développement de l’architecture
et de l’urbanisme. » En fait d’architecture soviétique, on va tout droit vers le culte de la
personnalité pour Staline.
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SUR LES REUSSITES DU CAPITALISME
LE PARIS BOURGEOIS DE HAUSSMANN 1853-1870
Les grands travaux d'Haussmann, réalisés sur la presque totalité de la durée du
Second Empire, peuvent être considérés comme une oeuvre révolutionnaire, au sens
bourgeois du terme. Si la jeune bourgeoisie commerçante du 18è siècle a mené une
révolution politique et sociale considérable, c'est sous le règne d'une bourgeoisie totalement
renouvelée, désormais dominée par l'industrie et la finance, que la révolution urbaine qui en
est la signature est lancée.
Paris, grande capitale européenne, étouffe en ce milieu du 19è siècle. A côté d'elle,
Londres fait figure de ville moderne, avec de grandes avenues, avec de nombreux et vastes
parcs. C'est que Londres a été largement rénovée, suite à un gigantesque incendie qui l'a
dévastée en 1666. Paris n'a jamais connu de grand incendie. Depuis toujours, la ville a été
corsetée par une muraille circulaire, qu'il a fallu rebâtir de plus en plus large au fil des
siècles.
Si la périphérie de la ville est construite selon des normes plus modernes, tout le
centre de la ville est resté identique à lui-même depuis le Moyen Âge. C'est un lacis de
petites rues, de ruelles mêmes, où les charrettes à cheval ne peuvent parfois pas passer. Les
habitants vivent en fait dans leur quartier, et ils ignorent les autres quartiers de la ville. Il est
d'ailleurs assez difficile de passer d'un quartier à l'autre, les avenues directes et larges étant
le plus souvent absentes.
La population ne cesse d'augmenter, en cette période de forte industrialisation. Et
c'est la population la plus pauvre, le petit peuple ouvrier de Paris qui s'entasse dans le
centre-ville. Il n'y a pas de système pour évacuer les eaux sales, qui sont le plus souvent
rejetées à la Seine. L'eau à tous les étages n'existe pas, ou est réservée à quelques
immeubles bourgeois.
Des épidémies, comme celle du choléra en 1832, sont récurrentes. L'idée de l'époque
est que l'air circule mal, et que les "miasmes", qu'on pense responsables des maladies, ne
sont pas évacués. Il faut donc faire circuler l'air, et permettre au soleil de mieux éclairer des
rues trop étroites. Et cette concentration populaire au centre de la capitale est aussi un
danger politique.
Aux soucis hygiénistes, s'en ajoutent d'autres, essentiels à cette époque d'essor
impressionnant de la bourgeoisie industrielle et financière. Le nouveau capitalisme accélère
le temps, car le temps est devenu de l'argent. Plus les transports sont rapides, plus les profits
peuvent augmenter. Mais Paris est bloqué. Il faudrait pouvoir relier, selon un axe nord-sud,
le groupe des gares du Nord et de l'Est, avec la gare de l'Ouest, l'actuelle Montparnasse. Il
faudrait que les Halles, qui sont le ventre de la ville, soient bien plus accessibles, pour qu'y
soient déversées les tonnes d'aliments qui arrivent en chemin de fer.
Un projet existe aussi, celui de relier toutes les gares entre elles, comme c'est le cas
dans d'autres grandes villes européennes. Mais là, c'est la population bourgeoise de Paris qui
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va s'y opposer : ces messieurs ne veulent pas que pénètrent dans leurs quartiers ces
locomotives qui font un bruit épouvantable et empoisonnent l'atmosphère.
Cela dit, il faut bien voir qu'avant les travaux d'Haussmann, il existe tout de même
une certaine coexistence sociale dans les immeubles : les bourgeois vivent au deuxième
étage, les fonctionnaires et les employés aux troisième et au quatrième, les petits employés
au cinquième, enfin les gens de maison, les étudiants et les pauvres tout en haut, sous les
combles. Même s’il y a un escalier de service pour le petit personnel, différentes classes
sociales se côtoient donc, d'une certaine manière, dans le même immeuble.
Un autre problème se pose, celui de relier les grands lieux du pouvoir. Un axe estouest,
qui relierait Le Louvre à l'Hôtel de Ville est dans les têtes depuis un moment. Enfin,
Paris a besoin de s'agrandir, d'avaler ceux qui seront les 9 nouveaux arrondissements, du
12ème au 20ème, et il faut donc, là encore, concevoir des axes qui relient les quartiers à
annexer.
Quelques travaux partiels ont lieu avant Haussmann. On était arrivé à la conclusion
que la seule solution était de procéder à des percées. Il faut commencer par ouvrir une
enquête d'utilité publique pour expropriations. Puis exproprier les personnes dont les
terrains et les immeubles vont être concernés. Il faut contourner ou répondre aux envois en
justice des personnes récalcitrantes. Puis il faut abattre, démolir tout ce qui se trouve sur
l'emplacement de la nouvelle voie, et peut-être un peu autour également. On ouvre ensuite
la nouvelle voie, et enfin on reconstruit de nouveaux bâtiments, en particulier en façade des
nouvelles avenues ou boulevards.
Il faut bien voir qu'il n'est pas évident ni facile de procéder à de tels
bouleversements, qui touchent profondément à la propriété privée, à l'échelle de toute une
ville. Mais Haussmann va bénéficier d'une situation politique particulière en acceptant de se
mettre au service de napoléon III. C'est que nous sommes sous un régime autoritaire, et que
dans ces conditions, il est plus facile d'imposer, notamment aux nombreux propriétaires qui
vont être concernés, des règles et des obligations à la fois sur une grande échelle et durant
une longue période.
Si Londres a eu besoin d'un incendie, Paris aura eu besoin d'une forme de dictature
imposée par un coup d'Etat, pour pouvoir se moderniser. Comme quoi leur société, quand
elle est dirigée par des classes qui la dominent, semble bien avoir besoin que l'on détruise -
qu'on détruise les libertés, ou qu'on détruise la ville elle-même - pour pouvoir se rénover.
Haussmann n'est ni un ingénieur, ni un architecte. C'est un haut fonctionnaire, qui a
été d'abord sous-préfet, puis préfet, en diverses régions du pays. Dans toutes les villes où il
est passé, il a laissé derrière lui des actions de progrès, du gaz d'éclairage ici, un nouveau
parc ailleurs. Et c'est pour cela que Napoléon III le choisit. Lui-même a un peu connu des
villes comme Londres ou New York, où il a été impressionné par les grandes avenues et la
présence des parcs.
Napoléon III a aussi rédigé en 1844 un texte intitulé De l'extinction du paupérisme. Il
est influencé par des idées de l'époque, émises par des socialistes utopiques, fouriéristes,
41
saint simoniens, hygiénistes et autres chrétiens, qui rêvent d'obtenir de la grande finance
qu'elle se soucie de la condition ouvrière et use de ses moyens financiers et techniques pour
changer son sort. Il fera réaliser, parfois avec son propre argent, quelques logements sociaux
(cité Rochechouart, 86 logements).
Napoléon III donne donc comme mission à Haussmann de transformer Paris, d'en
faire une ville où circulent l'air, la lumière, l'eau, les gens et les marchandises. Mais
Haussmann, lui, n'a absolument que faire des ouvriers et du peuple de Paris. Il considère
juste que ce sont des classes dangereuses, que c'est là que naissent et se développent les
révolutionnaires, que leurs quartiers ne sont que des lieux d'insurrection. Et il va allègrement
les rayer de la carte.
Pendant près de 18 ans, les équipes municipales autour de Haussmann vont faire
travailler 80 000 ouvriers, qui vont ouvrir 64 kilomètres de voies nouvelles, construire 40 000
immeubles, percer 600 kilomètres d'égouts, créer 80 squares, planter 80 000 arbres. On
estime que les travaux ont attiré près de 400 000 travailleurs sans formation, en général des
paysans, à qui on ne demandait que d'être sérieux, travailleur, avec des bras forts pour
manier la pelle et la pioche, et qu'on voit, sur les gravures de l'époque, ouvriers haut
perchés, sans protection, sur des murs branlants.
Le travail de Haussmann est systématique. On profite de l'ouverture d'une voie pour
creuser et installer un réseau d'égouts et un autre qui apporte l'eau potable. On essaye de
résoudre les problèmes de circulation en même temps que ceux du contrôle de la ville par
les forces de répression. Le résultat sera impressionnant. Paris est une ville qui a réussi à
devenir moderne, à pouvoir s'adapter aux prochaines évolutions, comme l'arrivée de
l'automobile. En même temps, elle a conservé des quartiers anciens, des églises, palais et
des lieux de pouvoir. Et ces monuments de prestige sont mis en valeur par la disposition des
nouvelles avenues.
Les places, enfin ne sont plus des lieux où s'exprime la grandeur du pouvoir (Place
des Vosges, Place Dauphine), mais des connexions qui permettent de relier les grands axes
pour en faire un réseau de communications, qui permet de relier facilement les différents
quartiers.
C'est en fait une ville bourgeoise qu'Haussmann bâtit ou rebâtit. Il s'agit entre autres
de réaliser le rêve bourgeois de pouvoir revenir habiter le centre de la ville. Tous les
immeubles sont bâtis selon le même modèle. Et le modèle que veulent les bourgeois de
l'époque, c'est la configuration des appartements selon le modèle de l'aristocratie. Le long
de la façade qui donne sur rue, il y a une enfilade des grandes salles, salon, salle à manger,
etc, qui communiquent directement de l'une à l'autre par une série de portes qui se font
face en enfilade. Il n'y a ni couloir ni corridor. C'est la même disposition qu'on avait dans les
hôtels particuliers ou même les châteaux. Et à l'arrière, donnant sur la cour, se trouvent des
espaces de service, cuisine, lieux de travail des domestiques.
Selon certaines études, dans les quartiers ouvriers du centre, les travaux vont
supprimer 57 rues ou passages, 2227 maisons sont démolies, et 25 000 habitants, presque
tous ouvriers, sont obligés de partir, émigration forcée, vers la périphérie de Paris. Comble
42
de l'opération : les constructeurs vont récupérer les matériaux issus de ces démolitions pour
aller bâtir en périphérie, dans l'actuel 18è arrondissement par exemple, de nouveaux
logements destinés aux ouvriers. Dans ces appartements, on peut s'en rendre compte
lorsque l'on procède au percement des murs : selon les endroits, la perceuse va sortir de la
craie blanche, de la brique rouge, du charbon noir, ou se heurter à une ferraille.
La population va ainsi être déportée vers les faubourgs du Temple, Saint Antoine, ou
ce qui était alors la banlieue : les communes de Belleville, Ménilmontant, Charonne, Ternes,
Montrouge, Vaugirard, Grenelle. Les belles idées de Napoléon ont donc été totalement
balayées, dans la pratique. La cohabitation dont nous avons parlé, qui pouvait encore exister
entre divers milieux sociaux, va en grande partie disparaître partout où les grands travaux
ont lieu. Les rénovations entraînent une hausse des loyers telle qu'elle contraint les familles
pauvres à rejoindre les périphéries.
Et le résultat en est un déséquilibre qui s'établit, une ségrégation sociale qui se
concrétise, entre l'Ouest riche et l'Est qu’on dira ensuite « défavorisé ». Là encore, ce
découpage est loin d'être un fruit du hasard. Si les ouvriers et leurs usines sont situés dans
l'Est, cela mettra à l'abri des pollutions les quartiers ouest (qui viennent aussi du chauffage
des logements), puisque les vents viennent de là. C'est tout juste si Haussmann va se soucier
d'aménager le bois de Vincennes, pour que les ouvriers aient un lieu de promenade, pendant
que les bourgeois disposent de leur bois de Boulogne.
Le Centre de Paris est entièrement dédié au pouvoir et à ses organismes : les
quartiers médiévaux sont remplacés par l'Hôtel-Dieu, la caserne de la Cité - devenue
aujourd'hui la préfecture de police de Paris -, le Tribunal de commerce. Chaque
arrondissement reçoit sa mairie.
Haussmann va imposer des règles concernant les façades des immeubles, et ces
règles vont donner de fait à tout Paris une impression d'ensemble assez harmonieux. Une
certaine liberté dans les décorations et les proportions est laissée, qui évite la monotonie.
Parmi les règles générales à observer, nombreuses, les façades sur rue doivent être
faites de pierre de taille. Le deuxième étage doit être "noble", avec un deux balcons. Les
balcons doivent être filants, c'est à dire se suivre en enfilade sur une ligne horizontale de
même niveau pour tout le bloc d'immeubles. Les troisième et quatrième étage restent dans
le même style mais avec des encadrements de fenêtres moins riches. Le règlement de 1859
permet de monter la façade à 20 mètres dans les rues de 20 mètres de large. Les maisons
mitoyennes doivent avoir "les mêmes hauteurs d'étage et les mêmes lignes principales de
façade". Le 5è étage est avec balcon filant, mais sans décoration. Enfin, au 5è étage, où se
trouvent les combles, il faut respecter une inclinaison de 45 degrés, dans le but d'aider à ce
que les rayons du soleil puissent pénétrer plus profondément au fond de la rue.
43
Le boulevard Haussmann, à Paris
Haussmann, en fin, investit les quartiers ouest de Paris. Là, il établit plusieurs records.
Il y a la largeur de l'avenue Foch, qui va mesurer près de 120 mètres de large, avec ses
contre-allées monumentales. Il y aura la place de l'Etoile qui va voir converger sur elles 12
avenues disposées en étoile. Rien de ce genre, par contre, dans les quartiers Est de la
capitale.
On a souvent souligné dans l’oeuvre d’Haussmann l’aspect policier et répressif. Il est
certes présent, mais il faut lui garder sa place. Il serait faux d'en faire l'élément principal.
Certes, à l'époque, des propriétaires eux-mêmes, qui voulaient voir mis en valeur leurs
propriétés ou leur quartier, réclamaient des voies plus larges et droites, de manière à
faciliter les déplacements de la troupe. Gouvernants et notables ont tous en mémoire les
chocs des révolutions, toutes parties du centre de Paris, en 1789, 1830, 1848.
Il est assez certain que le percement du boulevard Sébastopol devait aussi servir à
contrôler ce quartier d'émeutes, de barricades, en y perçant une large voie centrale. Autre
lieu stratégique : le canal Saint Martin, derrière lequel le peuple pouvait se réfugier face à
l'arrivée de l'infanterie. Il va donc être en grande partie recouvert. Haussmann écrit dans ses
Mémoires : "Le boulevard Richard Lenoir que je projetais au-dessus du canal couvert devait
substituer au moyen de défense que le canal offrait aux émeutiers, une nouvelle voie d'accès
dans le centre habituel de leurs manifestations". Le boulevard Voltaire, enfin, devait servir à
la cavalerie pour arriver dans le centre de Paris depuis Vincennes.
44
Mais s'il faut retenir une idée fondamentale dans les choix de Haussmann, c'est bien
dans le contrôle social de la capitale qu'il faut regarder. Il s'agit d'expulser les pauvres du
centre de Paris, de reléguer les ouvriers dans les banlieues. Cette expulsion, cette émigration
forcée de l'intérieur, a été faite par la force sous le Second Empire. Elle se poursuivra
régulièrement jusqu'à nos jours par la force de l'argent.
LE FINANCEMENT DES TRAVAUX D'HAUSSMANN
Nous avons jusqu'ici laissé de côté la question du financement des travaux
d'Haussmann. Mais c'est une question d'importance. Comment a-t-on pu procéder pour
financer des travaux qui ont modifié 60% de la surface de la ville ? Une étude parue sur le
site HAL archives-ouvertes.fr (destiné au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques
de niveau recherche) nous donne une bonne partie des réponses (Le financement des
travaux d'Haussmann : un exemple pour les pays émergents ? Bernard Marchand).
On y apprend déjà qu'avant Haussmann, depuis trente ans, les dépenses d’entretien
de la ville étaient restées autour de 45 à 50 millions de francs de l'époque par an, alors que
la population a considérablement augmenté.
Haussmann va en fait construire successivement 3 réseaux de voies nouvelles. Le
premier (qui était prévu par la Convention nationale de 1793) comprenait l'axe nord-sud Bd
de Sébastopol Bd St Michel, et un axe est-ouest Rue de Rivoli (projeté par Napoléon 1er). Ce
réseau, construit entre 1851 et 1857 va coûter 29 000 F le mètre. C'est le plus cher, car nous
sommes au centre de la ville.
Le deuxième réseau, construit entre 1858 et 1868, doit relier le centre de la ville à sa
périphérie. Pour cela, l'Etat va verser 50 millions. Ce sera la seule somme provenant de
l'Etat, pour l'ensemble de tous les travaux. Le coût est là deux fois moins cher au mètre :
15 000 F le mètre.
Enfin, le troisième réseau sera le plus difficile à mettre en route sur le plan financier.
Il s'agissait cette fois de relier les communes nouvellement annexées à Paris. Le coût est
maintenant de 11 000 F le mètre.
Au total, ces réseaux vont coûter successivement 272 millions (pour moins de 10 km),
410 millions (27 km) et 300 millions (28 km), soit un montant global de 982 millions de francs
de l'époque. Le budget prévisionnel était de 1,1 milliard, mais le coût réel des travaux sera
de 2,5 milliards, un dépassement somme toute très classique.
Où trouver l'argent ? Haussmann refusait d'augmenter les taxes. Son idée était de
financer ses travaux en lançant des emprunts. Il comptait que les travaux terminés, les
affaires de la ville iraient en se développant, et que ce développement des affaires,
provoqué par ses constructions, permettrait de payer et les intérêts et le principal des
emprunts à rembourser.
