Cet
article sur le développement de la lutte de classe au cours des
dernières années a été publié par la revue allemande Wildcat
dans son numéro 98, en été 2015, traduit en anglais par des
camarades puis de l’anglais en français par nos soins.
Le
concept de classe est à nouveau populaire. Après la dernière crise
économique mondiale, même les journaux bourgeois ont commencé à
se demander : «Après tout, Marx n’avait-il pas raison ?» Durant
les deux dernières années, le livre de Thomas Piketty, Le
Capital au XXe
siècle,
a figuré sur la liste des best-sellers – cet ouvrage décrit de
façon détaillée comment le processus d’accumulation capitaliste
a historiquement abouti à une concentration de la richesse entre les
mains d’une infime minorité de détenteurs de capitaux.
Dans
les démocraties occidentales aussi, des inégalités importantes ont
conduit à une augmentation de la crainte de soulèvements sociaux.
Ce spectre a hanté le monde au cours des dernières années – des
émeutes à Athènes, Londres et Baltimore jusqu’aux révoltes en
Afrique du Nord, qui, parfois, ont renversé des gouvernements. Comme
d’habitude, pendant ces périodes de «troubles», alors qu’une
faction de la classe dirigeante appelait à une répression armée,
une autre soulevait la «question sociale», qu’elle prétendait
vouloir résoudre en mettant en œuvre des réformes ou des
politiques de redistribution,.
La
crise mondiale a délégitimé le capitalisme; la politique des
dirigeants et des gouvernements – qui consiste à faire payer la
crise aux travailleurs et aux pauvres – a alimenté la colère et
le désespoir. Qui peut encore contester le fait que nous vivions
dans une «société de classe» ? Mais que signifie en réalité
cette expression ?
Les
«classes», au sens le plus étroit du mot, émergent seulement avec
le capitalisme – mais l’expropriation des moyens de production
sur laquelle repose la condition des prolétaires qui ne possèdent
rien ne se réduit pas à un événement historique unique.
L’expropriation se répète, se reproduit, tous les jours au sein
du processus de production lui-même : les travailleurs produisent,
mais le produit de leur travail ne leur appartient pas. Ils ne
reçoivent que ce dont ils ont besoin pour reproduire leur force de
travail, ou bien ils bénéficient du niveau de vie qu’ils ont
réussi à atteindre en luttant.
En
principe, les sociétés de classe ne reconnaissent aucun privilège
fondé sur la naissance, et la propriété de l’argent est censée
déterminer la position sociale de chacun d’entre nous. En théorie,
le capitalisme permet de démarrer sa carrière en tant que plongeur
dans un restaurant pour finir spéculateur boursier (ou au moins
petit entrepreneur, objectif de nombreux immigrés). Dans le même
temps, les membres de la petite bourgeoisie et les artisans peuvent
chuter dans les rangs des prolétaires. Grimper l’échelle sociale
est rarement le résultat de son propre travail, cela dépend plutôt
de la capacité à devenir un capitaliste et à s’approprier le
travail d’autres personnes. (La mafia, par exemple, possède cette
capacité.)
En
réalité, un processus de polarisation de classe se met en place –
Marx et Engels avaient déjà compris qu’il s’agissait d’une
force explosive et d’une condition préalable à la révolution.
«Le
mouvement prolétarien est le
mouvement
autonome de l’immense majorité dans l’intérêt de l’immense
majorité»
(Manifeste
du Parti communiste).
Selon Immanuel Wallerstein, la thèse de Marx sur la polarisation de
classe serait sa thèse la plus
radicale,
thèse qui – une fois liée au système mondial – s’est
vérifiée. La polarisation signifie, d’un côté, la
prolétarisation, de l’autre l’embourgeoisement.
Le
Capital n’est pas simplement de la richesse qui s’accumule entre
les mains de quelques-uns. Il est la condition préalable et le
résultat du processus de la production capitaliste, au cours duquel
le travail vivant crée de la valeur appropriée par d’autres. En
effet, le capitalisme ne se caractérise pas par l’«exploitation»
d’un travailleur par son maître artisan, mais par celle d’une
grande masse de travailleurs rassemblés dans une usine. Ce mode de
production repose sur le fait que des millions de gens travaillent
ensemble, bien qu’ils ne se connaissent pas. Ils produisent de la
valeur ensemble, mais, ensemble, ils peuvent aussi refuser ce travail
et remettre en question la division sociale du travail. En tant que
force de travail, les travailleurs font partie du capital; en tant
que classe ouvrière, ils représentent le plus grand ennemi
intérieur du Capital.
Des
générations de chercheurs spécialisés dans la «gestion
scientifique» du travail ont essayé de s’approprier les
connaissances des ouvriers sur leur façon de produire, afin que le
Capital puisse devenir indépendant du Travail. Ils ont créé des
unités de production parallèles afin de continuer la production en
cas de grève. Ils ont fermé des usines et les ont déplacées afin
d’augmenter l’exploitation de ces nouveaux groupes de
travailleurs et de mieux les contrôler. Mais ils ne sont pas en
mesure d’exorciser le spectre.
Pendant
les vagues de grèves de 2010, pour la première fois, ce spectre a
hanté toutes les parties de la planète en même temps. Ces luttes
sont actuellement en train de changer ce monde. Même les
universitaires en ont pris conscience et, après une longue période
d’oubli, la classe ouvrière est à nouveau l’objet de leurs
recherches – comme en témoignent de nombreux articles, de
nouvelles publications et pages web, grâce auxquelles des
spécialistes de gauche des sciences sociales essaient de créer des
liens entre les travailleurs des différents continents.
En
Allemagne, durant les vingt-cinq dernières années, les travailleurs
ont dû combattre seuls –
mais désormais, dans ce pays, les mouvements sociaux et les
intellectuels ont recommencé aussi à se référer à eux.
Jusqu’en
1989, nous pouvions expliquer ce qui se passait dans ce monde, ou
plutôt, les luttes de classes pouvaient nous l’expliquer. Le
réveil révolutionnaire qui s’est produit autour de l’année
1968 a conduit à une nouvelle vague de luttes ouvrières dans la
plupart des pays, et il a fait émerger une critique globale du
système et de la culture de travail soutenus par les syndicats dans
les grandes métropoles. À la fin des années 1970, la classe
ouvrière était à l’apogée de sa puissance. Salaires et revenus
étaient garantis par des négociations collectives ; un emploi
permanent et relativement sûr était encore la norme. Dans les pays
industrialisés, les conditions matérielles des travailleurs (si
l’on tient compte de leur salaire social total) étaient parvenues
à un niveau jamais atteint auparavant dans l’histoire. Et, dans
les secteurs industriels fondamentaux, leurs luttes imposaient de
meilleures conditions pour tout le monde.
Dès
la crise de 1973-1974, leur pouvoir en tant que producteurs a
commencé à être miné par la délocalisation de la production de
masse à forte intensité de main-d’œuvre vers l’Asie du Sud-Est
et par la restructuration au sein des usines. Le Capital voulait se
débarrasser des travailleurs qui étaient devenus combatifs et
confiants en leur force. Le coup d’Etat au Chili en 1973 et
l’ascension des «Chicago Boys1»
ont indiqué la direction qu’allait prendre la contre-révolution
des années 1979-1980. Cette contre-révolution s’est identifiée
avec les noms de Thatcher et Reagan, et a conduit à des défaites
historiques de ce qui était, jusqu’alors, les noyaux centraux de
la classe ouvrière (la défaite à la FIAT2
en 1980 ; le coup d’Etat militaire en Turquie ; en 1979-1981, la
contre-révolution en Iran après que les conseils de travailleurs3
eurent été écrasés ; le régime militaire en Pologne à la fin de
1981 ; la défaite des mineurs anglais en 1985, etc.). Les attaques
directes sous la forme de licenciements massifs et la segmentation de
la main-d’œuvre ont suivi.
Dans
chaque Etat-nation, la classe ouvrière s’est barricadée à
l’intérieur de ses lieux de travail et a pu – mais avec de
grandes différences selon les pays – combattre la détérioration
directe des conditions de travail durant une période de temps
importante.
Pour
les travailleurs et travailleuses qui ont connu cette époque, les
années 1980 en Europe occidentale étaient parfois contradictoires:
d’un côté, ils subissaient des attaques massives, de l’autre,
ils assistaient à l’éclosion de mouvements sociaux radicaux.
Mais, si on analyse cette période en partant de notre point de vue
actuel, il s’est agi d’une décennie de défaites dramatiques.
Les politiques d’austérité ont conduit à un démantèlement des
prestations sociales et /ou l’attribution de celles-ci a été plus
étroitement conditionnée à la recherche active d’un emploi. Aux
États-Unis, de longues files d’attente de chômeurs se formaient
devant les agences pour l’emploi ; cette situation illustrait bien
la nouvelle dimension de l’appauvrissement de la classe ouvrière
américaine – auparavant extrêmement puissante.
En
Allemagne, au milieu des années 1980, les mobilisations syndicales
en vue de réduire le temps de travail (pour lutter contre le chômage
!) ont marqué un tournant décisif, parce qu’elles ont abouti, en
échange, à l’acceptation de la flexibilisation et de la
précarisation de celles et ceux qui détenaient des CDI «normaux».
Les
années 1980 ont vu l’avènement d’un certain nombre de
dictatures militaires et le déclin économique dans plusieurs pays
d’Amérique latine, la faillite de l’Etat au Mexique, la crise de
la dette et les diktats du FMI qui imposait des «programmes
d’ajustement structurel».
