samedi 5 octobre 2024

De la technocratie La classe puissante à l’ère technologique (PMO)

 


Débat sur le despotisme de « la technique »
L’association Technologos, qui réfléchit et débat sur « le rôle déterminant de la technique dans
nos sociétés », nous invite à plancher lors de ses rencontres sur « La technique dans la montée
de l’autoritarisme » le vendredi 20 septembre à 10h30 à Paris.
Nous avons maintes fois répété que nous n’avions pas, quant à nous, de querelle avec « la
technique » (tekhné, « l’art », « le savoir-faire »), mais avec la technologie. Non pas « l’étude
des techniques » (au sens premier du terme), mais la technologie au sens moderne, produit de
la science et du capital, avec l’essor vertical du machinisme industriel (Bigelow, 1829).
Que celui-ci, avec son organisation totale et implacable, soit intrinsèquement autoritaire, nul
ne l’a mieux montré, ni en si peu de mots, que Friedrich Engels, dans son article De l’autorité
(octobre 1872), exhumé par nos soins en 2015 (« Ludd contre Lénine », in De la technocratie).
L’extension de l’organisation scientifique du travail (OST. Taylor, Stakhanov) à l’ensemble de
la société elle-même, au moyen de la machinerie cybernétique, tel qu’on l’a vu depuis un quart
de siècle (rets électroniques, smartphones, mégadonnées, QR codes, etc.), ne peut donc
qu’entraîner l’extension et l’intensification de l’autoritarisme à l’ensemble de la société. Une
mutation que nous désignons comme l’avènement d’une société-machine, voire du règne
machinal1.
Comme le dit Engels, vous qui entrez ici, oubliez toute autonomie. La société-machine peut
être « pilotée » par une technocratie « de gauche », ou par une technocratie « de droite » (elles mêmes
pilotées par les algorithmes et « l’intelligence artificielle ») ; mais on y cherchera en
vain une quelconque « dialectique ». La société-machine est intrinsèquement hétéronome – et
autoritaire – ou plutôt, totalitaire.
Notre propos, lors de ces rencontres, portera sur « La technocratie, classe puissante à l’ère
technologique ». En prélude à des échanges qui seront forcément trop courts, voici notre préface
sur le sujet. Nous remettons également en circulation l’article extra-lucide de Friedrich Engels
dont, ni lui, ni les héritiers du « socialisme scientifique », n’ont à ce jour tiré autre chose qu’une
justification cynique de l’ordre industriel, de leur domination dans cet ordre, et de leurs pulsions
autoritaires.
Pièces et main d’oeuvre
Grenopolis, 7 septembre 2024
Rencontres Technologos, les 20 et 21 septembre 2024, au Centre International de Culture
Populaire, 21 ter rue Voltaire, 75011 Paris

 De la technocratie
La classe puissante à l’ère technologique
Avant-propos
Nous réunissons ici en volume une suite de textes publiés en ligne et en pièces détachées sur le
site de Pièces et main d’oeuvre et en fascicules imprimés, entre janvier 2015 et mars 2017. Nous
souhaitons les mettre ainsi à la disposition d’un autre public que celui des universitaires
émérites ou en activité, et des jeunes diplômés ou doctorants – quelques fois déserteurs - qui
nous font l’honneur d’y puiser des idées, des raisonnements, des références. De même que nous
remercions de tout coeur les auteurs cités, dont on trouvera la copieuse bibliographie en fin
d’ouvrage.
Aux alentours des années 2000, la critique écologiste la plus conséquente – donc antiindustrielle
– a élu les briseurs de machines luddites parmi ses sources d’inspiration les plus
sûres2. Après avoir mis en ligne en décembre 2010, Une Armée de justiciers, le merveilleux
chapitre consacré à la révolte des ouvriers luddites par l’historien E.P. Thomson, dans sa
Formation de la classe ouvrière anglaise3, nous nous sommes concentrés sur les ennemis des
luddites. Les partisans et défenseurs de la Machine. Inutile de souligner que nous devons –
nous, luddites, écologistes, anti-industriels, naturiens, etc. – connaître notre ennemi comme
nous-mêmes, afin de le combattre, à défaut de le vaincre.
