samedi 17 août 2024

Le Capital Fictif pour les Debutants: Imperialisme, “Anti-Imperialisme,” et Pertinence Actuelle de Rosa Luxembourg


 Texte de Loren Goldner 2007


En février de cette année, la bourse chinoise, que l’on soupçonnait depuis longtemps d’être dans une phase de bulle fugitive plongea, et dans les jours qui suivirent, ce frémissement fut ressenti sur tous les marchés boursiers mondiaux. Au cours des derniers mois, la Chine a atteint la phase « cireur de chaussures » de la spéculation sur le marché populaire (un investisseur américain important prit la célèbre décision de se retirer de la bourse juste avant le crack de 1929 lorsqu’un cireur de chaussures le conseilla sur les actions), et après une correction (pas très bien accueillie), le marché chinois reprit sa course ascendante vers de nouveaux sommets, suivi partout avec soulagement par les investisseurs. Dans une perspective historique à très court terme, nous voyons que le choc mondial déclenché par ce hoquet sur un marché encore relativement réduit (ce que les gens perspicaces appellent « capitalisation totale du marché ») est quelque chose de tout à fait nouveau, impensable il y a seulement quelques années. Le marché chinois est capable d’avoir un tel impact parce que les gens savent que toute pause, pour ne pas dire tendance à la baisse, dans le boom économique du pays (en moyenne plus de 10% de croissance du PNB pendant plusieurs décennies de suite, alors que la Grande Bretagne à son apogée au 19ème siècle semblait très impressionnante à 3 ou 4%) pourrait entraîner la fin de l’euphorie financière mondiale de notre époque. Les initiés et les experts parlent ouvertement et de plus en plus de « quand et pas si » se produira une baisse globale, ou même pour certains, un cataclysme. En élargissant un peu la perspective historique, nous nous souvenons du mythe du poids lourd économique japonais de la fin des années 1980, lorsque le Palais Impérial à Tokyo fut brièvement estimé à une valeur supérieure à tout l’immobilier de Californie. Et nous nous souvenons que ce poids lourd se heurta à un mur en 1990 dans une dégringolade immobilière et boursière qui dura quelques seize années. Il ne semble pas impossible que nous puissions un jour nous remémorer la désintégration du poids lourd chinois actuel de la même manière, mais les conséquences en seront beaucoup plus profondes.

Toutefois, ce sont là des observations presque journalistiques et relativement superficielles de phénomènes découlant de réels problèmes dans le fonctionnement de l’économie actuelle ou, plus précisément, de son non fonctionnement pour une bonne partie de l’humanité.

En fait, ce que nous voyons aujourd’hui n’est que la partie émergée d’un processus en cours depuis la fin des années 1950 (l’expression proverbiale « d’une égratignure à un risque de gangrène ») dans lequel une masse sans cesse croissante de dollars nomades, ne correspondant à aucune richesse réelle dans l’économie mondiale, passent de main en main comme une pomme de terre chaude, car les banques centrales comptent toujours sur « plus idiot » pour les détenir lorsqu’ils finiront par se dégonfler. Les banques centrales d’Asie (Chine, Japon, Corée du Sud et Taiwan) détiennent en ce moment plus de deux billions de ces dollars nomades, et on pense que la Chine en détiendra deux billions à elle seule vers 2008.

Nous pouvons nommer « capital fictif » ces dollars, qui représente avant tout les dettes impossibles à recouvrer de cinq décennies de déficits chroniques de la balance des paiements américaine, un concept qui, une fois décomposé, nous mène droit au cœur de cinquante ans d’histoire capitaliste et éclaire notre propre présent précaire.

Ce qui suit vise à démontrer que loin d’être un concept « économique » vague, le capital fictif nous entraîne directement vers les questions politiques essentielles d’aujourd’hui, et par-dessus tout vers celles que doit affronter la gauche internationale. Pour y voir plus clair, nous devons relier ces dollars nomades et fictifs aux dynamiques géopolitiques contemporaines et à la lutte de classe qui s’y rattache.

Il y a environ 90 ans, V.I. Lénine écrivit un livre L’Impérialisme (1916), qui avait pour but d’expliquer les origines de la Première Guerre Mondiale et la capitulation abjecte des partis socialistes en 1914 (à quelques nobles exceptions près) devant le soutien « social patriote » de leurs propres bourgeoisies lors de cette guerre. Lénine décrivait une économie mondiale de « capital monopole »  et de cartels géants se battant pour le contrôle de la planète. Mais la conséquence politique de l’analyse de Lénine (tout à fait distincte de son économie discutable) était multiple : il soutenait que les puissances impérialistes (c’est-à-dire l’Europe et les États-Unis, et plus tard le Japon, nouveau venu) « exportaient les capitaux » (idée empruntée au Britannique Hobson, membre des Fabiens) qui ne pouvaient pas être profitablement investis dans les centres capitalistes, et que les « super profits » de cette exportation de capitaux servaient à acheter une « aristocratie du travail » dans les classes ouvrières occidentales, expliquant ainsi dans chaque pays la compromission de cette « aristocratie » avec sa propre bourgeoisie nationale.

On aurait probablement oublié le petit livre de Lénine si celui-ci n’avait pas dirigé  la Révolution Russe un an plus tard et aidé à fonder la Troisième Internationale (Communiste) dans laquelle, après sa mort en 1924, ses thèses furent conservées religieusement comme parole divine et eurent des répercussions pendant des décennies en raison de l’impact international du stalinisme.

Lénine avait déjà eu maille à partir, et en général en sa défaveur, avec un personnage révolutionnaire de son époque, Rosa Luxembourg. Dans son Accumulation du Capital (1913), ouvrage beaucoup plus basé sur la problématique de Marx que le pamphlet de Lénine, Luxembourg soutenait que l’impérialisme exprimait la présence continue de ce que Marx avait appelé « accumulation primitive », un certain accroissement du « pillage » dont le capitalisme avait besoin pour compenser un déséquilibre interne généré de l’intérieur par sa dynamique. L’analyse de Luxembourg impliquait que les marchandises et les machines que le capitalisme exportait vers les paysans et les petits producteurs dans les centres capitalistes et dans le monde colonial en expansion étaient en fait échangées contre un énorme accroissement de richesse non rémunérée (cf. ses descriptions inoubliables du pillage des fermiers américains, des tribus africaines, des paysans égyptiens et chinois), pillage qui s’étendait à la propre classe ouvrière du capitalisme par l’impôt prélevé pour la course aux armements d’avant 1914, entraînant les salaires réels en dessous du niveau nécessaire à la reproduction de cette classe. Loin de constituer une aristocratie, pour Luxembourg, la classe ouvrière à l’intérieur du capitalisme était de plus en plus soumise à une forme complémentaire d’accumulation primitive que le système imposait aux petits producteurs et au monde non capitaliste. Ces aspects complémentaires, vers l’intérieur et vers l’extérieur, de « pillage » anticipaient en réalité le fascisme qui émergea en Allemagne et ailleurs vingt ans plus tard.

J’ai des désaccords peu importants avec Luxembourg (comme on le verra plus loin), mais sa façon de poser le problème nous emmène beaucoup plus loin que celle de Lénine dans notre compréhension du monde actuel.

Ce débat vieux de 90 ans est important parce qu’en dépit des platitudes postmodernes de personnages tels que Hardt et Negri, ou par exemple les protestations du marxisme orthodoxe beaucoup plus rigoureux qui gravite autour de Paolo Guissani en Italie, l’impérialisme est toujours bien présent parmi nous. Alors qu’il pourrait sembler à certains que nous enfonçons des portes ouvertes, la grave amnésie théorique et la régression de la gauche internationale au cours des trente dernières années nous oblige à évoquer rapidement un peu d’histoire récente. L’Irak, bien sûr, parle pour lui-même. Commençons donc par nous intéresser à la présence militaire américaine, officielle et secrète, dans 110 pays ; à leur contre-insurrection qui a largement fait ses preuves en Amérique Latine et dans les Caraïbes dans les années 1980 (du Nicaragua et du Salvador jusqu’à leur tentative ratée de 2002 pour renverser Chavez). Nous pouvons y ajouter les différentes « révolutions » soutenues « ouvertement » ou « secrètement » par les USA en Serbie, en Géorgie et en Ukraine (l’ambassade de Kiev compte 750 employés). Encore une fois, tout ceci est relié à une stratégie géopolitique qui vise à contrôler les régions frontalières de la Russie et de la Chine, une réédition classique du « grand jeu » du 19ème siècle. Dans cette perspective, les USA ont soutenu l’extension de l’OTAN afin qu’il englobe la plupart des anciens états du Pacte de Varsovie, juste aux portes de la Russie. Les USA (pardon, je veux dire l’OTAN) sont intervenus dans les guerres en ex-Yougoslavie et ont militairement humilié la Serbie. Tout à fait dernièrement, les USA nous ont assuré que leur proposition d’installer des systèmes antimissiles en Pologne et en République Tchèque ne menace en rien la Russie, et ils poussent à l’indépendance du Kosovo malgré l’opposition croissante de la Russie.

Les USA, officiellement et non officiellement, sont en même temps « très inquiets » de la présence récente de la Chine en Afrique et ailleurs dans le Tiers Monde, particulièrement là où il y a du pétrole. Une rivalité entre grandes puissances autour des matières premières en Afrique, en Asie et en Amérique Latine ? Cela n’évoque-t-il pas pour nous une autre époque ?

En Asie Orientale, les USA maintiennent 35 000 hommes de troupe en Corée du Sud, des bases importantes (et une alliance étroite) au Japon, des flottes navales prêtes à défendre Taiwan, le tout ayant pour but de contenir ce que la CIA a officiellement identifié comme le principal rival des USA dans l’avenir : la Chine. Lorsque dernièrement, la Chine a montré au monde l’efficacité de ses nouveaux missiles antisatellites, les USA, avec leurs centaines de têtes nucléaires pointées sur elle, ont grondé contre l’hypocrisie des prétentions chinoises à la recherche d’une « émergence pacifique ».

Au Moyen Orient, la domination actuelle des USA sur la production de pétrole, arme essentielle pour obliger les rivaux potentiels à maintenir un profil bas, décide de tout, du soutien sans faille à Israël à l’aide accordée pour fomenter la (très très brève !) « Révolution du Cèdre » anti-syrienne au Liban, et au maintien de liens très étroits avec la Turquie partenaire de l’OTAN comme contrepoids à l’Iran. Les USA ont plus d’armements au Qatar, petit état du Golfe, que dans le reste du monde, hormis en Allemagne.

Jusqu’ici, je me suis limité principalement au niveau géopolitique et militaire. Mais n’oublions pas les 200 et quelques multinationales, pour la plupart américaines, qui constituent toujours la part du lion (et elle a grossi) de la production mondiale.

