Cet article sur le développement de la lutte de classe au cours des
dernières années a été publié par la revue allemande Wildcat
dans son numéro 98, en été 2015, traduit en anglais par des
camarades puis de l’anglais en français par nos soins.
Le concept de classe est à nouveau populaire. Après la dernière
crise économique mondiale, même les journaux bourgeois ont commencé
à se demander : «Après tout, Marx n’avait-il pas raison ?»
Durant les deux dernières années, le livre de Thomas Piketty, Le
Capital au XXe
siècle, a figuré sur la liste des best-sellers – cet
ouvrage décrit de façon détaillée comment le processus
d’accumulation capitaliste a historiquement abouti à une
concentration de la richesse entre les mains d’une infime minorité
de détenteurs de capitaux.
Dans les démocraties occidentales aussi, des inégalités
importantes ont conduit à une augmentation de la crainte de
soulèvements sociaux. Ce spectre a hanté le monde au cours des
dernières années – des émeutes à Athènes, Londres et Baltimore
jusqu’aux révoltes en Afrique du Nord, qui, parfois, ont renversé
des gouvernements. Comme d’habitude, pendant ces périodes de
«troubles», alors qu’une faction de la classe dirigeante appelait
à une répression armée, une autre soulevait la «question
sociale», qu’elle prétendait vouloir résoudre en mettant en
œuvre des réformes ou des politiques de redistribution,.
La crise mondiale a délégitimé le capitalisme; la politique des
dirigeants et des gouvernements – qui consiste à faire payer la
crise aux travailleurs et aux pauvres – a alimenté la colère et
le désespoir. Qui peut encore contester le fait que nous vivions
dans une «société de classe» ? Mais que signifie en réalité
cette expression ?
Les «classes», au sens le plus étroit du mot, émergent seulement
avec le capitalisme – mais l’expropriation des moyens de
production sur laquelle repose la condition des prolétaires qui ne
possèdent rien ne se réduit pas à un événement historique
unique. L’expropriation se répète, se reproduit, tous les jours
au sein du processus de production lui-même : les travailleurs
produisent, mais le produit de leur travail ne leur appartient pas.
Ils ne reçoivent que ce dont ils ont besoin pour reproduire leur
force de travail, ou bien ils bénéficient du niveau de vie qu’ils
ont réussi à atteindre en luttant.
En principe, les sociétés de classe ne reconnaissent aucun
privilège fondé sur la naissance, et la propriété de l’argent
est censée déterminer la position sociale de chacun d’entre nous.
En théorie, le capitalisme permet de démarrer sa carrière en tant
que plongeur dans un restaurant pour finir spéculateur boursier (ou
au moins petit entrepreneur, objectif de nombreux immigrés). Dans le
même temps, les membres de la petite bourgeoisie et les artisans
peuvent chuter dans les rangs des prolétaires. Grimper l’échelle
sociale est rarement le résultat de son propre travail, cela dépend
plutôt de la capacité à devenir un capitaliste et à s’approprier
le travail d’autres personnes. (La mafia, par exemple, possède
cette capacité.)
En réalité, un processus de
polarisation de classe se met en place – Marx et Engels avaient
déjà compris qu’il s’agissait d’une force explosive et d’une
condition préalable à la révolution. «Le
mouvement prolétarien est le mouvement
autonome
de
l’immense
majorité
dans
l’intérêt
de
l’immense
majorité»
(Manifeste
du
Parti communiste).
Selon
Immanuel
Wallerstein,
la
thèse
de
Marx
sur
la
polarisation
de
classe
serait
sa
thèse
la
plus radicale, thèse qui
– une fois liée au système mondial – s’est vérifiée. La
polarisation signifie, d’un côté, la prolétarisation, de l’autre
l’embourgeoisement.
Le Capital n’est pas simplement de la richesse qui s’accumule
entre les mains de quelques-uns. Il est la condition préalable et le
résultat du processus de la production capitaliste, au cours duquel
le travail vivant crée de la valeur appropriée par d’autres. En
effet, le capitalisme ne se caractérise pas par l’«exploitation»
d’un travailleur par son maître artisan, mais par celle d’une
grande masse de travailleurs rassemblés dans une usine. Ce mode de
production repose sur le fait que des millions de gens travaillent
ensemble, bien qu’ils ne se connaissent pas. Ils produisent de la
valeur ensemble, mais, ensemble, ils peuvent aussi refuser ce travail
et remettre en question la division sociale du travail. En tant que
force de travail, les travailleurs font partie du capital; en tant
que classe ouvrière, ils représentent le plus grand ennemi
intérieur du Capital.
Des générations de chercheurs spécialisés dans la «gestion
scientifique» du travail ont essayé de s’approprier les
connaissances des ouvriers sur leur façon de produire, afin que le
Capital puisse devenir indépendant du Travail. Ils ont créé des
unités de production parallèles afin de continuer la production en
cas de grève. Ils ont fermé des usines et les ont déplacées afin
d’augmenter l’exploitation de ces nouveaux groupes de
travailleurs et de mieux les contrôler. Mais ils ne sont pas en
mesure d’exorciser le spectre.
Pendant les vagues de grèves de 2010, pour la première fois, ce
spectre a hanté toutes les parties de la planète en même temps.
Ces luttes sont actuellement en train de changer ce monde. Même les
universitaires en ont pris conscience et, après une longue période
d’oubli, la classe ouvrière est à nouveau l’objet de leurs
recherches – comme en témoignent de nombreux articles, de
nouvelles publications et pages web, grâce auxquelles des
spécialistes de gauche des sciences sociales essaient de créer des
liens entre les travailleurs des différents continents.
En Allemagne, durant les vingt-cinq dernières années, les
travailleurs ont dû combattre seuls – mais désormais, dans ce
pays, les mouvements sociaux et les intellectuels ont recommencé
aussi à se référer à eux.
Rétrospective 1978 – la classe ouvrière à l’apogée de sa
puissance
Jusqu’en 1989, nous pouvions expliquer ce qui se passait dans ce
monde, ou plutôt, les luttes de classes pouvaient nous l’expliquer.
Le réveil révolutionnaire qui s’est produit autour de l’année
1968 a conduit à une nouvelle vague de luttes ouvrières dans la
plupart des pays, et il a fait émerger une critique globale du
système et de la culture de travail soutenus par les syndicats dans
les grandes métropoles. À la fin des années 1970, la classe
ouvrière était à l’apogée de sa puissance. Salaires et revenus
étaient garantis par des négociations collectives ; un emploi
permanent et relativement sûr était encore la norme. Dans les pays
industrialisés, les conditions matérielles des travailleurs (si
l’on tient compte de leur salaire social total) étaient parvenues
à un niveau jamais atteint auparavant dans l’histoire. Et, dans
les secteurs industriels fondamentaux, leurs luttes imposaient de
meilleures conditions pour tout le monde.
Dès la crise de 1973-1974, leur pouvoir en tant que producteurs a
commencé à être miné par la délocalisation de la production de
masse à forte intensité de main-d’œuvre vers l’Asie du Sud-Est
et par la restructuration au sein des usines. Le Capital voulait se
débarrasser des travailleurs qui étaient devenus combatifs et
confiants en leur force. Le coup d’Etat au Chili en 1973 et
l’ascension des «Chicago Boys1» ont indiqué la
direction qu’allait prendre la contre-révolution des années
1979-1980. Cette contre-révolution s’est identifiée avec les noms
de Thatcher et Reagan, et a conduit à des défaites historiques de
ce qui était, jusqu’alors, les noyaux centraux de la classe
ouvrière (la défaite à la FIAT2 en 1980 ; le coup
d’Etat militaire en Turquie ; en 1979-1981, la contre- révolution
en Iran après que les conseils de travailleurs3 eurent
été écrasés ; le régime militaire en Pologne à la fin de 1981 ;
la défaite des mineurs anglais en 1985, etc.). Les attaques directes
sous la forme de licenciements massifs et la segmentation de la
main-d’œuvre ont suivi.
Dans chaque Etat-nation, la classe ouvrière s’est barricadée à
l’intérieur de ses lieux de travail et a pu – mais avec de
grandes différences selon les pays – combattre la détérioration
directe des conditions de travail durant une période de temps
importante.
Pour les travailleurs et travailleuses qui ont connu cette époque,
les années 1980 en Europe occidentale étaient parfois
contradictoires: d’un côté, ils subissaient des attaques
massives, de l’autre, ils assistaient à l’éclosion de
mouvements sociaux radicaux. Mais, si on analyse cette période en
partant de notre point de vue actuel, il s’est agi d’une décennie
de défaites dramatiques. Les politiques d’austérité ont conduit
à un démantèlement des prestations sociales et /ou l’attribution
de celles-ci a été plus étroitement conditionnée à la recherche
active d’un emploi. Aux États-Unis, de longues files d’attente
de chômeurs se formaient devant les agences pour l’emploi ; cette
situation illustrait bien la nouvelle dimension de l’appauvrissement
de la classe ouvrière américaine – auparavant extrêmement
puissante.
En Allemagne, au milieu des années 1980, les mobilisations
syndicales en vue de réduire le temps de travail (pour lutter contre
le chômage !) ont marqué un tournant décisif, parce qu’elles ont
abouti, en échange, à l’acceptation de la flexibilisation et de
la précarisation de celles et ceux qui détenaient des CDI
«normaux».
Les années 1980 ont vu l’avènement d’un certain nombre de
dictatures militaires et le déclin économique dans plusieurs pays
d’Amérique latine, la faillite de l’Etat au Mexique, la crise de
la dette et les diktats du FMI qui imposait des «programmes
d’ajustement structurel».
Depuis le milieu des années 1980, les taux élevés de croissance
économique des quatre jeunes «Tigres», Hong Kong, Singapour,
Taïwan et la Corée du Sud, ont remis totalement en cause les
hypothèses des théories de la dépendance4. Les
mouvements de grève massifs de 1984 ont attiré l’attention
générale sur la Corée du Sud. Sous la domination d’une dictature
imposant un développement pro-occidental, et qui avait écrasé un
soulèvement des travailleurs seulement sept années plus tôt, une
classe ouvrière était apparue qui contestait le Capital en Corée
du
1 Chicago Boys : surnom attribué à
un groupe d’économistes chiliens formés à l’université de
Chicago et influencés par Milton Friedman. Ils mirent leurs
compétences économiques au service de la dictature chilienne (Note
de NPNF).
2 Fiat : sur l’importance des luttes à la Fiat on
pourra lire notamment le livre de Diego Giachetti et Marco Scavino La
Fiat aux mains des
ouvriers, Les Nuits rouges ; et deux articles de Marco
Revelli sur la défaite de 1980 :
http://ablogm.com/cats/2013/01/05/la-defaite-a-la-fiat-italie-1980/
et : http://www.multitudes.net/Fiat-
apres-Fiat/
(Note de NPNF).
3
Sur les conseils ouvriers en Iran on pourra ce court article en
anglais de Chris Goodey
http://www.merip.org/mer/mer88/workers-councils-iranian-factories,
ce texte plus long de Mostafa Saber
https://libcom.org/library/working-class-iran-some-background-class-struggles-1979-1989-mostafa-saber
et
le
livre
d’Asef
Bayat,
Workers
and
Revolution
in
Iran:
A
Third
World
Experience
of
Workers’
Control
(Zed
Press, 1987).
(Note de NPNF)
4 Théorie de la dépendance : théorie très critique
vis-à-vis du colonialisme et du néocolonialisme qui influença à
la fois des universitaires de gauche, des hauts fonctionnaires et des
ministres de tendances diverses mais aussi des partis ou des groupes
d’extrême gauche (Note de NPNF).
Sud5 et sa discipline d’usine en inventant des formes
radicales de lutte. Grâce aux augmentations élevées qu’ils
obtinrent, en l’espace de quelques années, les travailleurs
coréens purent rattraper leurs homologues occidentaux.
À la fin des années 1980, en Europe, également, une nouvelle
composition de classe semblait se développer dans le cadre d’une
série de luttes (le mouvement des infirmières, les grèves dans les
crèches, les luttes des conducteurs de train en Italie et en France,
des chauffeurs de camion en France, la grève sauvage chez
Volkswagen), mais alors une crise et une guerre sont arrivées, ainsi
qu’un massacre qui a changé le monde...
