samedi 12 octobre 2024

La crise du dollar et nous (Loren Goldner)


 Aussi incroyable que cela puisse paraître, même depuis la fin des années 1950, l’économie mondiale a été ballottée autour de la patate chaude d’une masse toujours croissante de «dollars nomades» (dollars détenus hors des Etats-Unis) dont la conversion aujourd’hui en richesses tangibles plongerait le monde entier dans un krach déflationniste.

Même actuellement, peu de gens savent à quel point cette question «technique» de l’économie (en fait une question profondément sociale) a réellement rythmé 45 années de l’histoire du monde, émergeant visiblement dans les années clés comme 1968 (crise de la convertibilité du dollar); 1973 (fin du système de Bretton Woods); 1979 (inflation globale galopante, or à 850 dollars l’once); 1990 (déflation japonaise) ou 1997-1998 (crise asiatique, faillite russe, crise des «hedge funds», fonds spéculatifs).

Nous sommes aujourd’hui à un autre tournant crucial et peut-être (pour les prochaines années) au point culminant longtemps reporté de toute l’histoire, quand la masse de dollars nomades, ayant atteint des proportions gargantuesques (de 30 milliards de dollars en 1958 à 11 mille milliards de dollars aujourd’hui) seront dévalués d’une manière ou d’une autre.

Après sa victoire électorale, l’administration Bush peut maintenant s’occuper de la crise de l’économie mondiale qui s’avance à grands pas depuis qu’il est arrivé au pouvoir, dans le sillage du krach du marché boursier au printemps 2000.

Bush et ses coéquipiers doivent se dépêcher autant que possible pour faire face au pire, selon leurs propres termes (termes déformés par leur propre illusion qu’ils contrôlent les événements), avant qu’ils affrontent de nouvelles élections ou d’autres défis politiques. (Même si Kerry avait gagné, son gouvernement aurait peut-être affronté une crise encore pire, plombée par les incertitudes internationales sur diverses orientations politiques.)

Au cours des dernières semaines, la crise du dollar (face visible et immédiate d’une profonde crise économique et sociale qui grandit depuis des décennies) s’est déplacée, une fois de plus, des discussions techniques d’une coterie marginale de spécialistes vers l’estrade centrale des médiatisations. Des économistes pro-capitalistes éminents comme Steve Roach et Paul Krugman déclarent maintenant qu’une crise majeure est presque inévitable; le débat porte désormais plus sur la date de la crise que sur sa possibilité.

Notons qu’au cours des huit ou neuf mois durant lesquels nous avons dû subir en permanence des considérations débiles à propos des élections présidentielles, personne n’a jamais évoqué cette réalité et les questions qu’elle soulevait. Depuis les années 1960, époque où le statut international problématique du dollar devint une question politique courante (avec des hauts et des bas), aucun politicien américain éminent ne l’a jamais sérieusement approchée. C’est pourtant bien un problème politique aussi essentiel que la Sécurité Sociale et Medicare (1).

Malheureusement nous pouvons faire le même constat, à part quelques exceptions honorables, à propos de la gauche révolutionnaire aux Etats-Unis.

Une crise capitaliste comme celle qui se déroule actuellement ressemble à une partie de poker où la table de jeu doit être balayée pour que les cartes et les jetons puissent être redistribués, afin que le jeu puisse continuer. Cela peut arriver sous la forme d’une «faillite bien organisée» mais plus vraisemblablement cela surviendra, comme cela s’est toujours produit dans le passé d’une manière totalement chaotique, avec une explosion économique, des affrontements de classe et la guerre. (Seule cette dernière éventualité peut créer le moment et les éléments pour atteindre les changements nécessaires.)

Selon toute vraisemblance, la crise ne viendra pas sous la forme «pure», style 1929, d’une chute brutale d’un krach boursier et d’une envolée soudaine du chômage (bien qu’une combinaison de ces deux phénomènes puisse être une éventualité). Ce qui d’une manière ou d’une autre doit se produire, d’un point de vue capitaliste, c’est une sérieuse dévaluation des 11 mille milliards de dollars environ détenus à l’étranger et l’ajustement simultané des principales monnaies pour qu’elles correspondent aux réalités de la présente économie mondiale.

Le dollar doit être détrôné de son statut de monnaie de réserve globale (environ 63 % de toutes les réserves des Banques centrales sont actuellement décomptés en dollars contre 69 % il y a un an) ou

réduit à n’être qu’une monnaie parmi d’autres aux côtés de l’euro ou du yen, ou peut-être d’un «panier» des principales monnaies. Les Etats-Unis doivent cesser de fonctionner avec un déficit annuel de la balance des paiements de 600 milliards de dollars, drainant 80 % de l’épargne internationale pour le financer. Ils doivent réduire la dette des individus, des entreprises, des municipalités, des Etats et du gouvernement fédéral qui s’élève approximativement (le montant est sous-estimé) à 33 000 milliards de dollars (trois fois le douteux montant du PIB) qui maintient l’économie hors de l’eau depuis des décennies.