Divers noms ont été mis à l’essai depuis 200 ans pour définir et désigner cette classe ennemie ;
bureaucratie, intelligentsia, « capitalistes du savoir », « professionnels », spécialistes, experts,
directeurs, managers, organisateurs, « bourgeois salariés », « bourgeois/petits-bourgeois
intellectuels », ITC (ingénieurs, techniciens, cadres), « technostructure », « couches » ou
« classes moyennes », etc.
Le plus juste, le seul juste, et le plus simple, était évidemment celui de « Technocratie », forgé
en 1919 par l’ingénieur californien William Henry Smyth, lui-même membre conscient et
partisan de la technocratie ainsi définie par le dictionnaire :
« Substantif féminin, souvent péjoratif. Système (politique, social, économique),
dans lequel les avis des conseillers techniques (dirigeants, professionnels de
l’administration) déterminent les décisions en privilégiant les données techniques
par rapport aux facteurs humains et sociaux ; par métonymie, le groupe social
participant à ce système.
Etymologie et historique. 1934 (Larousse. Mens.t.9, p.326). Composé des éléments
formant techno.- (de technique) et – cratie – « Je suis le maître », probablement par
l’intermédiaire de l’anglo-américain technocracy (1919. W.H. Smyth in Industrial
Management dans NED supple.) » (Trésor de la Langue Française. Tome 15. 1992)
Loin de se réduire à une caste de ronds-de-cuir acharnés à réglementer la fabrication de nos
fromages, la technocratie se définit comme la classe dirigeante - et consciente d’elle-même ; la
classe de la puissance et de la volonté de puissance, dans les sociétés technologiques avancées.
Puissance et volonté de puissance se définissant comme la capacité et la volonté d’agir sur le
monde et sur l’humain, et de les transformer concomitamment afin d’accroître sans cesse cette
2 Cf. David Noble, Le progrès sans le peuple, Agone, 2016 ; Les Amis de Ludd, La Lenteur, 2008
3 E.P. Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise, Le Seuil, 1988
3
puissance. A l’échelle historique, la rationalité de la puissance l’emporte sur toutes les autres,
mobilisant à chaque époque les moyens de la puissance propres à cette époque.
En un mot, la technocratie est la classe du savoir, de l’avoir et du pouvoir, tout à la fois produit
et productrice de la révolution industrielle, afin de révolutionner constamment les produits,
services et moyens de la puissance.
Détentrice de l’expertise, de l’efficacité et de la rationalité maximale, elle est ainsi l’aspect
dominant du bloc fusionnel qu’elle forme avec l’Etat et la « finance » par d’innombrables
alliages de famille, de culture, d’activités et d’individus interchangeables ou polyvalents ; ces
individus circulant sans cesse du « public » au « privé », du civil au militaire, de la recherche à
l’entreprise, quand ils n’endossent pas, simultanément, plusieurs aspects de la domination
technocratique.
L’enquête ayant saisi que la volonté de (toute-) puissance et la quête des moyens de la (toute-)
puissance, motorisaient l’histoire des sociétés humaines depuis leur émergence, elle peut
désormais en retracer le cours général. Que les conquérants de la puissance obéissent à la
nécessité matérielle, autonome, de produire pour se produire ; acquérant puissance et volonté
de puissance dans cet humble processus immanent ; et transformant ainsi leur corps et le monde
qui le prolonge (la nature, « le corps non-organique »), en machines et moyens de leurs fins
sans fin. – Ou - que ces conquérants obéissant à un modèle mimétique imaginaire (Dieu), et
reçu de l’extérieur (hétéronome), poursuivent au fil des temps le projet grandiose et
transcendant d’égaler l’omniscience et l’omnipotence divines. De s’auto-diviniser. Quitte à
s’aliéner dans cette insatiable et furieuse volonté de (toute-) puissance.
