samedi 26 octobre 2024

Nation ou classe? La question nationale (extrait de l'édition de la Gauche germano-hollandaise, 2018)


 Publié le 4 Février 2018 par pantopolis in philosophie politique

I. Nation ou classe ? La question nationale

 Comme tous les tribunistes, comme les bolcheviks, Pannekoek soulignait en 1909 que le socialisme intègre tout combat qui vise à mettre fin à l’exploitation, à l’oppression exercée sur n’importe quelle population ou partie de celle-ci sur l’ensemble de la Terre :

 Le socialisme se prononce pour le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, contre toute exploitation et oppression et contre l’absolutisme[1].

 Position classique dans le mouvement ouvrier. Mais si les marxistes de gauche devaient se prononcer contre toute exploitation et oppression de type national et colonial cela impliquait-il pour eux de rechercher des «solutions nationales» à celles-ci, et donc de soutenir la bourgeoisie nationale des pays revendiquant indépendance ou autonomie? N’y avait-il pas aussi le risque que ce «droit des peuples à disposer d’eux-mêmes», élaboré par la philosophie des Lumières, soit cyniquement utilisé par les grandes puissances impérialistes, en particulier les USA ? L’on sait que pendant la guerre, les 14 points du président Woodrow Wilson, basés sur ce «droit» furent intégrés dans la charte de la SDN en 1919. Ce principe fut appliqué pour maintenir non seulement la colonisation, mais la prédominance des grandes puissances capitalistes occidentales, en premier lieu les USA, la Grande-Bretagne et la France[2].

Cette vision des tribunistes va être profondément modifiée par Pannekoek lui-même, à partir de 1912, dans un sens rigoureusement antinational et internationaliste de lutte contre le capitalisme mondial.

Cette conception antinationale et internationaliste s’était trouvée exposée dans toute sa netteté par Marx et Engels en 1848, lorsqu’ils avaient fortement souligné que «les prolétaires n’ont pas de patrie». La catégorie Classe l’emportait sur la catégorie Nation, et celle-ci avec la disparition des «démarcations nationales et des antagonismes entre les peuples «était historiquement transitoire et appelée à disparaître. Cependant, dans une période d’ascendance du mode de production capitaliste étendant progressivement sa domination sur le marché mondial et faisant surgir de nouvelles nations capitalistes, les fondateurs du marxisme laissaient une place aux revendications des nationalités, dans la mesure où se créaient des «nations historiques» allant dans le sens du développement du capitalisme, et donc de sa disparition ultérieure.

La politique des théoriciens du «socialisme scientifique» était loin d’être cohérente. Elle conduisit Engels, qui ne s’embarrassait pas de subtilités théoriques, à tenir en pleine révolution de 1848. Le futur auteur de La Dialectique de la Nature, tenait des propos aussi stupéfiants que terrifiants. Il envisageait avec jubilation la disparition de peuples «barbares» prétendument associés au panslavisme de la Russie tsariste. Ils seraient définitivement rayés des annales de l’histoire pour la plus grande gloire du «Progrès»… et le plus grand bénéfice des ‘peuples élus’ (Allemands et Magyars) :

 Mais dès la première insurrection victorieuse du prolétariat français […], les Allemands d’Autriche et les Magyars seront libres, et ils prendront une revanche sanglante sur les barbares slaves. La guerre générale qui s’ensuivra alors fera éclater cette ligue slave et fera disparaître jusqu’au nom de toutes ces petites nations obtuses. La guerre universelle à venir effacera de la surface de la terre non seulement les classes réactionnaires et les dynasties, mais aussi des peuples réactionnaires tout entiers. Et ce sera un progrès[3].

 Après 1870, le même Engels considérait, en 1882, qu’il ne pouvait y avoir en Europe que deux nations, la Pologne et l’Irlande, ayant «non seulement le droit mais le devoir d’être nationales avant d’être internationales. C’est justement en étant plus nationales que ces deux nations seront plus internationales»[4].