45
Particularité de ces emprunts à l'époque d'Haussmann : ils sont d'une durée
impressionnante. Pour les grands financiers de l'époque, comme la banque orléaniste
menée par Rothschild, ce procédé semble une fuite en avant en laquelle ils n'ont pas
confiance. Et si le premier emprunt, de 600 millions, est facilement voté par le corps
législatif en 1855, les choses vont devenir progressivement plus difficiles par la suite. Le
deuxième emprunt, de 120 millions, est facilement obtenu en 1860, mais le troisième, de
265 millions, est voté avec difficulté, et le dernier, 400 millions, sera voté de justesse. Les
opposants, parmi lesquels il y a toujours eu les notables de province qui ne veulent pas
payer pour Paris, se sentent plus forts.
Pour contourner les difficultés, Haussmann va purement et simplement favoriser
l'apparition de banques nouvelles, qui lui sont plus favorables. C'est ainsi que sont mis en
place en 1852 le Crédit mobilier, avec les frères Pereire, puis le Crédit Foncier, qui regroupe
plusieurs petites banques foncières. C'est tout un nouveau secteur bancaire qui se met ainsi
en place, à côté de la banque traditionnelle.
Si aujourd'hui, les emprunts lancés par l'Etat semblent les plus sûrs aux yeux de ceux
qui les financent, à l'époque, en France tout du moins, c'est un peu l'inverse. La révolution
de 1789 est très liée à une situation où l'Etat était trop endetté. Aussi, le monde de la
finance n'aime pas voir ce type d'endettement devenir trop important. Haussmann va ainsi
avoir de plus en plus de difficulté pour lancer ses emprunts. Il trouvera une solution qui tient
un peu de la magouille financière, mais avec le couvert de Napoléon III.
Normalement, la ville ne pouvait emprunter qu'avec l'aval du Parlement. Pour
l'éviter, le système Haussmann fait faire les emprunts par des banques, surtout le Crédit
Foncier des frères Pereire. Formellement, ce sont les banques qui empruntent, mais derrière
elles, il y a bel et bien la garantie de la ville. C'est donc en fait illégal. Ce système est accepté
ou réussit à tromper le petit monde capitaliste jusque 1869, et offre au passage de jolis
cadeaux aux banques. En effet, elles empruntent à 4,5 ou 5% et prêtent ensuite ce qu'elles
ont emprunté à 6,15%.
Grâce aux expropriations, les frères Pereire achètent à bas prix des terrains au centre
de Paris : 380 F le mètre carré dans la zone Louvre-Rivoli, alors qu'il vaut 950 F le mètre carré
près de la Concorde. Les banques qui soutiennent Haussmann vont ainsi faire de gros
bénéfices.
Une fois l'argent emprunté, Haussmann s'en sert pour mener ses travaux. Il détruit
les vieux immeubles, dégage ses nouveaux axes, y installe tous les équipements, égouts, eau,
gaz. Puis il revend le nouveau terrain, qui a donc pris une forte valeur. Il le vend sous forme
de lots séparés à des promoteurs, qui se chargent de construire les immeubles, en tenant
compte du cahier des charges dont nous avons parlé plus haut. C'est donc eux qui vont
bénéficier de l'essentiel de la rente foncière qui a ainsi considérablement gonflé, lorsqu'une
fois bâtis, ces immeubles sont revendus ou loués.
Les prix du foncier dans Paris vont exploser : on observait, bien avant Haussmann,
une hausse de 104% déjà entre 1820 et 1845. On passe à 136% entre 1855 et 1880. Plus
généralement, les valeurs vont être multipliées entre 4 et 6 fois de 1820 à 1880. Les loyers
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suivent plus ou moins. Ainsi, le patrimoine immobilier voit sa richesse augmenter bien plus
vite, à cette époque, que les actions. Les épargnants sont donc incités à acheter des
immeubles, ce qui pousse à nouveau à la hausse du foncier.
D'une manière plus générale, ce que montre cet exemple des travaux d'Haussmann,
c'est que même lorsque ce sont des travaux publics qui financent une opération urbaine,
amenant une forte hausse de la rente foncière, celle-ci profite quand-même à des
propriétaires privés. C'est eux qui sont les principaux bénéficiaires de l'opération
immobilière ; les occupants, eux, s'ils bénéficient d'un meilleur confort, voient leur loyer
augmenter.
La première loi sur les expropriations, en 1841, ne permettait d'exproprier que la
surface de la nouvelle voie, ce qui était en faveur des propriétaires fonciers. Mais un décretloi
de 1852 va permettre d'exproprier la totalité de la parcelle concernée par les travaux.
Grâce à quoi, une fois les travaux finis, il reste des morceaux de terrain ou des matériaux non
utilisés qu'Haussmann peut revendre : la ville va ainsi récupérer 162 millions entre 1860 et
1864. De son côté, nous l'avons vu, l'Etat n'a apporté en tout et pour tout que 50 millions.
On est donc loin encore de couvrir les dépenses et de rembourser les emprunts.
Au total, Haussmann va laisser une dette considérable : "au moment de son départ, le
déficit des travaux était de 1,475 milliard de francs" (Bernard Marchand). Mais cette dette
aura un impact différent sera les périodes. Pendant la période des travaux, sous le second
Empire donc, il est peu important. Les taux et les délais des intérêts ont sans doute été fixés
de manière à reporter le plus important des effets au plus tard.
C'est effectivement après 1870, sous la Troisième République que la dette va coûter
cher aux habitants de la capitale. En 1898, Paris avait une dette de 4,9 milliards de francs-or.
A côté de quoi Londres portait une dette de 1 milliard de francs-or, Berlin 330 millions,
Amsterdam 200 millions, Tokyo 16 millions. Le service de la dette se chiffrait en moyenne à
120 F par habitant à Paris.
Arrivés à la Première Guerre mondiale, la dette n'est pas encore remboursée
pleinement. Elle ne le sera jamais en vrai. Du fait de cette guerre, des ruines qu'elle a
provoquées, les prix qui ont augmenté considérablement - les prix de gros sont multipliés
par 3,4 en 1918 -, le franc a donc perdu les trois quarts de sa valeur. Miracle, cette inflation
fait ainsi perdre l'essentiel de sa valeur à la partie de la dette qui reste encore due. Et c'est
ainsi que la ruine amenée par la guerre de 1914-1918 va enfin éteindre, vers 1920, la dette
laissée par Haussmann.
Une dictature et une guerre, voilà donc les conditions de base qui auront permis de
faire ce Paris bourgeois, la ville la plus visitée au monde.
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QUAND LE CAPITALISME PRETEND FAIRE UN HOMME NOUVEAU, BRASILIA 1960
Après avoir regardé de près ce qu’ont été les problèmes du logement et de
l’urbanisme en URSS, où de nombreuses villes nouvelles ont été édifiées, il est tentant de
regarder par comparaison ce qu’a été l’édification d’une ville capitaliste, Brasilia, la capitale
d’un pays important.
Surprise étonnante ! les idées, les hommes choisis, pour édifier cette ville hors de
terre, reprennent une grande part des idées et du langage que nous avons croisés dans
l’URSS révolutionnaire ou chez les socialistes des origines.
L’idée de déplacer la capitale du Brésil était très ancienne. Elle remontait au tout
début du 19ème siècle. Elle est réalisée en 1956 par le président Kubitschek, qui en avait fait
son programme électoral. Se jugeant en état de l’imposer aux élites du Sudeste, il décide de
monter une ville nouvelle de toutes pièces, et d’y transférer tout le personnel de la haute
administration depuis Rio de Janeiro, jugée trop insurrectionnelle et trop excentrée, à près
de 900 kilomètres de là. Kubitschek promet avec cette construction le développement
industriel du pays, jusque-là producteur de matières premières agricoles. Il veut faire d’une
Brasilia moderne la vitrine du pays, et un centre qui sera relié en étoile aux diverses régions
encore trop isolées.
Les capitales entièrement créées à un endroit nouveau sont rarissimes : on ne
compte guère que Saint-Pétersbourg, Washington, Canberra. Pour Brasilia, sont choisis
l’urbaniste Lucio Costa et l’architecte Oscar Niemeyer, connu pour être proche du Parti
communiste du Brésil. Il y a donc une opération idéologique dans ces choix. La nouvelle
capitale est inaugurée au bout de cinq années seulement, en avril 1960.
Avant Kubitschek, le Brésil avait connu une quasi dictature avec Vargas, qui avait
choisi lors de Seconde guerre de s’allier avec les puissances, Allemagne, Italie, opposées aux
Etats-Unis. Pour mieux raccrocher le Brésil au camp occidental, Kubitschek multiplie les
gestes envers les Etats-Unis. Et il s’est allié en même temps au PTB, parti des travailleurs
brésilien, affichant une volonté de lutter contre la misère, qu’il pense être la source des
idées communistes.
Le rapport final sur le projet retenu se félicite de ce que le Brésil est « la première
nation de l’histoire à baser la sélection du site de sa capitale sur des facteurs économiques et
scientifiques, aussi bien que sur des critères climatiques et esthétiques ». Brasilia est même
présentée comme un nouvel instrument de transformation sociale. Mieux qu’un projet
adapté au monde moderne, on en fait la base d’un avenir que l’on estime radieux, la base
d’un nouveau développement. Dans la bouche de Kubitschek, c’est « une ville modèle, belle
et monumentale, d’un urbanisme et d’une architecture novateurs, remplie de verdure, et
organisée selon des conceptions nouvelles de manière à proposer et garantir une meilleure
qualité du milieu urbain, sans pollution ni stress, où travailler et habiter seraient des
occupations compatibles. » Vous ajoutez juste le mot socialiste à un ou deux endroits, et l’on
se croit dans l’URSS de 1925 ! Il est évident que les concepteurs et les bâtisseurs y ont été
voir, et pas qu’un peu.
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Le plan de la ville évoque une forme d’avion, avec une partie centrale et deux
grandes ailes. Dans la partie centrale, on a regroupé tous les pouvoirs, c’est la démocratie
offerte au peuple comme une main ouverte… Dans les ailes, on a les zones d’habitation,
regroupées en quadras, avec une belle quantité d’arbres, pour que l’on s’y sente hors de la
ville. On a réfléchi à bien séparer la ville selon les types d’activité : production,
administration, logements, loisirs.
Les quartiers résidentiels étaient à l’origine composés d’immeubles d’habitation
collective, en barres, de taille homogène. Avec divers types d’appartements, ils étaient
censés regrouper les habitants des diverses origines sociales, pour leur permettre de
cohabiter et de partager les infrastructures communes à chaque quartier résidentiel :
garderies, églises, poste, école primaire, associations de voisinage, etc.
Niemeyer de nous dire fièrement (en 1988) : « l’architecture de Brasília est un succès
car les habitants aiment leur ville, surtout parce qu’ils peuvent voir leurs enfants se déplacer
en sécurité, jouer dans des jardins, parce qu’ils peuvent se déplacer facilement en voiture.
Elle fut planifiée pour toutes les classes sociales, les logements des classes populaires se
trouvant aux mêmes endroits que ceux des autres classes. »
Niemeyer dessine des appartements nouveaux : il veut rompre avec le logement de
la famille patriarcale. Il réduit l’espace social au seul living-room, il supprime le balcon, la
véranda, la copa – espace contigu à la cuisine – lieu de rencontre informelle, la mère
supervisant le repas, le père écoutant la radio ou lisant le journal, les enfants jouant. Il
dessine même des chambres de bonne tellement petites qu’il espère, nous dit-on, que les
propriétaires n’oseront pas les utiliser.
Brasilia serait donc la ville égalitaire, non pas dans le sens socialiste du terme, mais
un fruit réussi du capitalisme moderne. L’organisation de la ville devait prévenir la
discrimination sociale, et forcer à faire évoluer le mode de vie. On savait fort bien que cette
ville nouvelle attirerait ensuite des nouveaux migrants. On avait donc envisagé de les
répartir sur de nouvelles villes alentour.
Mais la construction, déjà, de la ville elle-même, est à des années-lumière de ces
belles idées. Tout le territoire du district fédéral est placé hors des lois, toute grève, tout
syndicat est interdit, le pouvoir est donné à une société, la Novacap, qui dispose d’une
police, et elle n’hésite pas à tirer, à tuer à bout portant. Il faut travailler jusqu’à 18 heures
par jour. Les travailleurs du chantier sont logés dans des baraques facilement démontables.
Peu qualifiés, ils viennent des régions pauvres, Etats de Goias, Minas Gerais, Bahia.
Et rien de tout ce qui a été prévu ne se produit. On pensait que deux tiers au moins
de ces travailleurs allaient repartir. Personne ne veut repartir. Pire, avant même que la
partie centrale ne soit achevée et que les personnels de la haute administration y soient
transférés, déjà des villes nouvelles, sauvages, se montent dans les alentours, formant huit
villes satellites, totalement anarchiques. La population y est d’ores et déjà plus nombreuse
que celle prévue dans le centre dit pilote.
Le sociologue Francisco de Oliveira dénonce : « c’est la plus médiévale des villes
brésiliennes. Ou précisément l’unique ville médiévale du Brésil. Autour d’elle, il y a une haute
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et infranchissable muraille, invisible mais sûrement plus solide que n’importe quelle muraille
des villes du Moyen-Age. La séparant de la plèbe, une immense ceinture de réserve crée un
espace vide entre elle et ses satellites. A l’intérieur de la ville, un admirable Monde Nouveau.
Larges espaces, absence de pollution ambiante, sonore, visuelle... humaine (...). Hors de ses
murs invisibles, temps et espaces sont autres. Dehors, la plèbe ; dehors, le monde immonde ;
dehors, le réel qui donne substance à l’irréel de Brasília. Comme dans les villes médiévales,
l’étranger est un intrus. (1971)».
Voilà le monde nouveau d’un Niemeyer, l’un de ces innombrables qui aura contribué,
même si c’est de manière naÏve, à salir le mot de communiste. Oh, Niemeyer est sans doute
honnête. Il dit dans un documentaire qui en fait son hagiographie « A cette époque, on avait
l’idée d’une ville qui naissait avec une société différente. Tous égaux, ouvriers, ingénieurs,
architectes. Brasilia a représenté un espoir, un point de départ pour le progrès du Brésil,
comme Juscelino le pensait. » (Oscar Niemeyer, un architecte engagé dans le siècle, Marc-
Henri Wajnberg) Tout le problème est dans ce prénom : Juscelino. C’est le prénom du
président Kubitschek : il nous dit, derière les beaux principes, à quel point la réalité de la vie
de Niemeyer est proche des hauts lieux du pouvoir.
Niemeyer vit dans un autre monde que les ouvriers et les miséreux, même s’il
déplore leur sort. A un autre moment, il dit ceci : « Ceux qui ont construit Brasilia, ceux qui
sont venus de partout en pensant que Brasilia serait le point de départ d’une nouvelle vie,
sont repartis de l’aventure aussi pauvres qu’en arrivant, parce que dès l’inauguration de
Brasilia, les hommes d’affaires et les politiciens sont arrivés. Tous ceux qui gouvernent ce
pays sont des représentants du régime capitaliste, avec tout ce qu’il y a d’injustices. C’est
pour ça qu’il appartient à la jeunesse, autant que faire se peut, d’être capable, face à la
dégradation des conditions, de tout renverser par la révolution ».
Niemeyer est un de ces nombreux intellectuels qu’ont su attirer et utiliser les partis
communistes staliniens, aux quatre coins de la planète, pour embellir leur image, grâce à
l’existence et au développement de l’URSS. Mais cet espoir était faussé, truqué. Et c’est pour
cela qu’il s’est effondré. Si la jeunesse a quelque chose à faire, c’est de reconstruire un
espoir authentique.
Le centre de Brasilia est donc occupé par des classes moyennes et supérieures.
Même pour elles, la ville ne donne pas de plaisir, car tout est utilitaire, à l’image de la vision
du capitalisme. Du coup, pour se sentir plus chez elles, les classes moyennes vont jusqu’à
construire illégalement des maisons individuelles sur les terrains publics, ou des clubs pour
se doter de vie sociale. Après quoi, ces constructions sont évidemment légalisées.
Au bilan, en quelques dizaines d’années à peine, Brasilia est l’une des villes du Brésil
où les ségrégations sociales sont les plus fortes du pays, qui n’en manque pourtant pas. Au
centre, députés, sénateurs, administrateurs ; dehors : travailleurs de la construction, petits
employés des divers services, manutentionnaires des institutions gouvernementales, petits
et moyens commerçants, chômeurs. Mais la concentration des riches est si importante dans
le coeur de ville que Brasilia est au même niveau que Rio ou Sao Paulo quant au revenu
moyen.
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LE CAS LE CORBUSIER, OU EST L’INNOVATION, OU EST LA VERITE ?
En France, un nom a longtemps dominé le monde de l’architecture, avec une
coloration de gauche, sociale, jusqu’à ce que, récemment, des études mettent
complètement en doute le personnage, le présentant comme un admirateur du fascisme. Il
s’agit de Le Corbusier. Nous n’allons pas prétendre ici rétablir une quelconque vérité sur ce
personnage, mais nous nous y intéressons pour voir ce qu’il a effectivement apporté à
l’architecture et à l’urbanisme.
Avec un peu de recul, on serait tenté de faire une sorte de parallèle entre l’itinéraire
et la réussite de Le Corbusier et un autre personnage, lui dans le monde de la politique, à
savoir Mitterrand. Sur le plan politique, l’un comme l’autre semblent avoir eu des origines
très à droite, pour s’arranger ensuite à donner d’eux une image de gauche, qui fera leur
réussite. L’un comme l’autre a eu longtemps du mal à percer dans son domaine, avant de
finir aux premières places.
Nous nous appuyons ici sur deux textes, l’un tiré de Wikipédia en septembre 2020,
l’autre est de Le Corbusier lui-même, un livre qu’il a écrit pendant l’occupation allemande de
la France, intitulé Manière de penser l’urbanisme.