Crise et flambée de la prolétarisation dans les années 1990
En juin 1989, l’armée a ouvert le feu sur la place Tian-an-men
principalement parce que des masses de travailleurs venaient soutenir
les étudiants. Ce ne sont pas en priorité des étudiants, mais les
dirigeants des travailleurs qui furent condamnés à mort ou à de
longues peines de prison. Les syndicats non officiels furent
immédiatement déclarés illégaux et leurs dirigeants jetés en
prison.
Cet exemple ne s’est pas répété à Berlin ou Leipzig. En
Allemagne de l’Est, le régime a capitulé. Lorsque le mur tomba en
1989, Wildcat considéra avec optimisme l’effondrement
du «socialisme réel»6. En 1988-1989, les luttes de
classe s’intensifièrent en Allemagne de l’Ouest et, au cours du
changement de régime à l’Est, des débats de masse se déroulèrent
sur les lieux de travail et dans les rues, débats qui portaient sur
un avenir possible au-delà du capitalisme et du socialisme à la
sauce de la RDA – débats totalement oubliés, aujourd’hui. Au
départ, la dévastation économique de l’ex-RDA déclencha un
large mouvement de lutte contre les fermetures d’usines et la
détérioration des services sociaux.
Après les massacres de la guerre du Golfe en 1991 et le début de la
crise économique (qui fut retardée en Allemagne en raison du boom
qui suivit la réunification, mais frappa le pays encore plus
violemment en 1993), les conditions existant dans la métallurgie de
l’ancienne Allemagne de l’Ouest se détériorèrent massivement.
Les syndicats se démenèrent pour sauver l’Allemagne et son statut
de «nation exportatrice» ; par exemple, en 1994, l’IG Metall
(syndicat de la métallurgie) accepta l’intensification du travail
et la flexibilisation massive des horaires en signant l’«accord de
Pforzheim». En outre, les prestations sociales furent attaquées
dans tous les secteurs.
Les luttes dont nous espérions l’éclosion – principalement dans
les usines qui étaient en train d’être démantelées dans
l’ancienne Allemagne de l’Est – ne se matérialisèrent pas à
grande échelle. La migration des travailleurs hautement qualifiés,
de l’est à l’ouest de l’Allemagne, fonctionna comme une
soupape de sécurité pour la pression sociale et entraîna, à
l’Ouest, une baisse des salaires, pour la première fois depuis
l’après-guerre. Le chômage de masse à l’Est fut contenu par
divers moyens : par exemple, les entreprises envoyèrent
systématiquement les travailleurs suivre des programmes de formation
parce qu’il n’y avait pas de travail, les horaires furent
réduits, parfois jusqu’à zéro heure, etc.
Dans le même temps, quand nous soulignions que le collègue
travaillant à côté de nous gagnait deux fois plus en effectuant le
même travail que nous, nous entendions soudainement fleurir dans les
ateliers des commentaires du type : «Le principal est d’avoir un
emploi.»
L’«armée industrielle de réserve» était de retour ! Dès lors,
les gestionnaires réussirent de plus en plus à diviser les
travailleurs dans les entreprises grâce à l’utilisation massive
de l’intérim et des CDD.
En Allemagne de
l’Ouest, dans les années 1970, nous avions appris que, dans une
grande mesure, la pression de
«l’armée de réserve» des chômeurs sur les travailleurs
salariés fonctionnait de moins en moins: tant que vous pouviez
trouver facilement un emploi, vous profitiez des allocations chômage
comme d’une pause bienvenue. Par conséquent, nous faisions
attention à ne pas utiliser des termes comme l’«armée de
réserve» et, surtout, nous mettions en garde contre une
capitulation prématurée. Les conditions pour les chômeurs se sont
ensuite rapidement détériorées. Les lois Hartz (qui réformèrent
les allocations chômage en 2004-2005) aboutirent à une baisse de
revenus beaucoup plus importante pour les chômeurs de longue durée.
La dissolution du «bloc de l’Est» représenta également une
rupture, si l’on analyse la progression de la prolétarisation de
la population mondiale. Pendant ce temps, dans les pays d’Europe
orientale, une forme d’«accumulation primitive» se mit en place
sous la direction des anciens responsables politiques qui volèrent
et amassèrent une énorme richesse financière par le biais des
privatisations sauvages et du fait que les travailleurs perdirent
leurs droits à la terre, au logement et aux retraites, droits
auparavant contrôlés par l’Etat socialiste. À l’échelle
mondiale, tous les régimes adoptèrent le «néolibéralisme», sans
compter l’augmentation des scénarios de guerre – et pour la
première fois depuis la Seconde Guerre mondiale aussi en Europe
elle-même.
notes
5 Sur la Corée du Sud on pourra lire notamment l’article
de Loren Goldner «La classe ouvrière coréenne : de la grève de
masse à la précarisation et au reflux, 1987-2007» sur le site
mondialisme.org et reproduit aussi dans l’anthologie Nous
vivrons la révolution
publiée par nos soins en 2008 (Note de NPNF).
6 Socialisme réel : terme
utilisé dans les années 70 par les dissidents du bloc de l’Est
pour engager prudemment une discussion sur les réformes nécessaires
dans ces pays sans heurter de front les bureaucraties capitalistes au
pouvoir. Ce concept a de fait surtout servi à dissimuler les crimes
du stalinisme et le caractère capitaliste de l’URSS, des
démocraties populaires, de la Chine, du Vietnam et de Cuba, et à
semer une confusion politique et théorique qui perdure encore en
2015 dans les milieux de gauche, altermondialistes, Indignés, etc.
Cette expression est devenue quasiment un label officiel aujourd’hui
chez les universitaires. L’emploi de cette expression à la fois
journalistique et «politiquement correcte» par les camarades de
Wildcat est assez surprenant (Note de NPNF).
Retour de la condition prolétarienne
Lorsque l’image menaçante de la «mondialisation» fut fabriquée
en Allemagne au début des années 1990 (après la diffusion de la
«lean production7» et du
«toyotisme» pendant les années précédentes), Wildcat
tenta, d’un côté, de souligner que les travailleurs
disposaient encore d’un atout important («[les patrons] ont besoin
des connaissances des travailleurs», «ils sont confrontés à des
coûts élevés pour les transports et les transactions»), et, de
l’autre, nous analysâmes les possibilités ouvertes par la
socialisation de la production. Si le monde entier est devenu
capitaliste, alors il n’existe plus aucun secteur non capitaliste
disponible qui pourrait fournir des capitaux et une réserve de
main-d’œuvre nouvelle, ce qui signifie qu’à un moment donné le
Capital devra affronter une classe ouvrière mondiale.
«Au
lieu de consolider le mirage de la puissance et de la domination du
Capital et de l’asservissement des travailleurs, nous devons nous
demander où sont les nouveaux points de dépendance du Capital
envers la classe ouvrière (...) et [nous
devons nous demander] si
le fait que les travailleurs des différents continents sont amenés
à collaborer
entre
eux
offre
de
nouvelles
possibilités
pour
combattre
le
Capital
à
l’échelle
mondiale8.»
De même, nous ne considérions pas que la formation de l’UE allait
immédiatement et automatiquement entraîner une détérioration des
possibilités de luttes. Peu de gens, à l’époque, voulaient
partager de telles réflexions. Notre proposition de mener une
recherche militante, à l’échelle européenne, sur différents
thèmes et secteurs (industrie automobile, hôpitaux, migration,
précarisation) ne suscita guère d’intérêt. La plupart des
militants de la gauche avaient d’autres priorités : la fin du
«bloc socialiste», la nouvelle vague de nationalisme et de racisme;
les travailleurs immigrés ; la création de syndicats alternatifs,
etc.
En
publiant
Die
Wiederkehr
der
Proletarität
und
die
Angst
der
Linken
(Le
retour
de
la
condition
prolétarienne et
la
peur
(ou
l’angoisse)
des
Gauches)
en
1993,
Karl-Heinz
Roth
appela
la
gauche
à
reprendre
la
question
du
«travail». Critiquant les
apologues
d’une
société
postmoderne, il décela
une
«tendance
à la constitution d’“un” nouveau prolétariat dans “un”
monde capitaliste»
et une «homogénéisation
des relations de travail grâce à la précarisation,
au
développement
des
CDD
et
de
l’auto-entreprenariat
“dépendant”».
Roth
pensait
que
les
milieux de
gauche,
soumis
à
la
précarisation,
seraient
poussés
à
conduire
une
recherche
militante
sur
les
rapports
de
classe, mais il se
trompait pour deux raisons:
d’un
côté, les (infra)structures de la gauche étaient en train de se
dissoudre et la tendance à l’individualisation
avait déjà
considérablement progressé ;
et,
de
l’autre,
les
universitaires
de
gauche
pouvaient
encore
compter
sur
le
soutien
financier
des
universités
ou des fondations de
recherche.
La gauche traditionnelle critiqua Roth d’une manière plutôt
sévère et dogmatique, parce qu’il avait, selon elle, négligé et
abandonné prématurément des fractions centrales de la classe
ouvrière ; sa vision de «cercles prolétariens» comme de futurs
noyaux pour l’organisation fut rejetée comme sectaire.
Pourtant, ses prophéties de 1993 sont étonnamment précises si on
les rapporte aux conditions d’aujourd’hui. Ceci en dépit du fait
que, à l’époque, les changements qu’il évoquait à propos de
la «mondialisation de la production» commençaient seulement à
devenir visibles et que l’accès à Internet et aux moyens de
communication électroniques n’était pas généralisé. De
nombreux espoirs concernant une expansion des révoltes sociales ont
depuis été déçus et de nombreuses propositions préliminaires de
Roth – formulées principalement en réponse à ses détracteurs –,
notamment celle de former des associations internationales n’ont
pas été reprises ou plutôt attendent toujours d’être
appliquées. La principale raison pour laquelle ces propositions ne
furent pas accueillies favorablement et davantage soutenues tient au
fait que les années 1990, en Europe, furent une décennie de
défaites, intériorisées par la gauche, de façon préventive, en
acceptant les théories postmodernes et poststructuralistes et leur
quête identitaire. Toutes les tentatives de généralisation ont été
détruites de l’intérieur.
Depuis son origine, Wildcat s’est fixé pour tâche
de faire connaître les luttes de classe à travers le monde dans son
environnement local, mais, après la dissolution du bloc de l’Est,
cela ne fonctionna plus. Face à la victoire déclarée du
capitalisme, beaucoup de lecteurs s’éloignèrent de nous. Wildcat
ne voulut pas continuer à brandir le drapeau en ignorant ce qui
se passait. En 1995, le collectif de rédaction décida d’arrêter
la publication de la revue pendant plusieurs années et poursuivit le
débat sous la forme de la Wildcat-Zirkular.
Le mouvement altermondialiste
L’émergence de l’EZLN dans la forêt lacandone, pendant le début
de l’application des accords de l’ALENA en 1994, remit la
révolution à l’ordre du jour9 et ouvrit la voie à des
discours complètement nouveaux et à de grands espoirs. D’autant
plus lorsque le «mouvement altermondialiste» s’unit au mouvement
ouvrier organisé en réponse à la conférence de l’OMC à Seattle
en 1999.
___________
7 Cette méthode de gestion vise à être au plus près de
la demande du client et à éviter tout gaspillage. On l’appelle
parfois «production maigre» ou «allégée» (Note de NPNF).
8 «Vom Klassenkampf zur ‘sozialen Frage’» [De la
lutte de classe à la question sociale], Wildcat Zirkular
40/41.
9 Cette analyse est exagérément optimiste, et pour le
moins étonnante vingt ans plus tard ! Cf. les articles («Des
altermondialistes aux Indignés. Bilan provisoire») du numéro 38-39
de la revue (Note de NPNF).
Des
luttes
radicales
semblaient
se
dérouler
dans
les
«pays
du
Sud»
et
dans
les
campagnes,
sous
la
forme
de luttes
contre
les
«enclosures10»
et
la
«valorisation»,
plutôt
que
dans
les
usines.
Dans
les
usines,
les
salariés subissaient
une
immense
pression,
de
nombreux
postes
étaient
supprimés,
ils
étaient
censés
travailler
davantage, etc.,
puis
lire
des
journaux
qui
leur
expliquaient
pourquoi
les
choses
étaient
comme
elles
étaient:
«La
mondialisation
entraîne
une
concurrence
accrue
et
nos
entreprises
ne
pourront
continuer
à
fonctionner
que
si elles
baissent
vos
salaires.
Cela
semble
logique,
non
?»
En
fin
de
compte,
toutes
ces
hypothèses
nous
réduisent
au rôle de victimes de
processus qui nous dépassent.