Depuis
le milieu des années 1980, les taux élevés de croissance
économique des quatre jeunes «Tigres», Hong Kong, Singapour,
Taïwan et la Corée du Sud, ont remis totalement en cause les
hypothèses des théories de la dépendance4.
Les mouvements de grève massifs de 1984 ont attiré l’attention
générale sur la Corée du Sud. Sous la domination d’une dictature
imposant un développement pro-occidental, et qui avait écrasé un
soulèvement des travailleurs seulement sept années plus tôt, une
classe ouvrière était apparue qui contestait le Capital en Corée
du
______________________________
Chicago
Boys :
surnom attribué à un groupe d’économistes chiliens formés à
l’université de Chicago et
influencés
par Milton Friedman. Ils mirent leurs compétences économiques au
service de la dictature chilienne (Note de NPNF).
Fiat
: sur l’importance des luttes à la Fiat on pourra lire notamment
le livre de Diego Giachetti et Marco Scavino La
Fiat aux mains des ouvriers,
Les Nuits rouges ; et deux articles de Marco Revelli sur la défaite
de 1980 :
http://ablogm.com/cats/2013/01/05/la-defaite-a-la-fiat-italie-1980/
et : http://www.multitudes.net/Fiat-apres-Fiat/
(Note
de
NPNF).
Sur
les conseils ouvriers en Iran on pourra ce court article en anglais
de Chris Goodey
http://www.merip.org/mer/mer88/workers-councils-iranian-factories,
ce texte plus long de Mostafa Saber
https://libcom.org/library/working-class-iran-some-background-class-struggles-1979-1989-mostafa-saber
et
le
livre
d’Asef Bayat,
Workers
and Revolution in Iran: A Third World Experience of Workers’
Control
(Zed
Press, 1987).
(Note de NPNF)
Théorie
de la dépendance : théorie très critique vis-à-vis du
colonialisme et du néocolonialisme qui influença à la fois des
universitaires de gauche, des hauts fonctionnaires et des ministres
de tendances diverses mais aussi des partis ou des groupes d’extrême
gauche (Note de NPNF).
Sud5
et sa discipline d’usine en inventant des formes radicales de
lutte. Grâce aux augmentations élevées qu’ils obtinrent, en
l’espace de quelques années, les travailleurs coréens purent
rattraper leurs homologues occidentaux.
la
fin des années 1980, en Europe, également, une nouvelle
composition de classe semblait se développer dans le cadre d’une
série de luttes (le mouvement des infirmières, les grèves dans
les crèches, les luttes des conducteurs de train en Italie et en
France, des chauffeurs de camion en France, la grève sauvage chez
Volkswagen), mais alors une crise et une guerre sont arrivées,
ainsi qu’un massacre qui a changé le monde...
*
Crise
et flambée de la prolétarisation dans les années 1990
En
juin 1989, l’armée a ouvert le feu sur la place Tian-an-men
principalement parce que des masses de travailleurs venaient soutenir
les étudiants. Ce ne sont pas en priorité des étudiants, mais les
dirigeants des travailleurs qui furent condamnés à mort ou à de
longues peines de prison. Les syndicats non officiels furent
immédiatement déclarés illégaux et leurs dirigeants jetés en
prison.
Cet
exemple ne s’est pas répété à Berlin ou Leipzig. En Allemagne
de l’Est, le régime a capitulé. Lorsque le mur tomba en 1989,
Wildcat
considéra avec optimisme l’effondrement du «socialisme réel»6.
En 1988-1989, les luttes de classe s’intensifièrent en Allemagne
de l’Ouest et, au cours du changement de régime à l’Est, des
débats de masse se déroulèrent sur les lieux de travail et dans
les rues, débats qui portaient sur un avenir possible au-delà du
capitalisme et du socialisme à la sauce de la RDA – débats
totalement oubliés, aujourd’hui. Au départ, la dévastation
économique de l’ex-RDA déclencha un large mouvement de lutte
contre les fermetures d’usines et la détérioration des services
sociaux.
Après
les massacres de la guerre du Golfe en 1991 et le début de la crise
économique (qui fut retardée en Allemagne en raison du boom qui
suivit la réunification, mais frappa le pays encore plus violemment
en 1993), les conditions existant dans la métallurgie de l’ancienne
Allemagne de l’Ouest se détériorèrent massivement. Les syndicats
se démenèrent pour sauver l’Allemagne et son statut de «nation
exportatrice» ; par exemple, en 1994, l’IG Metall (syndicat de la
métallurgie) accepta l’intensification du travail et la
flexibilisation massive des horaires en signant l’«accord de
Pforzheim». En outre, les prestations sociales furent attaquées
dans tous les secteurs.
Les
luttes dont nous espérions l’éclosion – principalement dans les
usines qui étaient en train d’être démantelées dans l’ancienne
Allemagne de l’Est – ne se matérialisèrent pas à grande
échelle. La migration des travailleurs hautement qualifiés, de
l’est à l’ouest de l’Allemagne, fonctionna comme une soupape
de sécurité pour la pression sociale et entraîna, à l’Ouest,
une baisse des salaires, pour la première fois depuis
l’après-guerre. Le chômage de masse à l’Est fut contenu par
divers moyens : par exemple, les entreprises envoyèrent
systématiquement les travailleurs suivre des programmes de formation
parce qu’il n’y avait pas de travail, les horaires furent
réduits, parfois jusqu’à zéro heure, etc.
Dans
le même temps, quand nous soulignions que le collègue travaillant à
côté de nous gagnait deux fois plus en effectuant le même travail
que nous, nous entendions soudainement fleurir dans les ateliers des
commentaires du type : «Le principal est d’avoir un emploi.»
L’«armée
industrielle de réserve» était de retour ! Dès lors, les
gestionnaires réussirent de plus en plus à diviser les travailleurs
dans les entreprises grâce à l’utilisation massive de l’intérim
et des CDD.
En
Allemagne de l’Ouest, dans les années 1970, nous avions appris
que, dans une grande mesure, la pression de «l’armée de réserve»
des chômeurs sur les travailleurs salariés fonctionnait de moins en
moins: tant que vous pouviez trouver facilement un emploi, vous
profitiez des allocations chômage comme d’une pause bienvenue. Par
conséquent, nous faisions attention à ne pas utiliser des termes
comme l’«armée de réserve» et, surtout, nous mettions en garde
contre une capitulation prématurée. Les conditions pour les
chômeurs se sont ensuite rapidement détériorées. Les lois Hartz
(qui réformèrent les allocations chômage en 2004-2005) aboutirent
à une baisse de revenus beaucoup plus importante pour les chômeurs
de longue durée.
La
dissolution du «bloc de l’Est» représenta également une
rupture, si l’on analyse la progression de la prolétarisation de
la population mondiale. Pendant ce temps, dans les pays d’Europe
orientale, une forme d’«accumulation primitive» se mit en place
sous la direction des anciens responsables politiques qui volèrent
et amassèrent une énorme richesse financière par le biais des
privatisations sauvages et du fait que les travailleurs perdirent
leurs droits à la terre, au logement et aux retraites, droits
auparavant contrôlés par l’Etat socialiste. À l’échelle
mondiale, tous les régimes adoptèrent le «néolibéralisme», sans
compter l’augmentation des scénarios de guerre – et pour la
première fois depuis la Seconde Guerre mondiale aussi en Europe
elle-même.
NOTES
Sur
la Corée du Sud on pourra lire notamment l’article de Loren
Goldner «La classe ouvrière coréenne : de la grève de masse à
la précarisation et au reflux, 1987-2007» sur le site
mondialisme.org et reproduit aussi dans l’anthologie Nous
vivrons la révolution
publiée par nos soins en 2008 (Note de NPNF).
Socialisme
réel :
terme utilisé dans les années 70 par les dissidents du bloc de
l’Est pour engager prudemment
une
discussion sur les réformes nécessaires dans ces pays sans heurter
de front les bureaucraties capitalistes au pouvoir. Ce concept a de
fait surtout servi à dissimuler les crimes du stalinisme et le
caractère capitaliste de l’URSS, des démocraties populaires, de
la Chine, du Vietnam et de Cuba, et à semer une confusion politique
et théorique qui perdure encore en 2015 dans les milieux de gauche,
altermondialistes, Indignés, etc. Cette expression est devenue
quasiment un label officiel aujourd’hui chez les universitaires.
L’emploi de cette expression à la fois journalistique et
«politiquement correcte» par les camarades de Wildcat
est assez surprenant (Note de NPNF).
Lorsque
l’image menaçante de la «mondialisation» fut fabriquée en
Allemagne au début des années 1990 (après la diffusion de la «lean
production7»
et du «toyotisme» pendant les années précédentes), Wildcat
tenta, d’un côté, de souligner que les travailleurs disposaient
encore d’un atout important («[les patrons] ont besoin des
connaissances des travailleurs», «ils sont confrontés à des coûts
élevés pour les transports et les transactions»), et, de l’autre,
nous analysâmes les possibilités ouvertes par la socialisation de
la production. Si le monde entier est devenu capitaliste, alors il
n’existe plus aucun secteur non capitaliste disponible qui pourrait
fournir des capitaux et une réserve de main-d’œuvre nouvelle, ce
qui signifie qu’à un moment donné le Capital devra affronter une
classe ouvrière mondiale.