Le Corbusier (1887-1965) est un pseudonyme, son vrai nom est Charles-Edouard
Jeanneret-Gris. Il dit avoir fait ce choix en référence à un ancêtre maternel, « un grand », un
certain Le Corbésier. Il sera architecte, urbaniste, décorateur, peintre, auteur. Il est né en
Suisse et se fera naturaliser français en 1930. Architecte à 30 ans en 1917, il ne parvient pas
à trouver sa clientèle, mais il a des projets plein la tête. Son idée lui vient de la Première
Guerre mondiale : c’est que l’on peut réussir en construisant en série, à la manière
industrielle, et donc à faible coût, pour rebâtir la France. Ses goûts à l’époque sont très
conservateurs, il écrit des articles contre le cubisme.
Il crée une agence d’architecture à Paris avec son frère Pierre Jeanneret en 1922. Il
reprend les idées de Ford et de Taylor dans l’industrie, pour réfléchir à une standardisation
dans la construction des logements, qui serait une solution pour l’habitat social.
En 1926, et c’est une chose que l’on a appris seulement par des études récentes, Le
Corbusier se rapproche d’un parti fasciste, le Faisceau, de Georges Valois, qui sera dissous en
1928. Un peu plus tard, il est invité à Moscou où il propose Centrosoyouz (1928-1935), siège
de l’union des coopératives de l’URSS, qui sera construit par des architectes et des
ingénieurs soviétiques. Parmi d’autres projets, il propose de raser les habitations le long des
quais de Paris et d’y construire de vastes gratte-ciels.
A Paris, parmi les projets qui parviennent à se réaliser, il y aura la Cité refuge de
l’Armée du Salut (1929), ou le pavillon suisse de la Cité internationale universitaire (1930-
1932). En 1933, il participe à la revue Prélude que dirige son ami Winter, ancien membre du
Faisceau également. Au début des années 1930, il devient une autorité internationale. En
1933, sous son égide, est élaborée la Charte d’Athènes, lors d’un voyage entre Marseille et
Athènes, des urbanistes se mettent d’accord sur de nouvelles règles, pour une « ville
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fonctionnelle ». L’idée principale est qu’il faut séparer la zone urbaine selon quatre fonctions
qui seraient essentielles : la vie (le logement), le travail, le loisir, les transports.
En 1934, Le Corbusier est invité à New York par la fondation Rockefeller. Dans la
foulée de 1936, la Fédération CGT des travailleurs du bâtiment de la région parisienne
l’invite en 1938 à exposer ses conceptions dans le film Les Bâtisseurs.
Lorsque l’Allemagne envahit la France avec facilité, il écrit des lettres à sa mère avec
un langage qui sort tout droit de l’extrême droite antisémite, largement et ouvertement
répandue à l’époque : « L’argent, les Juifs (en partie responsables), la franc-maçonnerie, tout
subira la loi juste. Ces forteresses honteuses seront démantelées. Elles dominaient tout ». Ou
encore : « Nous sommes entre les mains d’un vainqueur et son attitude pourrait être
écrasante. Si le marché est sincère, Hitler peut couronner sa vie par une oeuvre grandiose :
l’aménagement de l’Europe ». Des Juifs, il jugeait déjà en 1913 qu’ils sont « cauteleux
(hypocrites, sournois, Note) au fond de leur race ». En 1940, il écrit « leur soif aveugle de
l’argent avait pourri le pays ».
Dès la fin de l’année 1940, le Corbusier rejoint la ville de Vichy, où s’est établit le chef
de l’Etat qui collabore avec l’Allemagne nazie, Pétain : « Il s’est fait un vrai miracle avec
Pétain, écrit-il. Tout aurait pu s’écrouler, s’anéantir dans l’anarchie. Tout est sauvé et l’action
est dans le pays ». Il devient conseiller pour l’urbanisme auprès du gouvernement, dispose
d’un bureau à l’hôtel Carlton et il écrit L’Urbanisme de la Révolution nationale.
Il restera à Vichy durant 17 mois de janvier 1941 à juillet 1942, et y rencontrera
Pétain. Se trouve là Hubert Lagardelle, nommé ministre du Travail du gouvernement Pierre
Laval, également ancien membre du Faisceau. Le Corbusier présente notamment un plan
d’urbanisme pour la ville d’Alger. Mais il est refusé, malgré un François de Pierrefeu, autre
ancien membre du Faisceau, qui le défend auprès de Vichy.
Après la fin de la guerre, Le Corbusier est un moment inquiété, pour collaboration
avec le fascisme et antisémitisme. Mais il est défendu, notamment par André Malraux. Ses
admirateurs et autres biographes fermeront les yeux sur son passé, et c’est ainsi qu’au
lendemain de la guerre, la France se trouve son héros de l’urbanisme, soi-disant de gauche.
Et la gauche qui arrive au pouvoir en France au lendemain de la guerre n’est pas non plus
très regardante.
En 1946, le ministre communiste de la Reconstruction et de l’Urbanisme, François
Billoux, va chercher le brillant et célèbre Le Corbusier pour lui demander de réaliser une
première construction modèle de gauche, sociale, la Cité radieuse de Marseille. Ce sera un
immeuble d’habitation en forme de parallélépipède de 130 mètres de long et 56 de haut. Sa
caractéristique première est, dans le style de Le Corbusier, d’être sur pilotis. La cité se veut
être un « village vertical », composé de 260 appartements en duplex. A mi-hauteur des 17
niveaux, on trouve des bureaux et des commerces : épicerie, boulangerie, café, hôtel,
restaurant, librairie. Sur le toit terrasse, accessible à tous, des équipements publics : école
maternelle, gymnase, piste d’athlétisme, piscine, auditorium. Et la vocation est d’être un
logement social. La Cité Radieuse sera inaugurée en 1952.
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Autre monument emblématique de Le Corbusier, la chapelle Notre-Dame du Haut à
Ronchamp, en Franche-Comté. Lorsqu’il meurt en 1965, son ami André Malraux lui offrira
des obsèques nationales dans la cour du Louvre.
Quelle était la pensée profonde de Le Corbusier ? lorsqu’on lit par exemple Manière
de penser, qu’il a écrit en pleine occupation allemande, on ne trouve rien de bien explicite
sur le plan politique. On a l’impression que Le Corbusier joue au grand théoricien. Il multiplie
les schémas qui font sérieux. Il commence par une soi-disant analyse de l’évolution de la
ville. Mais que dit-il de solide, de profond ? Pas grand-chose selon nous. Il constate, ce qui
est une évidence, l’anarchie qui caractérise les villes modernes, mais ce n’est évidemment
pas la propriété privée qu’il accuse.
Non, la cause de l’anarchie urbaine, dit-il, c’est la vitesse. Auparavant, on vivait dans
un village qui était cohérent. Mais la vitesse mécanique, qui provient de l’industrie, va tout
dérégler. « Le débordement gigantesque du premier cycle machiniste valut à ces villes leur
congestion ». Sans cette anarchie, sans « les frais vertigineux (transports publics, réseau
routier compliqué, canalisations, PTT, etc.) qu’entraîne pour l’Etat le gonflement malsain de
nos villes », l’on pourrait travailler bien moins, constate-t-il : « une occupation rationnelle
d’un territoire permettrait à sa population de travailler deux fois moins ».
C’est pour lui « la petite maison » individuelle qui est la cause de ce gâchis. Pour être
rationnel, il faudra de grands ensembles. Quant aux villes nouvelles qu’il faut créer, il y met
une règle simple : il faudra respecter la vitesse du piéton, qui ne peut changer, avec ses 4
kilomètres à l’heure, et bien séparer ces voies-là de celles des véhicules qui vont désormais à
100 kilomètres à l’heure.
Il faut donc « dissiper la confusion des vitesses naturelles (le pas de l’homme) et des
vitesses mécaniques (automobiles, autobus, tramways, vélos et motos) par un classement
approprié ». Il réfléchit aussi au passage d’un circuit à un autre, avec ce qu’il appelle une
circulation de transit et une circulation de répartition, pour les piétons ; une circulation de
transit et une circulation de distribution, pour les véhicules ; enfin, une circulation lente, de
promenade, des piétons et des véhicules réunis.
On lit ainsi des règles qui semblent des évidences et en tout cas sûrement pas des
nouveautés de Le Corbusier, dont on se demande pourquoi il les écrit, alors qu’existe par
exemple un réseau d’autoroutes complet en Allemagne : « La circulation mécanique
(grandes vitesses) obéit à une règle impérieuse : plus le débit sera rapide, plus les voies
seront droites et les courbes vastes ; les bordes de la piste seront toujours parallèles ; le débit
devant être constant, aucun stationnement n’est toléré au long de ces parcours ; les
stationnements auront lieu en des points spécialement aménagés et situés, normalement, au
pied même des bâtiments à desservir ».
Au fond, Le Corbusier n’a rien contre la vitesse, la technique moderne. Il pense juste
qu’elle est mal appliquée, pas rationnellement. Et pour lui, la rationalité, c’est ce qui va au
plus droit. Il admire deux matériaux, qu’on connaît maintenant suffisamment bien pour en
calculer d’avance les qualités : l’acier et le béton armé. Grâce à quoi, on peut opérer une
sorte de révolution en architecture : les murs de façade des bâtiments qui, depuis toujours,
53
étaient en même temps des murs porteurs, forcément lourds et peu lumineux, peuvent être
remplacés : « L’acier comme le ciment armé sont particulièrement désignés pour la
construction d’ossatures d’une légèreté extrême, inattendue, inhabituelle. D’un coup,
l’aspiration des constructeurs à la lumière trouve sa réponse inouïe, totale, puisque la façade
peut devenir « pan de verre » (100% de vitrage). Des siècles l’avaient vainement tenté. »
Mais cette idée est-elle vraiment de Le Corbusier, ou ne fait-il pas qu’écrire et décrire ce qui
se fait déjà ?
Autre exemple : Le Corbusier conclut des qualités du béton et de l’acier qu’il faut
forcément que les lignes des bâtiments soient droites, et que les angles soient aussi des
angles droits. « La rectitude découle des moyens mis en oeuvre. L’angle droit domine. Les
besoins à satisfaire : créer, pour habiter et travailler, des chambres ou des locaux carrés, la
technique du ciment armé y pourvoit spontanément (poteaux et potelets, poutres et
poutrelles, voûtes plates, hourdis, etc. (…) l’attitude orthogonale du pan de béton armé est
devenue évidente, dans la pureté de la rectitude ». Sauf qu’un autre architecte, une
génération plus tard, le brésilien Niemeyer va au contraire démontrer qu’avec le même
béton armé, on peut tracer de magnifiques courbes, tout à fait nouvelles et inventives. Le
Corbusier lui-même va d’ailleurs tracer des courbes pour son église de Ronchamp.
A un autre moment, le Corbusier prétend distinguer trois sortes de grands principes
théoriques pour les constructions, selon leur destination, leur fonction, pour les travaux des
hommes, selon ce qu’il faut travailler : « Celui de la terre dictera l’unité d’exploitation
agricole. Celui qui transforme les matières premières fixera les cités industrielles, les cités
linéaires. Celui de la distribution du commerce et de l’échange, celui de l’administration, celui
de la pensée et celui du gouvernement, reclassant sous des formes diversifiées ou
conjuguées, les villes concentriques rayonnantes. » Que vaut cette « théorie » de Le
Corbusier ? En est-elle vraiment une ?
Le Corbusier, on l’a dit, est réputé pour la technique de construction appelée poteau
/ dalle : les planchers sont supportés par de fins poteaux. Du coup, les façades sont libérées
de la nécessité de supporter les charges de la construction, ce qui était le cas de la
maçonnerie. Le Corbusier va peut-être trouver les mots, un vocabulaire, pour parler de cette
conception, et de ses possibilités, notamment en parlant de « plan libre », mais il n’est en
rien le concepteur. Bien d’autres l’ont réalisé avant lui.
Même la solution qui a marqué durablement les esprits dans la Cité radieuse,
l’introduction de commerces, de services publics, en connexion directe avec le lieu
d’habitation, n’est absolument pas de lui. C’est là l’application, dans un cas d’ailleurs resté
unique, des idées socialistes des origines, et notamment celle du socialiste Fourier. Ces
idées, le Corbusier sait parfaitement de qui elles proviennent. Dans Manière de penser
l’urbanisme, il mentionne Fourier à deux reprises (pages 39 et 87).
Faisant une sorte d’historique des idées nouvelles en architecture contemporaine, de
1900 à 1940, il écrit, en évitant soigneusement le mot socialisme : « Une part de ces idées,
bien que venues des horizons les plus éloignés, retrouve aujourd’hui certaines des
propositions prophétiques de Fourier, formulées vers 1830 à la naissance même du
machinisme » (page 39). Plus loin, il revient sur l’idée de base de Fourier : « Charles Fourier,
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premier visionnaire de l’ère machiniste, prend (il y a plus de cent ans déjà) pour jauge de ses
constructions sociales la joie de vivre, lui aussi. (…) Mais l’époque de Fourier et de
Considérant n’était pas mûre. Ces rêveurs avaient écrit, par exemple, que l’eau ménagère
pourrait être conduite en chaque logis par des tuyaux de métal. Folie, avait-on répondu ; n’y
a-t-il pas pour cela des porteurs d’eau (tous mourant de phtisie) qui à toutes heures montent,
contre argent, l’eau au 1er, 2è, voire 6è étage des maisons ? »
Voilà donc pour ce personnage de Le Corbusier, qui s’appuie sur un pur socialiste,
sans dire qui il est exactement, pour faire passer ses idées auprès d’un régime, lui, bien
réellement fasciste.
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UNE DECLARATION DE GUERRE A LA PROPRIETE FONCIERE
LA REVOLUTION CASTRISTE ET LE LOGEMENT A CUBA, 1959
La toute jeune URSS avait pris des mesures draconiennes pour abolir la propriété
privée du sol, mais cela s’est produit dans des conditions matérielles qui ont rendu
impossibles de véritables transformations, du moins dans l’immédiat lendemain de la
révolution d’Octobre 1917. Et lorsque ces conditions matérielles ont commencé à
apparaître, la direction politique du pays était déjà aux mains de la bureaucratie stalinienne.
On ne peut donc pas voir, en URSS pas plus qu’ailleurs, ce qu’aurait pu produire une société
véritablement révolutionnaire au sens socialiste du terme.
Mais on a un autre exemple où la propriété du sol a été abolie. C’est celui de la
révolution cubaine, qui prend le pouvoir en janvier 1959. Nous le verrons, les décisions
prises seront radicales, peut-être plus encore que ce qui a pu se passer en URSS. Et pourtant,
il faut savoir que cette révolution n’était en rien une révolution socialiste. Ses dirigeants, que
ce soit Fidel Castro ou Che Guevara, ignoraient à peu près tout du marxisme.
Les idées qui animent au départ les révolutionnaires cubains, ce sont celles de José
Marti, mort en 1895, qui a défendu l’idée d’une indépendance pour Cuba, et qui a préconisé
une sorte de capitalisme dans lequel les différentes forces ne s’exploitent pas les unes les
autres, mais soient équilibrées. José Marti s’est soulevé contre l’Espagne qui occupe alors
l’île. Mais les Etats-Unis vont en profiter pour remplacer la domination coloniale espagnole
par la leur, impérialiste.
« Le castrisme, dira K.S. Karol, (…) se voulait l’expression « unitaire » de toute la
société et non des seules classes prolétariennes ». Ce n’est que lorsque les bourgeois cubains
refuseront de suivre Castro, et que les Etats-Unis vont s’opposer à sa révolution, que celui-ci
va accepter de se tourner vers l’URSS stalinienne, et y reprendra un langage pseudomarxiste.
Nous allons nous appuyer ici sur le livre de Jean-Pierre Garnier, Une ville, une
révolution : La Havane (1973), qui a voulu étudier l’impact de la révolution sur la capitale de
Cuba. Garnier est clair sur ce point. Il écrit : « La Révolution castriste se voulait fidèle à l’idéal
de l’Apôtre, c’est-à-dire libérale, radicale et surtout nationale. En d’autres termes, la
Révolution s’affirmait « sociale » sans savoir qu’elle aurait un jour à se proclamer socialiste. »
En 1959, lorsque les guérilleros de Castro sont acclamés à leur arrivée dans La
Havane, l’euphorie de la victoire cache un problème de taille : La Havane n’a quasiment pas
participé à la lutte révolutionnaire. Pire, la capitale, noyée sous les dollars américains, vit en
profitant de ce que le reste du pays, miséreux, lui apporte. La bourgeoisie de La Havane a
préféré investir dans la construction d’immeubles et la spéculation sur les terrains, plutôt
que de développer en quoi que ce soit le reste du pays.
Sous le régime du dictateur Batista (1952-1959), La Havane avait vu se développer un
large secteur touristique, à destination des Américains ou de riches latino-américains :
hôtels, cabarets, bars, piscines et clubs privés, qui camouflent souvent des activités illégales,
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drogue, jeu, pornographie, prostitution – certaines estimations chiffrent à 40 000 le nombre
de prostituées à La Havane à la veille de la Révolution. L’américanisation de la vie a aussi
multiplié des secteurs comme les succursales bancaires, les agences de publicité, les garages,
et toute une vie commerciale et administrative, qui tranche avec l’arriération du reste du
pays.
La couche dominante des gros propriétaires de terres – les latifundia - habitait des
quartiers luxueux à l’ouest de la capitale, éparpillés dans la verdure, avec de larges avenues
bordées d’arbres, dans de somptueuses propriétés privées. Chaque période de hausse du
cours mondial du sucre avait connu une avancée de la ville, une poussée de l’urbanisation.