Science + puissance = puiscience. Si la conquête scientifique est en dernière instance celle des
moyens de la puissance ; la technologie, entendue ici comme application de la science, résulte
de ses noces avec le capital, à l’époque de la révolution industrielle (Bigelow, 1829). La
puissance du capital et de l’Etat ne peut s’accroître sans accroître constamment les moyens de
la puissance technologique. Les « transferts de technologie » sont des transferts de puissance.
À l’ère technologique, tout pouvoir doit se faire technocratique ou périr face à ses ennemis et
rivaux. L’Etat, l’armée, l’entreprise sont technocratiques. Le capital, privé ou public, est
technocratique. Une coopérative nucléaire ou un communisme cybernétique n’en seraient que
davantage technocratiques, achevant la mobilisation des machins humains au sein et au service
de cette Machinerie générale qui broie et dévore les milieux, les espèces, les peuples, les classes,
les individus – les « ressources » et « matières premières » - dont elle s’alimente.
Suivant les idées reçues de Marx et d’Ellul, et pieusement répétées par leurs disciples, les
systèmes capitaliste et technicien seraient tous deux des systèmes automates. Autonomes, c’està-
dire, ne recevant leur loi (nomos), que d’eux-mêmes. Des « processus sans sujet »,
uniquement mus par la « force des choses » et sans autre but que leur « auto-accroissement »
perpétuel (toujours plus de capital, toujours plus concentré ; toujours plus de technologie,
toujours plus expansive). Bref des moyens sans maître et sans autre fin que leur autoreproduction
en perpétuel emballement. (Songez à la prolifération des balais dans L’apprenti
sorcier)
Quant aux capitalistes et aux techniciens, ils ne seraient que les « fonctionnaires » asservis du
capital ou de la technique, des instruments impersonnels et interchangeables, non moins soumis
à leurs lois que les exécutants de base, et donc irresponsables de leur expansion universelle.
Or ces idées qui prennent l’apparence pour la réalité succombent à l’examen.
Les capitalistes ne sont pas réductibles aux « fonctionnaires du Capital », ni à des financiers
fous ou à des accapareurs pathologiques. Le profit capitaliste est d’abord un moyen d’acquérir
des moyens, une accumulation de moyens sous forme de signes d’équivalence (devises ou titres
4
de valeurs), en vue d’un but ; au service de la volonté de puissance ; pouvoir, prestige,
jouissance, longévité ; et même en vue de la toute-puissance ; création et immortalité.
Les capitalistes sont d’abord des passionnés de puissance qui accumulent les moyens de la
puissance dans la société de leur temps : les vaches, la terre, les armes, l’argent, les machines.
Que ces moyens changent, ils changent de moyens. De mékhané comme disent les Grecs qui
confondent moyen/machine sous un même nom. Ainsi la recherche du gain financier et de la
plus-value pourrait disparaître sous le capitalisme technocratique, en tant que moteur de
l’accumulation, au profit de celle des moyens directs de la puissance tels que les poursuivent
les promoteurs du transhumanisme.
La Machinerie générale qui détruit le monde et ses habitants depuis 200 ans n’est pas plus
« automate » qu’« autonome ». Il n’y a pas de « force des choses », sauf à sombrer dans la
pensée magique et l’anthropomorphisme (les objets se « cachent », ils ont de la « malice », etc.),
et à s’imaginer que les jouets s’éveillent la nuit pour vivre leur vie secrète.
Il faut distinguer entre la logique intrinsèque et virtuelle de « l’art de faire », du « savoir-faire »
- la tekhnê – la mékhaniké teckhnê par exemple, l’art de faire une machine, et son actuel
développement par certains hommes.
La logique virtuelle « des choses », leur rationalité, présente bien l’aspect automate du système
technicien, du capitalisme technologique (et de leur emballement conjoint), mais cette logique
virtuelle, cet automatisme latent, ne peut rien par lui-même tant qu’il n’est pas actualisé et activé
par des hommes qui « ont les moyens », qui « veulent des moyens », qui « se donnent les
moyens », etc. Et ils le font, au niveau platement empirique et historique, contre la volonté
d’autres hommes, et contre d’autres rationalités, d’autres « logiques des choses », qui perdent
en général. C’est qu’il y a réciprocité entre la tyrannie de l’efficacité et l’efficacité de la
tyrannie.
