jeudi 17 octobre 2024

Questions sur les émeutes de l’été 2024 au Royaume-Uni

 L’Angleterre a connu, de fin-juillet à début-août 2024, des émeutes de grande ampleur — les plus importantes depuis 2011 — dont on retiendra surtout la dimension xénophobe. Le déclencheur (ou prétexte) : le meurtre au couteau de trois fillettes dans une école de danse à Southport (au nord de Liverpool), que des démagogues d’extrême droite ont aussitôt attribué sans preuve à un migrant musulman récent (en réalité, il s’agissait d’un jeune né au pays de Galles de parents rwandais chrétiens). Attisées sur les réseaux sociaux notamment, les violences se sont vite répandues sur le territoire anglais (en tout, une trentaine de manifestations et d’émeutes dans vingt-sept villes ou communes) ; dans le reste du Royaume-Uni (pays de Galles, Écosse, Irlande du Nord), seule l’Irlande du Nord a été touchée. Des émeutiers se sont battus avec la police, ont incendié et forcé l’entrée d’hôtels abritant des demandeurs d’asile, agressé physiquement dans la rue des individus identifiés comme étant noirs ou originaires du sous-continent indien (un homme sauvé d’une foule par la police à Manchester, un autre à Bristol, un chauffeur de taxi arraché de son véhicule à Hull, un homme poignardé à Liverpool, des infirmières philippines caillassées à Sunderland, une mosquée assiégée à Southport).

L’inquiétude et l’indignation soulevées en Angleterre par ces actes sont légitimes et salutaires. Ce qui en revanche pose problème, c’est l’interprétation des faits et, au-delà, le caractère des réactions de la part des militants antiracistes, des médias et du gouvernement. Il s’agit donc ici de donner un peu de contexte historique et politique, ne serait-ce que pour éviter des jugements à l’emporte-pièce.

Il convient pour commencer de rappeler que l’Angleterre, pays souvent loué pour sa modération politique et son sens du compromis (motif d’ailleurs de désespoir pour des générations de révolutionnaires), vit périodiquement des accès de violence, surtout de classe ou contre la brutalité policière, mais parfois aussi interethniques. Les immigrés irlandais fuyant la grande famine des années 1840, puis les juifs arrivant de plus en plus massivement de l’Europe de l’Est à partir des années 1880, ont subi des discriminations, voire des violences. L’Aliens Act de 1905 a été surtout conçu pour limiter l’immigration juive, et le climat chauvin créé par la mobilisation pendant la Première Guerre mondiale s’est conjugué avec les premières réactions contre la révolution russe pour donner lieu en 1917 à des émeutes antisémites à Leeds. Quelques mois plus tard, la Déclaration Balfour1 annonçait le soutien du gouvernement britannique à la création d’un « foyer national pour le peuple juif » en Palestine. Parallèlement, des organisations fondées au lendemain de la guerre réclamaient l’expulsion en masse des juifs vers la Palestine. Tout laissait à penser que le gouvernement ainsi qu’une partie de la société britannique préféraient voir les juifs au Proche-Orient plutôt qu’en Grande-Bretagne… Par la suite, sous l’effet de la crise des années 1930, l’antisémitisme a été l’un des grands thèmes de la British Union of Fascists et de ses « chemises noires ».

Dans la phase de reconstruction-redémarrage d’après-guerre, ce qui distinguait le Royaume-Uni des autres pays d’Europe était la quasi-absence de réserves de main d’œuvre dans les campagnes, le pays ayant été massivement urbanisé depuis longtemps. D’où le recours presque immédiat aux immigrés issus des anciennes colonies du Commonwealth, d’abord les Antillais puis, à partir du début des années 1960, les Indiens et les Pakistanais. Beaucoup de ces derniers s’installeront dans les Midlands et le Nord pour travailler notamment dans les fonderies et les usines textiles, le plus souvent dans les équipes de nuit. En dépit de la faiblesse numérique des nouveaux venus, les réactions hostiles n’ont pas tardé à se manifester, dans un premier temps envers les Antillais surtout — dès 1948 à Liverpool, et par la suite en 1949 et 1954 à Londres, puis encore à une échelle plus vaste en 1958 à Nottingham et de nouveau à Londres (ajoutons que, déjà en 1919, la présence de quelques milliers de marins noirs à Liverpool, issus de diverses colonies, avait provoqué une semaine d’émeutes dans un contexte d’âpre concurrence pour les emplois). Enoch Powell, vieux roublard du Parti conservateur, soufflera habilement sur les braises en 19682.

Les années 1970 et 1980 furent marquées par le phénomène du paki-bashing, ratonnades contre les immigrés du sous-continent indien et leurs enfants (réputés plus passifs et physiquement moins robustes que les Antillais, faisant d’eux des cibles plus faciles) pratiquées par des bandes de jeunes (skinheads et autres), souvent affiliées à des organisations d’extrême droite comme le National Front ou le British National Party. Après une période d’inaction et plusieurs morts plus tard, Pakistanais, Indiens et Bangladais organisèrent leur autodéfense, les plus politisés parmi eux prenant pour modèle les Black Panthers. De même, en 1977, une marche du National Front depuis New Cross jusqu’à Lewisham (quartiers du sud-est de Londres, à forte population antillaise) fut stoppée par 4000 contre-manifestants qui affrontèrent la police.

Un schéma récurrent

À partir de 1981, le Royaume-Uni connut des émeutes en série, le plus souvent provoquées par des bavures policières ou la passivité de la police face à des attentats racistes sur fond de crise économique. Une minorité de jeunes « blancs » (mot utilisé jusque dans la terminologie officielle du pays) y participèrent aux côtés des noirs. L’année suivante, douze jeunes issus de l’immigration du sous-continent furent traduits en justice à Bradford (ville industrielle du Yorkshire avec plus de 25 % de la population originaire du Pakistan) pour avoir préparé — sans les avoir utilisés — des cocktails Molotov afin de défendre leurs quartiers contre une manifestation fasciste annoncée. Les prévenus exigèrent, et finirent par obtenir, la constitution d’un jury comportant aussi des « noirs », des personnes issues du sous-continent indien et des « blancs » sélectionnés dans le milieu ouvrier. Ils seront tous acquittés3.

En 1990, le remplacement sous le gouvernement Thatcher de la taxe d’habitation, auparavant calculée sur la valeur locative estimée du logement, par une taxe à taux forfaitaire (la poll tax) déclencha un vaste mouvement de désobéissance civile qui déferla sur l’Angleterre et le pays de Galles. Il s’accompagna de violences à Bristol, Londres et ailleurs (dénoncées à droite et même à gauche comme l’œuvre d’« anarchistes »)4.

La lutte contre la poll tax fut, ainsi que les protestations de 2010-2011 contre la politique d’austérité suite à la crise financière, l’un des rares mouvements au Royaume-Uni à sortir du schéma d’exactions policières ou d’agressions d’extrême droite et d’émeutes en guise de réponse5… En effet, en 2001 des émeutes s’étaient succédé à Oldham (ville près de Manchester, autrefois réputée être la capitale mondiale de la filature du coton et haut lieu du mouvement luddite puis des suffragettes, devenue à la fin du XXe siècle l’exemple type d’une commune ethniquement polarisée), Bradford, Leeds et Burnley, qui avaient marqué un retour au climat de provocations racistes d’extrême droite. L’Écosse et surtout l’Irlande du Nord avaient eu elles aussi leur part de violences xénophobes, y compris envers les Européens de l’Est. Par ailleurs, en 2005, Birmingham, deuxième ville du Royaume-Uni, avait été la scène de bagarres très violentes (avec deux morts) entre Antillais et jeunes originaires du sous-continent indien à la suite de la rumeur, jamais confirmée, du viol collectif d’une adolescente noire par un groupe de Pakistanais6. Enfin, et bien qu’infiniment moins courantes, la chronique judiciaire fait état de quelques cas d’agressions souvent sans raisons apparentes (allant parfois jusqu’à l’homicide) ciblant les « blancs »… Le climat sous-jacent et quasi endémique de tension interethnique au Royaume-Uni n’est donc pas à minimiser.