«Au
lieu de consolider le mirage de la puissance et de la domination du
Capital et de l’asservissement des
travailleurs,
nous devons nous demander où sont les nouveaux points de dépendance
du Capital envers la classe ouvrière (...) et [nous
devons nous demander]
si le fait que les travailleurs des différents continents sont
amenés à collaborer entre eux offre de nouvelles possibilités pour
combattre le Capital à l’échelle mondiale8.»
De
même, nous ne considérions pas que la formation de l’UE allait
immédiatement et automatiquement entraîner une détérioration des
possibilités de luttes. Peu de gens, à l’époque, voulaient
partager de telles réflexions. Notre proposition de mener une
recherche militante, à l’échelle européenne, sur différents
thèmes et secteurs (industrie automobile, hôpitaux, migration,
précarisation) ne suscita guère d’intérêt. La plupart des
militants de la gauche avaient d’autres priorités : la fin du
«bloc socialiste», la nouvelle vague de nationalisme et de racisme;
les travailleurs immigrés ; la création de syndicats alternatifs,
etc.
En
publiant Die
Wiederkehr der Proletarität und die Angst der Linken
(Le
retour de la condition prolétarienne et la peur (ou l’angoisse)
des Gauches) en 1993, Karl-Heinz Roth appela la gauche à reprendre
la question du «travail». Critiquant les apologues d’une société
postmoderne, il décela une «tendance
à la constitution d’“un”
nouveau
prolétariat dans “un” monde capitaliste»
et une «homogénéisation
des relations de travail grâce à la précarisation, au
développement des CDD et de l’auto-entreprenariat “dépendant”».
Roth pensait que les milieux
de
gauche, soumis à la précarisation, seraient poussés à conduire
une recherche militante sur les rapports de classe, mais il se
trompait pour deux raisons:
– d’un
côté, les (infra)structures de la gauche étaient en train de se
dissoudre et la tendance à l’individualisation avait déjà
considérablement progressé ;
– et,
de l’autre, les universitaires de gauche pouvaient encore compter
sur le soutien financier des universités ou des fondations de
recherche.
La
gauche traditionnelle critiqua Roth d’une manière plutôt sévère
et dogmatique, parce qu’il avait, selon elle, négligé et
abandonné prématurément des fractions centrales de la classe
ouvrière ; sa vision de «cercles prolétariens» comme de futurs
noyaux pour l’organisation fut rejetée comme sectaire.
Pourtant,
ses prophéties de 1993 sont étonnamment précises si on les
rapporte aux conditions d’aujourd’hui. Ceci en dépit du fait
que, à l’époque, les changements qu’il évoquait à propos de
la «mondialisation de la production» commençaient seulement à
devenir visibles et que l’accès à Internet et aux moyens de
communication électroniques n’était pas généralisé. De
nombreux espoirs concernant une expansion des révoltes sociales ont
depuis été déçus et de nombreuses propositions préliminaires de
Roth – formulées principalement en réponse à ses détracteurs –,
notamment celle de former des associations internationales n’ont
pas été reprises ou plutôt attendent toujours d’être
appliquées. La principale raison pour laquelle ces propositions ne
furent pas accueillies favorablement et davantage soutenues tient au
fait que les années 1990, en Europe, furent une décennie de
défaites, intériorisées par la gauche, de façon préventive, en
acceptant les théories postmodernes et poststructuralistes et leur
quête identitaire. Toutes les tentatives de généralisation ont été
détruites de l’intérieur.
Depuis
son origine, Wildcat
s’est fixé pour tâche de faire connaître les luttes de classe à
travers le monde dans son environnement local, mais, après la
dissolution du bloc de l’Est, cela ne fonctionna plus. Face à la
victoire déclarée du capitalisme, beaucoup de lecteurs
s’éloignèrent de nous. Wildcat
ne voulut pas continuer à brandir le drapeau en ignorant ce qui se
passait. En 1995, le collectif de rédaction décida d’arrêter la
publication de la revue pendant plusieurs années et poursuivit le
débat sous la forme de la Wildcat-Zirkular.
*
Le
mouvement altermondialiste
L’émergence
de l’EZLN dans la forêt lacandone, pendant le début de
l’application des accords de l’ALENA en 1994, remit la révolution
à l’ordre du jour9
et ouvrit la voie à des discours complètement nouveaux et à de
grands espoirs. D’autant plus lorsque le «mouvement
altermondialiste» s’unit au mouvement ouvrier organisé en réponse
Cette
méthode de gestion vise à être au plus près de la demande du
client et à éviter tout gaspillage. On l’appelle parfois
«production maigre» ou «allégée» (Note de NPNF).
«Vom
Klassenkampf zur ‘sozialen Frage’» [De la lutte de classe à la
question sociale], Wildcat
Zirkular
40/41.
Cette
analyse est exagérément optimiste, et pour le moins étonnante
vingt ans plus tard ! Cf. les articles («Des altermondialistes aux
Indignés. Bilan provisoire») du numéro 38-39 de la revue (Note de
NPNF).
Des
luttes radicales semblaient se dérouler dans les «pays du Sud» et
dans les campagnes, sous la forme de luttes contre les «enclosures10»
et la «valorisation», plutôt que dans les usines. Dans les usines,
les salariés subissaient une immense pression, de nombreux postes
étaient supprimés, ils étaient censés travailler davantage, etc.,
puis lire des journaux qui leur expliquaient pourquoi les choses
étaient comme elles étaient: «La
mondialisation
entraîne une concurrence accrue et nos entreprises ne pourront
continuer à fonctionner que si elles baissent vos salaires. Cela
semble logique, non ?»
En fin de compte, toutes ces hypothèses nous réduisent au
rôle
de victimes de processus qui nous dépassent.
Nous
nous sommes efforcés de critiquer la notion de la mondialisation et
la propagande qui l’accompagnait: le débat sur la «mondialisation»
tente, «sur
le plan idéologique,
avons-nous écrit, de
nous présenter une phase de
trente
ans de stagnation du capitalisme mondial comme une série triomphale
de victoires11».
Au
lieu d’utiliser des termes comme mondialisation», ou
«néolibéralisme», nous avons continué à décrire comment
opérait le capitalisme et cité ses développements tumultueux en
Asie.
– En
Asie, la lutte de classe «c’est vraiment chaud »...
Le
terme de «classe ouvrière mondiale» («Weltarbeiterklasse»)
est apparu pour la première fois dans Wildcat
Zirkular
n°
25 en avril 1996. L’article qui s’intitulait «Le monde subit un
bouleversement radical12»
décrivait le
processus
de prolétarisation du Bangladesh à l’Indonésie en passant par la
Chine, processus accompagné par des luttes intenses, des émeutes et
l’émergence d’une nouvelle main-d’œuvre migrant des campagnes
vers les villes : notamment des jeunes femmes, qui préféraient
travailler en usine plutôt que de subir la domination patriarcale
dans les villages. Nous présentions ces jeunes travailleurs comme
une avant-garde dans la création d’une nouvelle classe ouvrière,
ce qui renforçait nos espoirs. L’article supposait qu’une
«explosion
des besoins et des désirs»
formait la base matérielle du «néolibéralisme» ; celui-ci
dissolvait la rigidité des travailleurs dans les vieilles nations
industrielles et désormais amorçait une transformation des rapports
de classe à l’échelle mondiale, en partant de l’Asie. Les
travailleurs des anciens centres industriels ne seraient bientôt
plus les seuls ouvriers capables de fabriquer des voitures. Notre
revue appelait à enquêter sur ces changements en Asie, en Amérique
latine et en Afrique – et à un réexamen de notre «ballast»
théorique, par exemple des théories sur «les nouvelles enclosures»
ou la «fin du développement».
Ce
texte provoqua un débat intense dans Wildcat
Zirkular,
notamment sur la validité de toutes ces dépêches d’agence
apparemment très claires sur l’agitation ouvrière et l’importance
de la classe ouvrière en Asie orientale. Une partie des membres du
collectif de rédaction niaient la «crise du capital» et plaçaient
tous leurs espoirs de révolution dans la «nouvelle» classe
ouvrière en Asie:
«Quel
est le fait important que nous voulons souligner ? La classe ouvrière
mondiale se recompose à une
échelle
et une vitesse sans précédent. Cela a deux aspects et tous deux
augmentent le potentiel pour le communisme.
Le
prolétariat est devenu la majorité quantitative de la population
mondiale ou, autrement dit: le départ des masses à la recherche
d’un sort meilleur parachève13
l’évolution du capitalisme développé. C’est seulement
maintenant que se vérifie totalement le schéma postulé par Marx
et Engels il y a cent cinquante ans dans le Manifeste
du Parti communiste.
On
mesurait l’influence de l’“ancienne” classe ouvrière à
celle de la social-démocratie, des syndicats, des partis
communistes, quand ce n’était pas au nombre de ses salopettes
bleues, à sa conscience professionnelle, ou à son attachement aux
intérêts de l’entreprise. L’importance de cette classe
ouvrière a considérablement diminué dans le monde entier parce
qu’elle s’est dissoute de trois façons différentes : en fuyant
les usines ; en étant expulsée des lieux de production ; et en
s’épuisant dans des luttes défensives.