A ceci, nous pouvons ajouter le poids des USA grâce à des institutions « internationales » comme les Nations Unies, le FMI et la Banque Mondiale, ces deux dernières imposant des programmes « d’ajustement structurel » à 100 pays en voie de développement, engendrant ainsi plus de 60 états défaillants ou au bord de la faillite. Ajoutons-y le « fait » que le ratio entre les revenus en Occident et les revenus dans le monde en voie de développement a fortement augmenté au cours des 30 dernières années, malgré le développement important de pays comme la Chine, le Brésil et plus récemment l’Inde pendant la même période. Ce n’est un secret pour personne que la surenchère militaire décrite ci-dessus est le prolongement au 21ème siècle des canonnières proverbiales de temps plus reculés pour faire respecter les édits du FMI et de la Banque Mondiale. Le Capital, sauf dans le fantasme du « libre marché », n’existe jamais sans un état et sans ce « corps spécial d’hommes en armes » qui recouvrent les dettes pour l’état en cas de nécessité.

Certains sceptiques demandent ce que signifie l’impérialisme quand un pays comme la Chine, avec un revenu moyen annuel par tête de $ 1200, a prêté quelque chose comme un milliard de dollars à « l’Unique Superpuissance » et cela nous rammène immédiatement à Lénine et à Rosa Luxembourg.

L’excellent livre de Michael Hudson Super Impérialisme (1972 ; réédition 2002), anticipe et répond à cette question. Hudson démontre que l’impérialisme américain depuis la Seconde Guerre Mondiale n’imite pas, en réalité, le modèle de Lénine (qui a toujours été défectueux), mais perfectionne la stratégie de « gouvernement de l’empire par la banqueroute ». Les 1-2 milliards de dollars détenus par la Banque de Chine sont de petits morceaux de papier vert échangés contre de vraies marchandises chinoises produites en exploitant les travailleurs chinois, morceaux de papier qui sont ensuite prêtés à nouveau au « consommateur américain » afin qu’il puisse acheter ces marchandises. Cet argent ne sera jamais réellement remboursé, surtout si ceux qui décident de la politique américaine font ce qu’ils veulent et si les Chinois réévaluent au niveau souhaité de 4 renminbi pour 1 dollar, diminuant de moitié la valeur de leurs réserves. Les Japonais, qui ont vu leurs réserves en dollars diminuées en valeur par la dissolution du système de Bretton Woods par Nixon en 1971, peuvent raconter une ou deux histoires aux Chinois (et les Chinois connaissent très bien les enjeux et en ont discuté publiquement).

Mais la simple énumération des manifestations de l’impérialisme aujourd’hui ne rend pas compte de manière adéquate de la dynamique du système, à la fois « géopolitiquement » mais par-dessus tout en termes de la lutte de classe internationale. Car ce que nous vivons actuellement est un passage potentiel du « relais » de l’empire des USA à l’Asie, très semblable au glissement de l’accumulation mondiale centrée en Grande Bretagne  vers l’Amérique entre 1914 et 1945 (accumulation qui était l’enjeu véritable des guerres, des dépressions et des bouleversements sociaux de ces années-là).

Nous remarquons encore qu’au moment où le système impérial mondial « s’est lézardé », juste après la Première Guerre Mondiale, a eu lieu entre 1917 et 1921 la plus grande offensive révolutionnaire dans l’histoire de la classe ouvrière mondiale, et nous pouvons dire avec un optimisme restreint que la « fêlure » de l’hégémonie mondiale des USA confrontée à la montée de l’Asie (transition dont la réussite est loin d’être assurée) pourrait bien engendrer une offensive de la classe ouvrière encore plus importante, et il faut espérer que l’issue en sera plus heureuse. Voici ce qui est en jeu aujourd’hui sous les apparences, et au succès d’une telle offensive s’opposent clairement à la fois le pouvoir hégémonique américain et une constellation  de forces, de la Chine à l’Amérique Latine en passant par les Talibans sous la bannière de « l’anti-impérialisme ».

Enfin, tout comme l’affaiblissement de la domination mondiale des Britanniques (et en second des Français) au début du 20ème siècle s’est usée et finalement brisée sur le « maillon faible » russe et ses deux révolutions (1905, 1917), aujourd’hui la ligne de faille du « jeu pour la conquête du monde » de notre époque se trouve le long des frontières de la Russie et de la Chine, de la Baltique à la Corée et au Japon, et ce sera au cours de cette confrontation imminente entre l’Asie et les USA que la future révolte de la classe ouvrière émergera et triomphera ou sera écrasée par l’émergence d’un nouveau centre d’accumulation mondiale. Mais pour percevoir les dimensions réelles des enjeux contemporains, il nous faut pénétrer dans les questions d’économie « profonde ». Rien de ce qui précède n’aurait de sens sans être relié à la crise de l’accumulation capitaliste mondiale en cours depuis le début des années 1970.

De nos jours, les sceptiques et les amnésiques volontaires qui se demandent si l’impérialisme a encore un sens aujourd’hui jettent l’Accumulation du Capital de Rosa Luxembourg dans la même poubelle de l’histoire que le livre de Lénine. Quels que soient ses petits défauts (dont on peut discuter un moment), elle avait absolument raison sur la permanence de l’accumulation primitive – qui constitue une grande partie de l’impérialisme et du monde contemporain – dans le capitalisme. L’accumulation primitive est une accumulation qui viole la « loi capitaliste de la valeur », c’est-à-dire le non échange d’équivalents, à commencer par la dépopulation de la campagne anglaise au début de l’histoire moderne (du 16ème au 19ème siècle) au moyen de ce qu’on appellerait aujourd’hui des « réformes économiques ».

Une grande partie de « l’économie » marxiste (un oxymore car la critique marxiste de l’économie politique s’attachait à un « objet d’étude » différent de « l’économie ») des années 1970 et même de certains auteurs d’aujourd’hui se concentre sur les formules mathématiques de la première partie du Volume III du Capital pour décrire correctement la cause profonde la crise capitaliste. Et aussi importants que puissent être ces chapitres sur le taux de profit, ils font le pari osé que les processus concrets de la reproduction sociale auxquels ils se réfèrent sont en fait en train de se reproduire. (Pour faire court, reproduction sociale signifie d’une part remplacer, à défaut de les développer, les machines usées, les matériels et les infrastructures, et d’autre part permettre à la population travailleuse d’aujourd’hui d’élever une nouvelle génération capables de travailler avec les technologies contemporaines.)

Dans sa réfutation Anti-Kritik des critiques de son chef d’œuvre de 1913, Rosa Luxembourg (et là, je suis à 100% d’accord avec elle) soutenait que ce n’était pas un problème de mathématiques mais d’analyse concrète de processus réels. Quand le capital occidental suce la moelle de la force de travail du Tiers Monde dont il n’a pas payé la reproduction dans la division mondiale du travail, que ce soit en Indonésie ou à Los Angeles, c’est de l’accumulation primitive. Quand le capital pille l’environnement naturel et ne paie pas les coûts de ces dégâts, c’est de l’accumulation primitive. Quand le capital use usines, matériels et infrastructures jusqu’à la corde (c’est l’histoire d’une grande partie de l’économie américaine depuis les années 1960), c’est de l’accumulation primitive. Quand le capital donne des salaires qui ne permettent pas la reproduction de la force de travail (des salaires trop bas pour produire une nouvelle génération de travailleurs), c’est aussi de l’accumulation primitive. Lénine n’a jamais parlé de ces choses là (si j’ai bonne mémoire, il a rarement fait allusion à la reproduction sociale), mais Rosa Luxembourg a consacré un livre à ce sujet. Aux critiques qui veulent balayer ces « vieilles » idées d’un revers de main suffisant, je ne peux que répondre que c’est tant pis pour eux.

Le problème est que la gauche internationale contemporaine a hérité des années qui ont précédé et suivi la Première Guerre Mondiale un cadre théorique qui est devenu actuellement un « état d’esprit » très problématique, dans lequel la vision erronée de Lénine, vulgarisée par des décennies de distorsions dues au stalinisme, au maoïsme, au tiers-mondisme et maintenant à « l’alter mondialisme », a presque totalement éclipsé celle de Luxembourg, particulièrement dans sa description de la classe ouvrière du secteur capitaliste avancé (à mon avis toujours la principale force capable de renverser le capitalisme), considérée comme quantité négligeable au sein des forces internationales qui luttent pour un changement positif.

La théorie de l’impérialisme de Lénine et son rejeton bâtard ont exercé leur plus grande influence lors des années 1960 et 1970, lorsque plusieurs luttes de libération nationale (Algérie, Indochine, Angola, Mozambique) et la Révolution Cubaine constituaient une constellation « tricontinentale » qui semblait réaliser la prédiction qui voulait que le « socialisme » soit la seule manière d’avancer dans le monde sous développé. Ce ferment avait été activé en 1955 à partir de la Conférence de Bandung (Indonésie) pour les nations « non alignées » (non alignées dans la Guerre Froide) avec l’aval de protagonistes de l’anticolonialisme naissant tels que Nkruma (Ghana), Sukarno (Indonésie), Nehru (Inde) et Nasser (Égypte). Malheureusement, les régimes bureaucratiques de développement qui triomphèrent dans les pays de la constellation « tricontinentale » n’étaient pas socialistes, et la classe ouvrière occidentale, qui aurait pu les débarrasser du poids de l’impérialisme, n’était pas au rendez-vous. Le monde « tricontinental » tiers-mondiste était sens dessus dessous en 1978-79 lorsque le Cambodge, le Vietnam, la Chine et l’Union Soviétique, qui avaient tous à des époques différentes prétendu être « anti impérialistes », en arrivèrent presque à se faire la guerre. La conséquence immédiate de cette débâcle fut le triomphe du « Consensus de Washington » néo libéral de ces trente dernières années, qui déclara non viable le développement contrôlé par l’état basé sur l’ancien modèle. Pendant la période triomphale du « Consensus de Washington », le monde a assisté à la fois à une attaque généralisée contre la classe ouvrière et à une attaque contre le vieux bloc « anti impérialiste » qui a modifié les deux en profondeur.

Lors de cette période d’après 1977, les anciennes lignes de démarcation entre le monde « avancé » ou « en voie de développement » ont été considérablement brouillées. Pendant les années du « Consensus de Washington », la Chine et plus récemment le Vietnam (à partir d’une base très inférieure) ont connu une croissance dont les taux sont sans précédent dans l’histoire du capitalisme. L’Inde (à partir d’une base tout aussi basse) est en train de suivre le même chemin. De « nouveaux pays industriels » comme la Corée et Taiwan ont fait leur apparition. Des pays « oies sauvages »tels que la Malaisie et la Thaïlande et peut-être aussi maintenant le Bangladesh (le pays du monde où les salaires sont les plus bas, mais qui est devenu une puissance textile) ont été entraînés dans le boom asiatique. Le bloc soviétique s’est écroulé et l’Union Européenne a absorbé la plupart de ses anciennes colonies d’Europe de l’Est. Les migrations internationales de travailleurs africains et latino américains vers l’Occident ont atteint des niveaux sans précédent. Et les producteurs de pétrole du Moyen Orient investissent une plus grande part de leurs revenus dans le développement régional.

Mais, et c’est encore plus important, le fondement de l’économie mondiale s’est déplacé, passant de la connexion Atlantique Nord / Europe d’après 1945 à une connexion Pacifique / USA, consommateurs américains et producteurs asiatiques, surtout chinois. A son tour, le boom chinois, parce que ce pays a un besoin urgent de pétrole et de matières premières, a déclenché un boom en Amérique Latine et dans certains pays d’Afrique.