Sans relation avec eux, derrière le port ou le long des routes, grouillent indigents, chômeurs,
immigrants chassés des campagnes par la misère ou les expulsions, sur des terrains où ils
sont illégaux., et où il n’y aucune voirie.
La combinaison de ces deux poussées, celle des quasi bidonvilles et celle des villas de
luxe, qui, comme le dit Garnier « n’obéissaient pas à d’autres lois que celle du profit », vont
finir par fabriquer une mosaïque incohérente de quartiers juxtaposés, des secteurs à la fois
proches et isolés les uns des autres.
Quelle va être l’attitude et la volonté de Castro face à cette situation ? Il veut rendre
accessible au peuple ces hôtels, ces piscines, imprégnées de toute une mentalité bourgeoise.
Il va le faire, en obligeant à diviser les prix. Mais cette arrivée du peuple ou d’une partie du
peuple dans le monde bourgeois, si elle se fait avec un certain enthousiasme, n’en fait pas
des socialistes.
Le mérite de Castro est de vouloir mettre réellement en application ses idées
sociales. Et, concernant le domaine du logement, nous allons voir que cela va aller plutôt
loin. Pour ce qui est de La Havane, c’est pratiquement toute la ville qui va être enlevée à la
propriété de l’oligarchie qui la possède.
Trois semaines après l’entrée dans la capitale, Fidel Castro bloque la spéculation
immobilière : il suspend l’affectation de nouveaux terrains à la construction de logements.
C’était l’activité préférée de la bourgeoisie cubaine. Le 17 février 1959, est créé l’Institut de
l’Epargne et du Logement : on interdit le jeu, et on incite ceux qui jouaient à placer plutôt
leur argent, en vue de construire des logements populaires. Pour cela, est promis un intérêt
au-dessus de 5%.
Les logements qui seront ainsi construits, à l’attention des « couches moyennes et
humbles de la population », deviendront la propriété du locataire au bout de dix ans, s’ils
payent bien leur loyer régulièrement. Dans la pratique, cette loi va bénéficier à plus de 4000
familles de La Havane qui cherchaient un logement décent.
Le 10 mars, une autre loi, intitulée « loi sur la baisse des loyers », impose de diviser
par deux tous les loyers qui sont sous 100 pesos. A l’époque, un ouvrier seul gagne en
moyenne 90 à 125 pesos, sa femme entre 70 et 120 pesos. Les loyers au-dessus de 100
pesos sont abaissés de 40%, et ceux au-dessus de 200 pesos de 30%.
57
L’objectif est de mettre fin à « l’exploitation qui régnait dans ce domaine », et
d’augmenter le pouvoir d’achat de la population. On espère ainsi que l’épargne va
augmenter, car on la pense nécessaire pour former une « capitalisation » qui développerait
l’industrie nationale. Mais dans la pratique, si les salariés et ceux qui louaient leur logement
se retrouvent effectivement avec un pouvoir d’achat qui gonfle brusquement, ils
n’épargnent pas, mais au contraire dépensent largement. Quant aux propriétaires des
logements loués, ils vont partir en exil, évidemment aux Eatts-Unis.
Un mois après cette loi sur la baisse des loyers, nouvelle loi sur « la vente forcée des
terrains libres ». Vu que la crise du logement est un problème social urgent, et que le coût
des terrains est le principal obstacle pour construire des logements populaires, la loi déclare
la vente forcée « d’intérêt national et d’utilité sociale ». Donc le propriétaire d’un terrain
libre est obligé de le vendre si l’Etat veut l’acheter, et c’est la loi qui en fixe le prix.
Commence aussi à se mettre en place l’idée d’une planification des constructions,
avec un nouvel organisme, la Junta Central de Planificacion., qui doit définir à quoi l’on va
affecter les différentes zones urbaines de la République.
On pourrait s’étonner de cette précipitation et de la radicalité de l’action de Castro et
des nouveaux dirigeants en ce qui concerne la propriété du sol. C’est que le problème du sol
en ville est lié au problème de la propriété de la terre, à la campagne. Les deux sortes de
propriété sont en réalité étroitement mêlées, et si l’on veut enlever le pouvoir que
détiennent les gros propriétaires de terres qui sont aussi gros propriétaires en ville, il faut les
priver de leur force économique. La réforme agraire va gagner à la révolution les masses
paysannes de Cuba, les lois sur le sol urbain visent à gagner les masses qui vivent en ville.
Un an après la prise du pouvoir par Castro et les siens, la situation a changé pour
Cuba. Les relations se sont fortement tendues avec le gigantesque voisin que sont les Etats-
Unis, et de nombreux attentats se produisent contre le nouveau régime dans l’île. Le
gouvernement cubain a compris qu’il ne parviendrait pas à gagner la bourgeoisie cubaine à
son programme, que cette bourgeoisie ne chercherait pas à aller dans le sens du
développement économique, capitaliste mais national, qu’il souhaite pour le pays. Bien au
contraire, cette bourgeoisie, qui profite autant de sa propre richesse que de ses liens avec
les riches Américains, se contente d’attendre que le nouveau régime s’écroule de lui-même.
Un « retour à la normale », c’est tout ce qu’elle attend, et elle ne bouge pas un petit doigt
pour soutenir ce Castro qu’elle estime être un imposteur.
Rejeté par sa propre bourgeoisie, menacé par l’impérialisme américain, le régime de
Castro ne va pas céder sur le plan des valeurs sociales qu’il avait dans son programme. Et
pour les maintenir, il va faire des pas supplémentaires. Concernant le problème du
logement, il édicte une nouvelle loi, le 14 octobre 1960, la loi de « Réforme urbaine », et
cette fois, il va y gagner une adhésion profonde des masses en ville.
Cette « réforme urbaine » nationalise purement et simplement toute la propriété
immobilière : tous les immeubles deviennent donc propriété de l’Etat. Et l’Etat revend les
appartements, qui lui appartiennent donc par la loi, à ceux qui les habitent. Les anciens
propriétaires sont remboursés, sous forme de mensualités qui peuvent aller jusque 600
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pesos. Et les locataires doivent maintenant verser à l’Etat une somme équivalente à leur
ancien loyer, loyer calculé sur la base de la loi sur la baisse des loyers qui les avaient donc
largement amputés, ou divisés par deux. Et, une fois arrivés à une certaine somme, au bout
d’une période allant de cinq à vingt années, ce locataire de l’Etat deviendra propriétaire de
son logement.
Parallèlement à ce passage de la propriété des logements des mains des propriétaires
fonciers à celles des habitants, passage progressif et par l’intermédiaire de l’Etat, il est
décidé d’interdire de louer des appartements dans le secteur privé. Cela va faire passer dans
le camp de la contre-révolution toute une couche de propriétaires d’immeubles, et autres
profiteurs au travers des sociétés immobilières et autres agences. Quant à ceux des
propriétaires qui entassaient des locataires dans des logements indignes, sans hygiène ou
sans sécurité, on leur enlève leur droit de propriété et on ne les indemnise pas.
L’application de cette loi de Réforme urbaine est envisagée en trois étapes. Première
étape, la loi est appliquée, les propriétaires ne sont plus propriétaires, les habitants payent
leur loyer, recalculé, à l’Etat. Une deuxième étape est prévue lorsque l’Etat sera en mesure
de construire massivement des logements et de les attribuer à chaque famille qui en a
besoin, en le faisant payer avec un loyer qui ne dépasse pas 10% du revenu mensuel du
ménage. Lorsque J-P Garnier écrit son livre, en 1973, c’est ce régime qui existe encore à
Cuba, pour tous les logements construits après 1959.
Une troisième étape, enfin, est prévue, qui devait tout simplement attribuer
gratuitement des logements à chaque famille. Cette étape est effective, nous dit Garnier,
pour les familles paysannes relogées dans de nouveaux villages, ainsi que pour ceux qui ont
accepté de s’établir dans l’île des Pins, pour la coloniser.
Enfin, tous les loyers étaient prévus de devenir gratuits pour l’année 1970, pour
toutes les catégories de logements. Mais, face aux difficultés rencontrées en particulier avec
le blocus américain, qui bloque y compris les matériaux de construction, Castro décide en
1971 de maintenir encore le loyer au taux de 10% pour tous les logements, sauf pour les
familles qui sont déjà passées au stade de la gratuité.
Cette loi, écrit Garnier, est « une véritable déclaration de guerre au capitalisme
foncier et immobilier ». On peut réfléchir à la méthode de Castro. On peut par exemple se
demander s’il ne fallait pas faire un pas de plus, et donner directement, du jour au
lendemain, la propriété des logements aux habitants. Mais pour réfléchir sérieusement à
telle ou telle option, il faudrait discuter des réactions possibles des différentes couches
sociales. Il n’est pas certain que l’adhésion des masses aurait été plus forte à une telle
mesure.
Cette population n’avait pas été préparée aux idées socialistes, elle s’indignait juste
des injustices inhérentes au capitalisme. Décider du jour au lendemain qu’on en fait des
propriétaires aurait peut-être paru illusoire aux habitants eux-mêmes. Peut-être le fait que
le changement se fasse avec l’aval et l’intermédiaire de l’Etat était aussi un moyen de lui
conférer plus de poids, d’autorité morale.
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De toute manière, il y a un problème de fond, dans cette révolution castriste. C’est
qu’elle n’est pas le fait de la population, en tout cas pas de la population urbaine. Et plus
grave encore, le pouvoir qui se met en place n’est ni celui des paysans ni celui des citadins,
et sûrement pas celui des ouvriers.
Dans le contexte du Cuba de 1959, les ouvriers sont en partie imprégnés par la
présence américaine et les moeurs qui en découlent. A tel point que dans un discours, il est
vrai, prononcé dix ans plus tard, Castro dénoncera ce qu’il nomme -certainement à juste
titre - une « aristocratie ouvrière » : « Dans notre pays, dit-il, le phénomène de la
bureaucratie avait atteint son plus haut degré de concentration dans la capitale. Elle était le
siège d’activités administratives et politiques, siège principal de toutes les activités
spéculatives ; elle était même le siège de l’un des secteurs du prolétariat qui a été à juste
raison qualifié en d’autres occasions d’aristocratie ouvrière. Et nous devons dire en toute
clarté que l’esprit petit-bourgeois prévalait dans la capitale de notre pays. » (discours du 28
septembre 1968).
Etouffant sous la poigne du blocus américain, le régime cubain va prendre, à partir de
1968, la fameuse voie du socialisme, qui est une copie en paroles et pour certains points en
actes, non pas du socialisme pensé par ses créateurs, ni des socialistes utopistes et encore
moins celui de Marx, mais tout simplement de l’URSS, dirigée non par le pouvoir du
prolétariat mais par une couche bureaucratique privilégiée, elle-même entre les mains de fer
de Staline, qui a fait du parti au pouvoir un instrument de contrôle total et de répression
brutale.
Castro n’avait jamais eu comme programme de donner le pouvoir à une quelconque
couche de la population. Comme l’écrit Garnier, « le pouvoir issu de la révolution revêtait la
forme d’un système autoritaire et hiérarchisé qui ne laissait aucune place à l’action
autonome des masses. Celles-ci n’avaient aucune prise sur un appareil d’Etat dont la fonction
essentielle consistait à transmettre et à faire appliquer les décisions prises par les
dirigeants ».
Pas de soviets donc, à Cuba, contrairement à l’URSS où ceux-ci ont réellement existé
et joué un rôle prépondérant pendant une période réelle, même s’ils seront doublés
progressivement par le pouvoir d’une bureaucratie qui s’installe en gérant les affaires
économiques et politiques. N’empêche, il s’est trouvé des courants trotskystes pour voir à
Cuba un pouvoir prolétarien. Et, non seulement ceux-ci vont vouloir aider et soutenir Castro,
mais ils vont – assez bêtement, il faut le dire – calquer les analyses de Trotsky sur la
bureaucratie et la dégénérescence de l’URSS à la situation de Cuba.
Influencé un moment par ces analyses, notamment produites par la
IVè Internationale à laquelle adhère à l’époque la LCR française, Castro voit alors un danger
pour la révolution qu’il veut maintenir, pour tenir tête à la pression américaine et parvenir,
enfin, au développement économique de Cuba. Ce danger, lui et ces trostkystes le voient
dans des déformations bureaucratiques qui affecteraient l’appareil de l’Etat et les organes
du parti, déformations qui engendreraient, comme en URSS, une dépolitisation et une
passivité chez les travailleurs, eux qui devraient être les âmes de la révolution.
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Une campagne contre la bureaucratie est donc lancée par la direction castriste,
toujours, bien sûr, au nom de la révolution. Mais loin de donner de vraies initiatives et de
vraies responsabilités aux travailleurs, ce qui aurait peut-être pu être une voie positive, le
régime va garder en main le Parti Communiste cubain, alors en train d’être bâti. Aucun droit
de tendance n’y existe, pas de débats ou seulement à huis clos, en dehors donc de toute
population, et seulement au niveau des dirigeants.
Seulement voilà, Castro est un fin psychologue. Et, pour cette campagne, comme
pour toutes ses autres actions, il saura procéder de manière à ce que la population finisse
par croire réellement que les initiatives viennent d’elle, que c’est elle qui décide, et en tout
cas que ce qui est décidé et transformé va bien dans son intérêt. Comment y parvient-il ?
essentiellement en créant autour de chaque action, de chaque campagne, une ambiance
positive, d’enthousiasme même, qui entraine tout le monde dans une sorte d’euphorie, la
même euphorie qui, souvenons-nous, avait amené la population petite bourgeoise ou
aristocratique ouvrière de La havane à fêter l’entrée des guérilleros castristes à La Havane.
Est ainsi créé un climat tel qu’une partie des bureaucrates visés va se sentir coupable,
et va d’elle-même faire le choix de changer d’activité et se porter volontaire pour rejoindre
le secteur agricole, où l’on manque de main d’oeuvre, à quitter un secteur que le régime ne
cesse de dénoncer comme « non-productif » pour devenir productif. « Des centaines
d’assemblées se tinrent dans les centres de travail, des meetings furent organisés, les mass
media furent largement mis à contribution, mobilisation qui ne tarda pas à créer un climat
d’effervescence populaire non exempt de confusion, grâce auquel les dirigeants cubains
firent « passer », au milieu de professions de foi souvent démagogiques et de surenchères
enthousiastes, des décisions qui auraient été mal accueillies si les masses ne s’étaient pas
convaincues qu’elles émanaient d’elles-mêmes. »
Lucide sur ce point, J-P Garnier conclut : « Il n’était donc nullement question de faire
en sorte que le prolétariat conserve un pouvoir politique qu’il n’avait jamais détenu, mais
d’éviter que ses effectifs ne continuent de fondre du fait du gonflement des « activités
tertiaires (…) ».
On a d’autres exemples de cette capacité de Castro à susciter non pas l’adhésion des
foules populaires, mais, plus fort, leur faire croire qu’elles sont elles-mêmes à l’origine des
choix et des décisions prises. Il y a eu, on l’a dit, l’ouverture des bars ou des piscines
bourgeoises aux couches populaires. Ainsi, des somptueuses résidences de l’Ouest bourgeois
sont transformées, une fois que les propriétaires les ont abandonnées pour quitter le pays,
en écoles, en réfectoires, en internats pour les élèves boursiers venus de l’intérieur, car il n’y
a guère d’écoles en dehors de La Havane. Des casernes, également, sont récupérées pour
accueillir des milliers d’élèves supplémentaires. Mais ce genre de décision, loin d’entraîner
une participation des masses, leur fait penser que les dirigeants, la bureaucratie donc qui est
en place dans le parti et dans l’Etat, mérite tous les applaudissements.
Autre exemple, un superbe établissement, l’hôtel « Habana Hilton » est ouvert au
public et devient le « Habana libre ». Son hall va attirer une foule de plus en plus nombreuse,
au point qu’il devient une nouvelle place de la ville, un lieu de rencontre social, un nouveau
centre de vie de la capitale, « un endroit désormais ouvert à un flux de passants et de
61
promeneurs, dont la vitalité et l’animation irradièrent toute la zone avoisinante ». « Les
habitants, explique Garnier, avaient l’impression de pouvoir transformer (la ville) à leur
volonté ».
Mais derrière le clinquant plus ou moins démagogique que met en place le régime, il
y a de gros ratés. En 1962, alors que s’achève un premier programme de construction de
logements, on compte à côté plus de constructions de maisons individuelles. Car elles, elles
échappent à la loi sur l’interdiction de la mise en location, et leur nombre dépasse même les
constructions de l’Etat.
Autre exemple. Pour se donner une image qui marque, le régime décide de créer son
premier « grand ensemble » de logements : l’Unité de Voisinage de La Havane de l’Est, 1500
logements, 8000 habitants. Cela doit remplacer les logements précaires de plusieurs
quartiers insalubres, et être implanté sur un terrain que la bourgeoisie s’était réservé pour y
bâtir un luxueux centre résidentiel. L’ensemble devait être exemplaire, le top de l’urbanisme
le plus avancé, avec tous les services nécessaires pour les couches populaires. Mais l’argent
et les moyens manquent, sans doute aussi la volonté politique. Une fois terminé, le projet va
ressembler à une de ces cités médiocres qui poussent un peu partout dans le monde autour
des grandes villes.
Mais globalement, les populations pauvres qui savent que, dans le passé, leur sort ou
celui de leurs parents ne voyait jamais la moindre amélioration, qui n’en voient d’ailleurs
guère non plus pour les autres pauvres d’Amérique latine, ces populations considèrent que
les changements mis en place par Castro sont absolument extraordinaires. « Ces campagnes,
conclut Garnier, se déroulèrent dans une atmosphère euphorique qui pouvait donner
l’impression d’une participation active et consciente des masses ».
62
LE LOGEMENT DANS LE TIERS-MONDE
DU COLONISATEUR QUI INTERDIT SA VILLE COLONIALE...