Et, dans une lettre à son gendre Paul Lafargue du 20 juin 1893, le même Engels considérait que

Sans l’autonomie et l’unité rendues à chaque nation, ni l’union internationale du prolétariat, ni la tranquille et intelligente coopération de ces nations à des fins communes ne saurait s’accomplir[5].

Cette dernière position, quelque peu opposée à celle qu’il défendait en 1848, devint celle de la IIe Internationale, du moins de son Centre et même de sa Gauche. Elle permit à un Jean Jaurès, par exemple, d’associer patriotisme et internationalisme dans son livre L’Armée nouvelle (1911), où il affirmait : 

Un peu d’internationalisme éloigne de la patrie; beaucoup d’internationalisme y ramène. Un peu de patriotisme éloigne de l’Internationale; beaucoup de patriotisme y ramène.

Il revint à Rosa Luxemburg de remettre en cause en 1896 cet ultime schéma d’Engels, à propos de la question polonaise. Il s’agissait pour elle de «revoir les vieilles idées de Marx sur la question nationale». Dans un article en polonais sur «la question nationale et l’autonomie» elle soulignait la nature conquérante de tout État national capitaliste, dont la finalité est le pillage et la rapine, et non «la tranquille et intelligente collaboration des nations» : 

Ce n’est pas l’État national, mais l’État brigand qui correspond le mieux au développement du capitalisme[6].

 Rosa Luxemburg rejetait donc l’indépendance de la Pologne comme contraire aux objectifs prolétariens. Elle admettait cependant, dans des circonstances exceptionnelles, la «libération nationale», en particulier celle des peuples chrétiens persécutés dans l’empire ottoman, au moment où se déroulait le premier génocide contre les Arméniens, de 1893 à 1896[7]. Pour elle, cette lutte devait susciter non seulement susciter l’humaine sympathie des marxistes contre la terreur et l’oppression, mais être considérée comme une lutte politique contre les remparts de la contre-révolution : les empires russe et ottoman :

 Les peuples chrétiens, en l’occurrence les Arméniens, veulent se libérer de la domination turque et les sociaux-démocrates doivent accepter ce fait… Nous devrions témoigner notre sympathie la plus entière aux aspirations à l’autonomie des nations chrétiennes. Nous devrions par-dessus tout accueillir ces aspirations comme des moyens de combattre la Russie tsariste, et plaider avec insistance leur indépendance à l’égard de la Russie comme de la Turquie[8].

 Cependant, en 1908, dans son texte (écrit en polonais) La Question nationale et l’autonomie, Rosa Luxemburg rejetait définitivement toute idée de concilier «libération nationale» et lutte de classe du prolétariat. 

Il était crucial de rejeter le concept de «nation» comme porteur de l’idéologie bourgeoise et destructeur de la conscience de classe : 

...Un tel concept de ‘nation’ est en fait l’une de ces catégories de l’idéologie bourgeoise que la théorie marxiste a soumises à une révision radicale en montrant que derrière un voile aussi mystérieux que le sont les concepts de ‘liberté bourgeoise’, ‘égalité devant la loi’, etc., se cache toujours un contenu historique précis. Dans la société de classes, il n’y a pas de nation en tant qu’entité sociopolitique homogène; en revanche dans chaque nation il y a des classes aux intérêts et aux ‘droits’ antagonistes[9].

 


[1] Pannekoek, à propos d’un article d’Otto Bauer, in Die Neue Zeit, 1911-1912, p. 542-544.

[2] L’article 22 du Pacte de la SDN parle sans honte aucune de la «mission sacrée de la colonisation» pour «des peuples non encore capables de se diriger eux-mêmes dans les conditions particulièrement difficiles du monde moderne» (sic).  Les puissances impérialistes (de la Grande-Bretagne au Japon), dénommées «nations civilisées», se voient se confier «la tutelle de ces peuples» colonisés par la force des armes.

[3] Rosdolsky 1979 [Traduction française : «Friedrich Engels et le problème des peuples ‘sans histoire’» : https://www.marxists.org/francais/rosdolsky/works/1948/00/rosdolsky-engels-table.htm].

