Paru dans ECHANGES N°121 été 2007
La fin du système protectionniste instauré dans le monde par l’accord multifibres de 1974 à 2004 plonge l’industrie textile dans une concurrence exacerbée qui entraîne chute des salaires et aggravation de conditions de travail déjà très dures. D’où les révoltes des travailleurs du Bangladesh en 2006, de l’Egypte et d’ailleurs aujourd’hui
En France le gouvernement de Sarkozy essaye de sauver les dernières plumes du coq gaulois, pour séduire les partisans d’une cause nationale protectionniste en déconfiture, tout en se faisant l’agent d’une mondialisation croissante puisqu’il va appliquer, passant sous les fourches caudines de l’ Union européenne, les directives libérales de Bruxelles. Les soutiers du gouvernement cherchent toutes les petites recettes (TVA sociale, franchises et autres ponctions) qui pourraient ramener le coût du travail au niveau de l’économie souterraine.
Après avoir signé les traités européens qui devaient libéraliser et déréglementer (les transports, les télécommunications, les services, les finances...), après avoir liquidé des pans entiers d’industries (la sidérurgie et le textile), ils veulent « remettre les Français au travail », expulser les clandestins (qui pourtant les servent bien, eux aussi, en tant que main-d’œuvre bon marché)... tout en développant la flexibilité et l’insécurité sociale du salariat.
Au moment où la
concurrence que se font les travailleurs et travailleuses dans le
secteur textile produit des explosions en chaîne (au Bangladesh, en
Egypte, au Cambodge, et à l’île Maurice où des ouvrières sri-lankaises
ont fait grève...). La pression d’un véritable esclavagisme qui sévit en
Chine (très bas salaires et très dures conditions de travail), risquant
de mener à la famine des milliers de travailleurs occupés dans ce
secteur, nous amène à retracer un petit historique de l’accord
multifibre.
Depuis une quarantaine d’années, les pays dits industrialisés n’ont
cessé de perdre leurs avantages dans le secteur textile. Tandis que
l’essentiel de l’industrie des vêtements est restée au stade de la
plus-value absolue (1), où la main-d’œuvre reste dominante, la branche
textile dans son ensemble, elle, s’est rapidement gonflée en capital
fixe (4 % à 8 % de la formation brute en capital fixe de l’emploi
industriel) ; la production de tissus requiert de plus en plus de
machines perfectionnées, qu’il s’agisse de métiers à tisser les matières
traditionnelles, mais aussi des synthétiques et de toutes matières de
haute technologie faisant intervenir l’électronique avec l’intégration
de puces...
Pour les pays dits en
développement, les industries du vêtement représentent de 20 % à 40 % de
l’emploi industriel et ont été rapidement en mesure, avec leur faible
coût du prix du travail, de mettre à genoux celles des centres
industrialisés (2).
A partir de 1974, un accord protectionniste (3) portant le nom
d’« arrangement multifibres » (AMF) a été mis en place, afin d’endiguer
cette mutation trop rapide. Il couvre un tiers du commerce mondial des
vêtements ; un autre tiers concerne les échanges internes à l’OCDE et le
dernier tiers les échanges entre pays exportateurs, du Nord comme du
Sud.
Cet accord protectionniste au possible permettait donc aux pays du Nord de protéger leurs industries textiles contre la concurrence des pays en développement (4) Ce mécanisme protectionniste a aussi bénéficié à certains pays en développement : ceux qui avaient droit à de larges quotas, comme le Bangladesh, ont misé sur l’industrie textile et créé des emplois. Ce système a contribué à l’internationalisation de la production textile : lorsque certains pays atteignaient leur limite de quotas, les entreprises déplaçaient leur production là où des quotas étaient encore disponibles, et les coûts de production restaient bas. L’industrie textile s’est ainsi mondialisée à l’extrême, avec environ 160 pays producteurs. Il sera pourtant sans complexe qualifié comme un accord « de libéralisation » dans l’acte final des accords multilatéraux sur le commerce des marchandises signés à Marrakech en 1994, et qui intègrent l’accord sur les textiles et vêtements dont fait partie l’AMF.