Pour clore cette énumération, à partir des années 2000, la montée de l’islamisme radical a fourni à l’extrême droite britannique, notamment à l’English Defence League (depuis dissoute), un nouveau thème et la possibilité de redéfinir l’ennemi intérieur7.

Un pays xénophobe ?

Un point de méthode : dans l’analyse qui suit, nous avons décidé d’utiliser des périphrases et surtout le mot xénophobie à la place de racisme, terme de loin le plus courant8. Considérons donc la définition de celui-ci donnée par Albert Memmi dans l’Encyclopædia Universalis : « le racisme est la valorisation, généralisée et définitive, de différences biologiques, réelles ou imaginaires, au profit de l’accusateur et au détriment de sa victime, afin de justifier une agression ». On pourrait certes opter pour une définition plus large ; d’ailleurs, certains n’hésitent pas à mettre ce mot à toutes les sauces (« racisme culturel », « racisme anti-homosexuel », etc.), mais au risque de le vider de son sens d’origine. Et même si l’usage a tendance à confondre xénophobie et racisme, mieux vaut réserver ce dernier terme pour les propagandistes du rejet inconditionnel d’un groupe et les praticiens habituels de l’agression, surtout physique. D’autant qu’on ne peut pas savoir ce que les individus ont réellement en tête, et gageons que c’est souvent un mélange fluctuant : comme le dit fort justement Christophe Guilluy des milieux populaires français, on peut être raciste le matin et solidaire des étrangers l’après-midi. Par ailleurs, on est passé, dans la société capitalisée d’aujourd’hui, des faits avérés au caractère « performatif » des discours : est raciste (et même condamnable pénalement) celui qui exprime un avis négatif sur un groupe donné sans passer à l’acte. En l’occurrence, le cas de figure qui devrait nous préoccuper est l’hostilité diffuse envers des personnes issues d’une culture différente, ce qui permet d’englober l’expérience historique au Royaume-Uni des Irlandais, des juifs, des roms, des « travellers » (nomades irlandais) et des Européens de l’Est9 avec celle des noirs et des descendants des immigrés du sous-continent indien. Hostilité qui, on l’a vu, dégénère parfois en violence haineuse.

Ce bref rappel historique pourrait donner l’impression d’un pays incurablement xénophobe. Or, la réalité est plus complexe. Le taux de mariage mixte, grand indicateur du degré d’assimilation pour les anthropologues, progresse régulièrement au Royaume-Uni et les sondages et autres enquêtes font apparaître que beaucoup de Britanniques acceptent désormais d’avoir des collègues, voisins et, de plus en plus, gendres et brus issus des « minorités ethniques10 ».

C’est la levée de certaines restrictions à l’immigration par Tony Blair, élu en 1997, qui ouvrit la voie à une nouvelle vague importante d’immigration et permit une forte augmentation du solde migratoire. Un des facteurs ayant poussé tant d’Anglais (à la différence des Écossais et des Irlandais du Nord) à voter en faveur du Brexit, on le sait, était l’inquiétude et l’exaspération devant l’afflux d’immigrés d’Europe de l’Est, concentrés dans les secteurs d’activité les plus précaires. Cela fut notamment le cas dans le Nord désindustrialisé, qui rompit alors pour la première fois avec sa fidélité légendaire au Parti travailliste11. Depuis que la séparation d’avec l’UE est consommée, beaucoup de ces immigrés sont repartis mais ont été aussitôt remplacés… par les immigrés non-européens, surtout du sous-continent indien et d’Afrique.

S’agit-il donc d’un début d’explication de la récente poussée d’hostilité envers les allogènes ? Oui et non. Ici encore, il faut rappeler les faits et tout particulièrement la vague de désindustrialisation, qui a démarré avant l’arrivée au pouvoir de Thatcher en 1979 et qui, depuis, s’est accélérée. Elle a laissé des régions entières sinistrées, particulièrement le Nord, les Midlands, le pays de Galles et l’Écosse, qui s’en sont difficilement relevées depuis, malgré la modeste embellie vécue sous les gouvernements travaillistes à partir de 1997. La crise financière de 2008 amena une nouvelle cure d’austérité impulsée par les conservateurs, de retour au pouvoir à partir de 2010. Si bien que le Royaume-Uni d’aujourd’hui se caractérise moins par le chômage — le taux officiel est très faible — que par la précarité (cf. le contrat de travail à zéro heure12) et la faible rémunération des salariés ainsi que par un niveau de protection sociale bien inférieur à ce qu’on relève dans le reste de l’Europe de l’Ouest et du Nord13. L’un après l’autre, tous les sondages montrent que le mauvais état des services sociaux et médicaux demeure le souci prédominant… tout comme l’immigration non maîtrisée. Bref, beaucoup de Britanniques ont l’impression de vivre dans un monde en pleine contraction — moins de services, moins de logements décents et abordables, moins d’emplois à des conditions acceptables — où il n’y aurait déjà pas assez pour les habitants actuels du pays. Les migrants clandestins, toutes catégories confondues, représenteraient moins de 1 % de la population du pays, pourcentage à peu près inchangé depuis 2008 (ils seraient entre 594 000 et 745 000, tandis que les demandeurs d’asile ne sont que 7 % des immigrés au Royaume-Uni14). Il n’empêche que l’accueil de la fraction d’entre eux arrivant sur de frêles esquifs finit par devenir le symbole d’un régime largement indifférent aux difficultés de la population déjà installée, y compris celle qui provient de vagues d’immigration bien antérieures, ce qui est potentiellement source de nouvelles tensions.

On pourrait objecter qu’il n’y a rien là de foncièrement différent par rapport au reste de l’Europe. Essayons donc de cerner au plus près la spécificité de la situation britannique. La désindustrialisation-privatisation-déréglementation de l’ancien « atelier du monde » a été bien plus dévastatrice que sur le continent, et pas seulement du point de vue du niveau de vie des habitants. La densité du tissu industriel fut non seulement sans équivalent ailleurs, mais aussi nettement plus ancienne, antérieure même à l’invention de la machine à vapeur15. Elle donna naissance à une forte solidarité et à une combativité certaine, le tout témoignant d’une culture ouvrière qui, quoique rarement tournée vers la rupture avec l’ordre existant, n’en a pas moins été indispensable à la survie physique et morale des exploités dans une société marquée par la haine de classe. En effet, la bourgeoisie britannique du XIXe siècle considérait les ouvriers presque comme une race étrangère et ces derniers se défendaient comme ils pouvaient. Signe de cette séparation extrême, la ligne de partage dans le parler de tous les jours ne passe pas principalement, au Royaume-Uni, entre régions, comme c’est généralement le cas sur le continent, ni entre noirs et blancs, comme aux États-Unis, mais entre classes sociales. « C’est cette société fortement segmentée par un différentialisme de classe qu’abordent des travailleurs immigrés “non blancs” au lendemain de la Seconde Guerre mondiale16. »

Qu’en est-il aujourd’hui ? La liquidation par le parti travailliste de ses références au socialisme ou même à la classe ouvrière à partir de la fin des années 1990, le poids croissant des services financiers et autres et la concentration de plus en plus poussée de l’activité économique dans l’aire métropolitaine de Londres et le Sud-Est, au détriment des vieilles régions industrielles, s’accompagnent d’un tournant multiculturel de la gauche britannique, qui, devant l’affaiblissement du combat ouvrier, substitue à l’idéologie de la lutte de classes la défense et la glorification des particularismes identitaires : immigrés, femmes et plus tard minorités sexuelles. De ce fait, les ouvriers « blancs » sont de plus en plus assimilés à des brutes grossières, « masculinistes » et réactionnaires. Cette résurrection du mépris de classe d’autrefois a débouché sur une nouvelle désignation péjorative : le chav17, c’est-à-dire un individu qui se distingue par son inculture, son mauvais goût, adepte à la fois du bling-bling et du survêtement, menant souvent une vie déréglée et, pour couronner le tout, politiquement réactionnaire. Des « progressistes » affirmés et attitrés, telle cette figure médiatique elle-même d’origine étrangère, iront jusqu’à proclamer : « On nous déteste parce que nous saisissons des occasions dont ces gros flemmards ne veulent pas. » Pas un mot sur la nature des « occasions » proposées, ni sur la légitimité du refus de travailler dans des conditions largement considérées comme indignes18. D’autres prennent plaisir à braquer les projecteurs sur l’alcoolisme, l’abus de stupéfiants, les grossesses chez les adolescentes et autres tares de ces nouveaux barbares, tout en louant la meilleure « éthique du travail » dont font preuve, par exemple, les immigrés polonais. Émissions de téléréalité et vidéos prétendument humoristiques sur Internet contribuent à ce dénigrement des chavs. Méprisés, vivant dans un environnement de plus en plus ethnicisé, certains dans le milieu ouvrier se laissent séduire par des organisations d’extrême droite comme le British National Party (sur le déclin depuis 2010) ou l’English Defence League, qui les reconnaissent comme formant eux aussi un groupe ethnique doté de sa propre culture.