[4] Souligné par nous. Lettre d’Engels à Kautsky, en date du 7 février 1882. 

[5] Émile Bottigelli (éd.), Correspondance Friedrich Engels/Paul et Laura Lafargue, tome 3 (1891-1895), Éditions sociales, Corbeil, 1959.

[6] «Kwestia narodowościowa i autonomia», in Przeglad Socjaldemokratyczny (Revue social-démocrate), organe théorique du SDKPiL, 1908, n° 6. [Traduction allemande : Nationalitätenfrage und Autonomie, Dietz Verlag, Berlin, 2016 (traduit du polonais par Holger Politt)].

[7] Ce premier grand massacre, prélude à ceux de 1909 puis de 1915 (l’année du génocide) se déroulèrent sous le règne du sultan Abdülhamid II, dit le  «Grand Saigneur», qui ordonna les massacres à la suite du refus des Arméniens de Sassoun de payer la double imposition entre juillet et septembre 1894. Les Kurdes, assistés de régiments de cavalerie kurde venus en renfort, massacrent du 18 août au 10 septembre 1894 la population arménienne de Sassoun, démarrant une vague de terreur sanglante à travers tout l’Empire qui durera jusqu’en 1896. Le bilan de ce premier génocide était terrifiant : 200.000 morts, 100.000 réfugiés, sans compter les 50.000 orphelins, les 40.000 convertis de force, et les 568 églises détruites ou transformées en mosquées.

[8] Sächsische Arbeiter-Zeitung, n° 273 (25 nov. 1896); et n° 234 à 236 (8-10 oct. 1896), Gesammelte Werke, vol. 1/1, Berlin 1970, p. 57-73.

[9] Traduction et introduction de La Question nationale et l‘autonomie par Claudie Weill, Le Temps des cerises, Paris, 2001.

 suite du texte partie II

La position théorique et politique de Rosa Luxemburg se trouvait aux antipodes de celles défendues par les principaux «ténors» de l’Internationale, qui laissaient se développer une idéologie patriotique et nationaliste dans les rangs du mouvement ouvrier. Jaurès, ainsi, proclamait que le socialisme serait «l’universelle patrie des travailleurs libres, des nations indépendantes et amies»[1].

Kautsky, déjà «centriste», affirmait en 1909 : «Nous ne sommes pas antinationaux, pas plus que nous ne sommes hostiles ou même indifférents à la personnalité»[2]. Cette position, qui fut reprise en 1919-1920 par les théoriciens du «national-bolchevisme» Laufenberg et Wollfheim, devait être condamnée avec une grande vigueur par la gauche communiste allemande. Elle proclama que «la lutte du prolétariat n’est pas seulement internationale mais antinationale»[3].

 Converti à l’esprit de synthèse entre les inconciliables, Kautsky reprocha même à Otto Bauer (1881-1938), le spécialiste des nationalités dans le parti austro-hongrois, de ne pas avoir opéré une «synthèse fondamentale entre nationalisme et internationalisme»[4].

 L’intervention de Pannekoek sur la question nationale, en 1912, se fit sous forme de brochure, sous le titre Lutte de classe et nation. Elle parut à Reichenberg, ville industrielle du massif de Bohême (Sudètes), où prédominait la langue allemande. Elle allait dans le même sens que celle de Josef Strasser (1870-1935)[5], membre de l’extrême gauche autrichienne. L’Ouvrier et la nation, publiée simultanément par Strasser au même endroit, était le complément de l’opuscule de Pannekoek et le prolongeait parfois dans un sens plus radical[6].

Leur intervention était une attaque globale contre les positions de l’austromarxiste Otto Bauer, et par ce biais contre la pénétration de l’idéologie nationale dans le parti social-démocrate d’Autriche-Hongrie. Ce parti était une fédération de six partis nationaux; il était divisé non en sections mais en nations. Les nationalistes les plus virulents au sein du Gesamtpartei («Parti total») étaient les séparatistes tchèques, qui avec les syndicats tchèques firent précocement sécession en 1906. Simultanément, se développa dans le parti autrichien une tendance nationaliste, favorable à un impérialisme grand-allemand, et donc à un rattachement (Anschluss) au Reich.