En
principe, ce processus devrait être le même ici [en Europe] que,
par exemple, en Chine. Mais à son tour, émerge une nouvelle classe
ouvrière composée de jeunes travailleurs, et, surtout, la première
génération de travailleuses. Et il est tout à fait inutile
d’expliquer pourquoi une jeune fille de dix-sept ans incarne
davantage l’espoir révolutionnaire qu’un père de famille de
trente-cinq ans14.»
Une
autre partie du collectif de rédaction ne voyait dans ce processus
qu’une répétition historique – la création de nouvelles masses
ouvrières –, mais aucun changement qualitatif, et elle insistait
sur la notion théorique fondamentale de «classe ouvrière
mondiale»:
NOTES
Terme
venant de l’anglais (en français on parle parfois de
«renclôture»). L’accaparement de terres traditionnellement à
usage collectif, par des personnes disposant de capitaux, aboutit à
la constitution de propriétés plus grandes, composées de champs
enclos par des haies et qui sont loués à des fermiers, et provoque
donc l’exode rural des paysans ruinés par ce processus (Note de
NPNF).
«Vom
schwierigen Versuch, die kapitalistische Krise zu bemeistern»
[Efforts et difficultés pour comprendre la crise capitaliste],
Wildcat
Zirkular
n° 56/57, mai 2000.
«Umwälzung»,
en allemand, signifie à la fois transformation, changement et
bouleversement radical (Note de la traduction de l’allemand vers
l’anglais).
«Voll-Endung»
signifie, en allemand, à la fois l’achèvement, l’accomplissement
et la fin (idem).
«-Globalize
it!3», préface à Wildcat-Zirkular
n° 38, juillet 1997.
_________________________________
«L’émergence
d’une “classe ouvrière mondiale” repose sur la question de
savoir si une véritable socialisation
lieu
grâce à une coopération productive mondiale, c’est-à-dire si
la production mondialisée du capital ouvre la possibilité du
communisme. [...] Pour répondre à cette question, nous devons
d’abord comprendre les connexions internes qui relient les
personnes exploitées dans le monde entier, à savoir, qu’elles
produisent déjà ce monde (absurde, qui fonctionne à l’envers) –
et qu’elles sont donc en mesure de le changer15.»
«L’un
des principaux problèmes de la politique révolutionnaire
aujourd’hui réside dans son incapacité à
critiquer
théoriquement et pratiquement le processus de la production mondiale
et d’arriver à le démystifier radicalement 16.»
En
janvier 1998, Karl-Heinz Roth, lui aussi, affirma que, cent cinquante
ans après le Manifeste
du Parti
communiste,
le prolétariat s’était constitué lui-même, pour la première
fois, objectivement, à l’échelle mondiale –
et
que, contrairement à l’hypothèse de Rosa Luxemburg, les secteurs
non capitalistes avaient été complètement intégrés, eux aussi.
«Pour
la première fois dans l’histoire, ceux qui ne possèdent rien, et
qui doivent offrir leur
force
de travail pour vivre, constituent la majorité quantitative de la
population mondiale17.»
Cette
hypothèse soulève au moins deux types de questions : Ce processus
est-il une première étape dans la constitution d’une classe
privée de moyens de subsistance, qui sera suivie par une deuxième
étape où les prolétaires sans terre deviendront des travailleurs
salariés ? Ou un nouvel univers, fondé sur des rapports
d’exploitation
différents, est-il en train de naître ? Quelles en sont les
conséquences pour le développement des luttes18?
Tout
au long des années 1980, la gauche autonome en Allemagne s’est
davantage intéressée à l’économie de subsistance (ou à ce
qu’elle percevait comme telle) et aux émeutes menées par celles
et ceux qui avaient été exclus du processus de production
capitaliste qu’aux «travailleurs et travailleuses salariés». En
1983, Wallerstein avait déjà souligné que la grande majorité de
la population mondiale travaillait plus durement, plus longtemps et
pour moins de revenus qu’il y avait quatre cents ans. Ce processus
de dépendance croissante envers les revenus salariaux, c’est ce
que nous pourrions appeler, au sens marxien, la «prolétarisation».
Cela signifie une augmentation du pouvoir d’achat réel ; ce
processus satisfait donc l’intérêt à long terme du Capital,
mais, par contre, il ne correspond pas aux intérêts des
capitalistes individuels qui, eux, veulent que les coûts de
reproduction de leurs travailleurs restent bas ; ils sont donc
intéressés par une «semi-prolétarisation»: une économie
domestique fondée sur des revenus provenant de différentes sources
et une économie de subsistance ou reposant sur le travail à
domicile19.
En
revanche, ce sont plutôt les prolétaires qui souhaitent une
prolétarisation complète (le fait qu’à la fois le mari et la
femme soient des travailleurs salariés libres et puissent acheter la
totalité de leurs moyens de subsistance). Une prolétarisation
complète nécessite l’existence d’un «État-providence», qui
transfère un revenu à ceux qui ne travaillent pas. L’Allemagne de
l’Est constituait un exemple modèle de «prolétarisation
complète» qui résolvait ses problèmes de pénurie de main-d’œuvre
en important des travailleurs du Vietnam et du Mozambique. Reprenant
la thèse de Rosa Luxembourg selon laquelle le capitalisme est
incapable de reproduire la force de travail qu’il exploite,
Wallerstein démontra que de grandes parties de la population
mondiale ne parviennent jamais à être complètement prolétarisées,
et que les ménages restent donc tributaires de la production de
subsistance et de toutes sortes d’activités non salariées
informelles.
Wildcat
souligna
la vulnérabilité des nouvelles chaînes de transport dans le
nouveau paysage mondial,
processus
qui étaient par ailleurs difficiles à saisir, en raison de la
rapidité des changements et des modifications. Nous concentrâmes
alors notre attention sur les nouveaux lieux de production –
pendant les années 1990, des usines d’automobiles apparurent non
seulement en Asie, mais aussi en Europe de l’Est.
A
cet égard, le livre de Beverly Silver, Forces
of Labour,
nous fut très utile parce que, dans le cadre de l’analyse des
systèmes-monde, l’auteure plaçait les luttes de la classe
ouvrière au centre de sa recherche. Beverly réussit à montrer que,
historiquement, les luttes suivaient toujours l’itinéraire du
Capital: en réaction aux révoltes ouvrières des années 1970, le
Capital a construit de nouvelles usines automobiles en Afrique du Sud
et au Brésil – et ainsi déclenché une nouvelle dynamique
puissante de luttes ouvrières. Pendant les années 1980, l’industrie
automobile s’est épanouie en Corée du Sud – ce qui a poussé
une nouvelle génération de travailleurs à mener des combats
similaires de grande ampleur.
Notes
«Asien
und wir» [L’Asie et nous], Wildcat-Zirkular
n° 39, août 1997.
«Open
letter to John Holloway» [Lettre ouverte à John Holloway],
Wildcat-Zirkular
n° 39, août 1997,
http://www.wildcat-www.de/en/zirkular/39/z39e_hol.htm.
«Die
neuen Arbeitsverhältnisse und die Perspektive der Linken» [Les
nouvelles relations de travail et la perspective des gauches],
Wildcat-Zirkular
n° 42/43, mars 1998.
«Chiapas
und die globale Proletarisierung» [Le Chiapas et la prolétarisation
mondiale], Wildcat-Zirkular
n° 45, juin 1998.
Le
capitalisme historique,
Immanuel Wallerstein, 1983, La Découverte [1985, nouvelle édition
française,
2002].
Beverly
Silver observait le monde entier et soulignait que les «corrections»
stratégiques ne faisaient que réparer temporairement les défauts
du système et que le Capital devait sans cesse faire face à la
résistance de la classe ouvrière, parce que les conflits du travail
sont endémiques au capitalisme. Même si sa division schématique
entre luttes «marxiennes» et «polanyiennes20»
nous semblait moins utile.
Beverly
Silver supposait que l’affaiblissement du «pouvoir de négociation»
des travailleurs dans les pays du Nord ne serait que temporaire. Au
départ, elle avait collecté des données empiriques jusqu’en
1990, puis elle étendit ses recherches jusqu’en 1996 – et l’on
peut dire aujourd’hui que, jusqu’en 1990, son analyse
correspondait à la réalité.
En
Europe de l’Est, cependant, les salaires étaient, et sont encore,
nettement plus faibles qu’en Europe de l’Ouest. Les travailleurs
de l’automobile ont cessé d’être les ouvriers les mieux payés
– du moins ce n’est plus vrai dans tous les pays de la planète.
Beverly Silver défend une vision cyclique du monde : pour elle, la
crise est toujours cyclique, toujours suivie par des phases de
développement et d’expansion. De son point de vue, une grande
crise signifierait que des transformations fondamentales, une
instabilité durable et une nouvelle force hégémonique émergeraient
dans le système mondial. Beverly ne se pose pas la question de
savoir comment les luttes des travailleurs pourraient conduire au
communisme et elle n’a «pas remarqué» la longue phase durant
laquelle les travailleurs d’Asie du Sud-Est n’ont pas représenté
une menace révolutionnaire contre le capitalisme.
Aujourd’hui,
Beverly Silver explique que la crise profonde du mouvement ouvrier
mondial serait due au fait que la «solution financière» a été
combinée avec une «déstructuration» des anciennes classes
ouvrières. Le Capital s’est retiré de la production, son côté
destructeur domine désormais. Néanmoins, elle affirme que
l’efficacité du correctif financier n’a été que temporaire et
a également déplacé la crise dans une autre aire géographique –
ce qui a finalement conduit à une nouvelle crise profonde de
légitimation du capitalisme21.