Cela entraînera, entre autres, l’éclatement de l’énorme bulle des prêts hypothécaires et la faillite consécutive d’un nombre difficile à évaluer de millions de familles et individus. Les Etats-Unis doivent trouver une solution pour établir un équilibre entre les importations et les exportations, qui, étant donné la dégringolade des industries américaines au cours des 35 dernières années, devra surtout faire face à une forte réduction des importations, et donc à une austérité drastique pour l’ensemble de la population américaine.

Le problème fondamental de toute crise majeure dans l’histoire du capitalisme a toujours été (comme nous venons rapidement de l’esquisser) de détruire ou réduire la bulle des créances spéculatives ou fictives (actions, obligations, titres de propriété) et de faire en sorte qu’elles correspondent (en gros) au taux «réel» de profit disponible dans la production (très schématiquement) et dans les «prélèvements libres» disponibles ailleurs (par exemple le pillage du travail paysan et de la nature).

Malheureusement, en observant le processus qui se déroule actuellement, on s’aperçoit qu’il est grandement compliqué par l’héritage laissé par les décennies au cours desquelles l’économie américaine a été modelée dans une économie de rente bien au-delà de ce qui avait été réalisé par son prédécesseur, l’Empire britannique de 1815 à 1945.

Il m’est impossible de retracer ici comment cela s’est produit (2), mais il existe une différence fondamentale entre l’Empire américain et l’Empire britannique depuis la Seconde Guerre mondiale: la capacité des Etats-Unis de forcer le reste du monde à soutenir leurs propres dettes comme une partie importante des réserves des Banques centrales (alors que l’Empire britannique, qui pouvait faire cela avec son empire colonial, subissait globalement les contraintes de rivaux sérieux et de l’étalon-or).

Particulièrement après 1973, les Etats-Unis réussirent à placer le reste du monde sur la base de l’étalon dollar fondé sur rien d’autre que la crédibilité financière du gouvernement américain. En même temps, les Etats-Unis étaient massivement désindustrialisés alors que les prophètes experts du statu quo encourageaient la prolifération de l’économie «FIRE» (Finance, Insurance, Real Estate – finance, assurance, propriété foncière) comme l’avènement de l’économie post-industrielle qui remplacerait l’économie des «cheminées d’usines» et des emplois perdus dans les restructurations, fermetures d’usines et autres dégraissages. (Ils n’avaient pas prévu les délocalisations des emplois, y compris les services, dans des pays comme la Chine ou l’Inde).

Parce que l’économie nationale américaine dépendait moins du commerce international que la plupart des principaux pays capitalistes, on accorda bien peu d’attention – en dehors de la coterie marginale des spécialistes –, au fait que, déjà dans les années 1960, les Etats-Unis dépendaient des largesses des étrangers volontaires pour recycler les déficits de la balance des paiements américaine en achetant des titres papier au gouvernement américain (par exemple les bons du Trésor) ou sur le marché des capitaux (actions, obligations) pour permettre à cette «économie de services» de fonctionner. Les gouvernements étrangers et les capitalistes privés devaient tolérer cette situation parce que l’autre terme de l’alternative

– l’effondrement de l’énorme marché américain pour leurs exportations – les aurait fait tout autant plonger dans les abysses. (Pendant la guerre froide, la pression militaire sur l’Europe et le Japon rendait les Etats étrangers plus malléables.) Avec la fin de la guerre froide, rien ne fut changé dans ces arrangements économiques et la situation ne fit qu’empirer, comme une petite tumeur se transforme en éléphantiasis. Comme le secrétaire d’Etat au Trésor américain John Connolly le déclarait à l’Europe et au Japon en 1971: «C’est notre monnaie, mais c’est votre problème.» Sans le recyclage des dollars par les étrangers avec (jusqu’ici) peu d’autre solution alternative pour les Etats-Unis, les piliers moteurs de l’économie nationale américaine, le financement de la consommation d’automobiles et de logements s’effondrerait en une nuit.

Bien pire, le boom économique apparent (et très relatif en comparaison de la population mondiale) de pays comme la Chine ou l’Amérique latine (menée actuellement par le Brésil) dépend directement de la circulation globale de la «bulle dollar». Sans des exportations massives vers les Etats-Unis rendus possibles par la détention par la Chine (et par le Japon) de milliards de dollars de réserves, le boom

chinois s’effondrerait, tout comme l’expansion présente de l’Amérique latine rendue possible par les exportations de matières premières vers la Chine pour produire des biens de consommation pour les Etats-Unis. Alors qu’il est indéniable que le gonflement de la masse de «dollars nomades» a conduit à des développements économiques en Asie (la Banque mondiale et le FMI claironnent que le pourcentage de la population mondiale vivant avec un dollar par jour, ou moins, est tombé sous les 20 %) il faut cerner ce qu’est exactement la «demande» assurant ce développement avec la pyramide de la dette globale en dollars.