Nous
nous
sommes
efforcés
de
critiquer
la
notion
de
la
mondialisation
et la
propagande
qui
l’accompagnait:
le débat
sur
la
«mondialisation»
tente,
«sur
le
plan
idéologique,
avons-nous
écrit,
de
nous
présenter
une
phase
de trente
ans
de
stagnation
du
capitalisme
mondial
comme
une
série
triomphale
de
victoires11».
Au lieu d’utiliser des termes comme mondialisation», ou
«néolibéralisme», nous avons continué à décrire comment
opérait le capitalisme et cité ses développements tumultueux en
Asie.
En Asie, la lutte de classe «c’est vraiment chaud »...
Le terme de «classe ouvrière mondiale» («Weltarbeiterklasse»)
est apparu pour la première fois dans Wildcat Zirkular n° 25
en avril 1996. L’article qui s’intitulait «Le monde subit un
bouleversement radical12» décrivait le processus de
prolétarisation du Bangladesh à l’Indonésie en passant par la
Chine, processus accompagné par des luttes intenses, des émeutes et
l’émergence d’une nouvelle main-d’œuvre migrant des campagnes
vers les villes : notamment des jeunes femmes, qui préféraient
travailler en usine plutôt que de subir la domination patriarcale
dans les villages. Nous présentions ces jeunes travailleurs comme
une avant-garde dans la création d’une nouvelle classe ouvrière,
ce qui renforçait nos espoirs. L’article supposait qu’une
«explosion des besoins et
des désirs» formait la base matérielle du
«néolibéralisme» ; celui-ci dissolvait la rigidité des
travailleurs dans les vieilles nations industrielles et désormais
amorçait une transformation des rapports de classe à l’échelle
mondiale, en partant de l’Asie. Les travailleurs des anciens
centres industriels ne seraient bientôt plus les seuls ouvriers
capables de fabriquer des voitures. Notre revue appelait à enquêter
sur ces changements en Asie, en Amérique latine et en Afrique – et
à un réexamen de notre «ballast» théorique, par exemple des
théories sur «les nouvelles enclosures» ou la «fin du
développement».
Ce texte provoqua un débat intense dans Wildcat Zirkular,
notamment sur la validité de toutes ces dépêches d’agence
apparemment très claires sur l’agitation ouvrière et l’importance
de la classe ouvrière en Asie orientale. Une partie des membres du
collectif de rédaction niaient la «crise du capital» et plaçaient
tous leurs espoirs de révolution dans la «nouvelle» classe
ouvrière en Asie:
«Quel
est
le
fait
important
que
nous
voulons
souligner ?
La
classe
ouvrière
mondiale
se
recompose
à
une échelle
et
une
vitesse
sans
précédent.
Cela
a
deux
aspects
et
tous
deux
augmentent
le
potentiel
pour
le communisme.
Le
prolétariat est devenu la majorité quantitative de la population
mondiale ou, autrement dit: le départ des masses
à
la
recherche
d’un
sort
meilleur
parachève13
l’évolution du
capitalisme
développé.
C’est
seulement
maintenant que
se
vérifie
totalement
le
schéma
postulé
par
Marx
et
Engels
il
y
a
cent
cinquante
ans
dans
le Manifeste
du Parti communiste.
On
mesurait
l’influence
de
l’“ancienne”
classe
ouvrière
à
celle
de
la
social-démocratie,
des
syndicats,
des partis
communistes,
quand
ce
n’était
pas
au
nombre
de
ses
salopettes
bleues,
à
sa
conscience
professionnelle,
ou
à son
attachement
aux
intérêts
de
l’entreprise.
L’importance
de
cette
classe
ouvrière
a
considérablement
diminué dans
le
monde
entier
parce
qu’elle
s’est
dissoute
de
trois
façons
différentes :
en
fuyant
les
usines ;
en
étant expulsée
des
lieux
de
production
;
et
en
s’épuisant
dans
des
luttes
défensives.
En
principe,
ce
processus
devrait
être
le
même
ici
[en
Europe]
que,
par
exemple,
en
Chine.
Mais
à
son
tour, émerge une
nouvelle classe ouvrière composée de jeunes travailleurs, et,
surtout, la première génération de travailleuses.
Et
il
est
tout
à
fait
inutile
d’expliquer
pourquoi
une
jeune
fille
de
dix-sept
ans
incarne
davantage l’espoir
révolutionnaire
qu’un
père
de
famille
de
trente-cinq
ans14.»
Une autre partie du collectif de rédaction ne voyait dans ce
processus qu’une répétition historique – la création de
nouvelles masses ouvrières –, mais aucun changement qualitatif, et
elle insistait sur la notion théorique fondamentale de «classe
ouvrière mondiale»:
10 Terme venant de l’anglais (en français on parle
parfois de «renclôture»). L’accaparement de terres
traditionnellement à usage collectif, par des personnes disposant de
capitaux, aboutit à la constitution de propriétés plus grandes,
composées de champs enclos par des haies et qui sont loués à des
fermiers, et provoque donc l’exode rural des paysans ruinés par ce
processus (Note de NPNF).
11 «Vom schwierigen Versuch, die kapitalistische Krise zu
bemeistern» [Efforts et difficultés pour comprendre la crise
capitaliste], Wildcat Zirkular n° 56/57,
mai 2000.
12 «Umwälzung», en allemand, signifie à la fois
transformation, changement et bouleversement radical (Note de la
traduction de l’allemand vers l’anglais).
13 «Voll-Endung»
signifie, en allemand, à la fois l’achèvement, l’accomplissement
et la fin (idem).
14
«-Globalize
it!3»,
préface
à
Wildcat-Zirkular
n°
38,
juillet
1997.
«L’émergence
d’une
“classe
ouvrière
mondiale”
repose
sur
la
question
de
savoir
si
une
véritable
socialisation a
lieu grâce à une coopération productive mondiale, c’est-à-dire
si la production mondialisée du capital ouvre la possibilité du
communisme. [...] Pour répondre à cette question, nous devons
d’abord comprendre les connexions internes qui relient les
personnes exploitées dans le monde entier, à
savoir, qu’elles
produisent déjà
ce monde
(absurde,
qui
fonctionne
à
l’envers)
–
et
qu’elles
sont
donc
en
mesure
de
le
changer15.»
«L’un
des
principaux
problèmes
de
la
politique
révolutionnaire
aujourd’hui
réside
dans
son
incapacité
à critiquer
théoriquement et pratiquement le processus de la production mondiale
et d’arriver à le démystifier radicalement 16.»
*
Prolétarisation mondiale et choc de l’offre
En
janvier
1998,
Karl-Heinz
Roth,
lui
aussi,
affirma
que,
cent
cinquante
ans
après
le
Manifeste du Parti
communiste,
le
prolétariat
s’était
constitué
lui-même,
pour
la
première
fois,
objectivement,
à
l’échelle
mondiale
– et
que,
contrairement
à
l’hypothèse
de
Rosa
Luxemburg,
les
secteurs
non
capitalistes
avaient
été
complètement intégrés,
eux
aussi.
«Pour
la
première
fois
dans
l’histoire,
ceux
qui
ne
possèdent
rien,
et
qui
doivent
offrir
leur force
de
travail
pour
vivre,
constituent
la
majorité
quantitative
de
la
population
mondiale17.»
Cette hypothèse soulève au moins deux types de questions : Ce
processus est-il une première étape dans la constitution d’une
classe privée de moyens de subsistance, qui sera suivie par une
deuxième étape où les prolétaires sans terre deviendront des
travailleurs salariés ? Ou un nouvel univers, fondé sur des
rapports d’exploitation différents, est-il en train de naître ?
Quelles en sont les conséquences pour le développement des
luttes18?
Tout au long des années 1980, la gauche autonome en Allemagne s’est
davantage intéressée à l’économie de subsistance (ou à ce
qu’elle percevait comme telle) et aux émeutes menées par celles
et ceux qui avaient été exclus du processus de production
capitaliste qu’aux «travailleurs et travailleuses salariés». En
1983, Wallerstein avait déjà souligné que la grande majorité de
la population mondiale travaillait plus durement, plus longtemps et
pour moins de revenus qu’il y avait quatre cents ans. Ce processus
de dépendance croissante envers les revenus salariaux, c’est ce
que nous pourrions appeler, au sens marxien, la «prolétarisation».
Cela signifie une augmentation du pouvoir d’achat réel ; ce
processus satisfait donc l’intérêt à long terme du Capital,
mais, par contre, il ne correspond pas aux intérêts des
capitalistes individuels qui, eux, veulent que les coûts de
reproduction de leurs travailleurs restent bas ; ils sont donc
intéressés par une «semi-prolétarisation»: une économie
domestique fondée sur des revenus provenant de différentes sources
et une économie de subsistance ou reposant sur le travail à
domicile19.
En revanche, ce sont plutôt les prolétaires qui souhaitent une
prolétarisation complète (le fait qu’à la fois le mari et la
femme soient des travailleurs salariés libres et puissent acheter la
totalité de leurs moyens de subsistance). Une prolétarisation
complète nécessite l’existence d’un «État-providence», qui
transfère un revenu à ceux qui ne travaillent pas. L’Allemagne de
l’Est constituait un exemple modèle de «prolétarisation
complète» qui résolvait ses problèmes de pénurie de main-d’œuvre
en important des travailleurs du Vietnam et du Mozambique. Reprenant
la thèse de Rosa Luxembourg selon laquelle le capitalisme est
incapable de reproduire la force de travail qu’il exploite,
Wallerstein démontra que de grandes parties de la population
mondiale ne parviennent jamais à être complètement prolétarisées,
et que les ménages restent donc tributaires de la production de
subsistance et de toutes sortes d’activités non salariées
informelles.
*
Forces
of
Labour
de
Beverly
Silver
Wildcat souligna la vulnérabilité des nouvelles
chaînes de transport dans le nouveau paysage mondial, processus qui
étaient par ailleurs difficiles à saisir, en raison de la rapidité
des changements et des modifications. Nous concentrâmes alors notre
attention sur les nouveaux lieux de production – pendant les années
1990, des usines d’automobiles apparurent non seulement en Asie,
mais aussi en Europe de l’Est.
A cet égard, le livre de Beverly Silver, Forces of
Labour, nous fut très utile parce que, dans le cadre de
l’analyse des systèmes-monde, l’auteure plaçait les luttes de
la classe ouvrière au centre de sa recherche. Beverly réussit à
montrer que, historiquement, les luttes suivaient toujours
l’itinéraire du Capital: en réaction aux révoltes ouvrières des
années 1970, le Capital a construit de nouvelles usines automobiles
en Afrique du Sud et au Brésil – et ainsi déclenché une nouvelle
dynamique puissante de luttes ouvrières. Pendant les années 1980,
l’industrie automobile s’est épanouie en Corée du Sud – ce
qui a poussé une nouvelle génération de travailleurs à mener des
combats similaires de grande ampleur.
notes
15
«Asien
und
wir»
[L’Asie
et
nous],
Wildcat-Zirkular
n°
39,
août
1997.
16 «Open letter to John Holloway» [Lettre ouverte à
John Holloway], Wildcat-Zirkular n° 39, août 1997,
http://www.wildcat-www.de/en/zirkular/39/z39e_hol.htm.
17 «Die neuen Arbeitsverhältnisse und die Perspektive
der Linken» [Les nouvelles relations de travail et la perspective
des gauches], Wildcat-Zirkular n° 42/43, mars 1998.
18 «Chiapas und die globale Proletarisierung» [Le
Chiapas et la prolétarisation mondiale], Wildcat-Zirkular
n° 45, juin 1998.
19
Le
capitalisme
historique,
Immanuel
Wallerstein,
1983,
La
Découverte
[1985,
nouvelle
édition
française, 2002].
Beverly Silver observait le monde entier et soulignait que les
«corrections» stratégiques ne faisaient que réparer
temporairement les défauts du système et que le Capital devait sans
cesse faire face à la résistance de la classe ouvrière, parce que
les conflits du travail sont endémiques au capitalisme. Même si sa
division schématique entre luttes «marxiennes» et «polanyiennes20»
nous semblait moins utile.
Beverly Silver supposait que l’affaiblissement du «pouvoir de
négociation» des travailleurs dans les pays du Nord ne serait que
temporaire. Au départ, elle avait collecté des données empiriques
jusqu’en 1990, puis elle étendit ses recherches jusqu’en 1996 –
et l’on peut dire aujourd’hui que, jusqu’en 1990, son analyse
correspondait à la réalité.