Le livre d’Otto Bauer, La Question des nationalités et la social-démocratie (1907), servit incontestablement de couverture théorique aux tendances nationalistes au sein de la social-démocratie[7]. Définissant la «Nation» comme une communauté de langue, de caractère et de destin, Otto Bauer défendait l’idée d’une «individualité nationale» propre, sans tenir compte des incessants brassages de population au fil de l’évolution historique. Dans une vision finalement très proche de Kautsky, et des autres théoriciens de l’Internationale, il soutenait que le projet socialiste se concrétiserait non par l’extinction des nations pour former une communauté mondiale, mais par une fédération de nations : «l’unité internationale dans la diversité nationale»[8].

Dans sa brochure, et de façon paradoxale, Pannekoek reprenait la définition donnée par Otto Bauer de la nation, c’est-à-dire l’ensemble des hommes reliés par une communauté de destin en une communauté de caractère». Il ajoutait la langue comme «l’attribut le plus important de la nation, mais les nations ne sont pas pour autant identiques aux groupes humains de même langue»[9].

 Mais la différence entre la conception d’Otto Bauer et celle de Pannekoek – mais aussi Rosa Luxemburg ­apparaissait très vite. Contrairement à Bauer, qui faisait de la «nation» une catégorie éternelle, Pannekoek montrait au contraire son caractère transitoire :

 ... la nation n’est qu’une structure temporaire et transitoire dans l’histoire de l’évolution de l’humanité, l’une des nombreuses formes d’organisation qui se succèdent ou se manifestent simultanément : tribus, peuples, empires, Églises, communautés villageoises, États. Parmi elles, la nation dans sa spécificité est essentiellement un produit de la société bourgeoise et c’est avec celle-ci qu’elle disparaîtra[10].

 C’est pourquoi, une fois formées les nations bourgeoises, sur la base de l’exploitation du prolétariat, ce dernier s’en affirmait le négateur. Entre la bourgeoisie et le prolétariat «leur communauté nationale de destin et de caractère disparaît de plus en plus»; et avec le développement accéléré du capitalisme, et contrairement aux affirmations de Bauer, c’est la différence de destin social qui crée un clivage insurmontable entre les deux classes antagoniques. Quant au nationalisme prolétarien, prédominant à l’époque des révolutions bourgeoises, il «perd ses racines dès lors que la classe exploitée affronte sa bourgeoisie propre qui se charge de l’exploitation».

 


[1] Jaurès, L’Armée nouvelle, op. cit.

[2] Kautsky, in Haupt, Löwy et Weill 1974, p. 147.

[3] Intervention d’Adolf Dethmann au Deuxième congrès du KAPD, août 1920 [Bourrinet 2014 (éd., introduction  et trad.)].

[4] Kautsky, in Haupt, Löwy et Weill 1974.

[5] Josef Strasser, ennemi de l’Union sacrée, adhéra en 1919 au KPÖ (Parti communiste d’Autriche) et fut chargé, avec des interruptions, de la presse du parti. Le stalinisme triomphant le mit complètement à l’écart et il mourut en 1935 dans l’isolement le plus total.

[6] Strasser et Pannekoek 1977, avec une introduction de Claude Weill.

[7] Otto Bauer 1987.

[8] Les citations de Pannekoek qui suivent sont extraites de «Classe ouvrière et nation», in Strasser et Pannekoek 1977.

[9] Souligné par nous.