Mais nous pouvons mettre un terme à ces discussions économiques «techniques» qui endorment la plupart des gens. La véritable question intéressante derrière tout cela est sa signification pour la gauche radicale anti-capitaliste. Ni nous, ni la vaste majorité des travailleurs américains ne sommes prêts à faire face aux profondeurs de la catastrophe qui se déploie devant nous. Le niveau d’austérité que les capitalistes exigeront est inconnu depuis les années 1930 (et en 1930, les Etats-Unis étaient en train de devenir la puissance hégémonique incontestée du monde du crédit et de la production industrielle, pas le plus grand débiteur et le has-been industriel qu’il est présentement).

Aussi obscure que soit la dynamique économique que nous venons d’évoquer, à la fois pour les possédants et pour la gauche radicale, elle est encore rendue plus obscure par la détermination évidente du capitalisme d’éviter une «crise purement économique», tout comme Hitler choisit de faire la guerre en 1938 quand son ministre des Finances Schacht l’informa que la dette pyramidale et la production de guerre étaient au bord d’une faillite totale. Après 1979, la stratégie américaine aux périphéries de la Russie et de la Chine (cf. l’Afghanistan, la Yougoslavie, l’Irak et plus récemment l’Ukraine (3) et demain probablement l’Iran et la Corée du Nord), vise à prévenir tout défi sérieux (économique et militaire) constitué par une unification de la masse eurasienne. L’Europe, la Russie, la Chine et l’Inde doivent toutes être maintenues à part, dans une relation mutuellement conflictuelle, et sur la défensive; il faut que ces puissances soient donc incapables de se poser en concurrentes éventuelles face à la faillite évidente du système de domination américain. Il y a autant d’armements américains aujourd’hui au Qatar qu’en Allemagne, sans compter les crises qui montent (Soudan, Venezuela, Colombie) et les conflits «éternels» (Palestine). Cette offensive américaine ne manquera jamais de feux à allumer au cas et au moment où la «guerre contre le terrorisme» perdrait son élan mobilisateur. Les capitalistes américains comprennent que leur déclin requiert non seulement de tenir hors du jeu tous les rivaux potentiels, mais aussi les travailleurs américains eux-mêmes, et ce en permanence. Tout est organisé pour nous faire croire que les conséquences de décennies de déclin américain sont l’œuvre des terroristes, ou de la Chine ou même de l’Europe (comme l’a montré l’incroyable pilonnage médiatique contre la France lors de la course pour la guerre en Irak).

Aussi lointaine que puisse paraître aujourd’hui la venue au pouvoir d’une gauche révolutionnaire anticapitaliste, nous devons commencer à populariser une compréhension des forces réelles qui sous- tendent la situation actuelle. Il est impératif de démolir l’idéologie qui alimente l’isolationnisme actuel et pourrait bientôt nourrir un vaste retour en arrière (protectionniste); une telle situation masquerait d’une autre façon les problèmes réels et pourrait paralyser une réponse de masse à la crise. Warren Buffett n’est pas le seul à dire, depuis des années, que la vaste armée très bien payée des «ingénieurs financiers», des P-DG des médias, des juristes, des bureaucrates HMO (services de santé) et d’une myriade d’autres individus qui profitent de l’économie «FIRE» donne collectivement des «coups bas à la société». Il existe un fossé entre les travailleurs de base et l’habituelle politique-spectacle du business et des médias assurant sa promotion; notre problème est plutôt d’isoler et dénoncer les tendances populistes (de droite comme de gauche) organisées autour de Buffett, Nader, Buchanan ou Tom Frank, et qui se prétendent éloignées des «élites» largement méprisées, et d’inciter les gens à se tourner vers une réelle analyse marxiste de la dynamique d’un système global de relations sociales.

Notes

  1. Qui peut sérieusement imaginer un politicien influent capable de déclarer: «Nous devons abolir l’étalon-dollar et accepter une dévaluation importante de notre monnaie. Il nous faut tenir compte des réalités du nouvel ordre économique international, reconnaître notre déclin dans le monde car nous sommes la plus grande nation endettée, accepter une chute radicale de notre niveau de vie en plus de celle de 20 (%) que nous avons déjà subie depuis 1973, réduire les services sociaux au minimum et réussir à ce que les exportations nous procurent un surplus face aux importations pour commencer à rembourser notre énorme dette» ?

  2. Lire à ce sujet le chef-d’œuvre de Michael Hudson, Super-Imperialism (1972, nouvelle édition en

2002).

  1. Comme Emmanuel Todd l’a souligné dans son excellent Après l’Empire, Essai sur la décomposition du système américain (Gallimard, 2002) depuis 1991 la politique étrangère américaine cherche à réduire l’influence russe à ses limites du XVIIe siècle. Une «révolution démocratique» financée par les Etats-Unis en Ukraine, et qui a suivi les répétition générales en Serbie et en Géorgie, apparaît comme un grand pas dans cette direction. Et Poutine en est parfaitement conscient.

(2004)

(Traduit par Echanges et mouvements)

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