Dès que l’on pense Tiers-Monde, nous vient à l’esprit l’image de bidonvilles. Et les
bidonvilles les plus importants et les plus nombreux sont effectivement à peu près tous
situés dans l'ancien monde colonial. Or, on le sait peu, les colonisateurs avaient en commun
d'interdire l'arrivée dans les villes coloniales des indigènes vivant dans les campagnes. En
Afrique de l'Est et du Sud, les britanniques refusaient à cette population le droit même de
posséder des terrains en ville ou d'y résider de façon permanente. Il fallait peut-être que
certains viennent y travailler à leur service, mais pas question qu'ils y vivent. Des lois strictes
permettaient de contrôler le vagabondage, criminalisaient le travail informel.
En Afrique du Sud, c'est près d'un million de Noirs qui ont été expulsés de quartiers
soi-disant blancs. Le pourcentage de la population vivant en ville est ainsi resté quasiment
stable durant 40 années (43% en 1950, 48% en 1990). L'idéal est donc : ville blanche, pays
noir. Mais cela entrait en contradiction avec des besoins de main d'oeuvre allant croissant.
Surtout, la population noire aura mené une lutte perspicace, héroïque, contre ces lois de
ségrégation totale. Pour Mike Davis, professeur d’histoire aux Etats-Unis, "les Britanniques
furent sans doute les plus grands bâtisseurs de bidonvilles de tous les temps".
Mais l'autre Empire, celui mené par la France, a la même politique. Le colonisateur
français contrôle strictement tous les déplacements de la main d'oeuvre rurale, et il
maintient les urbains africains dans les périphéries sordides des villes coloniales. Dans les
bidonvilles coloniaux comme ceux de Médine (Dakar, Sénégal), Treichville (Abidjan, Côte
d'Ivoire, Poto-Poto (Brazzaville, République du Congo) "les rues ne sont que des venelles de
sable et de boue ; la voirie est absente (en lieu d'égouts, quelques canalisations à ciel ouvert
ou sommairement recouvertes de dalles) ; pas ou peu d'eau, sinon quelques fontaines
publiques où les files d'attente s'allongent dès les premières heures du jour ; point
d'éclairage public, celui-ci étant réservé aux quartiers européens. L'entassement de la
population crée des conditions d'hygiène déplorables. De fait, ce refus quasiment universel
de fournir aux "quartiers indigènes" ne serait-ce que les infrastructures sanitaires de base
jusque dans les années 1950 traduisait plus que de la simple avarice : il scellait
symboliquement l'absence de tout "droit de cité" pour les indigènes" (Mike Davis).
Tous les mouvements qui ont lutté contre le système colonial ont promis à leurs
populations une liberté de circulation et un droit au logement digne de ce nom. Mais rares
sont ceux qui vont respecter leurs engagements.
Le mouvement maoïste de 1949 va effectivement ouvrir les villes aux réfugiés et aux
anciens soldats paysans en quête de travail. Mais les villes sont rapidement débordées, avec
l'arrivée de 14 millions de personnes en quatre ans. Dès 1953, le régime va bloquer ces
mouvements de la campagne vers la ville. Au début des années 1960, on estime que 50
millions de personnes, migrants illégaux, seront renvoyés de force vers leur village d'origine.
Mais il est aussi des cas où le colonisateur a obligé la population à se regrouper en
ville, ou plutôt en bidonville. Cela a été le cas au cours de la guerre américaine au Sud-
Vietnam : le déplacement forcé de 5 millions de paysans, transformés en habitants de
63
bidonvilles ou de camps de réfugiés, a fait passer le pourcentage de population urbaine de
15% à 65%. En Algérie, la France et sa guerre coloniale de sept années a déplacé la moitié de
la population rurale, pur chercher à la concentrer et plus facilement la contrôler.
...AUX INDEPENDANCES QUI PRENNENT LE CONTROLE DES VILLES
Au moment des indépendances, toutes ces populations vont vouloir se déverser dans
les villes. Alger voit la sienne tripler d'immigrants pauvres. Des dizaines de vieilles maisons
de la casbah vont ainsi s'effondrer. En Afrique subsaharienne, la campagne se déverse
également vers les villes. Fin des années 1980, les dirigeants de l'Afrique du Sud sont
débordés par les soulèvements de bidonvilles les plus importants de l'histoire. Ils doivent
abandonner le système dictatorial des contrôles, le Pass Law en 1986, le Group Areas Act en
1991. la population noire du Cap va tripler en dix ans.
Si un pays a tout de même fait un réel effort en matière de quantité de logements
décents construits pour la population, c'est la Chine. Ce sera le seul pays en voie de
développement à le faire, dans les années 1980 et 1990. Mais le capitalisme a, en même
temps, apporté à la Chine, le développement des plus immenses bidonvilles. Lorsque le
gouvernement assouplit son contrôle sur le développement des villes, début des années
1980, un immense réservoir de main d'oeuvre sans emploi va se déverser en un véritable raz
de marée paysan. Mais, sans permis de résidence familiale en règle, et ainsi privés de
citoyenneté officielle, cette masse de paysans pauvres, estimée à 100 millions, n'avait accès
ni aux logements sociaux ni aux services de santé ou autres.
C'est cette masse prolétaire qui va devenir "le combustible humain ultra bon marché
des sweatshops, travaillant pour l'exportation, se logeant elle-même dans des cabanes de
fortune ou des appartements surpeuplés à la périphérie de Pékin ou Shangaï ».
Ailleurs dans le monde, les logements qui seront construits avec les indépendances
ne vont profiter qu'à des classes moyennes, ou à des couches au service du régime. A
Mexico (Mexique), dans les années 1980, le logement est massivement subventionné pour
les familles des militaires, les fonctionnaires, les membres des grands syndicats comme celui
du pétrole. A Lima (Pérou), les logements publics ou subventionnés, sont occupés par des
classes moyennes ou des fonctionnaires. En Tunisie, d'importants programmes de logements
subventionnés ont eu lieu, mais les trois quarts d'entre eux restent inabordables pour les
pauvres. Eux, doivent s'entasser dans les bidonvilles de Tunis, Ettadhamen, Mellassine,
Djebel Lahmar.
Et pendant que les pauvres s'agglutinent dans les bidonvilles, le monde soi-disant en
développement connait le phénomène bien connu dans les pays riches : les logements vides.
Ainsi au Caire, les nouveaux logements sont trop chers pour les pauvres. Quant à ceux qui
ont pu se les payer, nombreux sont partis en fait travailler là où il y a du travail, en Arabie
saoudite. Et Le Caire regorge d'immeubles à moitié vides.
64
TOUT UN MONDE SANS LOGEMENT SOUS LE CAPITALISME
De temps à autre, les informations nous montrent des images de bidonvilles, ici ou là,
sur la planète. Et c'est toujours à propos d'un autre sujet que celui du logement, accident,
incendie, guerre ou épidémie. Mais si l'on considère le problème central du logement, on
découvre que le bidonville est tout à fait autre chose qu'une exception plus ou moins
disséminée dans quelques villes pauvres de la planète.
Mike Davis, lui, en a fait le coeur de l'une de ses études. Voici ce que dit de lui
WIkipedia : "Mike Davis débute comme ouvrier des abattoirs, conducteur de camion, puis
entreprend des études et s'intéresse au marxisme. Il a abordé de nombreux sujets, et
notamment la lutte des classes à travers l'étude des problèmes fonciers de Los Angeles, le
développement des bidonvilles et la militarisation de la vie sociale à travers les mesures
sécuritaires." Il écrit dans le journal du parti trotskyste SWP.
Son livre, Le pire des mondes possibles, édité en 2007, est une dénonciation des
méfaits du capitalisme sur l'ensemble de la planète. Nous ne reprendrons ici que les idées
essentielles et seulement peu d'exemples. On en trouvera des extraits plus longs sur le site
Louvrier.org (http://louvrier.org/index.php/autre-texte/l-extraits-de-lectures/l44-le-piredes-
mondes-possibles-mike-davis-la-decouverte-2007).
Davis constate que l'on assiste à une véritable explosion de la taille des villes dans le
monde. L'essentiel de cette croissance démographique urbaine se produit dans des villes
qu'il appelle de "deuxième catégorie", et non dans les grandes capitales bien connues. La
différence, c'est que dans ces villes de seconde catégorie, rien ou presque n'est prévu pour
loger ces gens ou leur fournir des services. En Inde, ce sont 35 villes qui dépassent le million
d'habitants, en Afrique, Lagos (Nigeria) est passée de 300 000 à 14 millions d'habitants.
Suivent cette transformation considérable des villes comme Ouagadougou (Burkina Faso) 2,5
millions, Nouakchott (Mauritanie) 1million, Douala (Cameroun) 3,5 millions pour
l'agglomération, Kampala (Ouganda) 4,1 millions, Tanta (5è ville d'Egypte) 400 000 habitants,
Conakry (Guinée) 3 millions, N'Djamena (Tchad) 1,1 million en 2012, Lumumbashi
(République démocratique du Congo) 2,8 millions, Mogadiscio (Somalie) 2,1 millions,
Antananarivo (Madagascar) 2,6 millions, Bamako (Mali) 2,5 millions.
Davis insiste sur la différence de période entre l'urbanisation des villes européennes
ou américaines du 19è siècle et celle qui se produit de nos jours. Les villes du 19è et de la
première moitié du 20è siècle attiraient les populations parce qu'elles leur offraient du
travail dans les industries nouvelles. Ce n'est absolument pas le cas maintenant. Par contre,
les forces qui poussent les anciens paysans à quitter la campagne sont nombreuses. Les
politiques du FMI ne cessent d'entraîner un exode rural en diminuant la main d'oeuvre
nécessaire. On mécanise l'agriculture en Inde, on importe l'alimentation au Mexique, on fuit
la guerre en Afrique.
Résultat, leur monde capitaliste est devenu une gigantesque machine à produire des
bidonvilles. Loin d'être le progrès auquel on pourrait penser, le passage de la majorité de la
population mondiale à la vie urbaine est donc plutôt une catastrophe. "Loin des structures
de verre et d'acier imaginées par des générations passées d'urbanistes, écrit Davis, les villes
65
du futur sont au contraire pour l'essentiel faites de brique brute, de paille, de plastique
recyclé, de parpaings, de tôle ondulée et de bois de récupération".
Comment peut-on définir le bidonville ? Par le fait qu'on y vit en surpeuplement,
dans des logements informels ou de très mauvaise qualité, avec un accès insuffisant à l'eau
potable, un manque d'hygiène, et une insécurité quant à la possibilité de continuer à jouir du
domicile. De ce point de vue, la capitale mondiale du bidonville, c'est Bombay (Inde) avec 12
millions de squatteurs ou de personnes vivant dans des taudis. Suivent Mexico (Mexique, 10
millions) et Dacca (Bengladesh, 10 millions), puis une série de villes qui tournent autour de 7
ou 8 millions : Le Caire (Egypte), Karachi (Pakistan, Sao Paulo (Brésil), Shangaï (Chine), Delhi
(Inde). Des "mégabidonvilles" peuvent se former, lorsque des bidonvilles déjà existants et
des communautés de squatteurs se rejoignent pour former une ceinture continue de
pauvreté, en périphérie de la ville. Ils ont commencé à se former dans les années 1960.
Si l'on veut cette fois faire un classement par pays, la Chine est numéro un (200
millions vivant en bidonvilles). Elle est suivie par l'Inde (160 millions), le Brésil (50 millions),
le Nigeria (40 millions), le Pakistan (35 millions). En douzième position, on arrive aux Etats-
Unis, avec 13 millions ! La capitale des sans domicile du monde riche, écrit Davis déjà avant
la crise de 2008, c'est Los Angeles avec 100 000 sans abri, "dont un nombre croissant de
familles, qui campent dans les rues du centre ou vivent furtivement dans les parcs et entre
les échangeurs autoroutiers".
La moitié de la population urbaine mondiale est pauvre. Un quart vit même dans un
état de pauvreté dite "absolue", c'est-à-dire que les gens se battent pour survivre avec un
dollar ou moins par jour. Ces urbains pauvres doivent résoudre un problème insoluble, entre
ce que leur coûte leur logement, la sécurité ou l'insécurité qu'ils y trouvent, sa qualité, le
temps du trajet jusqu'au lieu de travail qui peut exiger des marches de nombreux kilomètres
quotidiens, et même leur sécurité personnelle.
Squatter, c'est prendre possession d'un lieu sans titre de propriété ni sans acheter.
Mais cela ne veut pas dire que c'est gratuit. Il faut souvent payer des pots de vin aux
hommes politiques, à la police, ou aux gangsters. Un chercheur a montré qu'à Manille "le
squatt ne s'avère pas toujours meilleur marché que l'achat d'une parcelle de terrain".
Dans le monde du bidonville, une hiérarchie sociale s'établit. Les moins pauvres
s'arrangent pour faire payer aux plus pauvres. Ainsi, au Caire, les plus avantagés des pauvres
achètent à des fermiers des terrains piratés ; et les plus pauvres des pauvres louent auprès
des squatteurs. Les espaces encore vides des bidonvilles les plus anciens se remplissent. On
voit aussi ces bidonvilles se transformer, des étages s'élever, et derrière cela, une
exploitation du plus miséreux par celui qui l’est un peu moins.
Les bidonvilles peuvent aussi être de nature différente de l'un à l'autre. Il y a le
bidonville déchet, comme celui de Quarantina (quarantaine) en bordure de Beyrouth. C'est
l'un des plus pollués de Beyrouth, du fait des industries portuaires, des abattoirs, d'une usine
de traitements de déchets. Ce bidonville a commencé à exister en 1951, avec l'arrivée de
1300 premiers réfugiés palestiniens. Dans les années 1970, c'est devenu une favela de
27 000 habitants, puis une base militaire de l'OLP ; 1500 personnes y seront massacrées en
1976, au début de la guerre civile. On n'est pas loin du lieu de l'explosion d'août 2020.
66
Le bidonville peut aussi être le camp de réfugiés. Ainsi, en Angola, où une guerre
civile menée par l'Afrique du Sud et les Etats-Unis contre des forces de gauche de 1975 à
2002 ont déplacé un tiers de la population. Les réfugiés squattèrent des bidonvilles sordides,
autour de Luanda, Cabinda. Mais l'emblème du camp de réfugiés, c'est évidemment Gaza :
750 000 Palestiniens, dont les deux tiers vivent avec moins de deux dollars par jour.
Pourquoi le capitalisme laisse-t-il ainsi à l'abandon quelque chose comme un milliard
de personnes, pour lesquelles rien ou presque n'est fait pour chercher à les loger ? Tout
simplement parce que cette population lui est devenue inutile. Le capitalisme n'a eu de
cesse de chercher à remplacer la main d'oeuvre humaine par des machines, qui concentrent
un ancien travail humain. La population qui ne travaillait pas au 19è siècle, et encore au
début du 20ème, pouvait être considérée comme une armée industrielle de réserve.
Aujourd'hui, le système capitaliste mondial n'a plus du tout besoin d'autant de main
d'oeuvre.
Le système ne le dit pas, mais il considère, de fait, qu'une partie de l'humanité
actuelle, lui est inutile. Qu'elle se débrouille comme elle veut si elle veut survivre, cela n'est
pas son problème.
Les bidonvilles eux-mêmes sont rejetés dans les pires lieux géographiques. Ceux de
Caracas (Venezuela) sont situés sur des versants instables et au fond de ravins, dans une
zone sujette aux tremblements de terre. Un épisode de crues y a causé la mort de 32 000
personnes, 140 000 sans-abris. En comparaison, les villes riches construites sur des endroits
dangereux, comme Tokyo (Japon) ou Los Angeles (USA) peuvent bénéficier de travaux
publics titanesques : stabilisation des pentes par du géotextile, infiltrations de béton sous
pression, forage de puits de drainage, pompage des eaux dans les sols saturés, et autres
canalisations des eaux pluviales par des vastes réseaux d'égouts en béton. Et ces
infrastructures bénéficient de plus de garanties par les assurances.
Les bidonvilles sont situés dans les pires endroits, du point de vue hygiène : le long
des pipe-lines, des usines chimiques ou des raffineries ; c'est le cas d'Iztapalapa à mexico
(Mexique), de Cubutao à Sao Paulo (Brésil), de Belford à Rio (Brésil), de Cibubur à Jakarta
(Indonésie, ou de la banlieue sud de Tunis, celle sud-ouest d'Alexandrie. Ce sont des
situations que les classes moyennes n'accepteraient jamais pour leur propre quartier.
Mais le plus grand risque pour les bidonvilles, ce n'est ni les inondations, ni les
tremblements de terre, c'est le feu. Chaque logement a un feu ouvert, pour la cuisine, pour
le chauffage, et tous sont concentrés dans une grande densité. Aux Philippines, les
propriétaires qui veulent se débarrasser d'un bidonville, ont une méthode : on prend un rat
ou un chat, on l'arrose d'essence, on l'enflamme et on le lâche dans le bidonville.
Les villes elles-mêmes du monde pauvre sont des lieux d'infection au niveau
sanitaire. On n'arrive à ramasser que 60% des ordures produites par la ville à Jakarta
(Indonésie), 40% à Karachi (Pakistan), 25% à Dar-es-Salam (Tanzanie). Les villes les moins
pauvres de ce monde pauvre se contentent de rejeter les excréments des millions
d'habitants à la rivière ou à la mer, si elle est proche. Selon les termes de Mike Davis, les
67
villes plus pauvres, Nairobi (Kenya), Lagos (Nigeria), Bombay (Inde), Dacca (Bangladesh),
"sont de puantes montagnes de merde". En Inde, il n'y a pas de toilettes pour des centaines
de millions de personnes. C'est une calamité pour les femmes, qui doivent attendre la nuit
pour sortir.