[10] Strasser et Pannekoek, op. cit., p. 166.

suite du texte partie III

 En fait, la petite-bourgeoisie est la seule classe, en dehors de la bourgeoisie, qui ait réellement des racines nationales et manifeste le nationalisme le plus extrême. L’argumentation de Pannekoek rejoignait ici fortement celle de Josef Strasser, qui montrait combien les «travailleurs de la langue» – en fait fonctionnaires, employés, etc. – avaient un intérêt majeur à maintenir un cadre national qui leur garantissait leur subsistance. Mais beaucoup plus que Josef Strasser, Pannekoek soulignait le caractère parasitaire de ces couches petites-bourgeoises attachées à des privilèges nationaux et fonctionnant comme une clientèle plébéienne :

 La nation en tant que communauté solidaire constitue pour ceux qui en font partie une clientèle, un marché, un domaine d’exploitation où ils disposent d’un avantage par rapport aux concurrents d’autres nations[1].

Leur nationalisme est celui de cliques qui luttent entre elles pour l’influence sur l’État, pour le pouvoir dans l’État[2].

Enfin la communauté de «culture», argument ultime d’Otto Bauer, pour défendre l’idée d’«identité nationale», était un faux argument. La seule culture valable pour le prolétariat d’un pays donné ne pouvait être que la culture socialiste, qui n’a rien de national et se dresse contre l’ensemble du monde bourgeois :

Ce que nous appelons les effets culturels de la lutte de classe, l’acquisition par le travailleur d’une conscience de soi, du savoir et du désir de s’instruire, d’exigences intellectuelles élevées, n’a rien à voir avec une culture nationale bourgeoise, mais représente la croissance de la culture socialiste. Cette culture est un produit de la lutte qui est une lutte contre l’ensemble du monde bourgeois[3].

La lutte de classe internationale, en se développant dans tous les pays, révélait nécessairement l’essence internationale et internationaliste du prolétariat. Ce caractère international du prolétariat ne cessait de croître, à l’époque moderne, lorsque dans les grèves de masses les ouvriers échangent et s’empruntent mutuellement théorie et tactique, méthodes de lutte. Par définition, le prolétariat est une armée unique, provisoirement dispersée dans des bataillons nationaux pour combattre le même ennemi capitaliste mondial :

 Le prolétariat de tous les pays se perçoit comme une armée unique, comme une grande union que seules des raisons pratiques – puisque la bourgeoisie est organisée en États et que par conséquent de nombreuses forteresses sont à prendre – contraignent à se scinder en plusieurs bataillons qui doivent combattre l’ennemi séparément[4].

Pour cette raison, soulignait Pannekoek, le rôle du marxisme était de faire une œuvre constante de propagande pour renforcer la conscience de classe des ouvriers, leur sentiment d’appartenir à une même armée mondiale. La puissance du fait national était directement proportionnelle à l’étouffement du sentiment de classe :

 [Le fait national] est une entrave à la lutte de classe dont la puissance préjudiciable doit être dans la mesure du possible éliminée.

 C’est pourquoi Pannekoek, à la suite de Rosa Luxemburg, préconisait un rejet net de toute indépendance nationale, en Europe, et particulièrement en Autriche-Hongrie et en Pologne. Tout comme les antagonismes religieux, les affrontements nationaux ou internationalitaires (entre nationalités) étaient un moyen de diversion de la lutte de classe :

 [C’est] un moyen excellent de diviser le prolétariat, de détourner son attention de la lutte de classe à l’aide de slogans idéologiques et d’empêcher son unité de classe[5].

 Ainsi, la politique du marxisme de gauche sur la question nationale n’était pas une utopie, mais une nécessité sur la route menant le prolétariat vers la prise du pouvoir à l’échelle du globe. C’était non un appel à une «éthique» internationaliste, mais une politique pratique se dressant contre une force réelle, l’idéologie bourgeoise nationaliste, dont la finalité était la désagrégation de l’armée internationale ouvrière, et finalement la préparation de la guerre impérialiste. Cette politique active de l’internationalisme hollandais, Pannekoek la résumait en ces termes, frémissant de tout l’accent mis sur le «sentiment de classe» :

 À tous les slogans comme à tous les arguments nationalistes, on répondra : exploitation, plus-value, bourgeoisie, domination de classe, lutte des classes. S’ils parlent des revendications d’une école nationale, nous attirerons l’attention sur l’indigence de l’enseignement dispensé aux enfants d’ouvriers qui n’apprennent pas plus que ce dont ils ont besoin pour pouvoir trimer plus tard au service du capital. S’ils parlent de panneaux indicateurs et de charges administratives nous parlerons de la misère qui contraint les prolétaires à émigrer. S’ils parlent de l’unité de la nation, nous parlerons de l’exploitation et de l’oppression de classe. S’ils parlent de la grandeur de la nation, nous parlerons de la solidarité du prolétariat dans le monde entier[6].