Cette évolution est le signe de la désintégration de la vieille communauté ouvrière britannique, dont les membres tiraient une grande fierté non seulement de leur rôle de producteurs indispensables à la production et à la valorisation, mais aussi de leur comportement solidaire et de leur capacité, quand la situation l’imposait, de paralyser le pays et même de faire tomber un gouvernement, comme ce fut le cas dans les années 197019. La désindustrialisation, l’évolution du capital vers ce que Temps critiques appelle l’« inessentialisation de la force de travail » et toute une série de défaites se sont conjuguées pour saper les bases de cette communauté. Dès lors, le passé n’a plus grand-chose d’autre à offrir que le nationalisme comme identité collective (sauf pour ceux qui se replient sur leur appartenance communautaire, forcément ethnicisée puisque l’ancienne communauté ouvrière est devenue illusoire20). Une situation qu’il ne s’agit ni de huer ni d’applaudir, mais tout simplement de pointer comme révélatrice de l’impasse dans laquelle les milieux populaires de toutes les origines se trouvent.

C’est à partir de cette toile de fond qu’il faut aborder les émeutes de l’été 2024. Rappelons qu’elles se sont concentrées dans sept des dix régions les plus appauvries d’un pays qui n’est pas loin d’être en première place sur le plan des disparités régionales parmi les 38 économies les plus puissantes21. Rappelons aussi que le gouvernement travailliste récemment élu a annoncé des « choix difficiles » en matière de restrictions budgétaires : on l’aura compris, un nouveau tour de vis est programmé.

L’éléphant dans la pièce

Par ailleurs, il y a une question que tout le monde ou presque hormis l’extrême droite préfère esquiver : le scandale des grooming gangs, ou bandes ayant, pendant des années, organisé en toute impunité le viol collectif et la prostitution forcée de très jeunes filles (moyenne d’âge en début de calvaire : douze ans) dans une ville moyenne anglaise (ou galloise) après l’autre. Pourquoi l’esquiver ? D’abord parce qu’il s’avère que, si leurs clients pédophiles étaient relativement représentatifs de la population dans son ensemble, les organisateurs, eux, étaient dans leur immense majorité des immigrés pakistanais ou leurs descendants. Ensuite parce que les autorités — policiers, personnels du conseil municipal, magistrats — se sont distinguées par leur longue inaction face aux signalements par quelques assistantes sociales (dont une, Sarah Rowbotham, a été relevée de ses fonctions) et aux plaintes des victimes. Les chiffres donnent le tournis : pour la seule ville de Rotherham (109 000 habitants), ancien centre de la sidérurgie près de Sheffield (Yorkshire du Sud), on dénombre au bas mot 1 500 victimes entre 1997 et 2013 (estimation vraisemblablement en deçà de la réalité) et 61 maquereaux condamnés jusqu’à présent (la plus récente des condamnations date de septembre 2024). Quand le scandale a enfin éclaté, tout le conseil municipal de cette commune fut suspendu et soumis à une enquête administrative. Pour excuser leur comportement, certains ont mis en avant leur peur d’être taxés de racisme (« pas de vagues », « pas d’amalgame », etc.). Les enquêtes ont aussi révélé un cocktail ignoble de sexisme et de mépris de classe envers les jeunes filles issues pour la plupart des couches les plus défavorisées de la population « blanche », dont beaucoup vivant en foyer (« traînées », « elles ont fait des choix de vie », « faut croire que les Pakistanais leur plaisent », etc.)22. Ainsi, au même moment où les médias britanniques s’inquiétaient de savoir, #MeToo oblige, si un homme politique avait ou non frôlé le genou d’une journaliste23, des milliers de jeunes filles situées en bas de la hiérarchie sociale étaient abandonnées aux mains des prédateurs. Un dernier point : non seulement la plupart des inculpés n’ont pas exprimé le moindre remords (attitude certes typique des prédateurs de toutes les cultures), mais la réaction apparemment la plus courante dans leur groupe d’appartenance a été de regarder ailleurs.

La culture pakistanaise favorise-t-elle de telles pratiques, comme le prétendent des idéologues d’extrême droite ? Relevons en tout cas que certains des inculpés ont protesté que celles-ci faisaient partie de leur culture24. D’ailleurs, plusieurs d’entre eux étaient de bons pères de famille respectés localement, comme ce monsieur qui donnait des cours de théologie islamique à la mosquée… Quoi qu’il en soit, la réticence à instruire les plaintes des victimes pour ne pas perturber la paix sociale ou le récit de la cohabitation harmonieuse entre communautés en dit long sur les conséquences réelles des politiques britanniques d’intégration communautaire. Certains n’hésitent pourtant pas à l’ériger en exemple et en opposition à la politique républicaine assimilationniste des individus pratiquée en France, dont les mêmes dénoncent à l’envi l’échec.

Ouvrons ici une parenthèse. Beaucoup de Français rejettent, au nom de l’universalisme, la conception d’une coexistence multiculturelle sans assimilation qui a cours au Royaume-Uni. En face, bien des Britanniques ne veulent pas entendre parler de la fameuse laïcité française, particulièrement les restrictions au port du voile. On peut expliquer cette incompréhension réciproque de diverses manières. Emmanuel Todd postule l’existence d’un inconscient anthropologique enraciné dans les structures familiales anciennes ; cet inconscient aurait historiquement dicté soit un attachement à l’égalité politique et sociale (comme en France), soit son refus (le cas de l’Allemagne), soit une relative indifférence au principe d’égalité (comme en Angleterre) qui conduirait à trouver normal que les étrangers installés dans le pays ne s’alignent pas sur les mœurs majoritaires. Et de fait, le Royaume-Uni compte depuis les années 1980 des « conseils de la Charia » autorisés à régler les conflits familiaux, essentiellement des questions de divorce, entre musulmans. Une autre explication serait que l’expérience engrangée du temps de l’immense Empire britannique a convaincu les Britanniques qu’il serait illusoire de viser à la fusion de cultures aussi dissemblables et qu’il vaudrait mieux se résigner à une simple coexistence pacifique25. Une autre piste encore serait que la pluralité religieuse qui caractérise les îles britanniques depuis la Réforme protestante aurait jeté peu à peu les bases d’une sorte de tolérance réaliste. Quoi qu’il en soit, il faut reconnaître que, d’un bout à l’autre de l’Europe, l’intégration des immigrés non occidentaux, notamment musulmans, s’avère plus lente et plus difficile que celle des immigrés de cultures plus proches (Italiens, Belges, Espagnols, Portugais, Polonais…). Et si aucun des prétendus modèles ne peut se targuer d’une franche réussite en la matière, force est de constater que c’est plutôt la vision communautariste des Britanniques qui semble aujourd’hui s’imposer à peu près partout (avec néanmoins des retours de bâton sous la forme d’un changement de stratégie dans les pays non anglo-saxons, les plus avancés dans cette voie : Danemark, Pays-Bas et Suède).