Et
il est vrai qu’il n’y a pratiquement jamais eu autant de
résistance organisée contre les projets de construction
d’infrastructures, de barrages, de centrales électriques, etc., –
en particulier dans les pays les plus récemment industrialisés
comme l’Inde, l’Indonésie ou la Chine. Que nous les analysions
comme des luttes contre la «marchandisation» [du monde], ou tout
simplement des luttes contre la destruction de la base des moyens de
subsistance, désormais nous savons, à l’échelle mondiale, que le
«progrès technique» ne conduit pas automatiquement au
«développement», mais s’accompagne de destructions – et que
nous pouvons nous organiser contre ce fléau.
Ceci
contraste avec le fait que, au cours d’un processus
d’industrialisation, le Capital n’a jamais rencontré si peu de
résistance des travailleurs que pendant la phase comprise entre 1990
et 2005. Le Capital a pu détériorer les conditions des
travailleurs, de façon continue, sans être sérieusement menacé
par leur résistance collective. Le remplacement des emplois
industriels par des emplois de services de haute qualité s’est
avéré une prédiction fantaisiste. Pendant cette période, les
luttes ouvrières à l’échelle mondiale – en Chine, aussi –
ont eu un caractère essentiellement défensif ; ce sont les
anciennes «classes ouvrières» qui ont combattu les fermetures
d’entreprises ou les délocalisations. (Cela explique aussi
pourquoi, au cours de la même période, la gauche a jeté par-dessus
bord la notion de classe.)
L’ouverture
des marchés du travail en Inde et en Chine pendant les années 1990
a conduit à un «choc de l’offre»: presque du jour au lendemain,
la force de travail disponible a doublé. La Chine comptait deux fois
plus de travailleurs employés dans l’industrie que dans tous les
pays du G7 réunis. Elle est devenue «l’atelier du monde» et le
principal lieu d’exportation des biens de consommation fabriqués
industriellement, en particulier ceux produits en grande quantité.
Les
conséquences pour une partie de la classe ouvrière mondiale furent
–comme c’était prévisible – catastrophiques: l’industrie de
la confection quitta le Mexique et se déplaça vers l’Asie. La
Chine adhéra à l’OMC en 2002 et l’Accord multifibres de 2005
était censé représenter l’apogée de ce développement – mais
ensuite les choses changèrent: en Chine, les travailleurs des
nouvelles usines commencèrent à se battre et leurs luttes
s’étendirent...
Depuis
la «crise du pétrole» de 1973, plusieurs changements ont eu un
impact à long terme: aujourd’hui, plus de sept milliards de
personnes vivent sur cette planète. Entre 1950 et 1970, le taux de
croissance annuel de la population mondiale était de 2% ; depuis
lors, ce taux de croissance a ralenti, en particulier dans les zones
où la prolétarisation a eu lieu.
Dans
les «pays en développement», la population active a augmenté de
2% ; la population active mondiale a doublé en trente ans, tandis
qu’en Europe ce processus a pris quatre-vingt-dix ans. La
prolétarisation se déroule à un rythme beaucoup plus rapide que
celui que peut absorber l’économie capitaliste : beaucoup d’hommes
et de femmes ne trouvent pas un travail salarié suffisant pour
vivre. Un grand nombre de prolétaires finissent dans le secteur
informel. La part des femmes dans la population active augmente. Les
taux de chômage sont élevés, en
NOTES
Allusion
à l’économiste hongrois Karol Polanyi, auteur de La
Grande Transformation,
Gallimard 1983 (Note de NPNF).
Forces
of Labor – Workers’ movements and globalization since 1870,
Beverly Silver, Cambridge University
Press,
2003, disponible en anglais sur le site Libcom.
________________________________________________________
particulier
parmi les jeunes, encore plus élevés parmi les migrants et les
migrantes, ou plutôt, les minorités. (Cela aggrave, chez la classe
dirigeante, la peur mentionnée précédemment : il existe une
corrélation entre des niveaux élevés de chômage chez les jeunes
hommes et la fréquence des «troubles sociaux» ; ces derniers ont
augmenté brutalement après 2009, avec une augmentation de 10 % des
«incidents» enregistrés –
principalement au Moyen-Orient, en Afrique du Nord, mais aussi en
Europe du Sud, dans l’ancien bloc de l’Est et un peu moins en
Asie du Sud).
Dans
l’agriculture, l’emploi a diminué de façon spectaculaire; c’est
seulement dans les régions les plus pauvres que plus de la moitié
de la population travaille encore dans les champs. Le processus de
concentration dans le secteur agro-industriel continue et les paysans
se transforment en ouvriers agricoles, dont certains vivent dans les
villes plutôt qu’à la campagne. En Asie orientale, l’exode
rural renforce directement, dans une large mesure, le secteur
industriel, tandis qu’en Amérique latine et en Afrique, c’est
principalement le secteur des services qui croît. Depuis 2007 (plus
de) la moitié de la population mondiale vit dans les zones urbaines.
Dans les pays en développement, en particulier, la taille des
mégalopoles croît, mais 80 % des habitants vivent dans des
bidonvilles. Les bidonvilles expriment le fait que les gens veulent
intégrer la classe ouvrière mondiale. Ils sont des points de départ
et de transit pour une vie meilleure – dans le pays d’origine ou
dans un autre, partout où l’on a besoin de travailleurs.
Dans
le processus mondial de prolétarisation, le «travail mobile» (ou
le «travail migrant») est devenu la forme la plus générale du
travail, tant dans la forme des migrations vers un autre pays (par
exemple, l’Union européenne) que dans les migrations internes (par
exemple, en Chine, où le gouvernement estime qu’il y a 130
millions de travailleurs migrants, dont 80 millions ont migré des
régions les plus pauvres de l’intérieur vers les villes
côtières). Le nombre de migrants internationaux aujourd’hui
(2013) est plus élevé que jamais: 232 millions (en 2000, ils
étaient 175 millions), dont 20 à 30 millions sont sans papiers.
Leur part dans le cadre de la population totale a augmenté entre
2000 et 2013 de 2,9 à 3,3 %. La grande majorité d’entre eux sont
des travailleurs migrants, pas des réfugiés ni des demandeurs
d’asile.
Il
faut souligner un phénomène notable : l’augmentation d’un
prolétariat de travailleurs émigrés, qui, par l’intermédiaire
des agences internationales de recrutement, effectuent des tâches
non qualifiées dans différents pays pour de bas salaires, mais ne
sont pas censés s’y installer: ces ouvriers de la construction
venant d’Inde, du Pakistan, du Bangladesh, travaillent sur les
grands chantiers de construction dans les États du Golfe et vivent
dans des camps-dortoirs ; leur situation collective a souvent donné
lieu à des grèves et des révoltes, durement réprimées. Des
millions de travailleurs domestiques originaires des Philippines ou
d’Indonésie, etc., sont employés chez des ménages riches ou
aisés dans les États du Golfe, mais aussi à Hong Kong. Des
auxiliaires de vie pour les personnes âgées émigrent d’Europe de
l’Est vers l’Europe de l’Ouest, afin de travailler pour des
ménages qui n’ont pas les moyens d’embaucher du personnel au
tarif local. De plus en plus de travailleurs industriels sont
recrutés pour trimer dans de lointaines «zones franches de
production», afin de saper les conditions de la classe ouvrière
locale.
Les
conditions de vie des gens sont largement déterminées par l’endroit
où ils vivent – mais les conditions de travail des salariés non
spécialisés dans les pays du Nord et du Sud se ressemblent de plus
en plus d’un point de vue structurel. Dans les usines d’assemblage
pour la production de biens de consommation de masse complexes en
Chine et en Inde, aussi, on utilise des machines ultramodernes. On
trouve des travailleurs manuels non spécialisés aux marges de la
chaîne d’approvisionnement, dans les cours des bidonvilles, mais
aussi dans les entrepôts des centres de distribution au cœur de
l’Europe ou aux Etats-Unis. Plus-value absolue et plus-value
relative se combinent dans les mêmes chaînes de valeur.
Jusqu’à
la crise de 1973-1974, la croissance économique persistante avait
plus que compensé l’augmentation de la productivité et la
réussite de la «rationalisation» ; en effet, le taux d’emploi
n’avait pas diminué et l’État-providence avait élargi son
champ d’intervention. Depuis lors, la croissance de la production
industrielle a stagné – elle est actuellement d’environ 3% et,
dans un avenir proche, risque de tomber à environ 1,5%.
L’emploi
dans l’industrie manufacturière (y compris la construction) a
augmenté à l’échelle mondiale, mais les taux d’industrialisation
comme ceux d’il y a 50 ou 100 ans ne sont plus atteints nulle part:
le Capital quitte les lieux où il s’implante beaucoup plus
rapidement que dans le passé ; il relocalise la production vers des
zones «meilleur marché», ou bien il la transforme localement dans
des «services» – voire arrête totalement d’investir. Dans la
plupart des pays nouvellement industrialisés, la part des
travailleurs de l’industrie a déjà atteint son apogée en
représentant 20 % de l’effectif total.
Dans
les vieilles nations industrielles, un processus de
désindustrialisation s’est mis en place – même si nous devons
souligner des différences majeures: aux États-Unis, 11 % des
salariés travaillent dans l’industrie, tandis que l’Allemagne
figure en tête de la liste des pays de l’Union européenne avec 22
% (2007) d’emplois dans l’industrie. En 1970, les travailleurs de
l’industrie représentaient encore 37 % (alors qu’aujourd’hui
les tâches confiées à des «prestataires de services liés à
l’industrie» ne comptent plus comme du travail industriel22).