Si les champions du « socialisme scientifique » et les anticapitalistes de toutes nuances, n’ont
jamais critiqué la technocratie, c’est qu’ils en font sociologiquement partie. Ils ne peuvent pas
se voir, même si cet aveuglement est intéressé. L’arbre du capitalisme leur cache la forêt de
l’industrialisme. C’est qu’ils voient un bienfait dans l’emballement technologique et que la
théorie marxiste n’avait pas prévu l’avènement de la technocratie, dans sa prophétie du duel
final entre l’immense prolétariat paupérisé et la minuscule ploutocratie capitaliste. C’est enfin
que Marx n’a vu dans la révolte luddite qu’une rage infantile – voire réactionnaire - du nouveau
prolétariat industriel. Or Marx avait tort, et Ludd avait raison.
L’idéologie technocratique est née sous le terme d’« industrialisme », en même temps que la
classe qui l’incarnait, et sous la plume du Français Saint-Simon (1760-1825), l’un des maîtres
à penser de Marx, dont l’idéal résumé par Engels était de « remplacer le gouvernement des
hommes par l’administration des choses ». Ce qui à l’époque d’Internet (le filet), du smartphone
(le téléflic) et du QR-code (Quick response code) frise le fait accompli.
Saint-Simon avait connu son quart d’heure de célébrité en faisant remarquer que le pays ne
perdrait rien avec la disparition subite de la caste politique (princes, préfets, évêques, pairs du
royaume et présidents de la cour de cassation). « Le peuple en serait fort triste, car il a le coeur
bon. Mais si disparaissaient les cinquante plus grands industriels, les cinquante plus grands
savants, les cinquante meilleurs artisans, la nation serait détruite. » Ce qui était pointer la
nouvelle aristocratie sans lui donner son nouveau nom.
Six mois après son coup d’Etat, Lénine expose sa ligne économique dans la Pravda du
5 mai 1918. Il s’agit de construire « un capitalisme d’Etat industriel », sur « le modèle de
l’Allemagne et des trusts », en s’appuyant sur « les spécialistes-techniciens ou organisateurs,
moyennant des salaires élevés » et à l’aide de « méthodes barbares » pour « combattre la
5
barbarie ». Si l’on s’en tient aux faits – têtus - comme disait Lénine, c’est le parti de la
technocratie qui a pris le pouvoir et qui exerce la pire dictature jusque-là connue, au nom de la
classe ouvrière et sur la classe ouvrière. Le révolutionnaire Makhaïski a vu les faits sur le vif,
à travers les mots, lui qui dénonce l’intelligentsia exploiteuse des capitalistes du savoir :
fonctionnaires, directeurs, organisateurs, bureaucrates, scientifiques, spécialistes, ingénieurs,
techniciens, chimistes, agronomes, contremaîtres, cadres, comptables, gérants, etc. Les futurs
apparatchiks de la nomenklatura, reconvertis plus tard en oligarques et Nouveaux Russes.
Ludd avait raison, mais les léninistes ont eu raison de Ludd. Les paysans et les ouvriers russes
sont broyés par la machine technocratique qui forge en vingt ans la deuxième puissance
industrielle du monde, avant de s’effondrer en 1989, face à la concurrence extérieure
(américaine), et à la contestation intérieure (populaire).
La technocratie existait avant d’être nommée, de se connaître elle-même et d’être connue des
autres. La Première Guerre mondiale, la Grande Guerre industrielle et de matériel, est
l’équivalent inaperçu de sa révolution ; l’occasion et le moment d’émergence politique de la
classe technocratique, en tant que telle et consciente d’elle-même, dans tous les pays industriels
où elle ne se développait jusqu’alors, depuis plus d’un siècle, que dans l’ignorance à peu près
générale.
C’est donc aux Etats-Unis et sous la plume de William Henry Smith que surgit en 1919 ce
« mouvement technocratique » ès-qualité. Et des Etats-Unis qu’il se diffuse dans le monde, à
travers « l’américanisme ».