En même temps, d’abord la classe ouvrière américaine et puis la classe ouvrière européenne, qui de 1965 à 1977 avaient traversé la plus longue période de grèves sauvages de l’histoire, ont été refoulées par un mélange implacable de désindustrialisation, d’externalisations et de chômage induit par les technologies de pointe.

Et, tandis que globalement ces trente dernières années ressemblent à une période de boom en termes capitalistes, elles témoignent en réalité d’une précarité toujours plus grande pour les travailleurs, les paysans et les populations marginalisées, partout (même la Chine en plein boom a perdu 20 millions d’emplois industriels ces dix dernières années). Dans le sillage tape-à-l’œil des nouvelles « classes créatives », de la Californie à Londres, Varsovie, Shanghaï et Mumbai, on vit apparaître une énorme déplacement vertical de la richesse. Et encore une fois, la clé qui permet de comprendre cette période est le capital fictif.

Voyons comment cela est possible.

Je me suis servi du bon travail de Rosa Luxembourg comme le cadre théorique le plus proche de mon interprétation de Marx surtout en raison de son insistance, dans et hors du système capitaliste pur (voir ci-dessous) sur le problème de reproduction et de non reproduction. Mais comme je l’ai dit plus haut, mon cadre diffère quelque peu du sien, et une clarification s’impose ici. Comme on le verra, son cadre est indissociable du phénomène de l’impérialisme et de « l’anti impérialisme » dans la période postérieure à la Seconde Guerre Mondiale.

Passons en revue ce que je considère comme des bases et qui ne sont pas toujours évidentes. Nous pourrons ainsi aller et venir entre l’histoire contemporaine et la théorie abstraite et voir le présent sous un autre jour. Mais ceci requiert un examen des idées de base de Karl Marx.

Le Volume I et la plus grande partie du Volume II du Capital de Marx constituent une phénoménologie d’un système capitaliste fermé dans lequel il n’y a que des capitalistes et des travailleurs salariés et l’accent est mis surtout sur l’entreprise isolée. Quand, dans la dernière partie du Volume II, Marx passe au « capital social total » et à la reproduction étendue ELARGIE, il va au-delà de ce modèle heuristique.

Il est essentiel pour la clarté du propos de tracer cette délimitation de l’interaction du « système pur » (capitalistes et salariés) avec, d’un côté, , l’énorme population moderne de consommateurs improductifs qui vivent de la valeur excédentaire et ne produisent pas (par exemple le secteur FIRE = finance, insurance, real estate [finance, assurance, immobilier, ndt], les fonctionnaires d’état, les couches managériales, le secteur militaire, le secteur de la police et de la justice et des prisons), et d’autre part, avec la nature et les petits producteurs (que l’on trouve aujourd’hui surtout dans le Tiers Monde). Ce secteur FIRE est aujourd’hui dominé par les mêmes « classes créatives » dont nous parlions plus haut. Aucune de ces populations ne figure dans les Volumes I et II, sauf dans quelques digressions intéressantes et dans les chapitres importants au milieu du Volume II qui traitent de l’assurance, de la comptabilité et autres « faux frais » de production (le dernier s’étant développé de façon incroyable par comparaison avec l’époque de Marx). Le capital est un circuit (dans les Volumes I et II avec la reproduction simple, c’est-à-dire l’hypothèse abstraite d’une « croissance zéro »), et c’est une spirale dans la reproduction étendue, et n’est plus du capital une marchandise, soit dans Département I (ce que Marx appelait la production de machines) ou II (biens de consommation) (un tank, un missile téléguidé, une McRésidence ou une Ferrari n’appartiennent à aucun Département, mais sont ce que consomme la classe capitaliste) qui ne termine pas le circuit, c’est-à-dire n’est pas consommée de façon productive dans Département I (nouveaux moyens de production) ou dans Département II (nouveaux travailleurs. Ces définitions, que l’on a exclues en les ridiculisant des théories dominantes de « l’économie » et qui, étonnamment, attirent très peu l’attention, même celle de certains marxistes auto proclamés, nous permettent de re-conceptualiser l’économie mondiale contemporaine et de faire des distinctions claires entre la richesse réelle et des coûts qui ne sont que les coûts du maintien du statu quo.

Rosa Luxembourg a aussi eu le grand mérite de désigner le capitalisme comme un mode de production transitoire entre la féodalité européenne et le socialisme. Cela peut ressembler à un truisme, mais c’est beaucoup plus. Dans son étude de la montée et de la chute de l’économie politique classique, des Physiocrates à l’école de Ricardo, elle fait remarquer que seul le socialiste (c’est-à-dire Marx) pouvait résoudre le problème de l’origine du profit et de la reproduction élargie. A savoir : on doit considérer que le capitalisme est nécessairement un mode de production incomplet, passager, qui se nourrit en partie des modes de vie précapitalistes qu’il a pillés et continue à piller, et dont la crise n’est visible qu’à celui qui peut voir « au-delà ». Donc, le capitalisme est un système dans lequel aucun point de vue pratique, ni celui d’un capitaliste individuel, ni celui du capital social total ou enfin de la force de travail comme marchandise (la-classe-en-soi) ne peut prétendre à une « universalité concrète », c’est-à-dire être capable d’agir concrètement sur des problèmes réels. Tous les points de vue sur le capital « à l’intérieur » du système, y compris les luttes de  « la-classe-en-soi » menées par des groupes isolés de travailleurs, sont des points de vue « négation de la négation », et seul le point de vue qui offre une vision sur l’avant et l’au-delà du capitalisme peut être « positive et auto subsistante » et avoir un programme universel (la classe pour elle-même). Des pirates italiens du 11ème siècle à la main d’œuvre esclave de la République Dominicaine ou au Brésil d’aujourd’hui, le capitalisme n’a jamais mis fin à son « pillage » de la force de travail et des ressources « externes » au système fermé de l’échange d’équivalents (Volumes I et II). Ainsi pour Luxembourg, l’existence toujours d’actualité du pillage capitaliste initial des sources de richesse non capitalistes nous amène à considérer comme possible sa fin barbare (dont le fascisme de l’entre deux guerres était plus qu’un avant-goût) s’il n’est pas renversé de manière positive par une révolution prolétarienne.

Ensuite, et ceci est fondamental, le capitalisme n’apparaît pas aux capitalistes comme une « valeur auto extensive se valorisant » ou une «rapport social de production » (termes de base chez Marx qui n’ont pas de sens pratique ni même d’existence pour les points de vue « négation de la négation » à l’intérieur du système) ; il leur apparaît comme des droits à la richesse, c’est-à-dire au profit, à intérêt et à rentre? foncière, dont la valeur est déterminée au cours d’un cycle de transactions, non pas selon les points détaillés des chapitres d’ouverture du Volume III, mais comme la capitalisation anticipée d’une trésorerie future . Bien sûr, Marx n’introduit ces droits à la richesse : actions, obligations, baux, qu’après avoir présenté le pur système heuristique et après l’avoir mis en mouvement dans les derniers chapitres du Volume II (reproduction élargie, et après avoir ensuite examiné la détermination du prix et du taux de profit dans les sections d’ouverture du Volume III. Le capital tel que le connaissent les capitalistes, jusqu’à et y compris tous les nouveaux « produits financiers » des 25 dernières années, tels que les produits dérivés et les hedge funds, qui sont des droits de rétention sur la trésorerie ??? totale et représentent finalement la valeur excédentaire totale produite dans le « système pur » ET augmentée du pillage(échange non reproductif) à l’extérieur et parfois à l’intérieur du système. Nous savons très bien qu’au cours des longues périodes d’un cycle capitaliste, ces droits de rétention peuvent différer énormément des déterminations prix / valeur qui régulent au final la trésorerie qu’ils ponctionnent jusqu’à ce qu’ils se dégonflent lors des cracks périodiques.

Mais l’origine de ce profit total / valeur excédentaire totale est un problème empirique qu’il ne faut pas résoudre en ayant recours de façon abstraite aux différentes hypothèses sur « la transformation de la valeur en prix » (un débat important mais trop rejoué par les marxistes universitaires) ou aux défauts possibles du schéma de reproduction du Volume II. Les usines du capital (moyens de production, infrastructures) et la force de travail se reproduisent-elles ou pas ? La « consommation » d’un champ de bataille électronique, d’une nouvelle prison ou d’un yacht étend elargit-elle ou contracte-t-elle la reproduction sociale ? De telles questions nous entraînent immédiatement loin du royaume de la pure théorie (aussi importante soit-elle) vers les opérations historiques concrètes du système.

La relation entre la myriade de droits à la richesse et la valeur excédentaire et le pillage dont ils se nourrissent n’est, bien entendu, pas arbitraire.

Revenons au système pur, uniquement des capitalistes et des travailleurs, pas de banques, pas de « droits à la richesse » qui le déforment. Imaginons ensuite que le monde entier est capitaliste et que tout s’échange à sa valeur. Dans un tel monde, avec une productivité croissante au fil du temps, une masse de capitaux de plus en plus importante est mise en mouvement par une quantité totale plus petite de travail vivant, l’exploitation de ce dernier étant, pour Marx, l’origine de tout profit. A partir de là (avec des hauts et des bas en cours de route), le taux de profit capable de soutenir tous ces droits décline historiquement, à moins qu’il ne soit correctement complété par ce que j’appelle « pillage ».

Mais, comme Luxembourg le fait remarquer dans son Anti-Kritik, le déclin du taux de profit ne pousse pas les capitalistes à « donner à la classe ouvrière les clés de leurs usines ». Son cadre lui a permis de voir comment le capitalisme pouvait finalement détruire la société – par la barbarie, ce sont ses termes, ou par la « destruction mutuelle des classes opposées », comme le Manifeste Communiste le dit en 1847 – en étant contraint à recourir de plus en plus à l’accumulation primitive et à la non reproduction, prophétie que nous voyons se matérialiser sous nos yeux.

Le capital, pour Marx, (et ici nous ouvrons une perspective que Luxembourg n’a pas examinée), au cours de sa recherche du profit par une myriade de capitalistes individuels, finit par se détruire lui-même, devient sa propre limite, ou poussant les forces productives jusqu’au point où le temps de reproduction socialement nécessaire, basé sur la valeur reproductive de la force de travail, ne peut plus fournir le « numéraire », le dénominateur commun, pour le fonctionnement quotidien du système. Pour exister, le capital a besoin du travail vivant, et pour que la valeur de la force de travail soit le numéraire, et en même temps par l’innovation, il rejette le travail vivant hors du procès de production et mine le numéraire. C’est là la contradiction fondamentale du système pur.

Bien entendu, le modèle pur du capitalisme n’a jamais existé et n’existera jamais. Comme nous le savons, les droits à la richesse (profits, intérêts, baux), les banques centrales qui régulent les marchés de ces titres et un état qui les valide, tout ceci préexistait au triomphe total du capitalisme, ce qui signifie la transformation des moyens de production et de la force de travail en marchandises comme source dominante de richesse.