La
mondialisation a provoqué une nouvelle polarisation entre les
emplois les plus qualifiés et les moins qualifiés. Dans les
vieilles nations industrielles, on réduit le nombre des emplois qui
exigent un niveau moyen de
NOTES
Peter
Dicken, Global Shift, Mapping
the changing contours of the world economy,
6e
édition, 2011.
qualification,
et les nouveaux emplois ont tendance à être temporaires et moins
bien payés. Le «secteur des services» se développe à l’échelle
mondiale – et cette polarisation s’y manifeste également : on
assiste à l’augmentation, d’un côté des tâches dites
«simples», ou non qualifiées (nettoyage, soins à la personne),
et, de l’autre, des tâches «non routinières» qui exigent des
niveaux de qualification plus élevés, alors que diminuent les
tâches routinières nécessitant un niveau moyen de qualification
(comptables, employés de bureau): l’introduction des ordinateurs a
fait que de nombreux aspects de ce travail ont pu être simplifiés,
ou alors on l’a délocalisé plus facilement. Ceci est l’une des
raisons pour lesquelles l’écart salarial s’élargit entre les
secteurs d’activité.
C’est
au XIXe
et au XXe
siècles que les différences de revenus entre les différents pays
ont été les plus prononcées. Au fil des années, ces différences
ont diminué en raison des luttes de la classe ouvrière. Au cours
des vingt dernières années, cette tendance à l’égalisation des
niveaux de revenus a de nouveau changé: alors que les conditions de
vie entre les différentes nations devenaient de plus en plus
semblables, les différences de revenus au sein de chaque pays ont
radicalement augmenté.
Dans
les pays nouvellement industrialisés, l’écart salarial est aussi
élevé qu’en Europe il y a cent ans. Aux-Etats-Unis, c’est
durant la période 1950-1970 que les différences de salaires ont été
les moins importantes – au cours des années 1960, elles étaient
moins prononcées qu’en France, par exemple, où c’est seulement
après 1968 que les niveaux de revenu inférieurs ont pu rattraper
leur retard.
Depuis
la contre-révolution néolibérale, la disparité des revenus a
explosé, et le phénomène s’est encore aggravé depuis la crise
mondiale – en particulier si l’on considère les salaires nets,
une fois déduits les impôts et les transferts sociaux. Entre 1970
et 2010, la valeur moyenne des actifs privés en termes monétaires a
augmenté de manière significative, en particulier au Japon et en
Europe. Cette augmentation du «taux d’épargne» s’est traduite
par une diminution de la croissance – les entreprises ont cessé
d’investir. Les actifs financiers détenus par l’Etat-nation ont
diminué et la dette de l’État a augmenté. Dans les anciens pays
capitalistes d’État (mais aussi dans d’autres nations), le
pillage et l’accumulation d’actifs entre des mains privées ont
eu lieu pendant le processus de privatisation23.
–
Des
secteurs différents – des conditions de lutte différentes
Mines:
Autrefois, les mineurs et leurs familles vivaient à proximité des
puits, leurs villages étaient aussi des
communautés
de lutte. Un important processus de restructuration est en train de
se dérouler, en particulier pour les mines à ciel ouvert:
désormais, les mineurs sont souvent employés avec des contrats à
durée limitée et ils vivent dans des campements de conteneurs (ou
d’autres formes de logement organisé) loin de leurs familles.
Textile/Confection/Industrie
de la chaussure:
Ce sont les secteurs les plus importants dans les pays en
développement.
Ce sont principalement des jeunes femmes qui y travaillent – comme
c’était le cas en Europe au XIXe
siècle. La «nouvelle division internationale du travail» a
commencé dans ces secteurs durant les années 1970. Il est plus
facile d’en délocaliser les usines ou les ateliers, les machines
ne sont pas particulièrement coûteuses. Ce secteur est composé de
petites et moyennes entreprises, et les marges de profit y sont
faibles. Les entreprises dépendent en grande partie de contrats
signés avec de grandes marques de mode ou des chaînes de vente au
détail. La conception et (parfois) la coupe sont séparées des
structures de production à forte intensité de main-d’œuvre
(externalisée). En 2005 et 2008, les barrières à l’importation
censées protéger les industries locales ont été abolies.
Aujourd’hui, la Chine (ou plutôt : «les entreprises en Chine»)
est le plus grand fabricant au monde dans ces secteurs et emploie
2,7 millions de personnes. Des sociétés ayant leur siège social à
Taiwan gèrent des entreprises au Mexique et au Nicaragua ; des
sociétés basées en Chine ouvrent de nouvelles usines en Afrique.
L’automobile
reste
le bien de consommation le plus complexe. Quelques sociétés
automobiles transnationales
dominent
le secteur : elles planifient à long terme l’activité des unités
de production locales et ont des exigences élevées en matière
d’infrastructure. Le secteur dépend massivement des subventions de
l’Etat. Les usines modernes utilisent des machines coûteuses et
emploient de plus en plus plus uniquement des travailleurs
qualifiés.. La main-d’œuvre est segmentée entre les salariés
permanents, ceux ayant des contrats temporaires, les intérimaires et
les salariés des sous-traitants. De plus, des différences
salariales importantes les divisent. Ceci est un phénomène mondial.
Électronique
grand public:
il s’agit d’un travail partiellement qualifié, mais il mobilise
aussi de nombreux
travailleurs
formés sur le tas. Les niveaux de qualité exigés de ces produits
sont élevés, parce qu’ils ont tendance à être coûteux. En
raison des machines utilisées, il s’agit d’investissements à
long terme qui impliquent un choix longuement pesé du lieu de
production. La production en sous-traitance pour différentes marques
dans des méga-usines, surtout en Chine, est devenue courante
(Foxconn, etc.): leur capacité de production est suffisamment
développée pour produire des téléphones mobiles en direction de
l’ensemble de la planète.
Construction:
Au cours des dernières décennies, ce secteur a joué un rôle de
plus en plus important, en raison
du
fait que les projets immobiliers et les projets de construction
gigantesque étaient un moyen de gonfler les bulles spéculatives.
Les chantiers de construction emploient principalement des migrants,
surtout masculins, venus de la
NOTES
Goeran
Therborn, «Class in the 21st Century», New
Left Review
n° 78, 2012 (disponible en anglais sur le Net).
campagne
ou de l’étranger.
Les grands projets de construction sont souvent développés en
dehors des zones urbaines, ce qui signifie que les travailleurs sont
placés dans des camps.
Logistique:
A côté de la relocalisation mondiale de la production, la quantité
de travail dans le transport a
augmenté
de façon spectaculaire, alors que les coûts baissaient de façon
significative. Outre quelques groupes de professionnels spécialisés
très bien payés, ce secteur fait appel surtout à des travailleurs
manuels non spécialisés, souvent des migrants employés dans des
conditions semi-légales. Dans les centres de distribution, partout
dans le monde, de nouvelles concentrations importantes de
travailleurs font leur apparition.
Services
:
ce terme englobe tout ce qui n’est pas l’agriculture,
l’exploitation minière ou la fabrication directe.
Alors
qu’autrefois les services étaient effectués sur place,
aujourd’hui, une grande partie du travail de bureau, tels que les
services administratifs et logistiques («back-office»,
comptabilité, centres d’appel, etc.) peut être effectuée
n’importe où, tant que l’on dispose d’une connexion Internet.
La
segmentation des travailleurs à travers différentes relations de
travail représente un grand défi pour les luttes communes, les
vieilles formules habituelles sont devenues inefficaces. (Après les
grèves du début des années 1970, les Gastarbeiter24
ont lutté pour trouver leur place dans les syndicats et sont devenus
une base fiable pour toutes les mobilisations futures. Le statut des
nouveaux immigrés est différent puisqu’ils sont pour la plupart
contractuels ou intérimaires.)
Seuls
les idéologues staliniens ou sociaux-démocrates prétendent que la
classe ouvrière constituait autrefois un bloc homogène. En réalité,
elle était déjà très hétérogène au XIXe
siècle ou en 1920 – et pas seulement en raison des divisions entre
travailleurs masculins et féminins ou autochtones et immigrés. La
classe ouvrière ne se réduit pas aux travailleurs de l’industrie
! Même en Angleterre, au XIXe
siècle, la moitié de la population active était employée à
l’extérieur des usines. Et il existait aussi des différences de
salaire de 300 % entre les ouvriers allemands eux-mêmes.
Historiquement, la classe ouvrière a appris maintes et maintes fois
à lutter (ensemble) dans de telles circonstances.
En
automne 2008, Wildcat
publia, dans son numéro 82, un article présentant de façon plutôt
romantique le rôle de la paysannerie dans le mouvement
altermondialiste. Ce texte affirmait qu’aujourd’hui la «question
paysanne» ne se posait plus de manière distincte et qu’il fallait
l’englober désormais dans la recomposition de la classe ouvrière
mondiale par en bas.