En Europe de l’Est, cependant, les salaires étaient, et sont
encore, nettement plus faibles qu’en Europe de l’Ouest. Les
travailleurs de l’automobile ont cessé d’être les ouvriers les
mieux payés – du moins ce n’est plus vrai dans tous les pays de
la planète. Beverly Silver défend une vision cyclique du monde :
pour elle, la crise est toujours cyclique, toujours suivie par des
phases de développement et d’expansion. De son point de vue, une
grande crise signifierait que des transformations fondamentales, une
instabilité durable et une nouvelle force hégémonique émergeraient
dans le système mondial. Beverly ne se pose pas la question de
savoir comment les luttes des travailleurs pourraient conduire au
communisme et elle n’a «pas remarqué» la longue phase durant
laquelle les travailleurs d’Asie du Sud-Est n’ont pas représenté
une menace révolutionnaire contre le capitalisme.
Aujourd’hui, Beverly Silver explique que la crise profonde du
mouvement ouvrier mondial serait due au fait que la «solution
financière» a été combinée avec une «déstructuration» des
anciennes classes ouvrières. Le Capital s’est retiré de la
production, son côté destructeur domine désormais. Néanmoins,
elle affirme que l’efficacité du correctif financier n’a été
que temporaire et a également déplacé la crise dans une autre aire
géographique – ce qui a finalement conduit à une nouvelle crise
profonde de légitimation du capitalisme21.
Et il est vrai qu’il n’y a pratiquement jamais eu autant de
résistance organisée contre les projets de construction
d’infrastructures, de barrages, de centrales électriques, etc., –
en particulier dans les pays les plus récemment industrialisés
comme l’Inde, l’Indonésie ou la Chine. Que nous les analysions
comme des luttes contre la
«marchandisation» [du monde], ou tout simplement des luttes contre
la destruction de la base des moyens de subsistance, désormais nous
savons, à l’échelle mondiale, que le «progrès technique» ne
conduit pas automatiquement au «développement», mais s’accompagne
de destructions – et que nous pouvons nous organiser contre ce
fléau.
Ceci contraste avec le fait que, au cours d’un processus
d’industrialisation, le Capital n’a jamais rencontré si peu de
résistance des travailleurs que pendant la phase comprise entre 1990
et 2005. Le Capital a pu détériorer les conditions des
travailleurs, de façon continue, sans être sérieusement menacé
par leur résistance collective. Le remplacement des emplois
industriels par des emplois de services de haute qualité s’est
avéré une prédiction fantaisiste. Pendant cette période, les
luttes ouvrières à l’échelle mondiale – en Chine, aussi –
ont eu un caractère essentiellement défensif ; ce sont les
anciennes «classes ouvrières» qui ont combattu les fermetures
d’entreprises ou les délocalisations. (Cela explique aussi
pourquoi, au cours de la même période, la gauche a jeté par-dessus
bord la notion de classe.)
L’ouverture des marchés du travail en Inde et en Chine pendant les
années 1990 a conduit à un «choc de l’offre»: presque du jour
au lendemain, la force de travail disponible a doublé. La Chine
comptait deux fois plus de travailleurs employés dans l’industrie
que dans tous les pays du G7 réunis. Elle est devenue «l’atelier
du monde» et le principal lieu d’exportation des biens de
consommation fabriqués industriellement, en particulier ceux
produits en grande quantité.
Les conséquences pour une partie de la classe ouvrière mondiale
furent –comme c’était prévisible – catastrophiques:
l’industrie de la confection quitta le Mexique et se déplaça vers
l’Asie. La Chine adhéra à l’OMC en 2002 et l’Accord
multifibres de 2005 était censé représenter l’apogée de ce
développement – mais ensuite les choses changèrent: en Chine, les
travailleurs des nouvelles usines commencèrent à se battre et leurs
luttes s’étendirent...
*
Ce qui a changé durant les quarante dernières années
Depuis la «crise du pétrole» de 1973, plusieurs changements ont eu
un impact à long terme: aujourd’hui, plus de sept milliards de
personnes vivent sur cette planète. Entre 1950 et 1970, le taux de
croissance annuel de la population mondiale était de 2% ; depuis
lors, ce taux de croissance a ralenti, en particulier dans les zones
où la prolétarisation a eu lieu.
Dans les «pays en développement», la population active a augmenté
de 2% ; la population active mondiale a doublé en trente ans, tandis
qu’en Europe ce processus a pris quatre-vingt-dix ans. La
prolétarisation se déroule à un rythme beaucoup plus rapide que
celui que peut absorber l’économie capitaliste : beaucoup d’hommes
et de femmes ne trouvent pas un travail salarié suffisant pour
vivre. Un grand nombre de prolétaires finissent dans le secteur
informel. La part des femmes dans la population active augmente. Les
taux de chômage sont élevés, en
20
Allusion
à
l’économiste
hongrois
Karol
Polanyi,
auteur
de
La
Grande
Transformation,
Gallimard
1983
(Note de NPNF).
21
Forces
of
Labor
–
Workers’
movements
and
globalization
since
1870,
Beverly
Silver,
Cambridge
University Press, 2003,
disponible en
anglais
sur le
site
Libcom.
particulier parmi les jeunes, encore plus élevés parmi les migrants
et les migrantes, ou plutôt, les minorités. (Cela aggrave, chez la
classe dirigeante, la peur mentionnée précédemment : il existe une
corrélation entre des niveaux élevés de chômage chez les jeunes
hommes et la fréquence des «troubles sociaux» ; ces derniers ont
augmenté brutalement après 2009, avec une augmentation de 10 % des
«incidents» enregistrés – principalement au Moyen- Orient, en
Afrique du Nord, mais aussi en Europe du Sud, dans l’ancien bloc de
l’Est et un peu moins en Asie du Sud).
Dans l’agriculture, l’emploi a diminué de façon spectaculaire;
c’est seulement dans les régions les plus pauvres que plus de la
moitié de la population travaille encore dans les champs. Le
processus de concentration dans le secteur agro-industriel continue
et les paysans se transforment en ouvriers agricoles, dont certains
vivent dans les villes plutôt qu’à la campagne. En Asie
orientale, l’exode rural renforce directement, dans une large
mesure, le secteur industriel, tandis qu’en Amérique latine et en
Afrique, c’est principalement le secteur des services qui croît.
Depuis 2007 (plus de) la moitié de la population mondiale vit dans
les zones urbaines. Dans les pays en développement, en particulier,
la taille des mégalopoles croît, mais 80 % des habitants vivent
dans des bidonvilles. Les bidonvilles expriment le fait que les gens
veulent intégrer la classe ouvrière mondiale. Ils sont des points
de départ et de transit pour une vie meilleure – dans le pays
d’origine ou dans un autre, partout où l’on a besoin de
travailleurs.
Dans le processus mondial de prolétarisation, le «travail mobile»
(ou le «travail migrant») est devenu la forme la plus générale du
travail, tant dans la forme des migrations vers un autre pays (par
exemple, l’Union européenne) que dans les migrations internes (par
exemple, en Chine, où le gouvernement estime qu’il y a 130
millions de travailleurs migrants, dont 80 millions ont migré des
régions les plus pauvres de l’intérieur vers les villes
côtières). Le nombre de migrants internationaux aujourd’hui
(2013) est plus élevé que jamais: 232 millions (en 2000, ils
étaient 175 millions), dont 20 à 30 millions sont sans papiers.
Leur part dans le cadre de la population totale a augmenté entre
2000 et 2013 de 2,9 à 3,3 %. La grande majorité d’entre eux sont
des travailleurs migrants, pas des réfugiés ni des demandeurs
d’asile.
Il faut souligner un phénomène notable : l’augmentation d’un
prolétariat de travailleurs émigrés, qui, par l’intermédiaire
des agences internationales de recrutement, effectuent des tâches
non qualifiées dans différents pays pour de bas salaires, mais ne
sont pas censés s’y installer: ces ouvriers de la construction
venant d’Inde, du Pakistan, du Bangladesh, travaillent sur les
grands chantiers de construction dans les États du Golfe et vivent
dans des camps-dortoirs ; leur situation collective a souvent donné
lieu à des grèves et des révoltes, durement réprimées. Des
millions de travailleurs domestiques originaires des Philippines ou
d’Indonésie, etc., sont employés chez des ménages riches ou
aisés dans les États du Golfe, mais aussi à Hong Kong. Des
auxiliaires de vie pour les personnes âgées émigrent d’Europe de
l’Est vers l’Europe de l’Ouest, afin de travailler pour des
ménages qui n’ont pas les moyens d’embaucher du personnel au
tarif local. De plus en plus de travailleurs industriels sont
recrutés pour trimer dans de lointaines «zones franches de
production», afin de saper les conditions de la classe ouvrière
locale.
Les conditions de vie des gens sont largement déterminées par
l’endroit où ils vivent – mais les conditions de travail des
salariés non spécialisés dans les pays du Nord et du Sud se
ressemblent de plus en plus d’un point de vue structurel. Dans les
usines d’assemblage pour la production de biens de consommation de
masse complexes en Chine et en Inde, aussi, on utilise des machines
ultramodernes. On trouve des travailleurs manuels non spécialisés
aux marges de la chaîne d’approvisionnement, dans les cours des
bidonvilles, mais aussi dans les entrepôts des centres de
distribution au cœur de l’Europe ou aux Etats-Unis. Plus-value
absolue et plus-value relative se combinent dans les mêmes chaînes
de valeur.
Jusqu’à la crise de 1973-1974, la croissance économique
persistante avait plus que compensé l’augmentation de la
productivité et la réussite de la «rationalisation» ; en effet,
le taux d’emploi n’avait pas diminué et l’État- providence
avait élargi son champ d’intervention. Depuis lors, la croissance
de la production industrielle a stagné – elle est actuellement
d’environ 3% et, dans un avenir proche, risque de tomber à environ
1,5%.
L’emploi dans l’industrie manufacturière (y compris la
construction) a augmenté à l’échelle mondiale, mais les taux
d’industrialisation comme ceux d’il y a 50 ou 100 ans ne sont
plus atteints nulle part: le Capital quitte les lieux où il
s’implante beaucoup plus rapidement que dans le passé ; il
relocalise la production vers des zones
«meilleur marché», ou bien il la transforme localement dans des
«services» – voire arrête totalement d’investir. Dans la
plupart des pays nouvellement industrialisés, la part des
travailleurs de l’industrie a déjà atteint son apogée en
représentant 20 % de l’effectif total.
Dans les vieilles nations industrielles, un processus de
désindustrialisation s’est mis en place – même si nous devons
souligner des différences majeures: aux États-Unis, 11 % des
salariés travaillent dans l’industrie, tandis que l’Allemagne
figure en tête de la liste des pays de l’Union européenne avec 22
% (2007) d’emplois dans l’industrie. En 1970, les travailleurs de
l’industrie représentaient encore 37 % (alors qu’aujourd’hui
les tâches confiées à des
«prestataires de
services liés à l’industrie» ne comptent plus comme du travail
industriel22).
La mondialisation a provoqué une nouvelle polarisation entre les
emplois les plus qualifiés et les moins qualifiés. Dans les
vieilles nations industrielles, on réduit le nombre des emplois qui
exigent un niveau moyen de
22
Peter
Dicken,
Global
Shift,
Mapping
the
changing
contours
of
the
world
economy,
6e
édition,
2011.
qualification, et les nouveaux emplois ont tendance à être
temporaires et moins bien payés. Le «secteur des services» se
développe à l’échelle mondiale – et cette polarisation s’y
manifeste également : on assiste à l’augmentation, d’un côté
des tâches dites «simples», ou non qualifiées (nettoyage, soins à
la personne), et, de l’autre, des tâches «non routinières» qui
exigent des niveaux de qualification plus élevés, alors que
diminuent les tâches routinières nécessitant un niveau moyen de
qualification (comptables, employés de bureau): l’introduction des
ordinateurs a fait que de nombreux aspects de ce travail ont pu être
simplifiés, ou alors on l’a délocalisé plus facilement. Ceci est
l’une des raisons pour lesquelles l’écart salarial s’élargit
entre les secteurs d’activité.
C’est au XIXe et au XXe siècles que les
différences de revenus entre les différents pays ont été les plus
prononcées. Au fil des années, ces différences ont diminué en
raison des luttes de la classe ouvrière. Au cours des vingt
dernières années, cette tendance à l’égalisation des niveaux de
revenus a de nouveau changé: alors que les conditions de vie entre
les différentes nations devenaient de plus en plus semblables, les
différences de revenus au sein de chaque pays ont radicalement
augmenté.