Si on ajoute les droits à la richesse au modèle pur, comme le fait Marx au milieu et dans les passages de conclusion du Volume III du Capital, on obtient une image différente. C’est précisément à cause de ces titres et de la capacité du capitalisme à piller les populations non capitalistes et la nature que nous ne voyons PAS, sur de longs cycles, la chute du taux de profit capitaliste. Ces titres tendent à correspondre à la valeur sous-jacente, ou tombent en dessous, surtout à la fin d’un cycle (à cause de la déflation) et au début du suivant. La crise déflationniste agit comme une forme de « planning rétroactif » qui rééquilibre les droits à la richesse des capitalistes avec le taux de profit sous-jacent généré à l’intérieur du système pur. Ceci était évident au du 19ème siècle, où une crise de ce genre se produisait à peu près tous les dix ans (1808 – 1819 – 1827 – 1837 – 1846 – 1857 – 1866 – 1873, etc.) C’est moins évident depuis 1914, l’état a essayé de façon plus volontariste de préserver les évaluations capitalistes contre la dévalorisation par des techniques que l’on associe généralement avec le « keynésianisme ». Bien sûr, nous sommes en 2007, au milieu de ce qui est sans doute la plus grosse bulle de crédit fictif dans l’histoire du capitalisme. Ce que nous traversons, surtout depuis le début des années 1970, est une énorme opération de crédit pyramidal, contrôlée par les banques centrales du monde, destinée à preserver la valeur papier des titres existants et à un transfert important des salaires de la classe ouvrière et des capitaux non investis dans les usines ou les infrastructures pour aider à soutenir ces titres. Ce dernier phénomène est ce que j’appelle « l’auto cannibalisation » du système quand le mécanisme « d’accumulation primitive » se retourne vers l’intérieur, c’est-à-dire la non reproduction, comme on l’a vu ci-dessus.

Bien sûr, Luxembourg n’a pas vécu assez longtemps pour voir, après 1933, les versions américaine et allemande de production militaire soutenue par l’impôt de la classe ouvrière, et encore moins le système de Bretton Woods d’après 1944 dans lequel les marchés financiers américains et l’état américain acquirent la capacité de pomper la richesse dans tous les coins du monde capitaliste (jusqu’à ces derniers temps, sans la Russie et la Chine) grâce à la domination du dollar (cette dernière étant « le repas gratis » acquis grâce au « maintien [par les USA] de l’empire par la banqueroute »). Et il est très clair que le crédit a pris mille fois plus d’importance depuis l’époque de Luxembourg, ce qui est une façon de prolonger momentanément les cycles de transactions, sans rien changer aux contradictions fondamentales à l’œuvre.

La phase finale implicite de ce processus est, encore une fois, l’auto cannibalisation du système, si et quand les sources du pillage hors du « système fermé » seront épuisées. Nous n’avons pas encore vu cela sous sa forme dramatique dans le cas de l’ère d’hégémonie mondiale américaine. Mais l’histoire nous fournit l’exemple de la période nazie en Allemagne, pendant laquelle Hjalmar Schacht, ministre des finances de Hitler, créa une énorme dette pyramidale pour financer le réarmement de l’Allemagne entre 1933 et 1938, tout en maintenant les salaires réels à 50% de leur niveau de 1929. La différence entre l’Allemagne d’alors et les USA d’aujourd’hui est que l’Allemagne avait été séparée de la plupart de ses sources de pillage après sa défaite de 1918, et dut donc s’emparer militairement de nouvelles sources après 1938.

Quelque chose de semblable pourrait arriver au système centré sur les USA, si et quand les USA perdront leur capacité à pomper la richesse du monde entier par l’accumulation dominée par le dollar, et on peut sans exagération voir la politique étrangère américaine d’aujourd’hui comme une extension mondiale de la dynamique sous-jacente de l’extension allemande sous Hitler, moins, jusqu’à présent, la complète implosion de la société américaine.

Ainsi, je voudrais « corriger » Luxembourg dans la mesure où les relations externes du « système pur » ne concernent pas tant la vente d’un produit surnuméraire sur le modèle de la vente des biens industriels à des fermiers indépendants ou à des paysans (bien que ceci arrive aussi, bien entendu) que la circulation plus importante d’une bulle fictive en augmentation constante (le capital fictif) grâce à des prêts internationaux en échange de tout le pillage qu’il est possible d’imposer à la force de travail des petits producteurs et à la nature. Je soutiens que cette bulle fictive est d’abord générée légalement a l’interieur du système pur et est analysée par Marx dans les chapitres centraux du Volume III. C’est la raison necessaire, générée en interne, pour la quelle le système a besoin de l’accumulation primitive permanente.

Voyons pourquoi il en est ainsi.

Revenons au système fermé auquel nous avons ajouté les droits capitalistes à la richesse, les capitalisations d’une trésorerie anticipée. Bien entendu, ces titres vont de pair avec un marché des capitaux, une banque centrale et un état qui les cautionne, et finalement avec une dette de l’état (encore une fois, ces phénomènes sont présents dans tout le Volume III).

Parce que le capitalisme est un système anarchique (un système « hétéronomique » au sens de Kant), une vision pratique du capital social total qui maintiendrait ces capitalisations (et en priorité les actions) rigoureusement alignées sur la valeur sous-jacente (coût reproductif actuel), des actifs, trésorerie dont elles dépendent, est une chimère. Les augmentations de la productivité du travail, particulièrement celles qui se répercutent rapidement dans le système tout entier, telles que la construction de canaux et de chemins de fer au 19ème siècle, ou bien les innovations dans le transport aérien, maritime et dans les communications  de ces dernières décennies, ne sont pas immédiatement enregistrées dans la valeur capitalisée de tous les actifs. Au fil du temps, ces innovations créent plutôt une augmentation fictive « f » de capitalisations surévaluées (droits à trésorerie) qu’il faut épurer périodiquement lors d’un effondrement déflationniste, comme nous l’avons constaté lors de la frénésie point.com des années 1990 et le crack point.com de 2000. Lors de la régulation du marché des crédits, les agissements de la banque centrale visent à préserver au moins quelques uns des titres capitalisés de la dévalorisation (déflation) exigée par la productivité accrue du travail. Les marchés du crédit, la banque centrale et la dette de l’état sont tous destinés à « gérer » la disparité croissante entre le total des titres – la bulle fictive – et leur système de valeur pure aussi longtemps que possible, mais l’idéologie officielle évoquerait rarement – voire jamais – ce problème de façon aussi directe.

Je soutiendrais donc que cette boule d’air chaud « système pur », générée en interne, capital fictif (fictif par rapport à la véritable valeur reproductive des actifs à un moment donné) est, plus que les marchandises réelles, ce qui est « exporté » en échange du pillage. Tant qu’un pillage suffisant compense l’écart fictif, l’accumulation peut continuer. C’est mon (léger) désaccord avec Luxembourg.

La bulle fictive dans le monde contemporain est d’abord l’énorme ($ 3 – 4 billions selon les prudentes estimations actuelles) « surplomb » du dollar, la dette extérieure américaine nette ($ 11 – 12 billions détenus à l’étranger, moins $ 8 billions en actifs US outremer), détenue surtout par des banques centrales. Du point de vue du capitaliste, tout doit être fait pour empêcher sa déflation. Le gouvernement américain s’emploie à la déprécier en « gouvernant l’empire par la banqueroute », et ses créditeurs étrangers s’inquiètent de l’érosion de leurs avoirs. Mais ils reprêtent l’argent au gouvernement américain et aux marchés financiers américains, ce qui permet aux USA eux-mêmes d’augmenter les crédits, la consommation et les importations en provenance des créditeurs de l’Amérique, parce que pour l’instant la chute du dollar signifierait aussi la leur et qu’ils n’ont pas encore trouvé d’alternative.

Si ce qui précède est correct, cela constitue une vision alternative de l’impérialisme par rapport à celle de Lénine (toujours en vigueur aujourd’hui pour nombre de trotskistes, pour commencer). A mon avis, le problème politique pour la gauche n’est pas tant l’impérialisme, que je considère comme acquis, que l’idéologie de « l’anti impérialisme », dans laquelle un sentiment diffus « Porto Alegre / Forum Social Mondial » recrute de nos jours des forces aussi « progressistes » que Hugo Chavez, le Hezbollah, le Hamas, les mollahs iraniens, les Talibans, la « résistance » irakienne, et peut-être demain Kim Jong-Il ; hier elle enrôlait Saddam Hussein. Les événements d’après 1945 et surtout d’après 1973 ont brouillé les lignes sur la vieille carte routière « anti impérialiste ».

Nous voyons l’hégémonie mondiale américaine se désintégrer plus vite que nous ne l’aurions cru possible (cela rappelle presque l’écroulement rapide du bloc soviétique). Que va-t-il émerger de cette désintégration ? La révolution prolétarienne ? Je l’espère. Mais ce qui pourrait aussi émerger, comme les USA ont émergé en 1945 des ruines de l’empire britannique, est un nouveau centre d’accumulation mondiale, et il est fort probable, comme on l’a dit, qu’il sera en Asie.

Supposons, dans un scénario qui reste à imaginer, que la Chine et le Japon (qui, malgré la rhétorique, n’ont jamais été aussi liés économiquement), avec les Tigres (par exemple la Corée et Taiwan) et les « oies sauvages » (la Malaisie, la Thaïlande, etc.) réussissent à constituer un bloc économique, une monnaie asiatique ? Étant donné les réalités géopolitiques, et surtout l’opposition des USA (comme on l’a constaté lors de la crise asiatique de 1997-98, quand ils ont dit non à la création d’un Fond Monétaire Asiatique proposé par le Japon), il est difficile d’imaginer que cela ne provoquerait quelque chose de semblable a une sorte de Seconde Guerre Mondiale. Si cette réorganisation devenait la base d’une nouvelle phase d’expansion capitaliste, comparable à l’expansion partie des USA de 1945 à 1975, serait-elle plus « progressiste » que la phase dominée par les USA ?

Pas du tout.

Alors, la question que l’on doit se poser en chemin est comment situer les différentes forces mondiales en jeu dans le déclin des USA.

Chavez, le héros « anti impérialiste » le plus récent, a effectué dernièrement un tour du monde, y compris dans des états aussi progressistes que le Biélarus, la Russie, l’Iran et la Chine. L’Amérique Latine est actuellement en plein boom grâce aux exportations vers la Chine. Certains pays d’Afrique vont mieux pour la même raison. Pour l’instant, tout ceci nous ramène au « consommateur américain endetté » et l’écroulement de l’empire du dollar arrêterait la musique … momentanément. Mais comme  l’a dit, il n’y a pas très longtemps, un ministre japonais, las des réserves en dollars qui s’accumulent à la Banque du Japon : « … donnez-nous 15 ans et nous n’aurons plus besoin des USA ». Alors que le dollar décline de jour en jour sur les marchés boursiers mondiaux, combien de temps encore les Chinois, les Coréens, les Japonais, les sheikhs producteurs de pétrole au Moyen Orient, les Russes, les Vénézuéliens et le cartel des drogues de Medellin – tous détenteurs de grandes quantités de dollars – vont-ils accepter de s’accrocher à un capital en train de se déprécier ? Et si de cette débâcle émerge un nouveau pôle d’accumulation capitaliste, qu’il incluse ou non les « vieilles » puissances impérialistes (Japon et Russie par exemple), sera-t-il « progressiste » ?