«Au
cours des premières phases de l’histoire, les êtres humains
produisaient leurs moyens de subsistance dans
de
petites communautés et ils étaient tributaires des fluctuations
naturelles de la production. Contrairement à ce processus, le
capitalisme a créé le marché mondial dès le début, et sa
principale force productive (les machines) est elle-même un produit
du travail humain. L’existence d’une société mondiale devient
la condition de base de notre vie et de notre reproduction (une
“seconde nature” en quelque sorte) et, en ce sens, elle est la
communauté humaine réelle. C’est seulement depuis que les moyens
d’existence de l’humanité dépendent du travail social plutôt
que du travail individuel, que nous sommes en mesure de soulever la
question de l’appropriation collective des moyens de production –
et, de nos jours, elle se pose effectivement au niveau mondial25
!»
Cette
analyse s’oppose à celle d’intellectuels comme Samir Amin26
qui continue de défendre une position anti-impérialiste classique.
Il divise encore le monde entre la triade (Union européenne, Japon,
Etats-Unis) et la périphérie, où vivent 80 % de la population
mondiale, dont la moitié à la campagne. Si l’on ne trouve pas une
solution pour ces personnes, aucun «autre monde» ne serait
possible. Samir Amin estime que la «mondialisation» ne correspond
en réalité qu’à l’implosion en cours du système impérialiste.
Selon lui, l’idée du mouvement altermondialiste selon laquelle on
pourrait «changer le monde sans prendre» le pouvoir est naïve
–aussi naïve que
NOTES
Gastarbeiter
signifie
«travailleurs invités» : à partir du début des années 60,
l’Etat allemand fit venir des
centaines
de milliers de travailleurs, principalement turcs, parce que le pays
manquait de main-d’œuvre industrielle. Ces salariés étaient
appelés «invités» parce qu’ils étaient censés retourner au
pays (Note de NPNF).
«Beyond
the peasant international» (Au-delà de l’Internationale
paysanne), Wildcat
n° 82, automne 2008
http://www.wildcat-www.de/en/wildcat/82/w82_bauern_en.html
Rappelons
que Samir Amin avant de devenir enseignant et d’atteindre le
statut d’icône altermondialiste a pendant treize ans été un
haut fonctionnaire de la bourgeoisie : conseiller du ministre du
développement au Mali entre 1960 et 1963 ; puis directeur
(1970-1980) de l’Institut africain de développement économique
et de planification (qui dépend de l’ONU et dont la fonction est,
selon le site de cette organisation, est «d’accompagner
les
gouvernements africains dans leurs efforts de formation et de
renforcement des capacités dans les domaines de la gestion
économique et de la planification. Pour ce faire, il travaille en
étroite collaboration avec les Etats-membres africains pour évaluer
leurs besoins et développer des cours généraux, spécialisés et
sur mesure pour leurs cadres de niveaux supérieur et intermédiaire.
L’IDEP travaille aussi avec les différents ministères concernés
par le développement socio-économique de l’Afrique».
Soulignons aussi que Samir Amin a soutenu le coup d’Etat
du
maréchal al-Sissi :
http://www.pcfbassin.fr/index.php?option=com_content&view=article&id=11612:l-oui-morsi-et-les-freres-musulmans-allaient-ceder-40-du-sinai-r&catid=5:moyen-orient&Itemid=8
Pouvons-nous
nous fier à des hauts fonctionnaires et à des conseillers
ministériels pour changer le monde actuel ou même seulement pour
l’interpréter ? (Note
de NPNF)
celle
d’un
compromis écologique avec le Capital. Pour Samir Amin, la «rente
impérialiste» dont bénéficient les classes moyennes du Nord fait
obstacle à une lutte commune. Afin d’établir le socialisme ou le
communisme, les travailleurs et les peuples doivent définir des
stratégies offensives sur trois niveaux, déjà indiqués par Mao:
le peuple, l’Etat et la nation. Un retour au modèle keynésien
d’après-guerre est impossible –l’histoire ne peut faire marche
arrière. Mais, selon Samir Amin, la question paysanne est toujours
centrale: l’accès à la terre pour tous les paysans et le
développement d’une agriculture plus productive. Il ne s’agit
pas de maintenir un folklore paysan, mais de construire l’industrie
et développer les forces de production.
Ces
propositions politiques sont aussi archaïques que son analyse
coincée dans le passé: aujourd’hui, en Chine, la troisième
génération de travailleurs migrants travaille dans des usines qui
alimentent le marché mondial. Durant l’exode de millions de
paysans déracinés des zones rurales, une classe ouvrière
industrielle s’est formée, selon un processus classique qui n’a
pas aboli la division entre populations urbaines et rurales, mais les
anciens villageois ont largement dissous leurs liens avec la terre
et, surtout, ils ne veulent absolument pas y retourner travailler !
Samir
Amin avance un argument plus intéressant lorsqu’il critique l’idée
que les pays en développement dans les «marchés émergents» (par
exemple, les nouveaux «Tigres», le Brésil, la Turquie, etc.)
pourraient devenir les nouveaux centres du capitalisme: selon lui,
les «soupapes de sécurité» nécessaires pour que cela se produise
n’existent pas dans ces régions. Au XVIIIe
siècle, la prolétarisation en Europe avait une soupape de sécurité
: l’émigration vers l’Amérique. Aujourd’hui, il faudrait
l’équivalent de plusieurs Amérique pour que des processus
similaires d’industrialisation se produisent dans les pays des
«marchés émergents». Par conséquent, ils n’ont aucune chance
de rattraper les pays les plus avancés.
Cet
argument doit être encore affiné pour approfondir l’analyse :
Qu’arrivera-t-il aux processus réels et actuels de
l’industrialisation si les luttes ne peuvent être canalisées par
la social-démocratie d’une part, ou par les migrations de masse,
de l’autre ?
*
La prolétarisation débouche sur la lutte de classe
Souvent,
nous ne nous rendons compte d’une évolution que de façon
rétrospective et après qu’un changement qualitatif a eu lieu. Le
premier «embouteillage mondial» se produisit en 2004. Les grèves
dans le delta chinois de la rivière des Perles, en 2004, à l’apogée
du boom, marquèrent le premier grand cycle de luttes dans les
«nouvelles usines». En menant des luttes offensives, ils obtinrent
des augmentations de salaire significatives qui eurent un impact sur
la situation dans les usines de l’ensemble de l’Asie orientale.
Au Vietnam, au Cambodge, au Bangladesh, au Bahreïn, des grèves
ouvrières éclatèrent et, en Iran, en 2006, les chauffeurs de bus
menèrent la première grève importante depuis 1979 ! Une vague
mondiale de luttes ouvrières déferla à partir de 2006 avant, donc,
le crash économique mondial.
Ce
mouvement puissant se transforma en une vague qui atteignit son
apogée en 2010, lorsque les grèves eurent lieu dans presque tous
les pays du monde, et elle ouvrit la voie aux révolutions politiques
et aux mouvements de protestation dans les rues qui allaient suivre.
Ces derniers événements attirèrent davantage l’attention des
médias, mais, sans les grèves dans l’industrie du phosphate en
Tunisie et les grèves de masse dans l’industrie du textile de
Mahalla en Egypte entre 2006 et 2008, les soulèvements dans ces pays
n’auraient pas eu lieu.
Les
années 2006-2013 ont été marquées par une vague de protestations
de masse dans les rues, des grèves et des soulèvements à une
échelle sans précédent. Selon la Friedrich-Ebert-Stiftung de New
York27,
cette vague est seulement comparable aux bouleversements
révolutionnaires de 1848, 1917 ou 1968 – le think tank a analysé
843 mouvements de protestation au total entre 2006 et 2013, dans 87
pays, ce qui couvre 90 % de la population mondiale : protestations de
toutes sortes (contre l’injustice sociale, la guerre et la
corruption ; pour une véritable démocratie) ; émeutes contre la
hausse des prix des denrées alimentaires ; grèves contre les
employeurs ; grèves générales contre l’austérité. (Signalons
un point moins positif : les mobilisations religieuses contre
l’avortement en Pologne.)
Il
convient de souligner que la majorité de ces mouvements se sont
déroulés dans des pays «à revenu élevé» et que 48 % des
manifestations violentes ont eu lieu dans les pays à faible revenu ;
dans la plupart des cas, elles visaient à protester contre des prix
alimentaires et énergétiques trop élevés. Quarante-neuf
manifestations exigeaient une réforme agraire, 488 dénonçaient des
politiques d’austérité et exigeaient la justice sociale, tandis
que 376 manifestations incluaient une «véritable démocratie»
parmi leurs objectifs. Beaucoup de manifestations étaient
l’expression d’une perte totale de confiance dans la «Politique».
Néanmoins, dans la plupart des cas, les manifestants adressaient
leurs revendications à l’Etat: les responsables politiques étaient
censés agir. Souvent, les formes de luttes sont allées au-delà des
manifestations ou des grèves traditionnelles et étaient des actes
de «désobéissance civile», tels que les barrages de rues et de
routes et les occupations. En particulier, les occupations de places
publiques et l’organisation commune de la vie quotidienne comme une
forme de lutte ont eu des répercussions sur l’ensemble de la
région méditerranéenne et aux États-Unis.
NOTES
Isabel
Ortiz, Sara Burke, Mohamed Berrada, Hernan Cortes, World
Protests 2006-2013,
FES New York Office 2013. Téléchargeable en anglais sur Internet :
http://www.fes-globalization.org/new_york/wp-content/uploads/2014/03/World-Protests-2006-2013-Complete-and-Final.pdf
__________________________________
La
comparaison avec «1968» brouille les cartes plus qu’elle
ne permet de clarifier l’analyse: «1968» a été un mouvement
révolutionnaire mondial, mais l’année 1968 elle-même n’a pas
représenté l’apogée des grèves – au contraire, celles-ci ont
commencé dans les années 1960 et ont seulement culminé entre le
milieu et la fin des années 1970.