Dans les pays nouvellement industrialisés, l’écart salarial est
aussi élevé qu’en Europe il y a cent ans. Aux- Etats-Unis, c’est
durant la période 1950-1970 que les différences de salaires ont été
les moins importantes – au cours des années 1960, elles étaient
moins prononcées qu’en France, par exemple, où c’est seulement
après 1968 que les niveaux de revenu inférieurs ont pu rattraper
leur retard.
Depuis la contre-révolution néolibérale, la disparité des revenus
a explosé, et le phénomène s’est encore aggravé depuis la crise
mondiale – en particulier si l’on considère les salaires nets,
une fois déduits les impôts et les transferts sociaux. Entre 1970
et 2010, la valeur moyenne des actifs privés en termes monétaires a
augmenté de manière significative, en particulier au Japon et en
Europe. Cette augmentation du «taux d’épargne» s’est traduite
par une diminution de la croissance – les entreprises ont cessé
d’investir. Les actifs financiers détenus par l’Etat- nation ont
diminué et la dette de l’État a augmenté. Dans les anciens pays
capitalistes d’État (mais aussi dans d’autres nations), le
pillage et l’accumulation d’actifs entre des mains privées ont
eu lieu pendant le processus de privatisation23.
– Des
secteurs
différents
–
des
conditions
de
lutte
différentes
Mines:
Autrefois, les mineurs et leurs familles vivaient à proximité des
puits, leurs villages étaient aussi des communautés de lutte. Un
important processus de restructuration est en train de se dérouler,
en particulier pour les
mines
à
ciel
ouvert:
désormais,
les
mineurs
sont
souvent
employés
avec
des
contrats
à
durée
limitée
et
ils
vivent dans
des
campements
de
conteneurs
(ou
d’autres
formes
de
logement
organisé)
loin
de
leurs
familles.
Textile/Confection/Industrie
de la chaussure: Ce
sont les secteurs les plus importants dans les pays en
développement. Ce
sont
principalement
des
jeunes
femmes
qui
y
travaillent
–
comme
c’était
le
cas
en
Europe
au XIXe
siècle.
La
«nouvelle
division
internationale
du
travail»
a
commencé
dans
ces
secteurs
durant
les
années
1970. Il est plus facile
d’en délocaliser les usines ou les ateliers, les machines ne sont
pas particulièrement coûteuses. Ce secteur
est
composé
de
petites
et
moyennes
entreprises,
et
les
marges
de
profit
y
sont
faibles.
Les
entreprises dépendent
en
grande
partie
de
contrats
signés
avec
de
grandes
marques
de
mode
ou
des
chaînes
de
vente
au
détail. La conception
et (parfois) la coupe sont séparées des structures de production à
forte intensité de main-d’œuvre (externalisée). En 2005 et
2008, les barrières à l’importation censées protéger les
industries locales ont été abolies. Aujourd’hui,
la
Chine
(ou
plutôt :
«les
entreprises
en
Chine»)
est
le
plus
grand
fabricant
au
monde
dans
ces secteurs
et
emploie
2,7
millions
de
personnes.
Des
sociétés
ayant
leur
siège
social
à
Taiwan
gèrent
des
entreprises au
Mexique
et
au
Nicaragua
;
des
sociétés
basées
en
Chine
ouvrent
de
nouvelles
usines
en
Afrique.
L’automobile reste le bien de consommation le plus complexe.
Quelques sociétés automobiles transnationales dominent le secteur :
elles planifient à long terme l’activité des unités de
production locales et ont des exigences élevées en matière
d’infrastructure. Le secteur dépend massivement des subventions de
l’Etat. Les usines modernes utilisent des machines coûteuses et
emploient de plus en plus plus uniquement des travailleurs
qualifiés.. La main-d’œuvre est segmentée entre les salariés
permanents, ceux ayant des contrats temporaires, les intérimaires et
les salariés des sous-traitants. De plus, des différences
salariales importantes les divisent. Ceci est un phénomène mondial.
Électronique grand public: il s’agit d’un travail
partiellement qualifié, mais il mobilise aussi de nombreux
travailleurs formés sur le tas. Les niveaux de qualité exigés de
ces produits sont élevés, parce qu’ils ont tendance à être
coûteux. En raison des machines utilisées, il s’agit
d’investissements à long terme qui impliquent un choix longuement
pesé du lieu de production. La production en sous-traitance pour
différentes marques dans des méga- usines, surtout en Chine, est
devenue courante (Foxconn, etc.): leur capacité de production est
suffisamment développée pour produire des téléphones mobiles en
direction de l’ensemble de la planète.
Construction: Au cours des dernières décennies, ce secteur a
joué un rôle de plus en plus important, en raison du fait que les
projets immobiliers et les projets de construction gigantesque
étaient un moyen de gonfler les bulles spéculatives. Les chantiers
de construction emploient principalement des migrants, surtout
masculins, venus de la
23 Goeran Therborn, «Class in the 21st Century», New
Left Review n° 78, 2012 (disponible
en anglais sur le Net).
campagne ou de l’étranger. Les grands projets de construction sont
souvent développés en dehors des zones urbaines, ce qui signifie
que les travailleurs sont placés dans des camps.
Logistique: A côté de la relocalisation mondiale de la
production, la quantité de travail dans le transport a augmenté de
façon spectaculaire, alors que les coûts baissaient de façon
significative. Outre quelques groupes de professionnels spécialisés
très bien payés, ce secteur fait appel surtout à des travailleurs
manuels non spécialisés, souvent des migrants employés dans des
conditions semi-légales. Dans les centres de distribution, partout
dans le monde, de nouvelles concentrations importantes de
travailleurs font leur apparition.
Services : ce terme englobe tout ce qui n’est pas
l’agriculture, l’exploitation minière ou la fabrication directe.
Alors qu’autrefois les services étaient effectués sur place,
aujourd’hui, une grande partie du travail de bureau, tels que les
services administratifs et logistiques («back-office»,
comptabilité, centres d’appel, etc.) peut être effectuée
n’importe où, tant que l’on dispose d’une connexion Internet.
La segmentation des travailleurs à travers différentes relations de
travail représente un grand défi pour les luttes communes, les
vieilles formules habituelles sont devenues inefficaces. (Après les
grèves du début des années 1970, les Gastarbeiter24
ont lutté pour trouver leur place dans les syndicats et sont devenus
une base fiable pour toutes les mobilisations futures. Le statut des
nouveaux immigrés est différent puisqu’ils sont pour la plupart
contractuels ou intérimaires.)
Seuls les idéologues staliniens ou sociaux-démocrates prétendent
que la classe ouvrière constituait autrefois un bloc homogène. En
réalité, elle était déjà très hétérogène au XIXe
siècle ou en 1920 – et pas seulement en raison des divisions entre
travailleurs masculins et féminins ou autochtones et immigrés. La
classe ouvrière ne se réduit pas aux travailleurs de l’industrie
! Même en Angleterre, au XIXe siècle, la moitié de la
population active était employée à l’extérieur des usines. Et
il existait aussi des différences de salaire de 300 % entre les
ouvriers allemands eux-mêmes. Historiquement, la classe ouvrière a
appris maintes et maintes fois à lutter (ensemble) dans de telles
circonstances.
La fin de la question paysanne ?
En automne 2008, Wildcat publia, dans son numéro 82,
un article présentant de façon plutôt romantique le rôle de la
paysannerie dans le mouvement altermondialiste. Ce texte affirmait
qu’aujourd’hui la «question paysanne» ne se posait plus de
manière distincte et qu’il fallait l’englober désormais dans la
recomposition de la classe ouvrière mondiale par en bas.
«Au
cours
des
premières
phases
de
l’histoire,
les
êtres
humains
produisaient
leurs
moyens
de
subsistance
dans de petites
communautés et ils étaient tributaires des fluctuations naturelles
de la production. Contrairement à ce processus,
le
capitalisme
a
créé
le
marché
mondial
dès
le
début,
et
sa
principale
force
productive
(les
machines) est
elle-même
un
produit
du
travail
humain.
L’existence
d’une
société
mondiale
devient
la
condition
de
base
de notre vie et de
notre reproduction (une “seconde nature” en quelque sorte) et, en
ce sens, elle est la communauté humaine
réelle.
C’est
seulement
depuis
que
les
moyens
d’existence
de
l’humanité
dépendent
du
travail
social plutôt
que
du
travail
individuel,
que
nous
sommes
en
mesure
de
soulever
la
question
de
l’appropriation
collective des
moyens
de
production
–
et,
de
nos
jours,
elle
se
pose
effectivement
au
niveau
mondial25
!»
Cette analyse s’oppose à celle d’intellectuels comme Samir
Amin26 qui continue de défendre une position anti-
impérialiste classique. Il divise encore le monde entre la triade
(Union européenne, Japon, Etats-Unis) et la périphérie, où vivent
80 % de la population mondiale, dont la moitié à la campagne. Si
l’on ne trouve pas une solution pour ces personnes, aucun «autre
monde» ne serait possible. Samir Amin estime que la «mondialisation»
ne correspond en réalité qu’à l’implosion en cours du système
impérialiste. Selon lui, l’idée du mouvement altermondialiste
selon laquelle on pourrait «changer le monde sans prendre» le
pouvoir est naïve –aussi naïve que
24 Gastarbeiter signifie «travailleurs
invités» : à partir du début des années 60, l’Etat allemand
fit venir des centaines de milliers de travailleurs, principalement
turcs, parce que le pays manquait de main-d’œuvre industrielle.
Ces salariés étaient appelés «invités» parce qu’ils étaient
censés retourner au pays (Note de NPNF).
25 «Beyond the peasant international» (Au-delà de
l’Internationale paysanne), Wildcat n° 82, automne 2008
http://www.wildcat-www.de/en/wildcat/82/w82_bauern_en.html
26
Rappelons que
Samir
Amin
avant
de
devenir
enseignant
et
d’atteindre
le
statut
d’icône
altermondialiste
a pendant
treize
ans
été
un
haut
fonctionnaire
de
la
bourgeoisie :
conseiller
du
ministre
du
développement
au
Mali entre
1960
et
1963 ;
puis
directeur
(1970-1980)
de
l’Institut
africain
de
développement
économique
et
de planification
(qui
dépend
de
l’ONU
et
dont
la
fonction
est,
selon
le
site
de
cette
organisation,
est
«d’accompagner
les gouvernements
africains
dans
leurs
efforts
de
formation
et
de
renforcement
des
capacités
dans
les
domaines
de la
gestion
économique
et
de
la
planification.
Pour
ce
faire,
il
travaille
en
étroite
collaboration
avec
les
Etats- membres
africains
pour
évaluer
leurs
besoins
et
développer
des
cours
généraux,
spécialisés
et
sur
mesure
pour leurs
cadres
de
niveaux
supérieur
et
intermédiaire.
L’IDEP
travaille
aussi
avec
les
différents
ministères
concernés par
le
développement
socio-économique
de
l’Afrique».
Soulignons
aussi
que
Samir
Amin
a
soutenu
le
coup
d’Etat du
maréchal
al-Sissi :
http://www.pcfbassin.fr/index.php?option=com_content&view=article&id=11612:l-oui-
morsi-et-les-freres-musulmans-allaient-ceder-40-du-sinai-r&catid=5:moyen-orient&Itemid=8
Pouvons-nous nous fier à des hauts fonctionnaires et à des
conseillers ministériels pour changer le monde actuel ou même
seulement pour l’interpréter ? (Note de
NPNF)
celle d’un compromis écologique avec le Capital. Pour Samir Amin,
la «rente impérialiste» dont bénéficient les classes moyennes du
Nord fait obstacle à une lutte commune. Afin d’établir le
socialisme ou le communisme, les travailleurs et les peuples doivent
définir des stratégies offensives sur trois niveaux, déjà
indiqués par Mao: le peuple, l’Etat et la nation. Un retour au
modèle keynésien d’après-guerre est impossible –l’histoire
ne peut faire marche arrière. Mais, selon Samir Amin, la question
paysanne est toujours centrale: l’accès à la terre pour tous les
paysans et le développement d’une agriculture plus productive. Il
ne s’agit pas de maintenir un folklore paysan, mais de construire
l’industrie et développer les forces de production.