Cela, pour moi, c’est LA question du jour à laquelle doivent répondre les théoriciens de « l’anti impérialisme » qui ne se sont pas encore débarrassés du modèle léniniste. Combien de temps encore la gauche internationale peut-elle offrir un « soutien critique » ou un « soutien militaire » aux Talibans avant de se retrouver, comme cela a si souvent été le cas dans le passé, dans le rôle de sage-femme idéologique d’une nouvelle constellation réactionnaire ?


mercredi 14 août 2024

GAZA - L'horreur et ses mensonges (Raoul)

 


A la guerre, la vérité est la première perte”, écrivait Eschyle il y a plus de 2 500 ans. La guerre de Gaza, ce fait militaire qui restera comme un des plus ignobles de l'histoire, n'a pas démenti cette impitoyable sentence. Trois mensonges grossiers, trois énormes "pertes de vérité" marquent son déroulement. Le premier, l'attaque du Hamas présentée comme une "surprise". Le deuxième mensonge concerne rien de moins que l'objectif proclamé par le combattant le plus puissant : l'extermination du Hamas. Le troisième, mais pas le moindre, la motivation du principal fournisseur des moyens matériels du massacre, la première puissance économique et militaire de la planète, les États-Unis.

I - L'attaque du 7 octobre ne fut pas une "surprise"

Contrairement à la version "officielle" et reprise par les médias du monde entier, l'attaque par le Hamas du 7 octobre 2023 ne fut pas une "surprise" pour les hauts responsables de l'armée et du gouvernement israéliens.

L'incursion fut menée par près de 2 000 hommes du Hamas, mais aussi du Jihad islamique palestinien, des Brigades Abou Ali Moustafa, des Brigades des martyrs d'Al Aqsa, des Forces Omar al Qassim, et des Brigades Moudjahidin. Toute cette fripouille, sous le commandement du Hamas s'était longuement préparée pour coordonner son action.(1) Armés jusqu'aux dents, juchés sur des camions et pick-up, suivis par des groupes disparates prêts à tout, ils ont fracassé en de nombreux points la frontière entre la bande de Gaza et Israël, le très coûteux "iron wall", (plus d'un milliard de dollars), une des frontières les plus impénétrables, surveillées et militarisées de la planète. Une telle opération ne fut ni simple, ni improvisée. Comme le signalait le Wall Street Journal au lendemain du 7 octobre, cette opération commença à être mise en place, au moins, dès le mois d'août et fit l'objet de réunions au niveau international, en particulier entre des représentants du Hamas, du Hezbollah et des Gardiens de la révolution iranienne au Liban et en Syrie. (2)

Qui peut croire que les services secrets Israéliens, le Mossad et le Shin Bet, mondialement connus pour leur redoutable et impitoyable efficacité, qui disposent d'agents infiltrés dans la plupart des organisations qu'ils combattent, que ces cyniques maîtres de l'espionnage ignoraient tout des préparatifs d'une telle opération ? Qui peut croire que les services secrets états-uniens étaient eux aussi sourds et aveugles ?

Qui peut croire que c'est pour cause de festivités religieuses juives le 7 octobre qu'une grande partie des soldats chargés de défendre cette frontière avaient été exceptionnellement retirés, comme le dit la version officielle ?

Un témoignage est à lui seul propre à ôter tout doute quant à la réalité du mensonge concernant une supposée "surprise". C'est celui de jeunes soldates postées en permanence sur la frontière pour surveiller ce qui se passe du côté de Gaza. Il est largement exposé dans un article de la BBC : "Elles sont connues comme les yeux de la frontière de Gaza - Mais leurs mises en garde concernant le Hamas ont été ignorés". (3) Les soldates y racontent comment pendant les mois précédant le 7 octobre elles ont transmis régulièrement des rapports qui faisaient état de changements significatifs dans le comportement des soldats du Hamas et de la population près de la frontière, des changements qui pouvaient signifier la préparation d'une attaque prochaine. L'article raconte comment certaines jouaient même à faire des paris sur la date d'une telle attaque. Elles affirment dans cet article que leurs rapports ont été systématiquement ignorés et cela au niveau les plus élevés de leur hiérarchie. L'article raconte qu'elles se rassuraient en se disant que si cela se produisait l'armée israélienne réagirait très rapidement et que Tsahal réglerait immédiatement son compte aux assaillants.


Or, justement, un des faits étonnants des événements du 7 octobre c'est l'étrange lenteur de la réaction de l'armée israélienne. Il fallut plus de quatre heures pour que les premières interventions sérieuses prennent place. Alors que les incursions du Hamas et du Jihad Islamique commencent à 6h 30 du matin, certains Kibboutz devront attendre plus de 13 heures pour voir les premiers soldats de Tsahal venir les aider. Les assaillants avaient eu largement le temps de se livrer aux sanglants massacres et aux rapts des otages. Le journal israélien Haaretz a essayé de reconstituer sur son site les événements minute par minute rassemblant des informations et des témoignages. (4) On y entend des enregistrements téléphoniques faisant état de situations dramatiques où des appels aux secours restent sans réponses de la part des autorités.


Tout confirme que les autorités Israéliennes et l'état-major de l'armée savaient ce qui se tramait et avaient décidé de laisser se dérouler l'attaque prévue. Ils voulaient faire de l'événement, comme ils l'ont immédiatement proclamé dans tous les média au moment de l'attaque, "leur 11 septembre".

Pour mémoire : l'attaque des tours du World Trade Center à New York le 11 septembre 2001 et dont les versions officielles ont maintes fois été mises en question, avait servi à justifier sur le plan national l'instauration de mesures ultra-liberticides du "Patriot Act", signées par George Bush dès la fin du mois d'octobre. Sur le plan international, au même moment, était déclenchée l'invasion par l'armée américaine de l'Afghanistan et un an et demi plus tard de l'Irak.


Lorsque les autorités israéliennes ont proclamé et répété que le 7 octobre était "leur 11 septembre" elles se préparaient à suivre l'exemple de leurs maîtres états-uniens 22 ans auparavant : elles ont fait de l'attaque du 7 octobre le justificatif, sur le plan intérieur, de l'octroi au cabinet de guerre de pouvoirs exceptionnels pratiquement sans limites et, sur le plan international, du déclenchement de l'opération militaire sur la bande de Gaza.


On peut être étonné du peu de prise en considération par les "observateurs" de cet aspect machiavélique du gouvernement israélien pour ce qui fut le pire pogrom subi par des juifs depuis la Shoah. Même parmi des internationalistes qui pourtant dénoncent cette guerre, ce visage de la réalité leur semble "secondaire". Peut-être par crainte de paraître "conspirationnistes"... Mais qui croit encore que les responsables politiques ne conspirent pas ?


L'action du Hamas et du Jihad Islamique fut un acte de barbarie d'une rare sauvagerie. Près de 800 civils furent massacrés, souvent devant leurs proches, leurs maisons incendiées, des femmes et des hommes furent sexuellement brutalisés, près de 300 membres des forces de police ou de l'armée furent tués lors des attaques des bases militaires, 253 personnes ont été prises en otages, dont des douzaines ont été assassinées par la suite.


Le gouvernement de Netanyahou pouvait parfaitement prévoir le bain de sang qu’entraînerait sa "négligence". Tout comme la direction du Hamas pouvait parfaitement prévoir le massacre de la population palestinienne qu’entraînerait la riposte israélienne à son intrusion du 7 octobre.


La population palestinienne, dans la bande de Gaza comme en Cisjordanie, n'est pas victime seulement de l'action des forces armées israéliennes. Elle l'est aussi des bandes armées qui se disputent le pouvoir dans ces territoires telles le Hamas, le Jihad Islamique ou le Fatah. J'y reviendrai.

II. L'objectif principal du gouvernement Netanyahou n'est pas l'éradication du Hamas mais l'évacuation de la population palestinienne moyennant un génocide

Commençons par nous débarrasser de la discussion ridicule sur la définition du terme "génocide". Les autorités israéliennes, ainsi que tous ceux qui voudraient atténuer la criminalité des intentions de ces dernières, rejettent l'emploi de ce terme. L'argument le plus employé est que l'armée israélienne ne cherche pas à tuer "absolument tous" les palestiniens. Pourtant la définition "officielle", telle qu'elle fut formulée par la "Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide", ce traité de droit international, approuvé à l'unanimité le 9 décembre 1948 par l'Assemblée générale des Nations Unies, suite au génocide des juifs pendant la seconde guerre mondiale, ne laisse aucun doute quant à la nature génocidaire des massacres exercés par l'armée israélienne.


L'article II de cette convention ne laisse aucune place au doute à ce propos :

"Dans la présente Convention, le génocide s'entend de l'un quelconque des actes ci-après, commis dans l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel :

Meurtre de membres du groupe ;

Atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ;

Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ;

Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ;

Transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe."


La définition précise bien : "en tout ou en partie". Quant aux enfants, "l'autre groupe", celui où des milliers d'enfants ont été "transférés" c'est le groupe... des cadavres.

"Le nombre d’enfants présumés tués en seulement quatre mois à Gaza est plus élevé que le nombre d’enfants tués en quatre ans dans l’ensemble des conflits à travers le monde", a assuré mardi 12 mars le patron de l’agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens, l’UNRWA.


Netanyahou répétait encore récemment cyniquement à la télévision française l'argument suprême pour expliquer les dizaines de milliers de civils morts (plus de 38 000 à la fin juin 2024), dont 70 % de femmes et d'enfants : "Chaque mort civil pour nous est une tragédie... Pour le Hamas, c’est une stratégie. Ils utilisent sciemment les civils comme des boucliers humains."

Difficile de faire pire dans le cynisme. Puisque les soldats du Hamas se cachent derrière des enfants on devrait s'attendre au recours à des tireurs d'élite ou du moins à un minimum de prudence. Au lieu de cela Tsahal se sert de bombes de près d'une tonne, gracieusement fournies avec les avions les plus modernes par le parrain américain, capables de détruire un immeuble d'habitation en une seule frappe. En guise de prudence plus de 220 000 habitations ont été bombardées en près de 6 mois.


Les réseaux d'électricité, d'eau et d'égouts ont été détruits. Le système de santé a été systématiquement anéanti : d'après l'Unicef en avril 2024, 83 % des 36 hôpitaux ont été bombardés, plus de 400 travailleurs de la santé ont été tués. En mars 2024 on estime que 40 % des terres de Gaza précédemment utilisées pour la production alimentaire ont été détruites. La population a été progressivement expulsée et déplacée successivement dans des camps provisoires où la menace de famine est devenue la première préoccupation, l'armée israélienne s'employant méthodiquement à empêcher ou réduire à de ridicules minimums l'arrivée de camions d'aide alimentaire. En outre, cette aide, quand elle arrive, est de plus en plus commercialisée par des gangs criminels qui s'en emparent, la pillent et la revendent. Ils ont monétisé l’aide humanitaire… L'horreur est couronnée par l'action de fanatiques ultra-orthodoxes qui détruisent, "with God on their side", sans que l'armée les en empêche, le contenu de camions alimentaires qui ont été autorisés à passer.