FMI ET BANQUE MONDIALE CONTRE LA POPULATION DU TIERS MONDE
Rien dans cette situation affreuse n’est naturel. Ce sont des choix et des décisions
politiques qui ont amené des centaines de millions de paysans à quitter leur monde rural. Et
ces choix et ces politiques, depuis les années 1970 au moins, sont mondiaux. Deux grands
flics ont mené grand train ce qu'ils appellent des plans d'ajustement structurel (PAS) le FMI
et la Banque mondiale. L'un a joué le rôle du méchant, le FMI ; l'autre du gentil, la Banque
mondiale. Mais tous deux se sont acharnés à prendre le contrôle de l'économie de dizaines
de pays, pour mieux les dominer.
Ces plans ont démoli gravement le peu de système de santé. Les pays endettés
auprès du FMI devaient accepter des coupes dans toutes les dépenses publiques, sauf les
dépenses d'armements : il a fallu couper dans l'éducation, la santé, il a fallu supprimer les
aides financières que l'Etat pouvait apporter pour maintenir des prix bas pour l'alimentation
de base. Il a fallu réduire le nombre de fonctionnaires, ce qui affaiblit l'Etat. Au Ghana par
exemple, le plan a causé une baisse de 80% des dépenses de santé et d'éducation entre
1975 et 1983. Du coup, la moitié des médecins du pays se sont expatriés. Aux Philippines, les
dépenses de santé ont été divisées par deux au début des années 1980.
Lancés sous l'impulsion de Reagan et G. Bush, les plans ont partout imposé la
dévaluation de la monnaie, la privatisation des entreprises publiques pouvant apporter de
bons profits au privé, des soi-disant "économies" dans la santé, dans l'éducation. Ils ont
imposé la levée des barrières douanières pour les produits importés, ce qui a introduit une
concurrence terrible, notamment des produits alimentaires venant d'Europe ou des USA,
tous subventionnés largement par l'Europe et les Etats-Unis. Et en même temps, on
interdisait les subventions du pays exploité pour les produits alimentaires. Résultat, les
petits propriétaires ruraux se retrouvent ruinés, et sont poussés à quitter le monde agricole,
alors que la ville n'a rien à leur proposer. Voilà comment les villes du tiers monde sont
entrées dans le cercle vicieux d'une immigration croissante, d'une chute de l'emploi formel,
d'un effondrement des revenus.
Une exception cependant, mais peu reluisante : la Chine capitaliste a offert un emploi
à des millions de jeunes femmes, livrées pieds et poings liés aux chaînes de montage des
usines sordides. Les femmes, en effet, constituent 90% de la main d'oeuvre des zones de
libre-échange, en Chine.
Dans les pays riches, on entend de temps à autre qu'un mouvement de révolte a lieu
dans tel ou tel pays ainsi dominé. Mais en réalité, ce sont des vagues mondiales de révoltes
qui se produisent. MIke Davis parle de 146 "émeutes FMI" qui ont eu lieu au total dans
39 pays débiteurs, entre 1976 et 1992.
68
Ce que visent ces révoltes est parfaitement clair : ce sont les agences de voyage, les
automobiles étrangères, ce sont les hôtels de luxe, ce sont les bureaux des organisations
internationales. Les révoltes commencent par des émeutes alimentaires, au Maroc, à Haiti,
au Brésil, ou des manifestations pacifiques, au Soudan, en Turquie, au Chili, ou encore elles
prennent la forme de grèves générales, au Pérou, en Bolivie, en Inde. Ces luttes, ces
réactions, vont d'ailleurs obliger FMI et Banque mondiale à assaisonner d'un peu de mesures
sociales leurs programmes, pour tenter de calmer les vents de révolte.
Le monde pauvre a ainsi connu deux grandes vagues de révoltes anti-FMI. La
première a vu son sommet durant les années 1983-1985. Elle a été suivie d'une autre à partir
de 1989. A Caracas (Venezuela), des dizaines de milliers de pauvres sont descendus de leurs
barrios à flanc de montagne pour piller les centres commerciaux, incendier les voitures de
luxe, construire des barricades. Un mois plus tard, le relais est pris par Lagos (Nigeria) : trois
jours de pillages et de combats de rue, où les pauvres en colère lâchent leur rage contre
l'armée, le FMI, la Banque mondiale et les Etats Unis.
L’EVOLUTION DU CAPITALISME DEPUIS 1990
Au tournant de l'année 1990, toute une partie du monde, URSS mais aussi pays
socialistes d'Europe, s’est ouvert au capitalisme. En fait, ce monde va surtout rejoindre le
tiers monde. Ce changement va commencer par le brusque passage de peut-être 150
millions de personnes qui tombent dans un état d'extrême pauvreté.
En URSS, le logement était petit, souvent partagé par plusieurs familles, mais le
budget qui lui était consacré était très faible, sans rien à voir avec que nous pouvons
connaître sous le capitalisme. Mike Davis donne les chiffres de 2% ou 3% du revenu des
ménages qui devait être consacré au logement, en comptant à la fois le loyer et les services
qui y sont attachés. Il y avait pour cela une infrastructure organisée en chaufferies de
quartier. Mais là aussi le FMI a exigé d'aligner les loyers et les factures de chauffage sur les
prix du marché, alors que les revenus étaient en train de chuter.
On a donc considérablement réduit les infrastructures de quartier, en même temps
d'ailleurs que les services sociaux qui étaient centrés sur l'usine. Résultat, des immeubles
d'habitation anciens, des quartiers entiers et même des villes entières, sont tombées à l'état
de taudis : tuyaux cassés, égouts qui débordent, éclairages défaillants, pannes de chauffage.
Dans les pays de l'Est de l'Europe, ce n'est pas mieux. La Bulgarie et l'Albanie sont
sans doute ceux qui ont le plus souffert du brusque changement. Sofia (Bulgarie) est la ville
qui comporte la plus importante population de bidonvilles d'Europe. Le Cambodge, c'est le
nom de l'un d'eux, voit 35 000 Roms vivre dans les conditions proches de celles des dalits de
l'Inde.
Aujourd'hui, les grandes villes du monde connaissent donc deux évolutions en sens
inverse. Tandis que certaines (Paris, Londres) ne cessent de devenir réservées aux plus
privilégiés et aux plus riches des riches, d'autres bien plus nombreuses voient s'accumuler
une misère qui s'y concentre. Le capitalisme n'a pas d'emploi à proposer à toute une partie
69
de l'humanité. S'y développe une sorte de nouvelle classe ouvrière, une classe ouvrière
informelle : sans contrat, sans droits, sans règlements et sans pouvoir de négociation. Et
dans les pays riches, la tendance est à pousser vers cette sorte de situation pour une partie
du monde du travail, avec l'ubérisation, avec les contrats zéro heure en Grande Bretagne et
en France (université) où il n'y a mention d'aucun horaire minimum de travail, et encore
certains statuts de soi-disant autoentrepreneurs.
L'avantage du travail informel est multiple pour le système d'exploitation de la main
d'oeuvre : la technologie est rudimentaire, et ne coûte donc quasiment rien, les
investissements sont minimes en capital, et il est essentiellement basé sur du travail manuel.
Certains économistes proclament que le travail informel crée de l'emploi. Mais pour
d'autres, en réalité, le secteur informel ne fait que diviser l'emploi déjà existant; Il procède à
une nouvelle division du travail, le fragmente, et ainsi réduit les revenus de chacun : "trois ou
quatre personnes partageant une tâche qui pourrait être accomplie par une seule ; des
femmes assises des heures au marché devant de petits tas de fruits ou de légumes ; des
barbiers ou des cireurs de chaussures accroupis sur le trottoir qui attendent toute la journée
d'improbables clients ; de jeunes garçons qui bravent la circulation pour proposer aux
passants des bricoles, laver les pare-brise ou vendre des revues ou des cigarettes à la pièce ;
des travailleurs du bâtiment qui attendent chaque matin, souvent en vain ,d'être
embauchés".
Selon les Nations Unies, les travailleurs informels représentent les deux cinquièmes
(40%) de la population active des pays en voie de développement. La classe ouvrière
informelle, qui n'est pas exactement la population des bidonvilles, même si elle la recoupe,
"est forte, selon Mike Davis, d'un milliard de membres, ce qui en fait la classe sociale dotée
de la croissance la plus forte et la plus radicalement nouvelle de la planète".
LA SOI-DISANT LUTTE CONTRE LES BIDONVILLES
Au début du 20è siècle, on parlait encore de résorber la pauvreté, d'éliminer les
bidonvilles. Ce langage et les programmes qui allaient avec sont abandonnés dans les années
1970. Le montant des prêts de la Banque mondiale pour le développement urbain est de
2 milliards de dollars en 1988. On prétend avec cela rénover les bidonvilles dans 55 pays.
C'est une goutte d'eau, mais elle va servir à ce que la Banque mondiale se crée un pouvoir
sur les différentes politiques nationales, jouant avec les chefs des communautés locales ou
les ONG.
Finies les subventions, ou les logements que l'Etat subventionne pour les rendre
accessibles. La théorie est maintenant celle de l'économiste péruvien Hernando de Soto, qui
prétend que la solution à la pauvreté, c'est le développement de la microentreprise. La
grande idée, c'est "aider les pauvres à s'aider eux-mêmes". Pour camoufler la fin des aides
apportées par l'Etat, on met en avant le talent, le courage, les capacités des pauvres des
bidonvilles à se débrouiller tout seuls. Evidemment, les résultats de cette politique vont être
dérisoires.
70
L'Etat a ainsi été remplacé par les grandes institutions internationales ou par les
ONG, dans des milliers de bidonvilles. Le fonctionnement est le suivant : le prêteur ou
donateur international, comme la Fondation Ford, la Fondation allemande Friedrich Ebert, le
Département britannique pour le développement international, ou la Banque mondiale, ces
institutions vont travailler avec une grosse ONG. A son tour, celle-ci apporte son expertise à
une ONG locale. C'est donc un système de sous-traitance de l'aide, qu'on emballe dans un
langage de "gouvernance participative", de "synergie", et de "délégation de pouvoir".
L'intérêt est politique, plus qu'économique. Cette manière de procéder va mettre sur
la touche et remplacer des gens plutôt de gauche qui étaient sur ces terrains. A propos de
Calcutta, Frederic Thomas écrit ainsi : "les ONG sont intrinsèquement conservatrices. Elles
sont dirigées par de hauts fonctionnaires et des hommes d'affaires à la retraite, et animées,
plus bas dans leurs hiérarchies, par des travailleurs sociaux, des chômeurs éduqués, des
femmes au foyer et autres citoyens dépourvus de liens réels avec les bidonvilles".
Un militant du droit au logement, P.K. Das, décrit le résultat sur les idées qui sont
prônées par ces ONG : "Elles n'ont de cesse de subvertir, désinformer et démoraliser les gens
qfin qu'ils se tiennent à l'écart de toute lutte des classes. Elles adoptent et propagent la
pratique qui consiste à mendier des faveurs et s'appuyant sur la pitié et l'humanitarisme au
lieu de faire prendre conscience aux opprimés des droits qui sont les leurs. Concrètement,
ces agences et ces organisations interviennent systématiquement pour s'opposer à la voie
émeutière lorsque des individus la choisissent pour obtenir satisfaction de leurs demandes.
Elles travaillent constamment à divertir l'attention des gens des plus importants méfaits
politiques de l'impérialisme, en la focalisant sur des problèmes purement locaux et en
empêchant ainsi les gens de faire clairement la distinction entre leurs ennemis et leurs
amis". Enfin, l'écrivaine indienne Arundhati Roy juge que les ONG "finissent par fonctionner
comme les soupapes des Cocotte-minute. Elles détournent et subliment la colère politique,
et font tout pour que celle-ci n'explose pas".
Mais il faut bien voir que, tant que nous sommes dans un fonctionnement capitaliste,
il n'y a guère de solution. Ainsi, le Parti des Travailleurs, lorsqu'il est arrivé au pouvoir au
Brésil en 1989, s'est efforcé de régulariser et de réhabiliter l'immense ville illégale des
pauvres de Sao Paulo. IL y aurait eu, selon Mike Davis, "quelques résultats admirables".
N'empêche, il y a en même temps des effets négatifs : "la réhabilitation consolide le marché
parallèle de l'immobilier dans la favela. Les terrains comme les maisons deviennent des
biens de consommation, et les prix flambent". Et finit par apparaître un bidonville dans la
favela, lorsque les logis des squatteurs sont remplacés par de piteux "cortiços" divisés en
appartements d'une seule pièce loués aux plus pauvres des pauvres.
"Au Brésil, explique Davis, où une grande partie de la classe moyenne loue des
logements aux pauvres, le simple fait de posséder quelques taudis (cortiços) permet à de
nombreux employés et cadres moyens de se hisser dans la catégorie des gens qui peuvent
s'offrir un mode de vie digne de Copacabana. Des chercheurs d'ONU-Habitat ont été surpris
de découvrir que "les loyers dans les cortiços sont environ 90% plus chers que sur le marché
légal".
71
LA SÉGRÉGATION GEOGRAPHIQUE PARTOUT : HAUSSMANN PLANÉTAIRE
Nous avons vu comment Haussmann, systématiquement, a rejeté les pauvres, les
ouvriers du centre de Paris, ceux dont il craignait la révolution - car ils en avaient une
expérience. Cette séparation géographique, aujourd'hui, est à l'oeuvre aux quatre coins du
monde. Et comme du temps de Haussmann, deux forces sont utilisées : l'argent et la
violence d'Etat.
L'argent, nous l'avons vu tout au long de cette étude, fait son oeuvre "naturellement".
La concentration fait monter le prix du foncier. Le prix du foncier qui monte fait écarter les
pauvres. Et si la concentration se poursuit, le jeu continue alors non plus entre classes
moyennes populaires et pauvres, mais entre grande bourgeoisie et bourgeoise moyenne.
C'est ainsi que Paris se vide de toute sa population, hormis les ilots que sont les HLM, ou
quelques quartiers traditionnellement lieux d'entrée de l'immigration.
Comme toujours, l'exemple le plus énorme vient de Chine. A Shangaï, pour faire la
place aux gratte-ciels, aux appartements de luxe, aux centres commerciaux, on a procédé
selon certaines sources au relogement forcé de plus de 1,5 million de citoyens entre 1991 et
1997. Mais d'autres pays ont connu des violences comparables. En Birmanie, entre 1989 et
1994, 1,5 million de personnes ont été expulsés de leur logement, notamment sous la
contrainte d'incendies criminels commandités par la dictature militaire, pour être envoyés
dans des camps de huttes de bambous à la périphérie des villes.
En Egypte, les années 1970 ont connu une répression féroce menée par Sadate.
Après les émeutes contre le FMI de janvier 1977, il va concentrer sa rage sur le bidonville
d'Ishah al-Turguman, près du centre du Caire, qu'il considère comme le foyer d'un
"soulèvement de bandits fomenté par les communistes".
Parallèlement aux expulsions des pauvres des zones urbaines où on ne veut plus les
voir, se développe une nouvelle tendance dans les quartiers riches depuis le début des
années 1990 : ce sont les banlieues riches fermées. Tout un quartier se met à vivre à
l'intérieur d'un mur d'enceinte. Et là encore, la Chine est peut-être numéro un.
Contrairement à ce que son nom peut faire croire, "Orange County" est un domaine fermé
de milliardaires, de style californien certes, mais situé dans la banlieue nord de Pékin. De son
côté, Hong Kong possède son enclave, lourdement gardée, Palm Springs, où on peut jouer au
tennis, ou flâner dans un parc à thème avec des personnages de Disney.
En Indonésie aussi, on copie la côte ouest américaine, comme à Lippo Karawaci, à
l'ouest de Jakarta : là, on peut vivre en autarcie complète, avec hôpital, centre commercial,
cinémas, clubs de golf, et autres universités et restaurants. Plus le pays connaît de fortes
inégalités sociales, plus se monte cette "architecture de la peur : en Afrique du Sud, au
Brésil, au Venezuela, aux Etats-Unis. Pour le journaliste Jeremy Seabrook, les membres de la
bourgeoisie urbaine du tiers monde "cessent d'être des citoyens de leur propre pays pour
devenir des nomades appartenant, et devant allégeance à la topographie déterritorialisée de
l'argent : ils se transforment en patriotes de la fortune, en nationalistes d'un nulle part
évanescent et doré".
72
VERS UN AUTRE URBANISME ?
VILLES D’UN LENDEMAIN CAPITALISTE
Que ce soit à la suite de l’épidémie de coronavirus en 2020, pour répondre à la
crainte climatique, ou pour aller dans le sens d’une prise en compte des soucis écologiques,
des projets sont régulièrement pondus qui prétendent nous annoncer la ville du futur, qui va
régler les problèmes. Examinons de plus près certaines de ces idées.
Dans le cadre de la relance économique lancée à la suite de la crise du Covid, le
gouvernement a ressorti et décidé de financer un plan qui vise à faire revivre des centresvilles
dans 234 villes moyennes. 5 milliards d’euros sont prévus sur cinq ans. Les projets vont
de la relance ou la restructuration de 6000 commerces à la rénovation thermique des
bâtiments publics, en passant par la modernisation numérique des collectivités. Voilà, c’est
tout !
En ce qui concerne maintenant les grandes villes, en juin 2020, le journal Le Monde a
réalisé un dossier intitulé « les villes-monde après le covid ». On y trouve des interviews des
maires de Tokyo, Mexico et Montréal.
La maire de Montréal (1,7 million d’habitants), Valérie Plante, travaille avec dix
autres maires à un plan suite au covid. Elle constate que les villes d’Amérique du Nord ont
été créées en fonction de la voiture, que les trottoirs, par voie de conséquence trop étroits,
ne permettent souvent pas le respect d’une distanciation physique. Elle prend note de
l’entrée en force du télé-travail, ainsi que des télé-études, tout en n’oubliant pas de préciser
qu’un contact humain restera nécessaire.