Ces propositions politiques sont aussi archaïques que son analyse
coincée dans le passé: aujourd’hui, en Chine, la troisième
génération de travailleurs migrants travaille dans des usines qui
alimentent le marché mondial. Durant l’exode de millions de
paysans déracinés des zones rurales, une classe ouvrière
industrielle s’est formée, selon un processus classique qui n’a
pas aboli la division entre populations urbaines et rurales, mais les
anciens villageois ont largement dissous leurs liens avec la terre
et, surtout, ils ne veulent absolument pas y retourner travailler !
Samir Amin avance un argument plus intéressant lorsqu’il critique
l’idée que les pays en développement dans les «marchés
émergents» (par exemple, les nouveaux «Tigres», le Brésil, la
Turquie, etc.) pourraient devenir les nouveaux centres du
capitalisme: selon lui, les «soupapes de sécurité» nécessaires
pour que cela se produise n’existent pas dans ces régions. Au
XVIIIe siècle, la prolétarisation en Europe avait une
soupape de sécurité : l’émigration vers l’Amérique.
Aujourd’hui, il faudrait l’équivalent de plusieurs Amérique
pour que des processus similaires d’industrialisation se produisent
dans les pays des «marchés émergents». Par conséquent, ils n’ont
aucune chance de rattraper les pays les plus avancés.
Cet argument doit être encore affiné pour approfondir l’analyse :
Qu’arrivera-t-il aux processus réels et actuels de
l’industrialisation si les luttes ne peuvent être canalisées par
la social-démocratie d’une part, ou par les migrations de masse,
de l’autre ?
La prolétarisation débouche sur la lutte de classe
Souvent, nous ne nous rendons compte d’une évolution que de façon
rétrospective et après qu’un changement qualitatif a eu lieu. Le
premier «embouteillage mondial» se produisit en 2004. Les grèves
dans le delta chinois de la rivière des Perles, en 2004, à l’apogée
du boom, marquèrent le premier grand cycle de luttes dans les
«nouvelles usines». En menant des luttes offensives, ils obtinrent
des augmentations de salaire significatives qui eurent un impact sur
la situation dans les usines de l’ensemble de l’Asie orientale.
Au Vietnam, au Cambodge, au Bangladesh, au Bahreïn, des grèves
ouvrières éclatèrent et, en Iran, en 2006, les chauffeurs de bus
menèrent la première grève importante depuis 1979 ! Une vague
mondiale de luttes ouvrières déferla à partir de 2006 avant, donc,
le crash économique mondial.
Ce mouvement puissant se transforma en une vague qui atteignit son
apogée en 2010, lorsque les grèves eurent lieu dans presque tous
les pays du monde, et elle ouvrit la voie aux révolutions politiques
et aux mouvements de protestation dans les rues qui allaient suivre.
Ces derniers événements attirèrent davantage l’attention des
médias, mais, sans les grèves dans l’industrie du phosphate en
Tunisie et les grèves de masse dans l’industrie du textile de
Mahalla en Egypte entre 2006 et 2008, les soulèvements dans ces pays
n’auraient pas eu lieu.
Les vagues de protestations de 2006 à 2013
Les années 2006-2013 ont été marquées par une vague de
protestations de masse dans les rues, des grèves et des soulèvements
à une échelle sans précédent. Selon la Friedrich-Ebert-Stiftung
de New York27, cette vague est seulement comparable aux
bouleversements révolutionnaires de 1848, 1917 ou 1968 – le think
tank a analysé 843 mouvements de protestation au total entre 2006 et
2013, dans 87 pays, ce qui couvre 90 % de la population mondiale :
protestations de toutes sortes (contre l’injustice sociale, la
guerre et la corruption ; pour une véritable démocratie) ; émeutes
contre la hausse des prix des denrées alimentaires ; grèves contre
les employeurs ; grèves générales contre l’austérité.
(Signalons un point moins positif : les mobilisations religieuses
contre l’avortement en Pologne.)
Il convient de souligner que la majorité de ces mouvements se sont
déroulés dans des pays «à revenu élevé» et que 48 % des
manifestations violentes ont eu lieu dans les pays à faible revenu ;
dans la plupart des cas, elles visaient à protester contre des prix
alimentaires et énergétiques trop élevés. Quarante-neuf
manifestations exigeaient une réforme agraire, 488 dénonçaient des
politiques d’austérité et exigeaient la justice sociale, tandis
que 376 manifestations incluaient une «véritable démocratie»
parmi leurs objectifs. Beaucoup de manifestations étaient
l’expression d’une perte totale de confiance dans la «Politique».
Néanmoins, dans la plupart des cas, les manifestants adressaient
leurs revendications à l’Etat: les responsables politiques étaient
censés agir. Souvent, les formes de luttes sont allées au-delà des
manifestations ou des grèves traditionnelles et étaient des actes
de
«désobéissance civile», tels que les barrages de rues et de
routes et les occupations. En particulier, les occupations de places
publiques et l’organisation commune de la vie quotidienne comme une
forme de lutte ont eu des répercussions sur l’ensemble de la
région méditerranéenne et aux États-Unis.
27 Isabel Ortiz, Sara Burke, Mohamed Berrada, Hernan
Cortes, World Protests 2006-2013,
FES New York Office 2013. Téléchargeable en anglais sur Internet :
http://www.fes-globalization.org/new_york/wp-
content/uploads/2014/03/World-Protests-2006-2013-Complete-and-Final.pdf
La comparaison avec «1968» brouille les cartes plus qu’elle ne
permet de clarifier l’analyse: «1968» a été un mouvement
révolutionnaire mondial, mais l’année 1968 elle-même n’a pas
représenté l’apogée des grèves – au contraire, celles-ci ont
commencé dans les années 1960 et ont seulement culminé entre le
milieu et la fin des années 1970.
La vague de luttes
depuis 2005 se caractérise par des aspects très différents :
Depuis le début de la crise économique mondiale spéculative, le
Capital a fui vers les actifs «sûrs», comme les matières
premières, les aliments de base et les terres agricoles et, par
conséquent, dans un court laps de temps, il a déclenché une hausse
massive des prix des denrées alimentaires de base; ces prix ont
atteint des sommets historiques d’abord en décembre 2007, puis à
nouveau en 2010. Entre l’automne 2007 et l’été 2008, dans de
grandes parties de l’Afrique et la Chine, les prolétaires ont
réagi en organisant des grèves et des soulèvements et ils ont
forcé leurs gouvernements ou leurs patrons à continuer à
subventionner les denrées alimentaires de base.
Sur les «places», les groupes et les tendances révolutionnaires
étaient actifs mais ne représentaient qu’une minorité. La
plupart des participants descendaient dans les rues pour la première
fois et ont démontré une capacité considérable d’organiser
eux-mêmes la vie et la reproduction quotidiennes – mais ce
n’étaient pas des « militants politiques». L’image médiatique
de ces mouvements a été largement influencée par les classes
moyennes, peut-être parce que les journalistes sont beaucoup plus à
l’aise pour communiquer avec des individus issus de leur propre
milieu social. De plus, une manifestation de masse dans la capitale
est toujours plus visible qu’une grève dans une ville de province.
Pour cette raison, la participation des prolétaires a été
largement sous-estimée, bien que beaucoup d’entre eux aient pris
part aux mouvements et aient combattu les flics en première ligne.
Mais ces mouvements étaient, dans la plupart des cas, dirigés
contre les gouvernements en place et la corruption ; ils réclamaient
la mise en place d’une «démocratie réelle» et ne défendaient
pas spécifiquement la «cause des travailleurs28». Le
mouvement avait en apparence une dimension mondiale mais il est resté
emprisonné au sein de chaque Etat-nation. Beaucoup de ces mouvements
avaient «deux âmes»: d’un côté, les prolétaires les plus
pauvres et les migrants qui avaient perdu leur emploi ; de l’autre,
les universitaires précaires qui considéraient un emploi bien
rémunéré comme un droit humain. Les classes moyennes ont été
particulièrement touchées par les politiques fondées sur des taux
d’intérêt élevés, les dettes de l’Etat et les mesures
d’austérité – ce qui a poussé un certain nombre de gens à
devenir plus radicaux et à agir. Certains ont fait le saut et sont
entrés dans le jeu politique et la participation au pouvoir grâce
aux élections – comme Podemos en Espagne.
Dans son numéro 90, Wildcat a publié un texte de
Steven Colatrella, «In Our Hands is Placed a Power» (Un pouvoir
réside entre nos mains) : cet article soulignait que les luttes ont
formé une vague de grèves mondiale pendant le dernier tiers de
l’année 2010. En 2010, les grèves atteignirent une ampleur
géographique et quantitative sans précédent dans l’histoire. Il
attribue ce fait à la fin du néolibéralisme et à la
reconstitution de la classe ouvrière. Selon Colatrella, l’expansion
des «grèves traditionnelles» peut fournir aux luttes un pouvoir et
une direction qui aideront à surmonter les faiblesses des «émeutes
contre le FMI».
«Mais
le déplacement de la production à l’échelle mondiale n’a pas
vraiment produit de nouvelles classes
ouvrières, [...]
ce déplacement mondial a plutôt créé un nouveau pouvoir
structurel pour de larges secteurs de travailleurs
qui
avaient
rarement
disposé
d’un
tel
pouvoir,
sauf
peut-être
au
niveau
strictement
national29.»
Les travailleurs du textile, de la chaussure, de l’automobile ou
d’autres secteurs industriels étaient maintenant en mesure
d’attaquer l’économie mondiale à la fois au niveau national et
international. L’intégration plus étroite dans l’économie
mondiale et les attaques menées simultanément contre leur niveau de
vie à travers les mécanismes de la crise capitaliste ont augmenté
à la fois leur pouvoir structurel et organisationnel. La vague de
grèves fait partie de la formation de la classe, elle relie et
politise les luttes contre la mondialisation capitaliste. Les
travailleurs qui défendent leurs intérêts économiques sont
directement confrontés au pouvoir politique. Leurs luttes sont donc
politiques.
Colatrella caractérise la vague mondiale de grèves depuis 2007
comme des «grèves contre la gouvernance mondiale», comme une
action menée dans le monde entier et simultanément par les
travailleurs de nombreux pays contre le même ennemi. Mais la
simultanéité ne crée pas automatiquement de véritables points
communs et un ennemi commun ne crée pas nécessairement de liens
entre ceux qui luttent.
28 On comparera cette analyse avec celle de Mouvement
Communiste: «La jeunesse scolarisée secoue le joug de
Pékin et de l’oligarchie hongkongaise» (http://mouvement-
communiste.com/documents/MC/Letters/LTMC1439%20FRvG.pdf)/
29
Wildcat
n°
90,
été
2011
:
http://www.wildcat-www.de/en/wildcat/90/w90_in_our_hands_en.htm
30 BRICS : acronyme anglais désignant le Brésil, la
Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud. MINTS : acronyme
désignant le Mexique, l’Indonésie, le Nigeria et la Turquie
(NdT).
Face à la stagnation des taux de croissance dans les anciens pays du
Nord, le Capital a centré ses espoirs sur les BRICS où réside 40 %
de la population mondiale (cette appellation été inventée par la
banque d’investissement américaine Goldman Sachs en 2001). En
dehors de la Russie, les BRICS bénéficient d’une main-d’œuvre
industrielle jeune, en expansion, qui réclame une vie meilleure. Le
président du Brésil a promis à chacun de ses compatriotes une
promotion dans la «classe moyenne». Initialement, il a semblé que
les BRICS n’étaient pas affectés par la crise mondiale et que les
économies contrôlées par l’Etat comme la Chine semblaient
«immunisées» contre elle. Les capitaux inexploités se sont
précipités vers ces régions ; au départ, les taux de croissance
ont continué à augmenter, mais plus lentement qu’au cours des
années précédentes. C’est en particulier dans ces pays
capitalistes «exemplaires» que les travailleurs ont réussi à
appliquer des augmentations de salaire considérables en menant des
luttes dures.
Leurs grèves ont beaucoup de points communs: elles se produisent
principalement dans les secteurs centraux de l’économie ; les
entreprises concernées opèrent au niveau multinational ; dans leurs
luttes, les travailleurs entrent en confrontation avec les syndicats
existants ; ils cherchent à former ou adhérer à des syndicats
alternatifs, ou ils inventent leurs propres formes d’organisation.
Dans de nombreux cas, l’Etat attaque violemment les grévistes, et,
dans le même temps, les travailleurs utilisent la violence contre
les cadres ou les briseurs de grève31.