Limité dans le temps
(1995-2004) l’AMF va ralentir la lente agonie de l’industrie du textile
des pays de l’OCDE et il sera fortement critiqué et conspué par les
libéraux ; ceux-ci attendaient l’arme au pied le moment où leurs
entreprises (5) pourraient enfoncer les digues de la forteresse OCDE
pour inonder le marché.
Contrairement à ce que la grande presse prétendait, l’AMF ne fut pas un
régime de protection de l’emploi, mais un régime de protection des
investissements (Conférence des Nations Unies sur le commerce et le
développement, CNUCED, 1994). Il fallait laisser le temps aux capitaux
investis de se retirer en douceur pour se placer dans des branches plus
rentables (6) La France et l’Italie furent les principaux pays
bénéficiaires de l’AMF, mais aussi les pays exportateurs, qui trouvèrent
le système pas si mauvais avec ses rentes qui tombaient pour les
dédommager de leurs « pertes ». Comme la production de vêtements
détermine en partie le prix mondial de la force de travail, puisque dans
chaque salaire une fraction est réservée à l’habillement, l’accord AMF
était loin de satisfaire toute la classe capitaliste :
« En effet, les consommateurs des pays de l’OCDE ont payé cher l’AMF (...). Quelques estimations portant sur les dix dernières années : ces coûts se mesurent en milliards de dollars. Comme dans le cas des produits agricoles, ce coût est encore plus lourd pour les consommateurs aux revenus les plus faibles (qui consacrent une part plus importante de leurs gains à ces dépenses nécessaires de vêtements). Ces coûts correspondent, grossièrement, à une hausse des prix de 20 % en moyenne, pour les textiles et de 40 % à 65 % en moyenne pour les vêtements (avec des crêtes de l’ordre du double ou du triple)
(La Nouvelle Organisation mondiale du commerce, Patrick Messerlin, Ifri, éd. Dunod, 1995, p. 121-122.)
Chaque capitaliste individuel veut que le prix des vêtements chute, de manière à pouvoir faire chuter le prix de la force de travail dans son secteur, et augmenter sa part de plus-value. Mais de l’autre côté de la barrière, ceux qui menaçaient l’industrie textile de l’OCDE se voient à leur tour menacés par la fin des accords multifibres et l’entrée de la Chine dans l’OMC.
Selon les syndicats du
textile, 30 millions d’emplois dans le monde sont menacés (7). Le
démantèlement de l’accord multifibres de 1974 sonne le glas pour de
nombreux travailleurs de pays en voie de développement. Depuis trente
ans, des pays comme le Bangladesh, l’île Maurice, l’Indonésie,
Madagascar, le Sri Lanka, la Tunisie, le Lesotho, le Salvador ou la
Turquie bénéficiaient d’un accès garanti aux grands pays importateurs.
Ils avaient bâti leur économie sur le textile. Plusieurs gouvernements
ont déjà annoncé des démantèlements de leurs législations du travail.
Aujourd’hui le rouleau compresseur chinois impose ses normes
d’exploitation à des pays où la surexploitation des travailleuses (80 % à
90% des employés du secteur textile sont des femmes) est déjà à la
limite du possible, provoquant des explosions de révoltes et des émeutes
ouvrières.
Ce n’est donc pas un hasard si le Bangladesh s’est trouvé confronté en
2006 à une véritable guerre civile (8), si des ouvrières sri-lankaises
exploitées jusqu’au sang se révoltent en février 2007 contre la
Compagnie Mauricienne de Textile (CMT) (voir La grève des ouvrières du Sri-Lanka à l’île Maurice) ; si, en mai 2007, une révolte éclate au Cambodge (voir Cambodge : Syndicats pro-patronaux à Pnom-Penh) et si l’Egypte connaît une déferlante de grèves aussi dans le secteur textile (voir Egypte : vague de grèves dans le delta du Nil).
Comment vont réagir les industriels et gouvernants de ces pays ? Ils vont reporter la pression sur les ouvriers et ouvrières. A titre d’exemple, le Pakistan fait toujours travailler des enfants. Les Philippines ont indiqué que la loi sur le salaire minimum ne s’appliquera plus au secteur de la confection. Au Kenya, sur les 39 000 emplois qu’offrait le secteur du textile et de l’habillement, 6 000 ont disparu depuis octobre 2004, et la moitié des emplois du secteur sont menacés, a indiqué un rapport du BIT intitulé Promouvoir une mondialisation juste dans le secteur des textiles et de l’habillement dans un environnement post-Accords multifibres.