Smith avait eu des précurseurs (qui n’en a pas ?), notamment Edward Bellamy (1850-1898) et
H.G. Wells (1866-1946), mais c’est lui qui donne son nom à la technocratie et qui théorise
l’économie totale à la sortie de la Grande Guerre. Cependant que Thorstein Veblen, l’auteur de
la Théorie de la classe de loisirs, appelle à la formation de « soviets d’ingénieurs » et à la
révolution technocratique contre le capitalisme financier. Que Henry Ford, l’ingénieur et
industriel emblématique du XXe siècle impose le fordisme et le pacte fordiste à travers ses
livres et ses méthodes de production - sa version personnelle du technocratisme. Que Howard
Scott, enfin, l’agitateur, lance dans les années 30 un mouvement technocratique de masse, avec
parades, uniformes, organisation para-étatique, groupant des centaines de milliers d’adeptes,
avant d’être absorbé par le New Deal et noyé dans l’effort de guerre.
Mais l’irruption et l’exubérance technocratiques, couplées à celles des masses en mouvement,
caractérisent la période dans nombre de pays ; exaltation de la guerre, de la vitesse, de la
violence, des machines, de l’électricité, des paquebots, aéronefs, stades et Métropolis ; fascisme
et futurisme italiens ; bolchevisme, futurisme et cosmisme russes ; « modernité réactionnaire »
(Jeffrey Herf)4 et national-socialisme allemands (Ernst Jünger, Le Travailleur. Luddendorf, La
mobilisation totale).
En France, des groupes et des individus fraient la voie à « L’Esprit nouveau » (Apollinaire), à
« l’esprit industriel, mécanique et scientifique » (de Gaulle), au « planisme » (Philippe Lamour,
Le Corbusier), au « néo-socialisme » (Marcel Déat), directement inspiré de Saint-Simon,
Comte, Durkheim. Le groupe « X-crise » de Polytechnique (1931, Alfred Sauvy, Jean Coutrot),
attise ce mouvement technocratique qui traverse le Front populaire, l’Etat de Vichy et les
républiques d’après-guerre. Georges Lamirand célèbre Le rôle social de l’ingénieur (1932) et
de Gaulle plaide pour L’Armée de métier - de techniciens (1934) ; en attendant d’accomplir ses
propres plans : l’ENA, le CEA, la Bombe, les autoroutes, les cités, les centres commerciaux,
etc.
4 Cf. Jeffrey Herf, La modernité réactionnaire, L’Échappée, 2018
6
Organisation totale, mobilisation totale, fonctionnement total. Plan Manhattan, débuts de la
cybernétique et de l’informatique, essor du capitalisme technologique et technocratique.
Un siècle après le Coup d’Octobre, les spectres du communisme, les Négri, Badiou, Mélenchon
et leurs sous-produits (Vacarme, Multitudes, Comité « invisible », etc.), n’ont rien appris ni
oublié. Néo-futurisme, néo-bolchevisme de l’avant-garde de la technocratie qui « rêve
d’expansion au-delà des limites de la Terre et de notre forme corporelle immédiate ». Et qui
répète :
« Le socialisme est impossible sans la technique du grand capitalisme, conçue
d’après le dernier mot de la science la plus moderne, sans une organisation d’Etat
méthodique qui ordonne des dizaines de millions d’hommes à l’observation la plus
rigoureuse d’une norme unique dans la production et la répartition des produits.
Nous les marxistes, nous l’avons toujours affirmé ; quant aux gens qui ont été
incapables de comprendre au moins cela (les anarchistes et une bonne partie des
socialistes-révolutionnaires de gauche), il est inutile de perdre deux secondes à
discuter avec eux » (Manifeste de l’Accélérationnisme, Multitudes n°56, été 2014).
Il s’agit toujours de se mettre à l’école du techno-capitalisme le plus avancé, celui de la Silicon
Valley, pour « s’approprier les moyens de production et d’échange » (les NBIC, Internet, les
réseaux, les fablabs, les big data, l’usine automatique). De « dépasser » le cyber-capitalisme
pour lui substituer « la machine à gouverner » : le cyber-communisme des technocrates. Et
comme il y a un siècle, ils sont prêts à employer des « méthodes barbares » pour « combattre la
barbarie » - les réfractaires à la destruction du vieil homme et du vieux monde, de nos restes de
nature et d’humanité.