En 2014, ces grèves ont continué, bien que, dans le cas de l’Inde,
elles se produisirent dans le contexte d’une dévaluation massive
de la monnaie locale et d’une diminution des ventes dans le secteur
de l’automobile. Depuis 2013, beaucoup de capitaux ont été
retirés des BRICS et transférés aux MINTS – ces États abritent
également une population importante et très jeune ; et au moins
certains d’entre eux ont connu d’immenses mouvements de
protestation au cours des dernières années. En juin 2013, un
soulèvement populaire a eu lieu en Turquie («les protestations du
parc Gezi») et, en mai 2015, tout le secteur de l’automobile a été
secoué par une vague de grèves, au cours de laquelle les
travailleurs ont chassé leurs anciens syndicats.
En Iran, 2014 a été l’année qui a connu le plus grand nombre de
conflits du travail et de manifestations des travailleurs. Le moment
le plus intense a été la grève de 5 000 salariés dans les mines
de minerai de fer de Bafgh où les ouvriers ont réussi à empêcher
la privatisation. Ils ont fait grève pendant près de 40 jours
jusqu’à ce que le dernier ouvrier arrêté ait été libéré –
il s’est agi du plus long conflit depuis la révolution en 1979.
Dans les pays nouvellement industrialisés, des mouvements de
travailleurs sensiblement similaires ont émergé, en dépit
d’environnements culturellement et politiquement très différents
– et ces mouvements ont imposé des augmentations de salaires
considérables en l’espace de quelques années32. Les
travailleurs se sont servi de leur position dans les chaînes de
production internationales, par exemple au cours de la grève chez
Honda en Chine33.
Dans de nombreuses luttes, des revendications égalitaires ont été
mises en avant pour agir contre la segmentation de la force de
travail, segmentation que les employeurs tentent aujourd’hui
d’imposer, à l’échelle
31 Joerg Nowak, «Fruehling der globalen Arbeiterklasse.
Neue Streikwelle in den BRICS-Staaten» [Printemps de la classe
ouvrière mondiale. Nouvelle vague de grèves dans les BRICS],
Sozialismus, 6-2014],
https://www.academia.edu/7273018/Fr%C3%BChling_der_globalen_Arbeiterklasse_Neue_Streikwelle_in_den_B
RIC-Staaten
«Massenstreiks und Strassenproteste in Indien und Brasilien»
[Grèves de masse et manifestations de rues en Inde et au Brésil],
Peripherie n° 137, 2015
(http://www.linksnet.de/de/artikel/32468)
«Massenstreiks in der globalen Krise» [Grèves de masse dans la
crise mondiale], Standpunkte 10/2015, disponible sur
rosalux.de
Torsten Bewernitz, «Globale Krise – globale Streikwelle? Zwischen
den oekonomischen und demokratischen politischen Protesten herrscht
keine zufaellige Gleichzeitigkeit» [Crise mondiale – vague de
grèves mondiale ? Il n’existe pas de coïncidence aléatoire entre
les luttes économiques et celles pour la démocratie politique],
Prokla n° 177, 12/2014
Dorothea Schmidt, «Mythen und Erfahrungen, die Einheit der deutschen
Arbeiterklasse um 1900» [Mythes et expériences, l’unité de la
classe ouvrière allemande autour de 1900], Prokla n°
175, 6/2014
32 Beverly Silver considère que les vagues de lutte en
2010 ont confirmé sa thèse: la délocalisation des capitaux vers la
Chine a créé une nouvelle classe ouvrière combative et en
expansion. Elle pense encore en termes de mouvements pendulaires:
créer – détruire – recréer une classe ouvrière, et pour elle,
actuellement, le balancier recule. Selon Beverly Silver, dans une
telle période historique, il n’est ni possible, ni souhaitable,
que le Capital réponde à ces luttes en mettant en place un
partenariat social de type keynésien.
Beverly Silver, «Theorising the working class in
twenty-first-century global capitalism», in Workers and
labour in a globalised
capitalism [Travailleurs et mouvement ouvrier dans
un capitalisme mondialisé] (Palgrave Macmillan), sous la direction
de Maurizio Atzeni (2014), http://krieger.jhu.edu/arrighi/wp-
content/uploads/sites/29/2012/08/Silver-2014-Theorising-the-Working-Class.pdf
33 Voir
l’article en allemand sur la Chine dans le numéro 98 de Wildcat,
été 2015.
internationale, dans toutes les entreprises incluant une part plus
élevée de travailleurs qualifiés (cf. par exemple les travailleurs
de l’automobile en Inde et les mineurs en Afrique du Sud)34.
Les travailleurs et l’État
Comment les luttes ouvrières deviennent-elles révolutionnaires ? La
révolution s’attaque de front aux conditions objectives, et elle
ne les évite pas. Si, dans une société caractérisée par des
relations patriarcales, les travailleuses luttent collectivement pour
l’amélioration de leurs conditions de vie et de travail, si elles
prennent des risques en se battant, traversent les frontières,
découvrent de nouvelles possibilités de lutte et veulent mieux
comprendre et connaître ce monde, alors ce processus est
probablement «révolutionnaire». Dans un pays où les capitalistes
sont organisés au sein d’un Parti communiste, quelle vision les
travailleurs peuvent-ils avoir du
«communisme» ? Ils devront développer des idées nouvelles au
cours de la lutte. Ce processus ne commencera certainement pas
uniquement dans les usines, il faudra qu’interviennent des
impulsions externes, comme par exemple les mouvements de jeunesse qui
remettent en question tout et n’importe quoi.
Le concept de «classe ouvrière mondiale» s’oppose à celui de
«classe ouvrière nationale». Il suppose qu’un mouvement ouvrier
(social-démocrate) ne puisse plus intégrer la classe ouvrière dans
l’Etat. En 1848, les travailleurs ne disposaient pas encore d’une
«patrie», un artisan prolétaire ne se souciait pas de travailler à
Cologne, Paris ou Bruxelles. Seuls l’Etat providence et les partis
ouvriers décidés à «lutter contre l’Etat au sein même de
celui-ci» ont enchaîné les travailleurs à la nation. Depuis 1968,
il se met en place une vaste réorientation à long terme des
mouvements prolétariens et une séparation progressive vis-à-vis de
l’Etat – et des conceptions de l’Etat. Depuis les années 1980,
le démantèlement de l’Etat-providence a causé une certaine
«aliénation» (un certain éloignement) d’une part importante de
la société par rapport à l’Etat, mais, pour le «noyau central
de la classe ouvrière», l’Etat fonctionne encore: il suffit de
considérer les interventions publiques massives depuis 2008 pour
sauver l’industrie automobile en l’Allemagne, aux États-Unis et
en France. La gauche traditionnelle prétend changer le système
capitaliste en intervenant dans le champ politique, ou plutôt, elle
affirme pouvoir «maîtriser» ses pires conséquences.
Historiquement, et depuis le début, le Capital est une relation
globale, médiée par le marché mondial. Mais sans l’Etat, (les
institutions qui appliquent) les lois et les marchés nationaux du
travail, le Capital n’aurait pu ni survivre ni se développer.
L’État-providence garantit certaines conditions sociales seulement
pour sa propre population, transformant ainsi les prolétaires en
«citoyens». Mais le Capital n’a réussi à croître qu’en ayant
accès à une armée industrielle de réserve composée d’ouvriers
agricoles, de paysans, de prolétaires sous-employés dans d’autres
pays. Aujourd’hui, dans presque tous les pays industrialisés, il
existe des classes ouvrières multinationales qui n’entretiennent
pas des liens profonds avec l’Etat sous la domination duquel ils
vivent – tandis que les travailleurs
«locaux» et «naturalisés», ainsi que les classes moyennes en
voie de déclassement, s’accrochent à l’Etat et exigent de lui
une protection spéciale.
Au cours des vingt dernières années, l’ennemi de classe a
démantelé les structures de l’Etat partout où il n’a pas été
en mesure de faire face à la lutte de classe, en laissant
s’installer des armées privées, la mafia et la guerre civile.
Cette destruction des systèmes qui assuraient une certaine sécurité
à la société a provoqué des migrations à grande échelle. Dans
de telles situations menaçantes, des «Etats forts» ou des
«démocraties contrôlées» (Russie, Chine) deviennent plus
attrayantes pour le Capital car ils apparaissent comme des îlots de
stabilité. Où la classe ouvrière profite-t-elle l’absence de
l’Etat pour construire ses propres structures ? Quel est le bilan
de la mondialisation-par- en-bas ?
Des processus d’apprentissage mondiaux
Aujourd’hui, les travailleurs peuvent nouer des contacts directs
entre eux à travers les frontières, même lorsque de longues
distances les séparent, sans faire appel à des intermédiaires
professionnels. Grâce aux réseaux numériques, il est devenu
beaucoup plus facile, même dans des régions éloignées, de savoir
ce qui se passe dans le monde, si l’on compare la situation avec
celle existant il y a trois ou quatre décennies. Les luttes
deviennent contagieuses si les travailleurs d’une entreprise voient
que d’autres salariés prennent des risques et que leur lutte est
couronnée de succès – comme par exemple la grève de 40 000
ouvriers dans les usines de chaussures de Yue Yuen en 2014. En 2015,
environ 90 000 travailleurs de la même entreprise ont fait grève au
Vietnam, tandis que simultanément 6 000 travailleurs se sont à
nouveau mis en lutte en Chine. Depuis le conflit de 2014, pas un mois
ne passe en Chine sans qu’au moins une usine de chaussures soit
touchée par des mouvements des ouvriers. Les travailleurs
s’intéressent aux différentes luttes, y compris au-delà des
frontières nationales – même s’ils ne nouent pas de contacts
organisationnels visibles. Les salariés de différentes usines
décrivent leurs conditions et en discutent entre eux, par exemple
sur les forums internet.
Les liens les plus évidents entre les prolétaires de tous les pays
sont entretenus par les immigrés. A certains moments de l’histoire,
des masses de militants ouvriers ont quitté leurs pays respectifs
pour éviter la répression – comme l’Espagne et la Grèce dans
les années 1970, ou la Turquie dans les années 1980 – et ils ont
apporté avec
34 En Allemagne, seuls les travailleurs de Daimler, à
Bremen, essayèrent de réagir face aux plans de la direction qui
voulait externaliser la production à des «fournisseurs de
services». Leur grève sauvage échoua à stopper la manœuvre du
patron.
eux leurs expériences des luttes et de la façon de s’organiser.
Dans les grèves des usines en Allemagne, ils sont souvent devenus
l’avant-garde. Un autre exemple est celui des émigrés en
provenance du Mexique, venus travailler dans l’agriculture aux
États-Unis, et qui y ont organisé des grèves. (Tous les
travailleurs immigrés ne sont pas ou ne restent pas prolétaires –
l’auto-emploi est souvent le seul moyen de sortir de la misère et
le réseau de leurs compatriotes un moyen de s’organiser dans ce
but). Les immigrés appartiennent souvent à ces groupes de personnes
qui veulent progresser et obtenir des conditions de vie meilleures,
quoi qu’il arrive, et sont en mesure de mobiliser un réservoir de
main-d’œuvre mal payée au sein même de leurs communautés pour
atteindre cet objectif. Par conséquent, ces réseaux ne sont guère
utiles pour organiser la lutte de classe.)
«Le
prolétariat semble donc disparaître au moment même où la
condition prolétarienne se généralise»
(Samir Amin).
Pendant quatre décennies, la vitesse des mouvements de la classe
ouvrière n’a pu correspondre à la vitesse avec laquelle le
Capital parcourait le globe à la recherche d’une force de travail
valorisable. Désormais, la situation s’est inversée. En Egypte,
en Chine, au Bangladesh, au Mexique, en Afrique du Sud, etc., les
travailleurs font usage des nouvelles possibilités techniques pour
défendre leurs propres intérêts ; leurs luttes acquièrent
rapidement une audience mondiale. Pour la première fois apparaît
une classe ouvrière mondiale qui a la capacité d’organiser la
production et la reproduction mondiales – et peut donc transformer
ce monde. Dans les pays du Nord, cette
«nouvelle condition» est plus difficile à détecter ; en effet,
depuis les années 1980, le Capital utilise la menace de la
délocalisation pour exercer un chantage sur les salariés. (Alors
que, dans le même temps, une petite partie de la classe ouvrière –
ses «couches moyennes» – ont réussi à gagner de l’argent en
profitant de la financiarisation et de la spéculation au moins
temporairement, parfois davantage qu’en travaillant.)