Pour ce qui est de l’organisation géographique de la ville, elle considère positif le fait
que bars et restaurants des centres-villes aient pu occuper plus de place en prenant sur
l’espace public qui se trouve devant leur commerce. Elle en conclut l’utilité de piétonniser un
peu plus certaines rues de centre-ville, pour attirer les consommateurs, qui sont sinon tentés
d’acheter de plus en plus en ligne. Enfin, pour préserver un minimum d’espaces verts, la ville
achète certains terrains de manière à ce que n’y soient plus construits de nouveaux
immeubles.
Pas grand-chose de révolutionnaire, donc, mais le centre-ville fait en tout cas l’objet
d’une attention particulière et de réalisations concrètes. Par contre, les quartiers populaires,
où habitent les fameux « travailleurs essentiels » et où l’épidémie a été la plus forte, n’ont
pas ou quasiment pas de projet. La maire se contente de belles paroles : « Nous devons nous
atteler à mieux les protéger, en travaillant sur la “dédensification” et sur l’habitat social ».
Enfin, pour ce qui est du volet écologique désormais indispensable dans l’air du
temps, pas grand-chose d’original : 100 km de pistes cyclables supplémentaires, et des voeux
pieux pour les transports en commun : « A nous de prouver que l’utilisation des transports
collectifs se fait en toute sécurité sanitaire, et à nous de l’organiser pour que les gens
73
respectent les normes de distanciation ». Sauf que si l’on n’annonce pas une multiplication
des lignes et des fréquences pour ces transports en commun, ces mots resteront lettres
mortes.
A Tokyo (14 millions d’habitants), les Japonais ont une habitude déjà prise en ce qui
concerne le port du masque ; elle date de la grippe espagnole, il y a un siècle. La
gouverneure de la ville, Yuriko Koike, a devant elle 14 millions d’habitants, auxquels
s’ajoutent 3 autres millions qui viennent travailler chaque jour.
Les transports en commun étaient saturés et fonctionnaient avant le virus avec 150 à
180% d’occupation en heure de pointe. Grâce au télé-travail, ces chiffres ont chuté, et la
gouverneure table sur cette nouvelle pratique pour que ce progrès perdure. Elle y ajoute
l’idée d’une flexibilité, qui, en dehors de l’horaire 9 heures – 17 heures, ne semble pas trop
de mise jusqu’ici. Evidemment, la piste cyclable, qu’il suffit souvent de peindre sur le
goudron, est bienvenue. Ajoutez à cela des nouveautés numériques pour joindre les
habitants, en faisant appel à Google et Apple pour pouvoir alerter en cas de contamination,
et vous avez à peu près tout ce qu’une ville comme Tokyo voit comme avenir radieux.
Mexico (9 millions d’habitants), est également gérée par une femme, Claudia
Sheinbaum, écologiste de gauche. A Mexico, on manque d’eau courante, et il est difficile de
demander à tous les habitants de se laver les mains. La moitié de la population vit de
l’économie informelle ; la confiner, c’est l’empêcher de trouver de quoi survivre.
Quand on lui demande quelles leçons seront tirées de la pandémie covid 19, Claudia
Sheinbaum n’a que des mots, de gauche, mais des mots : « La première leçon concerne la
nécessité d’avoir un système sanitaire plus robuste. La crise nous a rappelé que la santé est
un droit, et non pas une marchandise. » Ou bien : « La mégalopole de demain sera aussi plus
participative. C’est une conviction démocratique. Avec les réseaux sociaux, on est en contact
direct avec nos administrés. » Et encore : « Notre urbanisation, elle, est trop anarchique.
Nous prévoyons plutôt de créer des espaces verts ».
Paris, de son côté, a décidé de se doter d’un Plan local d’urbanisme bioclimatique, le
premier de France. Anne Hidalgo en est l’inspiratrice. Le précédent plan local d’urbanisme
date de Bertrand Delanoë. A l’époque, la priorité était donnée au logement social, y compris
dans les quartiers de l’Ouest bourgeois. Du social, on est donc passé à l’écologique. Et au
passage, on a enlevé la limitation de la hauteur des tours. Pour le premier adjoint à
l’urbanisme Emmanuel Grégoire, en effet, et comme vous ne le savez peut-être pas, « plus
vous montez, plus vous libérez de l’horizontalité ».
Il est vrai que Paris, à la différence d’autres capitales, connaît une densité importante
de population, avec 20 754 habitants par kilomètre carré en moyenne, et une pointe à près
de 40 000 habitants par kilomètre carré dans le onzième arrondissement.
Concrètement, il s’agirait de décider que toute nouvelle construction devra être à
énergie positive – elle en produit plus qu’elle n’en consomme – et à bas carbone. Chaque
mètre carré de sol qui serait artificialisé, construit donc, serait remplacé par un autre à qui
on fait faire le chemin inverse. Beau principe, mais qui se heurte à celui de la propriété
74
privée. Rien n’empêche monsieur Tartempion, qui possède tel terrain, d’y construire un
bâtiment. Lui demander de planter un arbre ? cela ne rapporte rien, alors que construire une
tour vaut de l’or. Alors, écrit Le Monde à ce sujet, « le défi (…) est de trouver le mécanisme
qui permettra au propriétaire d’être incité financièrement à créer un jardin public, ou à
laisser une jachère de pleine terre plutôt que de construire des logements ».
En attendant que se réalisent ou pas ces projets, la réalité de Paris c’est que la ville,
d’un côté perd des habitants, 12 000 en 2019 (2,2 millions d’habitants contre 2,9 en 1914)
pendant que d’un autre côté, elle se densifie. On y a construit en un an 100 000 m2 de
bureaux, souvent dans des cours intérieures auparavant libres ou en y détruisant un jardin. Il
y avait déjà 3,2 millions de m2 de bureaux vides en île-de-France en 2019. Certaines
constructions se font en souterrain, ou sur les toits déjà existants, bref, les rares espaces
respirables sont en train d’être progressivement étouffés, car chaque construction sur le sol
parisien est un moyen de gagner du fric. Pour l’architecte en chef des Monuments
historiques Christiane Schmuckle-Mollard, Paris est tout simplement un bon placement !
De manière plus générale, la revue Sciences humaines a réalisé un numéro spécial en
début 2020 pour exposer les idées et les projets existants pour l’avenir sous le titre « Quelle
villes pour demain ? ». Elle pose la question de savoir s’il y a une limite du nombre
d’habitants qu’il faudrait se donner pour que la ville soit agréable à vivre. Une étude a été
faite en 1977, par Paul Bairoch, qui arrivait au chiffre maximum de 500 ou 700 000 habitants.
Mais de nos jours, aucune étude n’est faite sur cette question. Il y a juste quelques
mouvements citoyens qui proposent d’en rester à moins de 100 000 habitants. Quant au
partisan de la décroissance Serge Latouche, il chiffre de 30 à 60 000 habitants la taille de la
ville idéale, qui permettrait de satisfaire les besoins, avec une production locale en énergie
et en agriculture.
C’est qu’en réalité, tous les trusts capitalistes impliqués dans la ville, les
multinationales du BTP, de l’eau, les banques, etc, tous ont intérêt à avoir affaire à des
marchés les plus gros possibles. Et personne ne lutte donc contre cette croissance folle. On
ne fait qu’essayer de la canaliser un peu, comme le propose le Grand Paris.
Un point intéressant est à noter dans ce numéro de Sciences humaines : c’est une
réponse à la nouvelle marotte qu’ont les classes moyennes urbaines : la vente directe des
produits d’alimentation, les circuits courts, qui relient directement le consommateur avec le
producteur. Certes, on comprend les problèmes qui inquiètent ceux qui préconisent de
changer les choses – l’énergie gâchée dans les transports, le peu de réserve alimentaire qu’il
y aurait dans une ville comme Paris (3 jours), la qualité des produits alimentaires -, mais la
solution proposée est évidemment aberrante.
Le calcul est simple : pour donner à nourrir à Paris et son agglomération, il faut
3 millions d’hectares de terres, c’est-à-dire 6 fois la surface de l’Île-de-France. Ce qui veut
dire que le consommateur qui veut de la vente directe devra faire avec ses pieds, ou son
vélo, entre 200 et 300 km pour trouver son producteur « direct ».
Il faut aussi savoir que l’énergie utilisée dans le controversé transport des produits
alimentaires compte en fait moins que celle qui est utilisée pour produire les aliments en
75
question. Et pour utiliser moins d’énergie pour produire, le mieux est de produire là où le sol
et le climat correspondent le mieux avec le produit, pas forcément ou même pas du tout à
proximité de la ville.
Un certain public dit rechercher le lien direct entre lui et le paysan qui produit. Cela
ne pourrait donc fonctionner, et ne fonctionne déjà, que pour une petite minorité, des
privilégiés de l’alimentation. C’est absolument impossible pour l’ensemble de la population.
Si c’est une solution, elle est donc profondément inégalitaire.
Enfin, cette soi-disant solution tourne le dos aux progrès qu’a réalisé le capitalisme
au 19è siècle. Avant lui, les maraîchers devaient travailler la terre à proximité de la ville, car
les fruits et légumes, les viandes et les poissons ne pouvaient résister à des voyages qui
demandaient sinon des jours à l’époque du cheval comme moyen de locomotion.
C’est le chemin de fer qui a réglé ce problème. Produire loin n’est plus un problème,
car le train, ou ensuite la route et le camion, vont bien assez vite pour livrer les
marchandises. Mieux, grâce au chemin de fer, les villes de Paris et du nord de la France ont
pu bénéficier d’une alimentation équilibrée, grâce aux produits venant des régions de
l’Ouest et du Sud. Et c’est aussi ce changement qui a compté dans l’éradication des
épidémies comme le choléra, la tuberculose, qui s’abattaient sur les villes jusqu’au début du
19è siècle.
L’article peut-être le plus optimiste que la revue consacre à la ville de demain,
s’intitule « Des écoquartiers aux smart cities ». L’écoquartier, c’est celui qui prend des
mesures qui permettent de baisser fortement l’empreinte carbone, en diminuant les
consommations d’énergie de chauffage, d’éclairage, de transports. La smart city, c’est la ville
hyper connectée, « intelligente », qui permettrait de nombreuses économies grâce à la
multitude de données qui y seront collectées et rationnalisées.
Une ville connectée laboratoire existe, en Corée du Sud : Songdo International City.
L’entreprise américaine Cisco en fait un laboratoire grandeur nature, pour 60 000 habitants.
Sont en construction, pour 35 milliards de dollars, gratte-ciels de logements et de bureaux.
Rien de neuf de ce point de vue ! Mais sur et sous ce béton, caméras, capteurs, câbles de
toutes sortes vont « faciliter le quotidien » des habitants. Depuis votre chambre, vous
pourrez assister à une consultation médicale avec les spécialistes d’un hôpital. Sous vos
pieds, un système d’aspiration souterrain transporte vos déchets jusqu’à l’usine
d’incinération, qui en tire de l’électricité, qui vous est renvoyée. Des lecteurs de plaques
d’immatriculation contrôleront toutes les voitures, et les suivront à la trace, jusqu’aux accès
des parkings où elles auront toutes une place.
Selon Sciences humaines, encore, l’Union européenne aurait répertorié 250 de ces
« villes intelligentes » de plus de 100 000 habitants. En France, Nice a depuis 2013 un
« boulevard communicant » : « les 200 capteurs installés par Cisco y diffusent des
renseignements variés : température et qualité de l’air, disponibilité des places de
stationnement, niveau de remplissage des poubelles pour ajuster les tournées de
ramassage… bref, de quoi rêver.
76
A Lyon, dans le nouveau quartier Confluence, un système de suivi énergétique
permettra de connaître en détail les consommations d’eau, gaz, électricité. Des voitures
électriques en autopartage seront alimentées par le toit photovoltaïque du gymnase. A
Grenoble, ville à la pointe de l’écologie, un quartier occupé par deux anciennes casernes a vu
s’ériger 5000 m2 de bureaux, 15 000 de commerces, 850 logements, des résidences pour
étudiants, d’autres pour seniors, un hôtel 4 étoiles, une école primaire, un cinéma et une
piscine. Il paraît que c’est révolutionnaire, car cela s’inscrit dans une démarche « globale » et
« environnementale », « en empathie avec le contexte social, économique, géographique et
climatique », et que cela procède d’« une autre vision du vivre ensemble ».
Rien qui nous fasse rêver dans tout cela ! Il est fort possible qu’un effort particulier
ait été mené dans le cas de Grenoble, mais même là, on a quand même le sentiment que
nous avons affaire tout simplement à de nouveaux quartiers, comme il s’en construit en
permanence sous le système capitaliste. Simplement, on en gave certains des technologies
censées être de pointe, alors que toutes n’apportent pas forcément un bénéfice pour ce qui
est de la vie réelle des habitants.
Au 19è siècle, le jeune capitalisme montant a su éventrer des villes entières, pour
répondre aux épidémies, installer des systèmes d’eau multiples, des réseaux d’égouts. A
côté des travaux d’Haussmann, ce qui peut se faire maintenant semble plutôt une broutille.
Le système est devenu incapable de grandes réalisations progressistes. On se contente de
gérer ce qui existe déjà, et on cherche ce qu’il est possible de rajouter tout en conservant un
passé anarchique.
Pourtant, on dispose de nos jours de techniques et de moyens autrement plus
performants que ceux qui pouvaient exister lorsque les égouts ou le métro, ont été installés.
Le problème est que, de nos jours, les intérêts déjà en place sont considérablement plus
énormes que ceux qu’ils étaient en 1850 ou 1870. Ce ne sont plus seulement des
propriétaires d’immeubles qu’il faudrait bousculer, mais des groupes capitalistes qui sont
propriétaires de milliers de logements ou de bureaux. Et c’est pour cela qu’une opération
comme le Grand Paris se contente, en fait, d’agrandir ou de relier ce qui existe déjà, et de
densifier une région déjà très dense, et sociologiquement très différente du reste du pays.
Avec l’air du temps écologique, on entend beaucoup que l’automobile est
responsable d’une pollution de l’air respiré en ville. Mais l’automobile n’a pas fait que
polluer l’air ; elle fait du bruit, elle interrompt constamment la marche ou la promenade ;
elle est devenue la reine de la ville depuis un siècle, et tout s’organise autour d’elle.
Quelques expériences tentent de l’écarter du centre-ville avec quelques rues piétonnes.
Rare exception, une ville espagnole de 82 000 habitants, Pontevedra, a osé l’enlever
totalement. Et comme dans ces îles de Bretagne sans automobile, c’est toute l’ambiance qui
est changée, devenant plus reposante et plus chaleureuse.
Mais si l’automobile a ainsi pris la meilleure place dans la vie et dans la ville, c’est
qu’elle a derrière elle des mastodontes de l’industrie capitalistes : constructeurs
automobiles, trusts du pétrole, multinationales du BTP. Et tous ont intérêt à conserver aussi
longtemps qu’ils le peuvent leurs installations et les modes de vie qui en ont découlé, à la
base de leurs profits et de leur domination.
77
DES UTOPISTES MODERNES
A côté de tous ceux qui ont plein la bouche de formules telles que la « ville de
demain », il existe un courant plus sincère, et qui tente, tant bien que mal, de trouver, dans
le monde tel qu’il est, quelques failles pour leur démontrer qu’une autre manière de faire la
ville est possible.
Parmi eux, un architecte, Patrick Bouchain, présenté comme libertaire, humaniste. Il
pratique en tout cas une méthode de travail où il tient à collaborer avec les habitants qui
vont loger dans sa construction, avec les ouvriers qui vont faire le travail. Il dénonce
l’absence de liberté, en réalité, pour se loger. « On ne peut pas faire habiter autoritairement
les gens. Il y a une telle rareté de l’offre que lorsqu’un demandeur se voit, après plusieurs
années, attribuer d’office un logement, il ne peut quasiment pas le refuser. Mais il entre dans
le logement avec un a priori négatif ; ce n’est pas exactement celui qu’il aurait choisi. Il n’ira
pas cependant le soir même voir son voisin du septième étage pour lui proposer d’échanger
son rez-de-chaussée ; c’est interdit ». Il a obtenu en 2019 le Grand prix de l’urbanisme. Il a
édité, avec toute une série d’architectes et de journalistes, un joli livre, intitulé « Construire
ensemble le grand ensemble ».
« Quand je suis sorti de l’école, explique Patrick Bouchain, c’est l’Afrique qui m’a fait
comprendre qu’il fallait arrêter de construire de la façon dont on le faisait ». Il voit les
femmes s’atteler à la collecte des matériaux, les hommes mettre la main à la construction,
les enfants peindre la décoration du mobilier « avec les matériaux les plus simples, trouvés
ou récupérés sur place, et surtout, avec les habitants, leur savoir-faire, leur art de la récup et
du bricolage, au sens noble du terme » (Valérie de Saint-Do, journaliste).
Avec lui, Anne Debarre, architecte, se soucie d’économiser sur les coûts qui
parasitent la construction. Elle propose de revendiquer le statut d’habitat coopératif, qui
n’existe pas en France : « les parts sociales acquises, et non des millièmes d’une copropriété,
se revendent suivant l’augmentation du seul coût de la construction. Destinées aux plus
démunis, des opérations seront proposées en accession progressive à la propriété classique
ou coopérative. (…) La mutualisation prévue d’équipements et de services contribue
également à en réduire les coûts de fonctionnement ». Elle ajoute cette idée : « l’ouverture
d’équipements (café, bibliothèque, locaux associatifs, lieux culturels, etc…) aux résidents,
mais aussi à l’extérieur, a l’objectif d’éviter l’“entre-soi” et de créer une dynamique sociale à
l’échelle du quartier et de la ville ».