Dans les émeutes de l’été dernier, les immigrés d’origine non européenne ont plutôt servi de boucs émissaires à une déferlante de ressentiment général mal ciblé. Gardons-nous cependant de verser dans un matérialisme borné : non seulement les mauvaises conditions de vie ne suffisent pas à expliquer cette explosion de violence (et encore moins ne l’excusent), mais il faut rappeler que l’immense majorité des individus subissant ces conditions n’y ont pas pris part. L’essentiel est donc d’essayer de dresser la toile de fond de ces événements. En effet, on ne peut pas écarter d’un revers de main les difficultés réelles d’adaptation réciproque entre groupes humains hétérogènes ou nier les conflits qu’elles peuvent par moments occasionner (comme le font souvent les autorités et les courants de gauche).

Considérons à nouveau le cas de l’immigration pakistanaise, l’une des plus importantes parmi celles d’origine non européenne que compte le Royaume-Uni (plus de 1,6 million de personnes, dont 456 000 nées au Pakistan). Avec un faible taux de mariage mixte, voire une nette préférence pour le mariage entre cousins (montant il y a quelques années jusqu’à 70 % dans la ville de Bradford ; ce que Germaine Tillion a autrefois appelé la « république des cousins »), c’est un groupe social encore très soudé, offrant à ses membres ce mélange de cocon protecteur, de solidarité entre les générations et d’entrave délibérée à l’autonomie des individus26 qui caractérise bien des cultures traditionnelles. On peut difficilement imaginer contraste plus frappant avec les mœurs familiales et l’individualisme qui prédominent dans le reste de la population britannique. En outre, cette vie communautaire a montré sa solidité et ses avantages à une époque de précarité économique et face à un environnement social parfois hostile. Ce n’est donc pas dit que ce groupe évolue dans un avenir proche vers une plus grande ouverture sur l’extérieur. Pour le moment au moins, la fameuse rencontre des cultures ne va pas beaucoup plus loin, en ce qui concerne l’immigration pakistanaise, que l’appréciation des Britanniques pour la cuisine du sous-continent indien.

Or, c’est justement à Rotherham, symbole avec Rochdale (près de Manchester) de l’impunité des prédateurs sexuels, qu’ont eu lieu les violences les pires de l’été. Répéter, à l’instar du journal trotskiste Socialist Worker du 4 février 2024, que des démagogues xénophobes comme Tommy Robinson exploitent à leurs propres fins le sort des fillettes réduites à l’esclavage sexuel revient à détourner le regard de l’énormité de ce drame, du désarroi des familles touchées et surtout des tensions sociales qui en ont découlé. Comme très souvent aujourd’hui, que ce soit à l’extrême droite ou à l’extrême gauche, la formule is fecit cui prodest (« celui-ci l’a fait à qui cela profite ») remplace l’analyse politique des faits.

Retour sur les événements

Mais revenons aux émeutes de l’été. Le catalyseur, on l’a vu, a été le meurtre de trois fillettes dans une école de danse à Southport. Or, ce drame fut précédé de quelques jours seulement par un grand rassemblement à Londres autour de l’agitateur d’extrême droite Tommy Robinson, et des militants ont profité de la veillée pour les trois victimes pour en découdre. Le tout dans un climat d’hostilité croissante envers les migrants et surtout les musulmans, exprimée tant sur Internet qu’ailleurs. Depuis au moins le discours d’Enoch Powell en 1968, les tentatives pour exploiter les craintes de la population britannique sur l’immigration n’ont jamais entièrement disparu. Rappelons aussi que le parti de droite populiste de Nigel Farage, Reform UK, a obtenu 14,3 % des suffrages lors des élections de 2024.

Il n’empêche que les groupes d’extrême droite, sans structure pérenne ni grand réseau de militants, en sont réduits pour l’essentiel à appeler à des actions coup de poing. Et encore : selon les différents témoignages recueillis, les auteurs des violences de cet été ont plutôt agi de façon autonome et spontanée, qu’ils aient lu ou non des posts incendiaires sur Internet. Ce n’étaient pas non plus des éléments extérieurs aux communes touchées, en dépit des allégations de certains militants antiracistes locaux et même du parlementaire travailliste de Southport. C’est pourquoi il est assez stérile de partir en croisade contre ceux qui attisent la haine sur les réseaux sociaux (et ils sont nombreux) ou dans la presse de bas étage (certes à grande diffusion au Royaume-Uni), ou même contre les propos démagogiques des figures de proue de l’ancien gouvernement conservateur. D’ailleurs et en règle générale, l’individu à l’abri de toute influence extérieure, néfaste ou autre, est une vue de l’esprit et ce, a fortiori quand on cherche à comprendre des conflits sociaux. Qui plus est, qu’est-ce qui permettrait d’affirmer que la propagande serait toute-puissante (sauf apparemment en ce qui concerne les lecteurs « éclairés » et « progressistes » de journaux comme Le Monde ou le Guardian) ? De toute façon, le feu couvait déjà et, si la xénophobie pèse incontestablement lourd et comporte nécessairement une part de choix assumé, il y a aussi un ras-le-bol plus large d’une partie non négligeable de la population, comme le suggère le slogan scandé par les émeutiers : « Enough is enough ! » (« Trop, c’est trop »)27.

Même le Guardian, après avoir publié article sur article dénonçant la peste brune, a fini — près de deux mois après les événements et sur la base des données de la police — par brosser le portrait suivant des émeutiers : originaires des lieux de violence, venant pour la plupart des quartiers les plus défavorisés (situés pour l’essentiel dans les régions les plus meurtries par la désindustrialisation) où une forte proportion des habitants sont en mauvaise santé, sans emploi et faiblement qualifiés. Qui plus est, un tiers des personnes interpellées habitaient dans les 10 % de circonscriptions ayant donné ses meilleurs scores au parti de droite musclée Reform UK lors des élections de juillet dernier. Et contrairement aux émeutiers de 2011, outrés par le meurtre d’un noir par la police, ceux de 2024 n’étaient pas majoritairement jeunes ; plus d’un tiers d’entre eux avaient au moins quarante ans28.

Les émeutes n’ont pas tardé à faire bouger des associations antiracistes comme Hope not Hate (« l’Espoir, pas la Haine ») et des habitants choqués par les violences. Dans plusieurs villes, il y a eu des contre-manifestations et des efforts pour protéger les lieux visés par les agresseurs — mosquées, commerces, hôtels abritant des demandeurs d’asile —, y compris, comme par le passé, de la part de jeunes des quartiers immigrés menacés, avec quelques heurts entre les deux blocs opposés29. Or, la presse, le gouvernement, les médias et des organisations de gauche se sont empressés de claironner que la population britannique avait bien montré que « la brutalité raciste n’a pas sa place ici », et cela en dépit du faible nombre de contre-manifestants. Après les premiers troubles, des bruits circulant sur Internet (et d’origine non identifiée) faisaient craindre de nouvelles émeutes et les autorités ont donc engagé les commerçants, cabinets médicaux et autres services de plusieurs villes à fermer leurs portes. Sauf que les menaces ne se sont pas concrétisées, comme nous avons pu le constater nous-mêmes le 5 août à Huddersfield (Yorkshire du Sud) puis le 7 août à Birmingham, où la manifestation antiraciste a réuni quelque chose comme deux cents personnes… dans une métropole de bien plus d’un million d’habitants30. En réalité, seule la contre-manifestation de Londres, avec 5000 participants environ, a attiré du monde.