Quel rôle peuvent jouer les militants ou les universitaires de
gauche ? Depuis la grande vague de grèves en 2010, des spécialistes
de gauche des sciences sociales ont redécouvert la classe ouvrière
et entamé des recherches sur les mouvements sociaux dans le monde
entier. Mais quand des sociologues interviewent des travailleurs
individuellement, ils sont souvent frustrés, parce que ces hommes et
ces femmes ne pensent qu’à eux-mêmes et à leurs familles.
Constituent-ils «un type différent de l’espèce humaine» une
fois qu’ils sont au travail ou lorsqu’ils luttent ensemble ? E.P.
Thompson expliquait déjà en 1963 que si vous arrêtez l’histoire
sociale à un moment donné, vous ne trouverez que des individus. La
«classe», en revanche, définit des personnes qui vivent leur
propre histoire – il faut donc analyser une période historique
suffisamment longue. La formation de la classe ouvrière en
Angleterre nous plonge à la fois dans l’histoire
politique et culturelle et dans l’histoire économique. «La
classe ouvrière s’est fabriquée
elle-même tout autant
qu’elle a été
fabriquée35.»
Et de toute façon
pourquoi les travailleurs devraient-ils se confier aux spécialistes
des sciences sociales ?
Dans «Junge Welt36», le philosophe
hongrois Gaspar Miklos Tamas a récemment déclaré que, pour la
première fois dans l’histoire, nous vivons une situation grotesque
: il existe une intelligentsia marxiste mais pas de mouvement
marxiste. Ce phénomène comporte deux dangers : d’un côté,
l’avant-gardisme des militants qui prétendent parler au nom d’un
prolétariat «passif» – ce prolétariat, cependant, ignore que
certains prennent la parole à sa place ; il ne partage pas les
valeurs de l’avant-garde qui lui explique ce qu’il est censé
sentir, penser et faire. Ce sont principalement les petits groupes de
la gauche radicale qui encourent ce type de danger. L’autre danger
est que la gauche radicale fusionne avec les mouvements
démocratiques, antifascistes et égalitaires – ce qui entraînerait
la disparition de la critique marxiste.
On peut observer ces deux tendances dans les nouvelles luttes de
classe. Certains veulent fonder une «nouvelle Internationale» dès
aujourd’hui– alors qu’il y en a déjà tellement ! D’autres
refusent de critiquer la classe ouvrière et souhaitent seulement
soutenir les travailleurs dans leurs luttes. Ils veulent utiliser les
réseaux décentralisés organisés par des ONG, ou former, ou
renforcer tout de suite les syndicats. Des conférences
internationales discutent pour savoir comment les travailleurs
peuvent entrer en contact au niveau mondial. En outre,
«l’internationalisme ouvrier» traditionnel perdure avec son
organisation centralisée et hiérarchique qui laisse peu de place
aux débats ouverts. Lors des conférences internationales, des
délégués prétendent qu’il existe, partout dans le monde, des
ouvriers et des employés bénéficiant d’un emploi à vie dans la
même entreprise, et que leurs syndicats ou leurs partis réussissent
encore à obtenir qu’ils reçoivent une part de la richesse en
expansion permanente.
Mais des militants de gauche, critiques par rapport aux syndicats,
essaient aussi d’organiser des contacts entre les différents sites
des multinationales –bien qu’il soit très difficile d’aller
au-delà des rencontres mutuelles et de réellement lutter ensemble
ou d’organiser des grèves de solidarité.
35
E.P.
Thompson,
The
making
of
the
English
working-class,
1963
[La
formation
de
la
classe
ouvrière
anglaise,
Le Seuil, 1988 ; Points, 2012].
36
Global Labour Journal
www.escarpmentpress.org/globallabour
Global Labour
Institute www.globallabour.info
Global Dialogue www.isa-global-dialogue.net/volume-4-issue1/
Au cours des cinq dernières années, une autre partie de la gauche
radicale qui veut abolir l’Etat a placé ses espoirs dans les
soulèvements populaires. Le «mouvement des places» en 2011 a
rattrapé et dépassé le débat sur
«l’insurrection qui vient». La Grèce en 2008, les Indignados en
Espagne, l’occupation du parc de Gezi, Stuttgart21, Hong Kong,
etc., ont regroupé des centaines de milliers de participants –
mais, en fin de compte, ils n’ont pas été en mesure d’imposer
quoi que ce soit ! Ces mouvements ont rendu visibles le potentiel de
ces soulèvements simultanés à l’échelle mondiale –mais ils
ont aussi démontré brutalement leurs limites, par exemple lors du
passage de la commune de Tahrir à la dictature militaire. Les
nombreux mouvements qui ont eu lieu depuis Seattle, les révoltes de
masse en Argentine en 2001 et récemment Occupy Wall Street, etc.,
ont clairement montré qu’un renversement de l’ordre social
existant n’est possible que si les travailleurs se joignent à un
soulèvement populaire en tant que travailleurs. S’ils ne font pas
grève, leur participation à des manifestations n’a guère
d’impact. Sous le capitalisme, la grève est l’arme ultime, où
le pouvoir réel se développe et où les sujets collectifs se
forment.
Même
le
Comité
Invisible,
qui
jusqu’à
présent
ne
se
souciait
guère
des
travailleurs,
a
commencé
à
s’en préoccuper
(au
moins
sur
le
papier37)
– et
il
s’agit
d’une
évolution
intéressante:
parce
que
tout
homme
ou
toute femme qui veut
abolir l’Etat, qui souhaite faire la révolution, sera incapable
d’atteindre ces objectifs sans les
travailleurs ! Les
prolétaires constituent la grande majorité de la population et
leurs luttes font avancer les choses. Néanmoins
la
plupart
des
gauchistes
n’analysent
toujours
pas
de
façon
critique
les
luttes
qui
ont
effectivement lieu
;
mus
par
une
sorte
de
réflexe,
ils
préfèrent
soulever
immédiatement
la
question
de
la
«conscience
de
classe». Ils
imaginent
un
prolétariat
organisé
dans
un
parti
et
un
syndicat,
situation
que
l’on
n’a
pas
connue
depuis
les années 1950.
«Qu’attendons-nous d’autre ?» nous demandions-nous dans un
article polémique paru dans Wildcat-
Zirkular n°
65.
«L’émergence
d’organisations
mondiales
prolétariennes
?
Des
grèves
de
solidarité
?
Des
clones des
mouvements passés ? Un mouvement politique international ? En ce qui
concerne la révolution mondiale, nous sommes
devant
un
phénomène
nouveau
et
intéressant
:
personne
ne
détient
les
paramètres,
les
critères
ou
même des
réponses
pour
aborder
cette
question.
L’un
des
critères
pourrait
être
de
savoir
si
des
communautés
se développent au
cours des différentes luttes – jusqu’à maintenant cela ne
semble pas être le cas. Les luttes des travailleurs, alors ? Mais
ils ne luttent pas ensemble... On observe plutôt le phénomène
contraire: ils se battent uniquement pour eux-mêmes et ne se
reposent que sur leurs propres forces. Ils ne comptent même pas sur
leurs collègues de l’entreprise voisine38.»
Les travailleurs ignorent les vieilles organisations et les vieux
partis ; quant aux nouveaux partis et organisations ils ne sont pas
encore visibles. Les masses n’ont pas encore la moindre idée de
que pourrait être une société nouvelle. Dans les luttes
elles-mêmes, nous pouvons cependant déceler quelques développements
intéressants. En Asie et au-delà, des travailleurs ont prouvé
leurs capacités extraordinaires à organiser leurs luttes et les
coordonner au-delà des frontières. Ils ont compris qu’ils ne
peuvent gagner que collectivement. Ils avancent des revendications
égalitaires contre les divisions introduites par le Capital. Ils ne
laissent pas les syndicats les empêcher de se battre, quand ceux-ci
veulent les contrôler. Ils ne craignent pas de participer à de durs
affrontements. Ils abordent et créent des problèmes pour lesquels
le système n’a pas de solution.
Dans leurs luttes, ils entrent en conflit avec un système social,
qui n’a rien à offrir à la grande majorité des salariés en
dehors des politiques d’austérité – ce système n’est plus
capable de transformer les luttes pour garantir un «développement»
économique. Ce système social s’oriente vers son prochain crash,
sous la direction de sa
«dernière superpuissance» ; il lutte contre sa disparition
économique et politique en déployant tous les moyens nécessaires.
La plus forte puissance militaire dans le monde est devenue incapable
de gagner des guerres, encore moins de créer de nouveaux Etats
stables ; elle n’est capable que de détruire. Elle sape ainsi
davantage la légitimité de cet ordre mondial et mobilise de plus en
plus de gens contre elle-même.
37
Comité Invisible,
A nos amis (La
Fabrique,
2014,
p.
96
et
97):
«Pour
dire cela platement: tant que nous ne saurons
pas
comment
nous
passer
des
centrales
nucléaires
et
que
les
démanteler
sera
un
business
pour
ceux
qui les veulent
éternelles, aspirer à l’abolition de l’Etat continuera de faire
sourire ; tant que la perspective d’un soulèvement
populaire
signifiera
pénurie
certaine
de
soins,
de
nourriture,
ou
d’énergie,
il
n’y
aura
pas
de mouvement
de
masse
décidé
(...).
Ce
qui
fait
l’ouvrier,
ce
n’est
pas
son
exploitation
par
un
patron,
qu’il
partage avec
n’importe
quel
autre
salarié.
Ce
qui
fait
positivement
l’ouvrier,
c’est
sa
maîtrise
technique,
incarnée,
d’un monde
de
production
particulier.
Il
y
a
là
une
inclination
à
la
fois
savante
et
populaire,
une
connaissance
passionnée qui
faisait
la
richesse
propre
du
monde
ouvrier
avant
que
le
Capital,
s’avisant
du
danger
contenu
là
et non sans avoir
préalablement sucé toute cette connaissance, ne décide de faire
des ouvriers des opérateurs, des surveillants et des agents
d’entretien des machines. Mais même là, la puissance ouvrière
demeure: qui sait faire fonctionner un système sait aussi le saboter
efficacement. Or nul ne peut individuellement maîtriser l’ensemble
des techniques qui
permettent
au
système
actuel
de
se
reproduire.
Cela,
seule
une
force
collective
le
peut.
(...).
En d’autres
termes:
il
nous
faut
reprendre
un
travail
méticuleux
d’enquête.
Il
nous
faut
aller
à
la
rencontre,
dans
tous les
secteurs,
sur
tous
les
territoires
où
nous
habitons,
de
ceux
qui
disposent
des
savoirs
techniques
stratégiques.
C’est seulement
à
partir
de
là
que
des
mouvements
oseront
véritablement
“tout
bloquer”.»
38 «Das Ende der Entwicklungsdiktaturen» [La fin des
dictatures développementalistes], Wildcat-Zirkular n° 65,
février 2003]
Qui façonnera les confrontations sociales à venir ? Les classes
moyennes mondiales qui suivent les mobilisations nationalistes parce
qu’elles craignent de perdre leurs acquis sociaux ? Ou le
prolétariat mondial, dont le travail leur assure richesse et pouvoir
? L’intelligence collective du prolétariat rebelle dépasse de
loin celle des experts bornés des institutions ; sa capacité à
organiser la production et à s’auto-organiser peut garantir la
fourniture des biens et des services nécessaires à tous les peuples
– les différents «mouvements des places» et contre les grands
projets d’infrastructure l’ont prouvé. Ils représentent la
seule force capable de s’opposer à la puissance destructrice du
capital.
Dans notre revue Wildcat, nous avons souvent exprimé l’espoir
d’une «rencontre du mouvement ouvrier et du mouvement social» –
afin de définir le rôle de la gauche sociale révolutionnaire.
Comme s’il s’agissait seulement d’additionner des forces, sans
causer de tort à personne, et d’assurer une présence
«côte-à-côte» sur les «places», dans un climat d’indifférence
mutuelle. Nous devons prendre ces questions à bras le corps – si
nous voulons vraiment faire bouger les choses.
Un nouveau sujet révolutionnaire ne sera pas seulement le résultat
d’un processus d’«homogénéisation» (encore moins d’une
«alliance!), mais plutôt de processus de polarisation – et de
division – au sein de la classe ouvrière. Les discussions et les
pratiques politiques de la gauche doivent affronter ces questions.
(Traduction de l’allemand en anglais effectuée par Wildcat,
puis de l’anglais en français par nos soins. Nous avons ajouté
quelques notes explicatives ou remarques critiques, signalées comme
étant de NPNF ; les autres notes ont rédigées soit
par les traducteurs de l’allemand vers l’anglais soit par la
revue Wildcat elle-même.)