Le transhumanisme est l’idéologie de la technocratie à l’ère des « technologies convergentes »
(NBIC). Le mot apparaît en 1957 sous la plume du biologiste Julian Huxley pour remplacer
celui d’ « eugénisme », discrédité par le nazisme. L’emballement des NBIC nous mène au règne
machinal et à l’incarcération de l’homme-machine dans le monde-machine. C’est là que nous
en sommes.
Classe centrale, classe puissante, en quantité et en qualité, des sociétés technologiques
avancées, au moment de leur unification planétaire, la technocratie élimine les autres classes -
paysans, ouvriers, boutiquiers, employés de bureaux, des guichets, du commerce - qu’elle
remplace par des machines pilotées à distance (cybernétique). Cette élimination atteignant
désormais de multiples professions libérales (droit, presse, médecine, comptabilité), et de
métiers du soin et de l’enseignement (infirmiers, aides-soignants, enseignants), évincés par des
algorithmes, des logiciels, des automates et des robots.
Ainsi la recherche de « retour », de rendement financier, pourrait disparaître sous le régime
technocratique, en tant que moteur de l’accaparement, au profit de celle des moyens directs de
la puissance tels que les poursuivent les transhumanistes : c’est-à-dire des machines, des
« engins de création » de Drexler et de l’auto-machination. En clair, la transformation du corps
par ingénierie génétique et hybridation électromécanique5.
Voici plus de trente ans que, dans le sillage de Gorz6 des penseurs annoncent la sortie du
5 Eric K. Drexler, Engins de création, l’avènement des nanotechnologies, Vuibert, 2005
6 Cf. A. Gorz, Adieux au prolétariat-Au-delà du socialisme, Galilée, 1980 ; Les chemins du Paradis
(l’agonie du capital), Galilée, 1983 ; L’immatériel, Galilée, 2003
7
capitalisme, sous la poussée de l’automation et la chute des taux de profit. Ainsi se réaliserait,
disent-ils, la prophétie de Marx dans ses Fondements de la critique de l’économie politique
(1857) sur l’avènement du communisme, issu des flancs de la vieille société7. Rien n’interdit
en effet un « capitalisme collectif », un capitalisme sans capitalistes, un capitalisme d’Etat par
exemple – voyez l’URSS et feues les « entreprises d’Etat », en France - mais aussi le dirigisme
étatique du capitalisme américain ou chinois. La mode, chez nos penseurs, étant plutôt au
capitalisme participatif, coopératif, avec distribution de revenus à tous les cyborgs, suivant des
modalités plus ou moins généreuses, afin de conserver à la Machine des consommateurs
solvables. Bref, la creative class des start up s’intégrant aux robots dans une machine sociale
au fonctionnement optimal. Le cyber-communisme naissant du capitalisme technologique de la
Silicon Valley et « le dépassant ».
Cyber-communisme ou cyber-capitalisme, ce qui compte ici, c’est le changement de moyens.
La conversion du capital en machines. Ce n’est pas la première fois que l’on voit changer les
moyens de la puissance. Le capital lui-même n’était que la conversion du cheptel, des têtes
(caput) de bétail en signes et vecteurs de puissance. Nous en gardons la trace dans la pécune, la
richesse en bétail – puis en argent – issue de l’indo-européen peku, « troupeau ».
Bref, nous connaissons assez l’histoire pour savoir que la bourgeoisie et le capitalisme industriel
n’ont pas toujours existé ni régné, et pour imaginer qu’ils ne soient pas, ni ne règnent, toujours ;
mais à quoi bon, si doit leur succéder une technocrature libertarienne ou communiste ? Voire
le règne machinal de l’espèce supérieure des cybernanthropes ?
C’est de quoi il est ici question.
Marius Blouin
Janvier 2023

 

 

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