A la mi-juin 2024, en Cisjordanie, où le Hamas n'est pas présent, au moins 500 Palestiniens ont été tués par des militaires ou colons israéliens depuis le début de la guerre, selon un haut responsable des Nations Unies.

A la même date, d'après le ministère de la santé de Gaza, il y a eu au moins 37 396 palestiniens tués depuis le début de la guerre et d'après une estimation publiée dans la revue The Lancet, cela pourrait entraîner indirectement 186 000 décès. (5)



Un des ministres du gouvernement de Netanyahou, Amichaï Eliyahu, illustrait bien l'état d'esprit de cette effroyable camarilla au pouvoir en déclarant à plusieurs reprises, malgré des recadrages, que le recours à l'arme nucléaire reste... "une option". (6)

Ce même personnage dit souvent  : "Il n'y a pas de non-combattants à Gaza". En d'autres termes : population civile et Hamas, même combat. Normal qu'on les massacre. Depuis le 9 octobre 2023 la bande de Gaza est soumise à un blocus total. Le ministre israélien de la défense, Yoav Galant le justifie ainsi : "Nous assiégeons complètement Gaza... Pas d'électricité, pas de nourriture, pas d'eau, pas de gaz - tout est fermé... Nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence." (7)


Comment peut-on prétendre que cette réalité ne correspond pas à la définition de génocide ? : "Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle".


Le gouvernement de Netanyahou ne fait que poursuivre l’œuvre "sioniste" au sens d'une consolidation et expansion d'un "État juif". Dans le passé, il y eut deux moments particulièrement importants dans l’œuvre d'expulsion de la population civile palestinienne : la guerre de 1947-1949, autour de la proclamation de l’État d'Israël en mai 1948 et la guerre des Six Jours en 1967. La première aboutit à l'expulsion de près de 800 000 palestiniens, la Nakba, la catastrophe en arabe ; la deuxième condamna plus de 300 000 palestiniens à l'exil, la Naksa. Il s'agissait de guerres contre les États limitrophes d'Israël. Aujourd'hui c'est l’État d'Israël contre des organisations proto-étatiques financées en grande partie par des États intéressés. Les gouvernements israéliens de l'époque étaient "travaillistes", laïques. Parmi les spécificités de l'action actuelle d'Israël il y a l'ajout d'une dimension religieuse, "ultra-orthodoxe" : Netanyahou n'hésite pas à justifier le génocide en parlant de la réalisation des écritures du prophète Isaïe et du combat du peuple de la lumière contre le peuple des ténèbres. Il s'agit de continuer à récupérer "l'héritage biblique".


Le but est-il vraiment d'éradiquer le Hamas, comme le martèle en permanence le discours officiel ?


Le Hamas est présent essentiellement dans la bande de Gaza. En Cisjordanie et à Jérusalem-Est c'est le Fatah qui exerce le pouvoir. L'accélération de la colonisation par la violence dans ces deux dernières zones depuis le 7 octobre suffirait à démontrer que l'objectif véritable de la contre-offensive israélienne n'est pas la destruction du Hamas mais la construction du nouvel Israël "débarrassé" des palestiniens. Fin juin 2024, un décompte de l’organisation israélienne "La Paix maintenant" établissait que depuis le 7 octobre la plus vaste étendue de terres occupées en Cisjordanie avait été réalisée.

Il faut ici rappeler ne fut-ce que brièvement la spécificité de l'attitude de Netanyahou et d'une partie des dirigeants d'Israël à l'égard du Hamas. Netanyahou qui fait partie de la direction du parti Likoud depuis plus de trois décennies a toujours été, comme ses collègues, un furibond opposant aux accords d'Oslo (1993). Ces accords ouvraient un processus de paix entre l’État d'Israël et l'Autorité palestinienne aboutissant à la constitution d'un État palestinien comprenant la bande de Gaza, la Cisjordanie et Jérusalem-Est. Le parti de Netanyahou voit dans ces accords un renoncement aux territoires occupés. Ces accords furent signés d'une part par Yitzhak Rabin, alors premier ministre travailliste d'Israël, qui en paya le prix par son assassinat en 1995 sous les balles d'un jeune sioniste radical, et d'autre part par Mahmoud Abbas au nom de l'OLP et du Fatah dont Arafat était la figure éminente. Contrairement au Fatah, le Hamas ne reconnaît pas l’État d'Israël qu'il promet de détruire et il n'est pas laïque mais religieux islamiste. De ce fait il est depuis longtemps considéré par Netanyahou et ceux qui partagent ses orientations comme un puissant instrument pour affaiblir le Fatah et l'idée d'un partage de "l'héritage biblique" avec un État palestinien.

En mars 2019 Netanyahou déclarait dans une réunion du Likoud : "Quiconque veut contrecarrer la création d’un État palestinien doit soutenir le renforcement du Hamas et transférer de l’argent au Hamas... Ceci fait partie de notre stratégie - isoler les Palestiniens à Gaza des Palestiniens en Cisjordanie." (8)

En février 2024 la BBC publiait un article avec le témoignage d'un Mr. Levy, ancien responsable des services secrets du Mossad. Celui-ci y raconte comment il avait à maintes reprises démontré à Netanyahou qu'il était possible d'écraser le Hamas en ayant recours à des moyens financiers, mais qu'il n'avait jamais reçu de réponse de la part du chef du gouvernement. Levy n'hésite pas à faire un lien entre ce refus et les événements du 7 octobre. (9)


Outre les avantages trouvés à l'existence du Hamas déjà décrits par Netanyahou il faudrait ajouter que cette organisation permet à ce dernier de prolonger une situation de crise. Netanyahou a tout intérêt à faire durer une situation de guerre, même en cas de négociations. Tant que celle-ci se prolonge il dispose d'un argument majeur, même si non rédhibitoire, pour rester au pouvoir - difficile de changer de capitaine lorsque le navire est en pleine bataille. Sa popularité n'a cessé de chuter depuis le 7 octobre, entre autres à cause des doutes sur sa responsabilité dans les "négligences" qui ont permis le 7 octobre. En cas d'élections il lui sera très difficile d'être reconduit, il perdrait alors son "inviolabilité" et devrait faire face à la justice puisqu'il est poursuivi pour "corruption, fraude et abus de confiance". Il est le premier chef de gouvernement israélien à être inculpé alors qu'il est en exercice.

Le conseiller pour la sécurité nationale de Netanyahou, Tzachi Hanegbi déclarait fin mai à la radio que "Les combats à Gaza continueront pendant au moins 7 mois encore".

Le Hamas, même très affaibli, est très utile pour entretenir cette guerre. La disparition du Hamas qui par ailleurs reçoit des fonds du Qatar, de l'Iran, de la Turquie, et des "contributions bénévoles", entre autres, n'est probablement pas près de disparaître et son éradication, comme on l'a vu, n'a jamais été le principal objectif de l'action du gouvernement israélien.


Mais il serait absurde de croire que l'énorme déploiement militaire réalisé au Moyen-Orient depuis le pogrom du 7 octobre trouverait ses raisons uniquement dans la logique venimeuse du sionisme radical israélien. Derrière cette tragédie guerrière se trouvent les besoins stratégiques de l'empire américain, dont Israël n'est qu'un "proxy", important certes, mais un "proxy".

III. Les véritables motivations de l'empire américain

Depuis le début de cette guerre, la propagande des États-Unis, comme celle de tous ceux qui approuvent ce génocide, est un tissu de mensonges

Les autorités américaines prétendent, comme les autorités israéliennes, avoir été surprises par l'attaque du 7 octobre

Elles prétendent aussi avoir joué un rôle de modérateur vis-à-vis de la violence exercée par l'armée israélienne sur la population civile. Elles ont développé un spectacle autour de soi-disant lignes rouges imposées à Israël pour finalement laisser faire disant qu'elles n'avaient pas été franchies, en particulier pour les massacres réalisés dans le sud de la bande de gaza. (10)

C'est à peine quelques heures après le début de l'intervention de l'armée israélienne dans Gaza que le plus moderne des 11 porte-avions américain, l'USS Gerald R. Ford, le plus gros navire de guerre du monde, déjà en Méditerranée près de Marseille, a reçu l'ordre de faire cap vers les côtes Israéliennes, avec tout son groupe aéronaval (navires de combat de surface, navire ravitailleur, un ou deux sous-marins à propulsion nucléaire, une escorte aérienne, 74 avions de chasse, drones ou hélicoptères, avec en tout environ 6 000 marins).

Les autorités américaines, dont les services secrets travaillent en étroite collaboration avec ceux d'Israël, n'étaient pas plus surprises que les israéliennes par l'attaque du 7 octobre. Leur participation à la riposte israélienne était certainement prévue. Elle n'a rien d'improvisée et l'ampleur de leur contribution en fournitures militaires avant et depuis le début de la guerre en bombes, munitions, renseignements, etc. en témoigne. (11)


L'intervention militaire des États-Unis au Moyen-Orient à côté et à travers son proxy israélien, mais aussi directement au Yémen, contre les Houthis pro-iraniens dans le détroit contrôlant l’entrée de la mer Rouge, ce déploiement guerrier trouve sa motivation fondamentale dans la réponse développée depuis des années aux tentatives de déstabilisation de sa place prédominante sur la planète. Elle s'inscrit dans la suite de la guerre en Ukraine.


Après l'effondrement de l'empire soviétique dans les années 1990, les États-Unis étaient devenus l'unique "super-puissance" de la planète. Ils étaient déjà la première, ils devenaient désormais pratiquement la seule. En quelques années ils s'étaient emparés et avaient intégré dans l'OTAN presque tous les pays que l'URSS avait dû rendre indépendants.

Mais, un tiers de siècle plus tard les choses ont évolué. Économiquement et militairement les États-Unis demeurent encore au premier rang. Leur produit intérieur brut reste encore le premier. Le dollar constitue toujours la principale monnaie mondiales : 60 % des devises étrangères, 40 % des paiements mondiaux et 50 % de la dette internationale. Militairement ils conservent une supériorité indiscutable : leurs dépenses militaires annuelles sont supérieures à la somme de celles de tous les autres pays du monde, ils possèdent 800 bases militaires qui quadrillent la planète. Mais...


Mais au fil du temps cette prédominance n'a cessé de se voir de plus en plus mise en question en quelques décennies. Sur le plan économique la Chine a connu un extraordinaire développement devenant la deuxième puissance économique mondiale et étendant son influence aux quatre coins de la planète, développant ses "nouvelles routes de la soie", devenant, par exemple le premier investisseur étranger dans le continent africain. Sur le plan militaire elle fournit un gigantesque effort et parvient à détenir une marine militaire qui compte désormais plus de navires que celle des États-Unis. Aux Nations Unies la Chine joue un rôle de plus en plus important. En mars 2023 elle parvient à cosigner un accord qui, à la surprise générale, concrétise un rapprochement entre l'Arabie Saoudite et l'Iran. Depuis 2020 elle commence a établir des contrats avec les pays producteurs de pétrole, dont l'Arabie Saoudite, qui permettent de ne plus payer le pétrole en dollars mais en yuans.