Cette mobilisation antiraciste, pourtant de faible ampleur, a été largement saluée comme cause de la fin des émeutes. Or, l’explication se trouve plutôt dans le niveau de répression déployé contre les émeutiers. Dans le quartier de Sandy Row à Belfast, en Irlande du Nord, où des commerces tenus par des immigrés ont été attaqués et des briques et des cocktails Molotov lancés sur les véhicules de la police, celle-ci a riposté par des tirs de balles en plastique. Surtout, au 1erseptembre, on dénombrait déjà 1280 interpellations et près de 800 inculpations (dont une soixantaine de mineurs), obtenues en partie grâce à l’utilisation d’un système de reconnaissance faciale. Non seulement les peines prononcées jusqu’ici sont plutôt plus sévères qu’à la suite des troubles de 2011, qui avaient pourtant fait cinq morts (Keir Starmer, le premier ministre actuel, était à l’époque Director of Public Prosecutions, soit le numéro trois du ministère public), mais elles ont eu dans plusieurs cas un côté disproportionné. Que l’on en juge : un homme de trente-huit ans condamné à 32 mois de prison après avoir été filmé en train de hurler contre les flics protégeant l’hôtel où logeaient les migrants ; un autre de quarante-neuf ans à une peine de trois ans pour avoir filmé la foule dont il faisait partie et qu’il a suivie en pénétrant par une porte cassée dans l’hôtel ; une femme de cinquante-trois ans à 15 mois de prison pour avoir écrit sur Facebook que, au lieu de protéger les mosquées, il fallait les faire sauter avec les fidèles à l’intérieur ; une jeune fille de treize ans condamnée pour avoir donné des coups de pied dans la porte d’un hôtel à Aldershot (Sud-Est de l’Angleterre). La condamnation la plus lourde à notre connaissance a été de neuf ans, prononcée contre un peintre-décorateur de Rotherham pour avoir poussé une benne en flammes contre la porte du Holiday Inn de Manvers. Plus « sidérant » encore (puisque nous sommes à l’ère de la sidération), afin de faire de la place dans les prisons pour les émeutiers inculpés, Keir Starmer a fait libérer 1700 prisonniers en Angleterre et le pays de Galles avant d’avoir purgé la moitié de leur peine ; il est prévu que 5500 détenus au total bénéficieront de cette mesure.

Deux poids, deux mesures, comme le prétend l’extrême droite ? Ce n’est pas évident, puisque Roger Hallam, cofondateur du groupe écologiste Just Stop Oil, a été condamné en juillet 2024 à une peine de cinq ans pour une action de quatre jours organisée pour entraver la circulation sur l’autoroute M25 autour de Londres en novembre 2022 (avec ses camarades, il avait grimpé sur un portique). C’est vraisemblablement la peine la plus lourde jamais prononcée au Royaume-Uni pour des actes non violents. Ses quatre co-inculpés ont écopé, eux, de peines de quatre ans. On a donc affaire à un durcissement général de la répression qui fait écho à l’expérience française pendant le mouvement des Gilets jaunes (les émeutes de l’été 2023 en France ont été très peu réprimées)31.

Cela dit, le silence des médias bien-pensants sur le traitement sans pitié des émeutiers de l’été est remarquable32. Outre sa volonté d’assurer la paix civile en période de mutation de la population (l’immigration, on l’a vu, a fortement augmenté depuis l’après-Covid), le gouvernement entend maintenir le cap d’une économie de services reposant en bonne partie sur les bas salaires et la précarité, même au prix de tensions entre des groupes socio-ethniques en concurrence pour leur part d’un gâteau en plein rétrécissement. Les segments les plus pauvres de la population britannique consacrent en moyenne près de 45 % de leur revenu au loyer aujourd’hui ; le nouveau gouvernement travailliste a refusé de mettre fin au plafond de deux enfants pour pouvoir bénéficier des allocations familiales et affiche son intention de soumettre l’allocation de chauffage pour retraités à des conditions de ressources : on pourrait sans peine allonger la liste. Pas d’indulgence dès lors pour ceux qui entravent la bonne marche vers l’austérité et la réduction des déficits et de la dette33.

Il convient à ce stade de dire quelques mots sur l’islamophobie et le racisme régulièrement reprochés par la gauche aux gouvernements britanniques successifs. En effet, la reprise démagogique et électoraliste du slogan « Stop the boats ! » (soit « Arrêtons les bateaux ! ») par l’ancien Premier ministre Rishi Sunak ne peut que choquer, d’autant qu’elle a été assortie d’une proposition pour le moins originale, celle d’expulser les migrants vers le Rwanda, pays ayant été ébranlé en 1994 par un vaste génocide ! Mais, nous l’avons déjà dit, tout indique que, plus que les gouvernants, ce sont avant tout les milieux populaires qui tiennent à limiter l’immigration. Surtout, cette accusation de racisme cadre mal avec la composition même des différents gouvernements, où des personnes issues de l’immigration des anciennes colonies occupent des places parmi les plus prestigieuses, et à un degré sans parallèle ailleurs en Europe. Enfin, cette accusation cadre tout aussi mal avec l’accession massive des « minorités ethniques » à l’enseignement supérieur : « En 2019, la probabilité pour un jeune Anglais blanc d’accéder à l’éducation supérieure était de 33 %, celle des Noirs de 49 %, celle des “Asians” de 55 %. » On est manifestement en présence d’une politique de discrimination positive, ces pourcentages étant en décalage avec les conditions socio-économiques des étudiants admis, comme le montre un indicateur comme le taux de mortalité infantile, plus du double chez les noirs que chez les blancs34. Par ailleurs, et outre le souci (compréhensible) d’éviter des conflits entre musulmans et non-musulmans, on peut se demander si la traque récente à l’islamophobie (qui concerne de plus en plus toute expression de réserves envers l’islam) n’est pas en rapport avec, d’une part, les investissements massifs des pays du Golfe au Royaume-Uni, qui s’élevaient en 2021 à 140 milliards de livres sterling (= 168 milliards d’euros), et, d’autre part, avec le nombre de ressortissants de ces pays séjournant une partie de l’année à Londres. Si bien que d’aucuns désignent désormais cette ville comme « le huitième émirat35 »…

En résumé, on a affaire à un régime qui vend l’argenterie de famille pour rester à flot ; qui mise sur des réductions de voilure dans un domaine après l’autre36 ; qui, dans sa politique de promotion des habitants originaires d’anciennes colonies, fonctionne au sommet comme le centre d’un empire devenu fictif. Mais surtout, et c’est le plus important par rapport au thème de ce texte, un régime qui remplace peu à peu le racisme infériorisant et discriminant par la haine de la plèbe, considérée fantasmatiquement par le pouvoir comme une nouvelle classe dangereuse, en l’absence pourtant de tout horizon de guerre sociale.

Une gauche rituelle

Face à cette évolution, quelle attitude l’extrême gauche a-t-elle adoptée ? C’est en grande partie la répétition (en mode farce) des mots d’ordre du passé, avec pour tiercé gagnant l’antiracisme-antifascisme-anti-impérialisme de rigueur. Privés du sujet historique que fut la classe ouvrière, convertis à la foi particulariste-communautariste en vogue, beaucoup de militants s’accrochent à cette bouée de sauvetage en se réinventant comme les spécialistes de la défense des minorités ethniques et, au-delà, des peuples opprimés du tiers monde. Stratégie « payante » : la coalition Stop the War, fondée à la suite des attaques des tours jumelles aux États-Unis, a réussi à organiser en 2003 la plus grande manifestation de l’histoire britannique pour dénoncer l’invasion imminente de l’Irak. Dans ce cadre, Jeremy Corbyn, les trotskistes du Socialist Workers Party et bien d’autres ont fait cause commune avec la Muslim Association of Britain, organisation liée aux Frères musulmans (tournant politique théorisé par le trotskiste Chris Harman). Depuis lors, la coalition est parvenue à rallumer le feu sous la marmite à chaque nouveau conflit international, surtout au Moyen-Orient, avec les mêmes prises de position « campistes » auxquelles on a droit en France. Ainsi, la contre-manifestation organisée à Glasgow (principale ville d’Écosse, avec une population de 2 850 000 dans l’agglomération) par Stand Up to Racism le 7 septembre dernier pour s’opposer à un rassemblement du fameux Tommy Robinson n’a attiré que 2500 personnes environ (face aux 200 partisans de Robinson), alors que le même jour, la manifestation londonienne pour Gaza — la 18e depuis octobre 2023 — a réuni des dizaines de milliers de personnes (125 000 selon le journal Socialist Worker).