 Cette brochure de Pannekoek, écrite dans un style passionné tout autant que didactique, était l’un des plus vibrants plaidoyers jamais écrits dans la Deuxième internationale pour défendre les sentiments internationalistes de classe contre la désagrégation de ces plus haut sentiments humains par l’idéologie nationaliste.

La brochure du théoricien hollandais était en plein accord avec celle de Josef Strasser, mais elle s’en écartait pourtant quelque peu, dans la mesure où, parfois, elle faisait quelque concession à Bauer. Incontestablement, Pannekoek donnait une vision claire de l’avenir socialiste, en affirmant que l’unité économique du futur était le monde, et non l’État et la nation :

 Cette base matérielle de la collectivité : la production mondiale organisée, transforme l’humanité future en une seule et unique communauté de destin[7].

 Mais à la différence de Josef Strasser, il envisageait l’existence de «communautés de langue» dans un monde unifié. Ce qui subsisterait des «nations» vivrait dans des «groupes de même langue», dont les rapports mutuels créeraient un langage commun. C’était sans aucun doute réintroduire le concept de «nation», sous la forme d’une «supernation» transcontinentale pour maintenir en fait une «diversité linguistique». Mais à qui profiterait cette «diversité», dans une société qui devrait déboucher sur un monde unifié sans classes, alors que Pannekoek montrait dans son argumentation que seule la petite-bourgeoise avait un intérêt à conserver la «langue nationale»? C’était de toute façon une question complexe qu’il était difficile de traiter en se plongeant trop vite dans les «marmites de l’avenir»…

 Plus logique, Josef Strasser appelait de tous ses vœux l’apparition d’une langue mondiale unique pour cimenter la nouvelle communauté mondiale :

 Mettons donc un terme à la multiplicité des langues, faisons d’une langue la langue de communication générale, qu’on l’enseigne dans toutes les écoles du monde et elle sera bientôt langue unique et remplira par conséquent la fonction de la langue en tant que moyen de compréhension et de communication[8].

 Une certaine indécision se retrouvait dans les propositions concrètes de Pannekoek. Par «tactique», il préconisait au niveau international (Gesamptpartei) l’unité du parti et des syndicats en Autriche-Hongrie, quelle que soit la nationalité. Localement, «pour des buts de propagande et d’éducation», il souhaitait une sous-organisation et une articulation nationales[9]. Toujours pour tenir compte des «particularités linguistiques», il semblait réintroduire timidement le facteur national jusque dans l’organisation politique du prolétariat.

 Mais de telles ambiguïtés étaient à peine perceptibles dans ce travail extrêmement important de Pannekoek. En fait, Lutte de classe et nation de Pannekoek était d’abord et avant tout une œuvre de combat totalement orientée contre l’idéologie nationaliste, soubassement idéologique de la préparation de la guerre mondiale. De plus en plus, notait Pannekoek en 1913 – tout comme d’ailleurs Rosa Luxemburg et les tribunistes – le choix était entre action de masse, internationalisme, révolution ou bien nationalisme et guerre[10].

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[1] Ibid., p. 137

[2] Ibid., p. 148.

[3] Ibid., p. 153-154.

[4] Ibid., p. 160.

[5] Ibid., p. 186.

[6] Ibid., p. 177.

[7] Ibid., p. 163.

[8] Ibid., p. 70.

[9] Ibid., p. 183.

[10] Pannekoek, “Nationalismus und Sozialismus”, Bremer Bürgerzeitung, 27. sept. 1913.


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