Le document révèle qu’au Lesotho, l’une des économies les plus pauvres du monde, 6 650 travailleurs du textile sur 56 000 ont perdu leur emploi, et 10 000 autres ont été affectés à des travaux précaires.
Ce qui se passe dans l’industrie textile mondiale pourrait bien devenir l’avenir de l’industrie automobile mondiale, on en voit déjà les prémices.
G . Bad juin 2007
ANNEXE
Le poidsde la Chine
La Chine est devenue
en dix ans le premier exportateur mondial d’habillement avec 28 % du
marché planétaire contre 19 % en 1995.
Durant la phase de transition, les parts de marché de la Chine sont
passées de 4 % à 13,3% en quantité, et de 8,5 % à 16,4% en valeur.
Lorsque les quotas sur les habits pour bébés ont disparu, les
exportations chinoises dans ce secteur ont augmenté de 826% (celles du
Bangladesh et des Philippines diminuant de 18 et de 17%). Selon la
Banque mondiale, la Chine pourrait réaliser 50 % des exportations
mondiales en 2010.
L’Empire du milieu produit la matière première et va jusqu’à la
production finale avec des coûts de main-d’œuvre très bas : 90 euros en
moyenne par mois pour un salarié pour 70 à 80 heures de travail par
semaine. Les autres pays producteurs de textile, à l’exception de
l’Inde, doivent importer la matière première, ce qui les rend moins
compétitifs. Par ailleurs, la Chine a anticipé la fin des accords
multifibres en augmentant sa capacité de production. #
NOTES
(1) La plus-value absolue est obtenue par un prolongement de la journée de travail au-delà du temps nécessaire à la reproduction de la force de travail, alors que la plus-value relative sera obtenue par la recomposition de la force de travail - essentiellement au moyen du progrès technique - en la réduisant à sa forme de travail capitaliste : le travail social abstrait et interchangeable.
(2) Un mécanisme de protection a été prévu jusqu’en 2008. C’est-à-dire qu’un pays qui observe une augmentation trop importante des importations chinoises peut en limiter le flux. L’Organisation mondiale du commerce lui en donne la possibilité. Les Etats-Unis, où 350 000 emplois ont disparu dans ce secteur en quatre ans, pourraient ainsi utiliser cette arme.
(3) Sans l’AMF, les exportations des pays en développement auraient doublé.
(4) On assignait aux pays producteurs une quantité maximale exportable vers les Etats-Unis, le Canada et l’Union européenne. Ces quotas différaient selon les pays et les catégories de produits.
(5) Il s’agit
principalement de multinationales qui, par la triche fiscale et les bas
coût salariaux, vont s’attaquer aux entreprises nationales du textile
des pays de l’OCDE.#
(6) Les entreprises multinationales du secteur (marques et
distributeurs) seront les principales bénéficiaires de la
libéralisation. Elles ont déjà profité de l’AMF, délocalisant et
re-localisant au gré des quotas disponibles et des coûts de production
moindres. Avec la libéralisation, elles pourront choisir sans entrave
les fournisseurs qui allient qualité et faible coût. De plus, elles
n’auront plus à payer des redevances pour accéder aux quotas des pays
exportateurs.
(7) La Fédération internationale des syndicats du textile (une industrie qui représente 6 % des échanges mondiaux) parle de 30 millions d’emplois affectés dans le monde. Le Bangladesh pourrait perdre un million d’emplois, c’est-à-dire la moitié des salariés du secteur. La Confédération internationale des syndicats libres estime que le Royaume-Uni pourrait perdre 15 % de ses emploi textiles, l’Allemagne 13 %, la France plus de 10 %.
(8) Voir Une révolte ouvrière au Bangladesh, Echanges 118 (automne 2006), et Bangladesh : quelle suite aux émeutes généralisées de 2006 ? , Echanges 119 (hiver 2006-2007).
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