Même constat, mais en moins spectaculaire, en matière d’antifascisme. Il s’agit avant tout de faire renaître l’ambiance enfiévrée entourant les événements légendaires de l’entre-deux-guerres, surtout la « bataille de Cable Street » du 4 octobre 1936, lorsque les chemises noires de Mosley furent empêchées de défiler dans l’East End de Londres (cœur de l’immigration juive au Royaume-Uni) par une immense foule qui avait lancé des projectiles, dressé des barricades et combattu la police37. Une semaine plus tôt à Leeds, 30 000 manifestants avaient assailli à coups de cailloux les chemises noires (Mosley lui-même fut l’un des blessés). Or, aucune analyse sérieuse du fascisme d’autrefois, ni des transformations sociales intervenues depuis, n’accompagne les mobilisations récentes : le terme « fasciste » est devenu essentiellement un anathème jeté sur des partis qui ne le sont pas et sur de petits groupes identitaires sans implantation de masse.

Pour conclure

Ne nous attardons pas sur ces efforts assez stériles visant à entretenir la flamme dans un contexte où les rapports de forces nous sont pour l’instant largement défavorables, d’autant que derrière ces efforts on peut deviner le besoin éprouvé par beaucoup de se référer à un ensemble de valeurs, surtout à une époque de bouleversements qui donnent souvent une impression de « mal de mer en terre ferme » et en tout cas d’absence de débouchés politiques traditionnels. Avec pour conséquence, bien sûr aux États-Unis où c’est de tradition, mais aussi au Royaume-Uni, en France et en Allemagne, le recours de plus en plus fréquent à la forme émeute, qui n’a pas en soi de couleur politique, certains l’oublient trop facilement.

Dans ce texte, nous avons tenté de souligner les aspects marquants des événements récents et parmi ceux-ci évidemment de faire ressortir la question de la violence, qui est définitoire d’une situation d’émeute. Une violence, souvent dirigée contre des personnes, a éclaté à partir d’un drame mal interprété et a terrorisé une partie de la population d’origine immigrée potentiellement ou effectivement visée, comme le révèlent de nombreux témoignages recueillis. Elle a été endiguée pour l’essentiel par une répression musclée plutôt que par les réactions, si légitimes fussent-elles, des contre-manifestants.

D’où vient-elle ? On a vu que la violence sociale n’est pas du tout rare au Royaume-Uni et qu’elle peut avoir les contenus les plus divers selon les circonstances et la période. Il n’est que de penser au hooliganisme autour des matchs de football : s’il existe partout, il a atteint un degré extrême dans les îles britanniques. Soulignons que bien des militants d’extrême droite, à commencer par Tommy Robinson, ont fait leurs premières armes dans les clubs de supporters et que la répression du hooliganisme intervenue depuis les drames des années 1980 (comme celui du stade du Heysel en Belgique) a en partie privé les milieux populaires britanniques de ce moyen de se défouler38. Ce serait une des causes possibles de la dérive de certains vers les groupes d’extrême droite. Du reste, on peut se demander si les actes de violence collective ne font pas tout simplement partie de la vieille identité ouvrière battue en brèche par les mutations de la vie économique et sociale. Vues sous cet angle, les émeutes de l’été 2024 auront constitué, par-delà leur caractère ouvertement xénophobe, une manière (aberrante) de réaffirmer et de perpétuer coûte que coûte cette identité où l’on est fier d’être anglais, ouvrier, bagarreur, mais désormais sans perspectives politiques ni même d’amélioration des conditions de vie. Cela relève en quelque sorte d’une tradition mais, à l’instar de toutes les traditions, celle-ci n’a rien d’immuable ni d’éternel. En conséquence, et même si l’horizon paraît assez bouché aujourd’hui, il faut réfléchir à un dépassement des tragiques blocages constatés dans ces pages. Y aurait-il une base autre que la communauté ouvrière du passé (qu’il est pourtant illusoire de vouloir ressusciter) sur laquelle les habitants de plus en plus divers du pays pourraient se reconnaître comme ayant une destinée ou un projet communs ? Est-ce que cela supposerait l’existence d’un ennemi extérieur comme un pays rival, ou intérieur, par exemple une classe dirigeante clairement identifiable sur tous les plans, à l’instar de celle qui domina pendant longtemps le Royaume-Uni ? Répondre à ces questions, qui nous paraissent primordiales, nécessiterait un travail approfondi qui nous entraînerait au-delà du cadre de ce texte. Bornons-nous donc à affirmer en conclusion que la tendance des milieux dits révolutionnaires à acclamer sans nuances les poussées de violence populaire aide tout aussi peu que le multiculturalisme (de droite comme de gauche) à comprendre les situations complexes et à y chercher des réponses non dogmatiques.

Larry Cohen pour Temps critiques, le 11 octobre 2024.


1 – Du nom du ministre des Affaires étrangères d’alors, Arthur Balfour, qui avait également joué un rôle clé dans l’adoption de l’Aliens Act, bientôt durci par l’Aliens Restriction Act de 1914.


2 – Le but étant, selon ce fin observateur que fut Tom Nairn, de redéfinir l’« anglitude » par rapport à un ennemi intérieur et de restaurer ainsi le contenu populaire de la conscience nationale après la fin de l’Empire britannique. Voir Tom Nairn, « Enoch Powell: The New Right », NLR I/61, mai-juin 1970.


3 – Dans le droit britannique, la pratique du « jugement par ses pairs » remonte loin dans l’histoire. Non seulement le jury bénéficie d’une autonomie considérable, mais les prévenus et leurs soutiens ont même le droit de demander une modification de sa composition (système repris d’ailleurs aux États-Unis). Dans La Formation de la classe ouvrière anglaise (Paris, Le Seuil, 1988), E. P. Thompson relate justement le procès des « jacobins » à l’anglaise pendant les années 1790 au cours duquel les jurés populaires de Londres, écœurés par les peines barbares requises, ont acquitté tous les accusés.


4 – La nouvelle taxe, à tarif unique pour riches et pauvres, représentait pour certains habitants à revenu modeste une facture doublée, triplée ou davantage par rapport à la précédente. Ce sont les milieux populaires, largement sans encadrement politique, qui ont été au cœur du mouvement de contestation de la poll tax. Voir Henri Simon, « Poll tax et guerre du Golfe », Temps critiques no 4 [http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article39]. Sur les émeutes en général, voir André Dréan, « Nothing to lose ! », Temps critiques no 14 [http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article140], ainsi que la brochure « Like a summer with a thousand July’s », téléchargeable sur Internet.


5 – Laissons volontairement de côté les heurts entre grévistes et forces de l’ordre qui ont émaillé les grandes luttes ouvrières des années 1980 (grève des mineurs, des imprimeurs, etc.).


6 – Des rivalités entre bandes ne sont pas à exclure comme facteur éventuel de tensions. Mais ces événements auront aussi poussé des mères de famille d’origines diverses à organiser avec leurs enfants une marche en faveur d’un front interethnique et d’une fin des affrontements.


7 – Par ailleurs, les attentats djihadistes sur le sol britannique, quoique moins meurtriers qu’en France, n’en ont pas moins alimenté la méfiance envers les musulmans.


8 – Distinction déjà mise en avant dans l’édito du no 2 de Temps critiques, automne 1990. [http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article247]


9 – Outre les mots d’injure fréquemment entendus au travail et dans les lieux publics, les Européens de l’Est ont subi une longue série de menaces et d’agressions physiques allant dans plusieurs cas jusqu’à l’homicide, avec des pics à la suite de l’ouverture progressive de l’Union européenne, de la crise financière de 2008 et enfin du vote en faveur du Brexit en 2016. Dans certains endroits comme Southall (quartier ouest de Londres parfois désigné comme « Little India »), des groupes issus des immigrations précédentes et eux-mêmes l’objet de discriminations, de mépris et de violence ont exprimé cette même attitude de rejet, par exemple envers les Polonais et d’autres nouveaux venus.