En Europe, l'Allemagne réunifiée a tissé depuis la fin des années 1990, malgré l'opposition des États-Unis, des liens économiques de plus en plus puissants avec la Russie, faisant de celle-ci son principal fournisseur énergétique. Deux importants gazoducs sont construits entre les deux pays, financés principalement par l'Allemagne. Les alliés européens se sentant moins menacés par la Russie tendent à prendre leurs distances avec le "protecteur" américain. En novembre 2019 le président français, Macron, déclare : "Ce qu'on est en train de vivre, c'est la mort cérébrale de l'Otan", et propose de "rouvrir un dialogue stratégique, sans naïveté aucune et qui prendra du temps, avec la Russie". (12)

Enfin, depuis 2009 se développe une nouvelle institution explicitement destinée à mettre en question la prédominance états-unienne, en particulier la dépendance vis-à-vis du dollar ; les BRIC, pour les initiales de quatre grands pays "émergents", Brésil, Russie, Inde et Chine. Avec l'adhésion de l'Afrique du Sud en 2011 ils deviennent les BRICS, puis en janvier 2024 les BRICS+ avec l'intégration de l'Iran, l'Arabie Saoudite, les Émirats arabes unis, l’Égypte et l’Éthiopie. Cela représente près de la moitié de la population mondiale. D'après le groupe financier américain Bloomberg, trente autres pays seraient aujourd’hui candidats pour se rapprocher des BRICS+.

Depuis le début de 2024, des pays africains inspirés, à juste titre, par la méfiance vis-à-vis de l'évolution de l'économie américaine, (difficulté à maîtriser l'inflation, accroissement hors contrôle de la dette, retour du développement du chômage, menace d'une nouvelle grande récession), procèdent au rapatriement des réserves en or qu'ils avaient déposées aux États-Unis. Il en est ainsi du Nigeria, l’Afrique du Sud, le Ghana, le Sénégal, le Cameroun, l’Algérie, l’Égypte et l’Arabie saoudite. En juillet 2024 le Niger oblige les États-Unis à quitter la base militaire qu'ils venaient d'installer dans ce pays.

Au sein de cette "révolte" en pleine expansion, la Chine et la Russie jouent un rôle particulièrement important, comme le montre, entre autre, leur présence croissante sur le continent africain.


Les États-Unis n'ont pas assisté à cette remise en question de son pouvoir sans réagir et ils ont montré qu'ils sont prêts à tout pour tenter de la pulvériser. Ils ont eu bien sûr recours aux moyens politiques et économiques classiques comme les sanctions de tous ordres, telles que l'isolement international, la confiscation des investissements et dépôts de réserves aux États-Unis, les hausses des droits de douanes, les blocus commerciaux, etc. Mais ils ont eu et auront de plus en plus recours à la plus dangereuse et plus puissante de leurs armes : la force militaire et les conséquences "diplomatiques" qui en accompagnent l'utilisation.


Comme je m'efforce de le démontrer dans le texte "La guerre et le capitalisme - Le cas de l'Ukraine" (13), cette guerre fut le résultat d'une provocation américaine contre la Russie. Acceptée par les occidentaux lors des accords de Minsk, la non-intégration de l'Ukraine dans l'OTAN avait été exigée par la Russie comme ligne rouge. La démarche vers son franchissement ne pouvait qu’entraîner une riposte significative de la Russie. Celle-ci choisit une intervention militaire en Ukraine. Elle a ainsi fourni l'occasion aux les États-Unis d'anéantir en quelques semaines les liens économiques patiemment tissés entre la Russie et l'Allemagne et de remettre au pas les fanfaronnades françaises et européennes d'autonomie militaire vis-à-vis du parrain américain. Biden se donna le luxe d'annoncer publiquement dans une conférence de presse conjointe avec Scholz, le chancelier allemand, que les oléoducs Nord Stream allaient être détruits. Les "alliés" de l’Otan furent contraints d'arrêter de se fournir en gaz ou pétrole russe et d'acheter à des prix exorbitants les combustibles fournis par les USA. Les pays européens membres de l'OTAN sont mis au pas et on intègre à celle-ci deux qui n'en faisaient pas encore partie, la Suède et la Finlande. L'ensemble sera mis à contribution pour fournir les finances et les armes nécessaires à une confrontation majeure avec la Russie.


L'intervention dans la guerre de Gaza s'inscrit dans la même démarche de rétablissement de l'autorité états-unienne sur ses alliés et de préparation à une confrontation contre ses principaux rivaux à l'échelle planétaire, la Russie et la Chine.

L'Union européenne était le premier fournisseur de fonds aux Palestiniens. Après le 7 octobre les principales puissances européennes ont été contraintes d'affirmer sans réserves leur "soutien inconditionnel" à Israël et au parrain américain dans leur intervention génocidaire contre les palestiniens.

En même temps que l'opération dans la bande de Gaza et en Cisjordanie, Israël et les USA développent leur guerre larvée contre l'Iran, allié de la Russie. Depuis 2020 et l'assassinat de Qassem Soleimani "architecte de la puissance régionale de l'Iran", icône de la république islamique, opération explicitement autorisée à l'époque par Trump, les autorités états-uniennes et israéliennes n'ont cessé de multiplier les provocations à l'égard de l'Iran, une des dernières étant le bombardement par Israël du consulat iranien de Damas le 1er avril 2024 à Damas, en Syrie. En même temps elles développent les affrontements au sud du Liban avec le Hezbollah, bras armé de l'Iran dans la région. Et, à 2 000 kilomètres de là, au Yémen, elles combattent les Houthis, directement soutenus et armés par l'Iran mais en guerre depuis près de 10 ans avec l'Arabie Saoudite, mettant à mal le présumé rapprochement entre l'Iran et l'Arabie Saoudite au sein des BRICS+.


Ce qu'il s'agit de mettre en évidence c'est que, contrairement à ce que certains prétendent, les autorités américaines ne cherchent pas à mettre de l'ordre dans le guêpier du Moyen-Orient mais qu'au contraire elles y multiplient avec leur proxy israélien des harcèlements à l'égard de l'Iran. Le dernier en date, l'assassinat de Ismail Haniyeh, le chef politique du Hamas, dans la capitale iranienne, au lendemain de la cérémonie d'investiture du nouveau président iranien Massoud Pezeshkian, est d'une gravité sans précédent. Et derrière l'Iran c'est son allié, la Russie, qui est provoquée, comme en Ukraine.

Sans oublier que derrière toutes ces manœuvres guerrières et celles à venir se trouve la main omniprésente de l'énorme secteur militaro-industriel américain dont l'influence sur "l'État profond" et son appendice politique est déterminant. Devant la menace d'une prochaine récession dont les signes annonciateurs se font sentir, une nouvelle "course aux armements" constituerait un puissant stimulant à la "croissance".


Il faut ajouter ici deux éléments qui ont toute leur importance du point de vue aussi bien économique que militaire.


Le premier est la découverte depuis deux décennies d'importantes réserves de gaz naturel en méditerranée orientale, dont une partie en eau territoriales israéliennes et palestiniennes (devant la bande de Gaza). (14) Le contrôle et l'exploitation de ces réserves constitue un enjeu important du point de vue économique mais aussi militaire, les sources d’énergie étant un élément crucial en cas de conflit. L'exploitation des réserves en face de Gaza, d'ailleurs, a déjà fait l'objet de conflits entre le gouvernement israélien et les autorités palestiniennes. L'effacement du "problème palestinien" faciliterait leur prise de contrôle total.


Le deuxième concerne l'importance du dollar américain. (15) On sait que la puissance d'une monnaie, c'est à dire sa capacité à être acceptée comme instrument de commerce et comme moyen de réserve de valeur, dépend de la confiance qu'on accorde à celui qui émet cette monnaie. Or cette confiance ne repose pas seulement sur l'état de son économie. En grande partie elle s'appuie aussi sur sa puissance militaire. L'affirmation de la capacité militaire américaine en Ukraine et au Moyen-Orient, face aux deux principales puissances militaires dans les Brics+, la Russie et la Chine, est un véritable contre-feu à cette volonté d'indépendance, et par là même un important élément pour tenter de renforcer la "confiance" dans le dollar US.

IV. Les mouvements contre le génocide

Toute critique aux autorités israéliennes est systématiquement accusée d'antisémitisme par ces autorités, mais aussi par les gouvernements des pays qui appuient "inconditionnellement" la "patrie des victimes de la Shoah". C'est une défense ridicule sinon ignoble au sens ou l'on utilise le souvenir du monstrueux génocide de la deuxième guerre mondiale pour justifier la réalisation d'un autre génocide. Il est ridicule quand on constate que parmi les premiers à dénoncer la barbarie déchaînée par le gouvernement Netanyahou au lendemain du 7 octobre ce furent des juifs, d'abord en Israël, puis à New York, la deuxième ville juive du monde après Jérusalem, (la première si l'on tient compte du fait que plus d'un tiers de la population de Jérusalem n'est pas juive). (16) Trump, qui ne cesse de se proclamer "le meilleur ami de l’État juif", qui, lorsqu'il était président, fit déplacer l'ambassade des États-Unis à Jérusalem, se dit scandalisé de voir des Juifs américains protester énergiquement dès la fin du mois d'octobre contre le génocide à Gaza aux cris de "Not in our name", "Pas en notre nom". (17) S'agissait-il d'actes "antisémites" ?.

Depuis au moins juin 2024, toutes les semaines à Tel Aviv se déroulent deux manifestions les samedis soir, après la fin du Shabbat. Une pour exiger la fin de la guerre et le retour des otages, l'autre pour exiger la démission du gouvernement Netanyahou et le recours immédiat à des élections. (18) Encore des actes antisémites ?

D'après un décompte de l'Agence France-Presse, dans les 8 premiers mois de la guerre après les attaques du 7 octobre, il y a eu 1 195 Israéliens morts. Le cabinet de sécurité du gouvernement israélien a approuvé un projet visant à étendre le service militaire obligatoire pour les hommes à 36 mois, contre 32 actuellement. A Tel-Aviv on voit apparaître des graffitis"Il est temps de s'opposer au service militaire", "Nous refusons de servir en tant qu'occupants". Ont-ils été tracés par des antisémites ?

Récemment 41 réservistes israéliens ont publié un manifeste où ils déclarent : "après la décision d'entrer dans Rafah plutôt que de parvenir à un accord sur les otages, nous, réservistes hommes et femmes, déclarons que notre conscience ne nous permet pas de prêter la main à la perte de la vie des otages et de torpiller un autre accord". (19)

S'agit-il encore d'antisémites ?

L’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA), regroupant 31 États, dont Israël et les États-Unis, a adopté en 2016 une "définition opérationnelle de l'antisémitisme" : "L’antisémitisme est une certaine perception des Juifs qui peut se manifester par une haine à leur égard." (20)

L'accusation d'antisémitisme à toute critique de la politique de l’État d'Israël est simplement stupide quand on considère les milliers de juifs dans le monde qui vomissent l'ignominie du gouvernement d’extrême droite israélien et qui ne seraient donc que des gens qui "manifestent une haine" à leur propre égard.