Un autre architecte, Stéphane Gruet, voit un intérêt économique dans un autre
statut : les coopératives d’habitation à vocation « sociale », qui s’étaient développées après
la Seconde Guerre mondiale en France. Selon lui, elles ont montré « qu’elles permettaient
d’abaisser très sensiblement le seuil d’accession au logement social, de favoriser la solidarité
au sein des ensembles de logements collectifs, (…) de sécuriser les locataires par la détention
de parts sociales ». Il s’agit, dit-il, « de réfléchir à une alternative aux “cages à lapins” –
réponse que la rationalisme industriel et l’Etat social ont donnée jusqu’ici au problème du
logement du plus grand nombre ».
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Dans son livre, Patrick Bouchain critique fermement le logement social, qui ne fait
plus aucune recherche, et se contente de reproduire toujours, tout le temps et partout, un
même modèle. Du futur habitant, il dit ceci : « Lui a-t-on jamais demandé combien il espérait
avoir d’enfants, si cela lui ferait plaisir que sa mère – ou sa soeur, ou son frère – n’habite pas
trop loin de chez lui ? Lui a-t-on jamais demandé s’il avait des meubles de famille auxquels il
tenait (malgré leurs dimensions), ou même seulement s’il avait le vertige ? Et pourtant,
pendant combien d’années cet habitant va rire, pleurer, avoir peur, aimer, élever des enfants,
fêter des anniversaires, réunir des amis dans cet immeuble qu’aura autorisé à construire le
maire, qu’aura financé le promoteur, qu’aura imaginé l’architecte et qu’auront réalisé
ingénieurs, artisans, ouvriers, sans jamais, à aucun moment, qu’on lui ait demandé son
avis ? »
Dans un article rédigé avec Edouard Dor, il demande : « Qu’en est-il aujourd’hui de la
famille nucléaire ? des conséquences des divorces qui se multiplient ? des familles
monoparentales ou décomposées ? des personnes âgées de plus en plus nombreuses ? de la
prise en compte des handicapés ? etc. Modifier la forme d’un appartement, faire évoluer la
structure d’un immeuble, voire d’un ensemble de constructions, c’est prendre en compte la
flexibilité qui caractérise la vie actuelle. »
Pour Loïc Julienne, la norme est incapable de tenir compte de la vie. Pour cet
architecte, « aujourd’hui, chômeurs, travailleurs précaires ou en insertion, tous ont du temps
et pourraient l’utiliser à la réalisation d’une partie de leur ville qui pourrait inclure leur
habitation ». « Plutôt que de détruire les tours et les barres, chacun pourrait se réapproprier
son propre espace de vie et construire en densifiant, en ajoutant, en transformant… C’est la
première forme de développement durable, transformer et réemployer la matière
existante ».
Son idée est qu’il faudrait implanter une « maison commune sur le chantier de
construction, pour en faire un lieu de vie et de fabrication, en y tenant des réunions, repas,
ateliers d’apprentissage et spectacles, en en faisant un lieu chaleureux d’échange et d’éveil ».
Patrick Bouchain explique que sur 100 hectares qui vont être aménagés, vous en
aurez souvent 25 qui restent, prévus sans rien, sans statut, des terrains vagues. Ces espaces,
il propose d’en faire des lieux d’expérience et de liberté, une occasion pour le citoyen
d’apprendre à agir sur l’urbanisme.
Lucien Kroll, architecte, revient sur ce qu’il appelle « le désastre de Clichy-sous-
Bois » : « Ce destin était gravé dans le modernisme. Quasiment personne n’a voulu décrire le
caractère criminogène de cette architecture : le lien n’a été établi par aucun média entre
cette modernité insupportable et les émeutes : au mieux, ils l’ont prise pour un problème
esthétique ou corporatif (et ça continue…). Personne n’a fait remarquer cette étrangeté :
c’est exclusivement dans l’uniformité que ça brûle, à quelques mètres de là, dans des milieux
plus désordonnés : non. Bien sûr elle n’est pas LA raison, les injustices sociales sont les vrais
coupables. L’architecte n’est pas coupable mais l’architecture criminogène l’est pleinement
car elle se fait le détonateur indispensable de ces violences. Les spécialistes ne regardent la
modernité que comme un projet innocemment rationnel et malheureusement encore
79
inaccompli, sans aucunement la voir comme une régression dramatique. Ils la croient le
remède alors qu’elle est la maladie. »
De la même manière, l’architecte Stéphane Gruet pose cette question : « Pourquoi
nos cités modernes si droites et rationnelles sont-elles aujourd’hui délaissées quand un
village médiéval impraticable attire les visiteurs du monde entier. De même, pourquoi les
produits de notre industrie nous paraissent-ils sans âme quand nous recueillons
précieusement la moindre oeuvre issue de mains humaine ? (…) Quel monde sommes-nous en
train de faire ? (…) Aujourd’hui on construit au coeur de nos villes ces hautes tours qui
célèbrent les puissances financières, autour desquelles, au sud, s’étalent à perte de vue les
bidonvilles. »
Enfin, le psychanalyste Félix Guattari revient sur l’actuel mouvement général vers
l’écologie. « Je ne saurais souligner que la prise de conscience écologique ne devra pas se
contenter de se préoccuper des facteurs environnementaux, tels que la pollution
atmosphérique, les conséquences prévisibles du réchauffement de la planète, la disparition
de nombreuses espèces vivantes, mais elle devra aussi se porter sur des dévastations
écologiques relatives au champ social et au domaine mental. (…) Il faudrait décrire ici le
sentiment de solitude, d’abandon, de vide existentiel qui gagne les pays européens et les
Etats-Unis. Des millions de chômeurs, des millions d’assistés mènent une vie désespérée au
sein de sociétés dont les seules finalités sont la production de biens matériels ou de biens
culturels standardisés, qui ne permettent pas l’épanouissement et le développement des
potentialités humaines. On ne peut plus se contenter aujourd’hui de définir la ville en termes
de spatialité. Le phénomène urbain a changé de nature. Il n’est plus un problème parmi
d’autres. Il est le problème numéro un, le problème carrefour des enjeux économiques,
sociaux, idéologiques et culturels ».
LES ENFANTS DANS LA VILLE
Dans le mensuel marseillais CQFD, le philosophe Thierry Paquot, auteur de La Ville
récréative – Enfants joueurs et écoles buissonnières, pose la question de la place faite aux
enfants dans la manière de concevoir la ville et l’urbanisme. Pour lui, la tendance est à
reléguer les enfants dans quelques lieux aseptisés, destinés d’abord à rassurer les parents.
Ce qui est certain, c’est que les zones, les terrains vagues, du moins dans les pays riches, ont
tendance à disparaître, alors qu’ils étaient des lieux de prédilection pour les enfants.
« La rue, écrit Thierry Paquot, a toujours été le lieu privilégié des enfants. Dans les
cités grecques comme dans les villes chinoises d’avant notre ère, les enfants jouaient dans les
rues. C’est d’ailleurs toujours le cas dans les villes africaines et sud-américaines du 21è siècle.
Ils y travaillent aussi et parfois même doivent-ils y dormir… Les enfants ont toujours su
trouver des lieux pour eux, comme les rives d’une rivière, les terrains vagues, les jardins, les
friches (…) Ils s’inventent donc des lieux, dont ils détournent l’usage, comme la cage
d’escalier, le couloir qui mène aux caves de l’immeuble, le toit des garages, le bosquet à
l’entrée du grand ensemble, etc. Mais l’urbanisme moderne, en consacrant l’automobile,
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prive les enfants de ce fabuleux terrain de jeux qu’est la rue, devenue hostile ». (CQFD
octobre 2020).
C’est un fait que, de Le Corbusier à Niemeyer, on peut chercher en vain une
préoccupation spécifique pour les enfants. « Ni dans les grandes villes, ni dans les banlieuesdortoirs,
ni dans la marée pavillonnaire ou dans les villages résidentiels, les enfants ne
disposent d’un lieu approprié à leur âge et à leurs désirs ».
Faire une place qui plaise aux enfants et leur convienne, ce n’est pas impossible. Cela
s’est un peu fait, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, période où l’on a fait
également des efforts en matière d’éducation pour alléger les peines et les sanctions faites
jusque-là aux enfants.
CQFD mentionne quelques-unes de ces expériences : « C’est le paysagiste danois Carl
Theodor Sorensen qui crée, en 1931 à Emdrup, le premier junk playground, sorte de terrain
vague au coeur de la ville où les enfants jouent avec ce qui s’y trouve : des bûches et des
planches, une mare, une carcasse de voiture, etc. Après l’avoir visité, l’architecte Lady Allen
of Hurtwood implante ce modèle à Londres dans des endroits bombardés. Avec des gravats,
les enfants construisent des cabanes, inventent tout un monde. En Hollande, au lendemain
de la guerre, Aldo van Eyck conçoit des aires de jeux minimalistes afin de laisser libre cours à
l’imaginaire des enfants. Il en réalisera 700 dans tout le pays ; il n’en reste aujourd’hui qu’une
petite centaine ».
Il n’est évidemment pas besoin d’attendre une période de bombardements.
L’essentiel à retenir ici est évidemment d’avoir le souci des enfants, de leur besoin
d’imaginaire et de liberté.
En jolie conclusion, Thierry Paquot explique que « les enfants devraient être tout le
temps dehors à enquêter, se documenter, jouer, apprendre et venir en classe pour faire le
point, partager, compléter tout ce que leur étude du milieu leur apporte. Une ville récréative,
à la taille des enfants, à leurs rythmes, exige un changement complet, à la fois de l’urbanisme
mais aussi du système scolaire, donc des parents et des accompagnateurs. (…) Il faudrait
considérer les enfants comme des êtres complets. Ce sont des citoyens, qui devraient voter
dès l’âge de 12 ans ».
QUELQUES LIGNES EN CONCLUSION
De notre tour d’horizon sur le logement et l’urbanisme, il ressort assez clairement
que l’essentiel des idées qui ont nourri les expérimentations, les volontés d’innover, de
rendre plus humain, le logement et la ville, avaient déjà été pensé par les premiers
socialistes d’origine au 19è siècle. Mais leurs idées n’ont jamais pu être réalisées à une
échelle suffisante, dans l’espace et dans le temps, pour en vérifier la valeur.
Le plus souvent, ce sont les moyens matériels qui ont manqué. Et lorsqu’ils ont été
suffisants, avec des pays capitalistes qui en ont les moyens, ce sont les problèmes sociaux
81
qui ont resurgi, inévitablement, que ce soit à Brasilia ou dans les banlieues françaises
lorsqu’elles ont été réhabilitées.
Surtout, le système capitaliste, lorsqu’il étend l’idée des HLM, a soigneusement pris la
peine d’éradiquer de ses réalisations la principale idée humaniste qui prévalait ; à la place de
l’esprit collectif, de partage et d’échange, c’est le règne de l’individualisme le plus égoïste
qui est instauré. A un point tel que c’est d’en haut qu’il faut tenter d’en limiter un peu les
dégâts, avec des initiatives comme la Fête des Voisins.
La crise du logement, c’est-à-dire le manque de logements décents et agréables pour
toute une partie de la population, est également une constante dans le capitalisme : ce
système ne veut tout simplement pas assurer un logement digne du 21è siècle aux couches
sociales inférieures qu’il crée et reproduit. Pire, à l’échelle de la planète, il ignore peut-être
un milliard d’êtres humains, les abandonne à leur sort sans aucun moyen, condamnés à
survivre comme ils peuvent dans des bidonvilles qui enflent.
Pourtant, le capitalisme aurait les moyens techniques et financiers de régler ce
problème. Et la caste des promoteurs est de manière générale mal vue par les capitalistes
investis dans la production, car elle leur pompe, en véritable parasite, une part grossissante
de la plus-value. La transformation en 2018 par le président français Macron de l’ISF (impôt
sur la fortune) en un seul IFI (impôt sur la fortune immobilière) en est un symptôme.
Seule une remise en cause entière de la propriété privée du sol peut permettre de
prendre le problème à la racine, comme a tenté de le faire le Cuba de Castro après 1959.
Mais lui aussi a vu ses moyens se disloquer sous la pression de l’embargo américain.
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DES LOGEMENTS ET DES CHIFFRES
Ces chiffres proviennent de diverses sources sur internet. Ils ont la valeur qu’ont les chiffres,
très relative, ne donnant qu’une idée globale, moyenne, loin des problèmes lorsqu’ils sont
aigus.
Nombre total de logements en France (2019) 36,6 millions
dont, résidences principales 29,9 millions
résidences secondaires 3,6 millions
logements vacants 3,1 millions
Autrement dit, sur 100 logements, 82 sont des résidences principales, 10 sont des résidences
secondaires, et 8 sont vacants.
Sur le total de 36,6 millions de logements, on compte 5,1 millions de logements sociaux :
ce parc a augmenté de 80 400 logements en 2018 (dont 88% sont des logements neufs).
11 millions de logements supplémentaires ont été construits en 35 ans (soit, en moyenne
314 000 par an) ; entre temps, la population a augmenté de 11 millions d’habitants, mais les
ménages sont devenus plus réduits, donc plus nombreux.
56 % des logements sont des maisons
Logements possédant eau chaude, WC, douche ou baignoire (2017) : 98,9%
Nombre moyen de logements construits (2019) 411 000
dont Accession (propriété) 231 000
Résidences secondaires 21 000
Locatif social 93 000
Locatif privé 55 000
Locatif intermédiaire 11 000
L’économie de l’immobilier (2019)
Chiffre d’affaires du secteur 85 milliards €
Nombre de logements vendus 1,075 million
Nombre d’entreprises 213 000
Nombre de salariés (2018) 242 000
La propriété des logements (2013)
Ménages propriétaires de la résidence principale 58% (70% après 60 ans)
Ménages ayant loué un logement vide 37%
dont Logement social 16%
Logement libre 21%
La part du logement dans le revenu des ménages
Elle est passée de moins de 10% en moyenne dans les années 1960 à 18% en 2013
Elle est proche de 30% pour les locataires
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Pour les classes moyennes, le coût total logement + gaz, eau, électricité est passé
de 20% à 25% du revenu entre 1990 et 2006.
Pour comparaison, les transports sont à 14,7%, l’alimentation 13,7%
Le mal logement
Le manque de logements est chronique.
Selon la fondation Abbé Pierre, on compterait en 2019 4 millions de mal logés, et au total 15
millions de personnes seraient atteintes par la crise du logement : risques sur la santé, risque
d’expulsion, confort insuffisant, impact sur l’environnement ou sur la vie de famille.
Sans chauffage central ou électrique : 4,4%
3,6 millions de personnes ont froid dans leur logement (2019)
Fuites de toiture, humidité ou moisissure : 10,5%
En surpeuplement : 8,3%
Un plan gouvernemental de « résorption des bidonvilles » de 2017 donne le chiffre de 500
bidonvilles en France, où résideraient 15 000 personnes.
1514 quartiers prioritaires sont recensés pour être rénovés (politique de la ville) :
le budget alloué est de 800 millions d’euros pour 2021.
L’hébergement d’urgence
Il est théoriquement dû à toute personne en « détresse médicale, psychique ou sociale. ON
lui doit le gîte, le couvert, l’hygiène. Le nombre de places est de 160 000 en 2019.
Une partie des personnes est envoyée en hôtel (35 000 quotidiennement) via le 115 (Samu
social).
612 personnes sans domicile (SDF) sont décédées dans la rue en 2018.
36 000 personnes ont été expulsées de leur logement loué en 2018.
L’aide sociale au logement
L’APL (aide personnalisée au logement), l’ALF (allocation de logement à caractère familial) et
l’ALS (allocation de logement à caractère social) totalisent 6 millions de bénéficiaires, et
12 milliards d’euros en 2020.
En 2006, 3,2 millions de personnes ont demandé un logement social, 430 000 en ont eu un.
L’APL l’attribution de l’APL – aide personnalisée au logement – permet d’abaisser le taux
d’effort des allocataires de 35,8 à 19,5% (source IGAS, inspection générale des affaires
sociales).
De 1999 à 2005, le renouvellement du parc social s’est concentré sur le logement
intermédiaire (produit à loyer intermédiaire et PLS), tandis que la construction de logements
sociaux (PLUS et PLAI) est en baisse.
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SOURCES
Friedrich Engels, La question du logement, Editions sociales 1969
Anatole Kopp, Ville et révolution, points n°32 Anthropos 1967
Mike Davis, Le pire des mondes possibles, La Découverte 2007
Marco Oberti, Edmond Préteceille, La ségrégation urbaine, Repères 666, La Découverte 2016
Tom Thomas, Ville et capital, éditions Jubarte 2019
Jean-Marc Stébé, Le logement social en France, Que sais-je ? n°763, PUF 2019
Le Corbusier, Manière de penser l’urbanisme, Médiations n°2, Gonthier 1946
Sciences humaines, Quelles villes pour demain ? hors-série mars 2020
Patrick Bouchain, Construire ensemble grand ensemble, Actes Sud 2010
https://fr.rbth.com/art/80403-architecture-avant-garde-constructivisme-moscou
https://halshs.archivesouvertes.
fr/file/index/docid/51936/filename/Brasilia_40_ans_apres.pdf
https://www.qwant.com/?client=brzmoz&
q=Le+finacement+des+travaux+d%27Haussmann%2C+Bernard+Marchand
Main basse sur la ville (F Rossi 1963) 1h36
Comment Haussmann a transformé Paris (Y Billon 2011) 52 min
Oscar Niemeyer, un architecte engagé dans le siècle (Marc-Henri Wajnberg 2000) 1h01
Décembre 2020
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