10 – En 2020, près de 30 % des enfants nés au Royaume-Uni avaient une mère née à l’étranger. Pour la même année et en tenant compte des différences de calcul, on aboutit pour la France à un taux de 18,4 % environ. Quant aux sondages, les résultats sont à prendre avec prudence, étant donné que les sondés peuvent très bien chercher à projeter et à avoir une image d’eux-mêmes comme des personnes larges d’esprit. Toujours est-il que, selon l’Enquête sociale européenne menée en 2021-2022, une majorité des Britanniques interrogés voient désormais d’un bon œil l’immigration : « En 2002, moins d’un sondé sur dix estimait que le RU devrait laisser entrer “beaucoup” d’immigrés “d’une origine raciale ou ethnique différente de celles de la majorité” ; en 2022, c’était l’avis de plus d’un tiers (34 %). » Source : « Most British people hold positive view of immigration, survey says », The Guardian du 3 novembre 2023. En matière de mariage mixte, le groupe en tête de liste est celui des couples de « blancs » et d’Antillais : selon le recensement de 2021, 513 042 personnes s’identifiaient comme étant issues de ces unions.


11 – Après les élections de 1906, le seul Lancashire (Manchester, Liverpool) fournissait 40 % des parlementaires travaillistes. Le vote de la région en faveur du Brexit a été le signe avant-coureur du dynamitage du « mur rouge » du Nord lors des élections parlementaires de décembre 2019, c’est-à-dire un vote majoritaire pour les conservateurs. Visiblement, Peter Mandelson, l’un des architectes de la conversion du Parti travailliste à une sorte de continuation douce du thatchérisme, avait été un peu désinvolte concernant les conséquences de la désindustrialisation et de la « londonisation » croissante de l’économie britannique quand il déclara des électeurs populaires du Nord : « [De toute façon,] ils n’ont nulle part d’autre où aller. »


12 – Dans ce type de contrat, le salarié doit rester à la disposition de l’employeur sans que ce dernier soit soumis à l’obligation de lui fournir une durée de travail quelconque. Dépourvu d’une définition juridique précise, le contrat zéro heure a connu un fort développement quantitatif. Mais cette caractéristique n’est pas récente ; parmi les pays européens, le Royaume-Uni a toujours figuré comme celui qui offre le plus bas niveau de protection de l’emploi, telle qu’elle est définie et mesurée par l’OCDE. La quasi-absence d’une régulation des contrats de travail par la loi a fait que le problème d’une réforme du marché du travail stricto sensu ne s’est posé que de façon marginale. Les mesures prises par les gouvernements conservateurs depuis Margaret Thatcher ont pesé fortement, mais seulement indirectement, sur le fonctionnement des marchés du travail, principalement en dégradant le rapport de forces entre les employeurs et les salariés aussi bien dans les relations individuelles que collectives (J. Freyssenet, « Les contrats “zéro heure” : un idéal de flexibilité ? », Chronique internationale de l’IRES, 1976, III (p. 123-131).


13 – On ne peut qu’être frappé par le nombre de travailleurs âgés croisés dans les villes anglaises. Selon l’OCDE, le Royaume-Uni était le seul pays des G7 à ne pas avoir encore retrouvé à la mi-2023 le niveau de vie d’avant la pandémie (cité sur le site Internet de la confédération syndicale TUC, le 8 janvier 2024). Le niveau de vie ne devrait remonter à son niveau de 2008 qu’en 2028, estime le TUC.


14 – Sur les chiffres concernant les clandestins, voir le site Internet https://irregularmigration.eu/publications/ ; sur ceux concernant les demandeurs d’asile, voir https://commonslibrary.parliament.uk/research-briefings/sn01403/.


15 –  « Dès 1841, les secteurs des mines, de l’industrie manufacturière, de la construction et des transports emploient 51 % de la population britannique », souligne Emmanuel Todd dans Le Destin des immigrés, Paris, Éditions du Seuil, 1994, p. 110, en se basant sur B. R. Mitchell, European Historical Statistics 1750-1970, Londres, Macmillan, 1978, p. 63.


16 – Ibid., p. 111. Nul besoin d’adhérer sans réserve à la théorie de Todd sur l’influence des structures familiales sur les mentalités pour reconnaître sa capacité d’observation.


17 – Voir Owen Jones, Chavs: The Demonization of the Working Class, Londres, Verso Books, 2011, livre fondamental sur cette question. L’origine du terme reste controversée. Une hypothèse est que ce serait l’acronyme de council-housed and violent (soit habitant violent des HLM), une autre que ce serait un mot rom pour enfant.


18 – Taj Ali, d’origine pakistanaise et rédacteur en chef de Tribune Magazine, où il écrit notamment sur les syndicats et les droits des salariés, raconte dans un entretien sur le site Internet de gauche Novara Media que, étudiant cherchant à financer ses études, il avait travaillé dans une boulangerie industrielle près de Luton pendant la pandémie. Dans l’équipe de nuit (12 heures de travail) dont il faisait partie, il était l’un des très rares ouvriers nés au Royaume-Uni : le travail était trop pénible et trop mal payé pour attirer même les enfants d’immigrés comme lui. Il en va de même des effectifs de Deliveroo ou des entrepôts d’Amazon, où le turnover est particulièrement élevé.


19 – Sur ce sujet, on lira avec profit Cajo Brendel, Lutte de classe autonome en Grande-Bretagne, Spartacus, 1977, Henri Simon, « To the bitter end » : Grève des mineurs en Grande-Bretagne, Acratie, 1987, et Loren Goldner (sous le pseudonyme de Freddy Fitzsimmons), insurgentnotes.com/2013/03/book-review-the-condition-of-the-working-classes-in-england. À ceux qui lisent l’italien, on ne peut que conseiller un texte sur les années Thatcher de David Brown, « Splendori et miserie della dama de ferro », Collegamenti no 26, disponible sur https://collegamenti.noblogs.org/post/2022/10/22/archives-autonomies-la-collezione-completa-di-collegamenti-e-su-internet/.


20 – Dans Les Deux Clans : La Nouvelle Fracture mondiale (Paris, Les Arènes, 2019), David Goodhart, auteur anglais, prétend pour sa part que le nouveau clivage oppose les gagnants (les « gens de n’importe où ») et les perdants (le « peuple de quelque part ») de la mondialisation et que ces derniers, loin de soutenir des valeurs rétrogrades, voudraient tout simplement que les transformations aillent un peu moins vite et soient mieux maîtrisées. Il souligne aussi que ce sont les électeurs populaires, et non pas les médias, les fascistes ou les grands partis, qui ont assuré que la question de l’immigration reste à l’ordre du jour. Les similitudes avec les thèses de Christophe Guilluy sont évidentes.


21 – Fait signalé par le Financial Times mais largement passé sous silence dans un journal « progressiste » comme le Guardian, qui a fini toutefois par le reconnaître près de deux mois après les événements ; voir plus loin.


22 – L’une des victimes prétend qu’il y a aussi des victimes musulmanes. Mais, selon une autre source, celles-ci gardent dans leur immense majorité le silence pour ne pas embarrasser leur « communauté » et surtout pour ne pas compromettre leurs chances de trouver un mari.


23 – Le phénomène MeToo# est né, bien sûr, en réaction à des actes autrement graves. Ce qui est incriminé ici, c’est le discours à vocation féministe de la société bien-pensante, exprimé notamment dans les médias, qui montre si peu d’intérêt pour la réalité des femmes et des jeunes filles d’origine modeste. En gros, elles n’avaient pas le bon profil pour attirer la compassion ; leurs bourreaux, eux, n’avaient pas le bon profil pour être dénoncés.


24 – Néanmoins, contre ce déni, plusieurs voix se sont élevées : Maajid Nawaz, ancien membre du parti libéral démocrate, a exhorté à l’antenne (quand il était encore journaliste à la radio) les Pakistanais britanniques à cesser d’être dans le déni sur ce phénomène et à faire le ménage chez eux. Mohammed Shafiq, chef de la fondation Ramadhan, a pour sa part accusé les « anciens » de la communauté pakistanaise de pratiquer la « politique de l’autruche ». Quant à Sayeeda Warsi, autrefois co-présidente du Parti conservateur, elle a dénoncé « une petite minorité qui considère les femmes comme des citoyennes de deuxième zone et les femmes blanches comme des citoyennes de troisième zone ». Rappelons enfin que le procureur qui a fait tomber le réseau de Rochdale, Nazir Afzal, est lui-même enfant d’immigrés pakistanais.