Ceci dit, évidemment il n'y a pas que des juifs qui ont exprimé un rejet du massacre réalisé par l’État israélien. Il y a eu et il y a de nombreuses manifestations, des mouvements sociaux exprimant à des degrés divers sur tous les continents une condamnation des horreurs en cours à Gaza.

On peut tout d'abord distinguer dans ces mouvements, d'une part ceux qui se sont déroulés dans des pays dont les gouvernements sont hostiles à Israël et, d'autre part, ceux qui ont pris place dans les pays soutenant la politique israélienne, généralement les pays "occidentaux". Dans les premiers ils ont été encouragés par les autorités locales et ont exprimé un soutien aux organisations palestiniennes comme le Hamas, le Fatah, le Hezbollah, etc. Dans les seconds ils ont souvent été réprimés, parfois interdits par les gouvernements et les participants sont apparus plus prudents, voire méfiants, à l'égard des organisations militaro-politiques palestiniennes. Aux États-Unis ils ont donné lieu à des marches de masse dans des villes importantes comme San Francisco, Chicago ou Washington... Ils ont contribué à retarder le départ d'un navire de ravitaillement militaire américain du port d'Oakland. Au printemps 2024 à partir de New York un mouvement d'étudiants qui campent dans les universités s'étend à 40 d'entre elles dans tout le pays puis internationalement au Canada, le Mexique, l"Australie, la France, l'Allemagne, la Suisse... "La place de ces manifestants est en prison. L'antisémitisme ne sera pas toléré au Texas. Point", a twité le gouverneur républicain du Texas, Greg Abbot. Trump ne cesse de répéter que s'il est élu président il "écrasera" tous ces mouvements.

Généralement ces mouvements en occident se sont montrés plus solidaires de la population palestinienne que des organisations supposées les représenter. Mais ils restent généralement prisonniers de la perspective d'un État palestinien qu'ils ne remettent que rarement en cause. Mais qui serait à la tête de cet État ? Le Hamas, qui savait parfaitement que l'attaque du 7 octobre déclencherait un gigantesque bain de sang de sa population, dont certains chefs ont observé les événements dans leur résidence à Doha, Qatar, assis sur leurs fortunes personnelles, dont celle du chef suprême, Ismaïl Haniyeh (récemment assassiné à Téhéran) estimée par certains à 2,5 milliards de dollar. Aussi sanguinaires que les généraux israéliens, ils négocient avec ces derniers, comble de l'horreur, l'échange e cadavres, ceux des otages israéliens qu'ils ont assassiné contre ceux de victimes palestiniennes tuées par les israéliens. Les bandes armées qui prétendent représenter la population civile palestinienne et se battent pour y assumer les fonctions étatiques exercent aussi une oppression quotidienne sur celle-ci. Ils prélèvement des impôts, exercent un contrôle par la terreur sur la population. Dans la bande de Gaza, le Hamas, au nom de l'islamisme exerce même un contrôle "moral", sur la vie privée des individus et n'hésite pas à arrêter des contrevenants ou à exécuter des personnes qu'il condamne. Au niveau plus général, le Hamas n'a pas hésité en 2019 ou en 2023 à réprimer très violemment des manifestations protestant contre ces contrôles et contre la dégradation des conditions de vie comme les coupures d'électricité de plus en plus fréquentes ou l'élévation du coût de la vie. Il faut ajouter à cela les conséquences des affrontements entre ces bandes : il y a eu, par exemple, plus de 600 palestiniens tués dans les combats entre le Hamas et le Fatah en 2006-2007. (21)

Fin de la parenthèse, pour revenir sur la réalité des mouvements contre les horreurs en cours à Gaza. Force est de constater que malgré l'ampleur qu'ils ont pu revêtir par moments, ils sont restés insuffisants. Ils sont généralement restés isolés dans la population.


V. Conclusions


On peut être étonné de la faiblesse de l'écho rencontré. Peut-être c'est encore momentané. Parfois on a le sentiment que les gens ont été anesthésiés, insensibilisés ?

L'opération Covid de 2020-2021 qui a constitué une gigantesque manipulation permettant aux gouvernements du monde entier de soumettre leurs populations à une stricte et impitoyable domination totalitaire par les autorités étatiques, accélérant vertigineusement la numérisation-digitalisation de la vie sociale, ont certainement contribué à cette sorte d'anesthésie. (Voir mon article "Qui a organisé et orienté la gestion de la crise du Sars-Cov 2 ?" (22)


Ce développement insidieux du contrôle totalitaire des États s'est par la suite consolidé avec une rapide montée des guerres, des tensions militaires aux quatre coins de la planète. Burkina Faso, Somalie, Soudan, Yémen, Birmanie... (23) Les tensions et les exercices militaires se multiplient en particulier près de la Chine. Pratiquement tous les pays importants se réarment, toutes les usines d'armement développent leurs capacités à outrance et augmentent comme jamais depuis des décennies leur production. Les cours des actions des entreprises du complexe militaro-industriel mondial explosent, alors que les incertitudes financières dans les autres domaines se développent (voir le récent et spectaculaire plongeon de la bourse de Tokyo qui a fait trembler toutes les bourses du monde). Au cœur de cette dynamique globale il y a la mise en question de l'ordre basé sur la "Pax Americana". La menace d'un embrasement global, d'une marche vers une troisième guerre mondiale se concrétise de jour en jour.

Mais les guerres ne se font pas qu'avec des armes et des moyens matériels. Il faut des êtres humains pour produire ces armes, les transporter, les manier. Il faut de la chair à canon prête à mourir pour ceux qui dominent cette société devenue autodestructrice. C'est là, dans le facteur humain, que la logique meurtrière peut trouver sa limite.

La guerre russo-ukrainienne, au moment de rédiger ces lignes, a déjà fait plus d'un demi-million de morts. (24) En Ukraine selon le journal britannique Financial Times, qui cite des sources gouvernementales ukrainiennes, 800 000 hommes soumis à la mobilisation échappent à la conscription. (25) Le recrutement des soldats se fait de plus en plus par la violence de la police militaire, en prenant par la force les hommes dans les rues, dans leurs domiciles. Dans des régions, comme à Kovel et Volyansk, des appels à la rébellion se sont répandus sur les réseaux sociaux. Des conscrits capturés par les comités militaires ont été libérés par des manifestations spontanées. On ne compte plus les cas quasi quotidiens de jeunes arrêtés pour avoir mis le feu à des véhicules d'officiers de mobilisation. Les signes de révolte contre la guerre en Israël existent aussi, on l'a vu, même s'ils sont beaucoup plus minoritaires. Encore faut-il que ces signes se développent et se transforment en révolte sociale capable de prendre le problème à la racine.

Le capitalisme porte la guerre dans son ADN. Empêcher la démarche suicidaire qu'il impose à l'humanité ne pourra être fait sans s'attaquer frontalement à son existence même, à tous les piliers sur lesquels ce système repose et en premier lieu à la soumission des populations aux appareils d’État, aux forces politiques qui les gèrent au profit du un pour cent qui domine la planète.


Raoul Victor

10 août 2024


2. "Le Wall Street Journal affirme que les opérations [du Hamas et consorts] ont été mises sur pied depuis août. Selon le quotidien, plusieurs rencontres ont eu lieu au Liban et en Syrie entre les gardiens de la révolution iranienne et des représentants du Hamas et du Hezbollah." (https://www.rtl.fr/actu/international/ce-que-l-on-sait-sur-la-preparation-de-l-attaque-du-hamas-sur-israel-7900307410)


3. "They were Israel's 'eyes on the border' - But their Hamas warnings went unheard".

https://www.bbc.com/news/world-middle-east-67958260

L'article fournit beaucoup d'informations intéressantes.


4. "What-happened-on-oct-7". Il s'agit d'une sorte de texte illustré d'images et d'enregistrements qu'on fait défiler chronologiquement au moyen d'une souris. Le document ne prétend pas tout décrire car, dit-il, tout n'est pas encore très clair. Les commentaires des lecteurs à la fin du document sont aussi intéressants, en particulier lorsqu'ils affirment la nécessité de rechercher les raisons de l'étrange retard de la réaction des forces militaires.

https://www.haaretz.com/israel-news/2024-04-18/ty-article-static-ext/.premium/what-happened-on-oct-7/0000018e-c1b7-dc93-adce-eff753020000


11. "Depuis le 7 octobre 2023, les États-Unis ont approuvé des dizaines de millions de dollars de ventes d'armes dont deux ventes "d'urgence".

Aux États-Unis, seules les ventes importantes d'armes doivent être rendues publiques. Le montant exact des armes envoyées à Israël est donc inconnu. Selon le Washington Post, plus de 100 ventes militaires non-publiques ont été approuvées par le gouvernement du président Joe Biden depuis l'attaque du 7 octobre, dont nombre de munitions d'artillerie.

En plus de ces deux ventes d'urgence, Washington fournit une aide régulière et gratuite à Israël depuis de nombreuses années. Elle est évaluée à plus de 3,5 milliards de dollars par an, selon des chiffres officiels. Par ailleurs, ce sont aussi les États-Unis qui financent et fournissent en partie l'équipement du "Dôme de fer", l'efficace et très coûteux bouclier d'Israël contre les roquettes tirées de Gaza ou du Liban."

https://www.bfmtv.com/international/moyen-orient/israel/guerre-a-gaza-a-quel-point-israel-est-il-dependant-des-livraisons-d-armes-americaines_AV-202405100279.html


12. Interview dans The Economist, 8 novembre 2019.


15. Le dollar américain n'est pas seulement la monnaie des États-Unis. Il est utilisé comme devise principale dans 8 autres pays, dont l’Équateur, le Panama ou le Zimbabwe. Il est une devise parallèle dans plus d'une vingtaine de pays, dont le Canada, le Mexique, la Birmanie, le Liban, le Vietnam et de plus en plus l'Argentine qui parle de dollarisation de son économie et même, récemment le Venezuela.


16. On estime à 970 000 la population de Jérusalem et à 944 000 le nombre d'habitants juifs à New York. Les estimations varient suivant les sources. Mais, en 2022, 59,4 % des habitants de Jérusalem étaient juifs, 37,7 % musulmans et 1,3 % chrétiens.


21. Certes, le 23 juillet 2024, sous l’égide de la Chine, toujours à la recherche d'un élargissement de son influence internationale, ces deux organisations ont signé un accord d’"unité nationale" pour éventuellement pouvoir assumer conjointement le pouvoir dans un État palestinien à la fin de la guerre. Mais qui peut y croire ? Et cela ne changera rien à leurs méthodes de gouvernement aussi corrompues que dictatoriales.

https://www.courrierinternational.com/article/sous-l-egide-de-la-chine-le-fatah-et-le-hamas-signent-un-accord-d-unite-nationale_220629


24"Les pertes humaines de la guerre russo-ukrainienne comprennent six morts lors de l'annexion de la Crimée par la Russie (2014), 14 200 à 14 400 morts civils et militaires pendant la guerre du Donbass (2014-2022) et jusqu'à 500 000 victimes civiles et militaires lors de l'invasion russe de l'Ukraine (depuis 2022)." Wikipédia fr.


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