25 – Voir la brochure Pulsions d’empire. Poussées impériales dans les sociétés occidentales, disponible sur le site collectiflieuxcommuns.fr, qui, partant des écrits de Gabriel Martinez-Gros, avance justement la thèse que, à l’heure actuelle, le dépassement partiel de l’État-nation en Occident débouche sur un retour à la forme impériale, avec une juxtaposition de groupes hétéroclites et donc peu enclins à se constituer en peuple, en sujet politique collectif. Auquel cas, pourrait-on ajouter, le Royaume-Uni serait un pays d’avant-garde…


26 – Le contrôle du comportement des femmes et des jeunes filles est, cela va sans dire, très poussé, allant même parfois jusqu’aux crimes d’honneur. Le procureur Nazir Afzal a ainsi affirmé : « J’ai discuté avec des tas de musulmanes et je peux vous assurer que ce qu’elles craignent le plus n’est ni l’islamophobie, ni les agressions racistes ni l’arrestation parce que soupçonnées de terrorisme. C’est quelque chose qui pourrait leur arriver dans leur propre famille. » Cité dans James Button, Sydney Morning Herald du 2 février 2008, « My family, my killers ».


27 – Comme ont dû le reconnaître les gens de Novara Media, les conservateurs, qui promettaient depuis 2010 de réduire radicalement l’immigration, ont fait le contraire. D’où le report de tant de voix sur Reform UK et l’aggravation du sentiment que les deux grands partis « ne nous écoutent pas ».


28 – The Guardian du 25 septembre 2024, « Local. Left behind. Prey to populist politics? What the data tells us about the 2024 UK rioters ». L’article ressert, bien entendu, la tarte à la crème sur l’hostilité envers les étrangers : les émeutiers habitaient pour la plupart dans des communes où la proportion d’immigrés était faible. Contrairement aux journalistes du Guardian et à leurs lecteurs « éclairés », qui ont un avis sur tout et n’importe quoi, y compris quand ils ne côtoient pas les immigrés, les gens du peuple sont apparemment censés ne réagir qu’à leur environnement immédiat et donc ne pas être capables d’avoir une position rationnelle sur l’immigration en général puisqu’ils n’y seraient pas trop confrontés directement.


29 – Notamment à Blackpool (Lancashire), où nombre de participants au festival punk annuel tenu à proximité se sont rendus dans le centre pour tenir tête à la foule des émeutiers.


30 – Au même moment, un mouvement autrement important s’y déroulait : la foule allant assister au concert du chanteur Justin Timberlake.


31 – Voir Mick Hume, « La contre-offensive des élites a démarré et elle ne vise pas que les émeutiers d’extrême-droite », Atlantico du 9 août 2024. L’auteur, ancien marxiste passé au conservatisme, souligne, à juste titre, que les violences de cet été dépassent à peine celles dont il a pu être autrefois le témoin à la sortie des pubs, encore que ce ne soit guère rassurant. Il a également raison de signaler (chose que n’ont pas faite la plupart des commentateurs) que lors de la brève visite de Keir Starmer à Southport, les habitants ont exprimé de la colère contre l’incapacité du pouvoir à assurer la protection des enfants. Enfin, il rappelle que le gouvernement cherche à noyer le poisson en promettant de durcir les lois sur la liberté d’expression sur les réseaux sociaux.


32 – Signalons, pour être juste, que les militants de Novara Media ont avoué leur gêne face à une répression qui, demain, pourrait très bien s’abattre sur eux.


33 – Dans la rubrique en ligne « Sidecar » de la New Left Review, on trouve déjà trois contributions concernant les événements de l’été. Le premier, de Richard Seymour, va dans le sens de la condamnation sans réserve des émeutiers. Le deuxième, d’Anton Jäger, lui répond par des arguments proches des nôtres. Si Seymour a raison, écrit-il, de mettre en garde contre l’interprétation des émeutes comme une défense dévoyée d’intérêts prolétariens, il fait trop peu de cas de leur contexte matériel. Jäger évoque en particulier « un sentiment grandissant dans les rangs inférieurs du marché du travail que, si l’immigration n’est pas responsable du faible niveau des rémunérations, elle n’en demeure pas moins une composante indispensable du régime des bas salaires auquel tient l’élite politique du pays ». Et d’ajouter que, vu l’impossibilité d’obtenir des changements par la voie électorale, l’idée de descendre dans la rue acquiert un fort pouvoir de séduction. Quant à la troisième contribution, de Nadine El-Enany, elle se borne à nous informer que « le dénigrement des migrants et des musulmans fait partie d’un fantasme primaire de persécution issu de l’histoire coloniale du Royaume-Uni et des inégalités matérielles qui y sont bien enracinées ». Pour une analyse plus globale du rapport entre immigration, salaires et conditions de vie, voir Jacques Wajnsztejn, « Immigration et salaires : un retour inattendu », brochure d’octobre 2018, disponible sur le site de Temps critiques.[ http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article378]


34 – Selon Emmanuel Todd, La Défaite de l’Occident, p. 201-202, Paris, Gallimard, 2024. Sa source pour la citation sur le supérieur : https://www.ethnicity-facts-figures.service.gouv.uk/education-skills-and-training/higher-education/entry-rates-into-higher-education/latest.


35 – Selon l’organisme de journalisme d’investigation UK Declassified. Source : trtworld.com, 2021, « Gulf ownership of UK assets raise questions over undue influence ». Il convient aussi d’évoquer les ventes britanniques de matériel de surveillance/espionnage aux pays du Golfe et, cela va de soi, d’armes. Les entreprises dans lesquelles ces pays ont investi vont de BP à Jaguar Land Rover, de HSBC à la Bourse de Londres, d’hôtels de luxe aux universités de Cambridge, Oxford et la London School of Economics. Pour revenir un instant à une distinction opérée plus haut, l’islamophobie ou, pour employer un langage plus précis, la défiance envers l’islam (à ne pas confondre avec la haine des musulmans) relève-t-elle de la xénophobie ou du racisme ? Ne s’agit-il pas plutôt d’autre chose encore ?


36 – C’est ce que Temps critiques appelle la « reproduction rétrécie », ainsi que l’illustre le cas du National Health Service : « […] en 2021, parmi les nouveaux médecins enregistrés au Royaume-Uni, seulement 37 % étaient britanniques, 13 % originaires de l’UE et 50 % venus du reste du monde, surtout d’Inde et du Pakistan » (Todd, ibid., p. 204). Autrement dit, c’est l’Inde et le Pakistan qui financent les études de médecine à la place du Royaume-Uni. Dans le chapitre « vente de l’argenterie de famille », depuis 1979 (année d’élection de Margaret Thatcher), des entités publiques ont cédé 2 millions d’hectares de terres, soit 10 % de la superficie totale du Royaume-Uni, au secteur privé selon Brett Christophers in The New Enclosure: The Appropriation of Public Land in Neoliberal Britain, Londres et New York, Verso, 2018.


37 – On a un précieux témoignage d’un participant, Joe Jacobs, à l’époque militant du Parti communiste dans l’East End et plus tard membre du groupe Solidarity, proche de Socialisme ou Barbarie, in Out of the Ghetto, Londres, Phoenix Press, 1977. Face aux 2000–5000 fascistes, il y eut, selon les estimations, entre 100 000 et 250 000 contre-manifestants. Joe Jacobs insiste notamment sur le peu d’intérêt que portait le PC à cette question (le sauvetage de la république espagnole étant jugé prioritaire) et sur le caractère autonome de la mobilisation des habitants.


38 – Notons aussi l’impact de la hausse vertigineuse du prix moyen des billets d’entrée au stade : de 600 % entre 1990 et 2008 selon Owen Jones, op. cit.



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