La
vague de luttes depuis 2005 se caractérise par des aspects très
différents :
– Les
émeutes de la faim
Depuis
le début de la crise économique mondiale spéculative, le Capital a
fui vers les actifs «sûrs», comme les matières premières, les
aliments de base et les terres agricoles et, par conséquent, dans un
court laps de temps, il a déclenché une hausse massive des prix des
denrées alimentaires de base; ces prix ont atteint des sommets
historiques d’abord en décembre 2007, puis à nouveau en 2010.
Entre l’automne 2007 et l’été 2008, dans de grandes parties de
l’Afrique et la Chine, les prolétaires ont réagi en organisant
des grèves et des soulèvements et ils ont forcé leurs
gouvernements ou leurs patrons à continuer à subventionner les
denrées alimentaires de base.
– Le
mouvement d’occupation des places
Sur
les «places», les groupes et les tendances révolutionnaires
étaient actifs mais ne représentaient qu’une minorité. La
plupart des participants descendaient dans les rues pour la première
fois et ont démontré une capacité considérable d’organiser
eux-mêmes la vie et la reproduction quotidiennes – mais ce
n’étaient pas des « militants politiques». L’image médiatique
de ces mouvements a été largement influencée par les classes
moyennes, peut-être parce que les journalistes sont beaucoup plus à
l’aise pour communiquer avec des individus issus de leur propre
milieu social. De plus, une manifestation de masse dans la capitale
est toujours plus visible qu’une grève dans une ville de province.
Pour cette raison, la participation des prolétaires a été
largement sous-estimée, bien que beaucoup d’entre eux aient pris
part aux mouvements et aient combattu les flics en première ligne.
Mais ces mouvements étaient, dans la plupart des cas, dirigés
contre les gouvernements en place et la corruption ; ils réclamaient
la mise en place d’une «démocratie réelle» et ne défendaient
pas spécifiquement la «cause des travailleurs28».
Le mouvement avait en apparence une dimension mondiale mais il est
resté emprisonné au sein de chaque Etat-nation. Beaucoup de ces
mouvements avaient «deux âmes»: d’un côté, les prolétaires
les plus pauvres et les migrants qui avaient perdu leur emploi ; de
l’autre, les universitaires précaires qui considéraient un emploi
bien rémunéré comme un droit humain. Les classes moyennes ont été
particulièrement touchées par les politiques fondées sur des taux
d’intérêt élevés, les dettes de l’Etat et les mesures
d’austérité – ce qui a poussé un certain nombre de gens à
devenir plus radicaux et à agir. Certains ont fait le saut et sont
entrés dans le jeu politique et la participation au pouvoir grâce
aux élections – comme Podemos en Espagne.
Dans
son numéro 90, Wildcat
a publié un texte de Steven Colatrella, «In Our Hands is Placed a
Power» (Un pouvoir réside entre nos mains) : cet article soulignait
que les luttes ont formé une vague de grèves mondiale pendant le
dernier tiers de l’année 2010. En 2010, les grèves atteignirent
une ampleur géographique et quantitative sans précédent dans
l’histoire. Il attribue ce fait à la fin du néolibéralisme et à
la reconstitution de la classe ouvrière. Selon Colatrella,
l’expansion des «grèves traditionnelles» peut fournir aux luttes
un pouvoir et une direction qui aideront à surmonter les faiblesses
des «émeutes contre le FMI».
«Mais
le déplacement de la production à l’échelle mondiale n’a pas
vraiment produit de nouvelles classes
ouvrières,
[...] ce déplacement mondial a plutôt créé un nouveau pouvoir
structurel pour de larges secteurs de travailleurs qui avaient
rarement disposé d’un tel pouvoir, sauf peut-être au niveau
strictement national29.»
Les
travailleurs du textile, de la chaussure, de l’automobile ou
d’autres secteurs industriels étaient maintenant en mesure
d’attaquer l’économie mondiale à la fois au niveau national et
international. L’intégration plus étroite dans l’économie
mondiale et les attaques menées simultanément contre leur niveau de
vie à travers les mécanismes de la crise capitaliste ont augmenté
à la fois leur pouvoir structurel et organisationnel. La vague de
grèves fait partie de la formation de la classe, elle relie et
politise les luttes contre la mondialisation capitaliste. Les
travailleurs qui défendent leurs intérêts économiques sont
directement confrontés au pouvoir politique. Leurs luttes sont donc
politiques.
Colatrella
caractérise la vague mondiale de grèves depuis 2007 comme des
«grèves contre la gouvernance mondiale», comme une action menée
dans le monde entier et simultanément par les travailleurs de
nombreux pays contre le même ennemi. Mais la simultanéité ne crée
pas automatiquement de véritables points communs et un ennemi commun
ne crée pas nécessairement de liens entre ceux qui luttent.
NOTES
On
comparera cette analyse avec celle de Mouvement Communiste: «La
jeunesse scolarisée secoue le joug de Pékin
et de l’oligarchie hongkongaise»
(http://mouvement-communiste.com/documents/MC/Letters/LTMC1439%20FRvG.pdf)/
Wildcat
n°
90, été 2011 :
BRICS
: acronyme anglais désignant le Brésil, la Russie, l’Inde, la
Chine et l’Afrique du Sud. MINTS : acronyme désignant le Mexique,
l’Indonésie, le Nigeria et la Turquie (NdT).
Face
à la stagnation des taux de croissance dans les anciens pays du
Nord, le Capital a centré ses espoirs sur les BRICS où réside 40 %
de la population mondiale (cette appellation été inventée par la
banque d’investissement
américaine Goldman Sachs en 2001). En dehors de la Russie, les BRICS
bénéficient d’une main-d’œuvre industrielle jeune, en
expansion, qui réclame une vie meilleure. Le président du Brésil a
promis à chacun de ses compatriotes une promotion dans la «classe
moyenne». Initialement, il a semblé que les BRICS n’étaient pas
affectés par la crise mondiale et que les économies contrôlées
par l’Etat comme la Chine semblaient «immunisées» contre elle.
Les capitaux inexploités se sont précipités vers ces régions ; au
départ, les taux de croissance ont continué à augmenter, mais plus
lentement qu’au cours des années précédentes. C’est en
particulier dans ces pays capitalistes «exemplaires» que les
travailleurs ont réussi à appliquer des augmentations de salaire
considérables en menant des luttes dures.
Leurs
grèves ont beaucoup de points communs: elles se produisent
principalement dans les secteurs centraux de l’économie ; les
entreprises concernées opèrent au niveau multinational ; dans leurs
luttes, les travailleurs entrent en confrontation avec les syndicats
existants ; ils cherchent à former ou adhérer à des syndicats
alternatifs, ou ils inventent leurs propres formes d’organisation.
Dans de nombreux cas, l’Etat attaque violemment les grévistes, et,
dans le même temps, les travailleurs utilisent la violence contre
les cadres ou les briseurs de grève31.
En
2014, ces grèves ont continué, bien que, dans le cas de l’Inde,
elles se produisirent dans le contexte d’une dévaluation massive
de la monnaie locale et d’une diminution des ventes dans le secteur
de l’automobile. Depuis 2013, beaucoup de capitaux ont été
retirés des BRICS et transférés aux MINTS – ces États abritent
également une population importante et très jeune ; et au moins
certains d’entre eux ont connu d’immenses mouvements de
protestation au cours des dernières années. En juin 2013, un
soulèvement populaire a eu lieu en Turquie («les protestations du
parc Gezi») et, en mai 2015, tout le secteur de l’automobile a été
secoué par une vague de grèves, au cours de laquelle les
travailleurs ont chassé leurs anciens syndicats.
En
Iran, 2014 a été l’année qui a connu le plus grand nombre de
conflits du travail et de manifestations des travailleurs. Le moment
le plus intense a été la grève de 5 000 salariés dans les mines
de minerai de fer de Bafgh où les ouvriers ont réussi à empêcher
la privatisation. Ils ont fait grève pendant près de 40 jours
jusqu’à ce que le dernier ouvrier arrêté ait été libéré –
il s’est agi du plus long conflit depuis la révolution en 1979.
Dans
les pays nouvellement industrialisés, des mouvements de travailleurs
sensiblement similaires ont émergé, en dépit d’environnements
culturellement et politiquement très différents – et ces
mouvements ont imposé des augmentations de salaires considérables
en l’espace de quelques années32.
Les travailleurs se sont servi de leur position dans les chaînes de
production internationales, par exemple au cours de la grève chez
Honda en Chine33.
Dans
de nombreuses luttes, des revendications égalitaires ont été mises
en avant pour agir contre la segmentation de la force de travail,
segmentation que les employeurs tentent aujourd’hui d’imposer, à
l’échelle
NOTES
Joerg
Nowak, «Fruehling der globalen Arbeiterklasse. Neue Streikwelle in
den BRICS-Staaten» [Printemps de la classe ouvrière mondiale.
Nouvelle vague de grèves dans les BRICS], Sozialismus,
6-2014],
https://www.academia.edu/7273018/Fr%C3%BChling_der_globalen_Arbeiterklasse_Neue_Streikwelle_in_den_B
RIC-Staaten
«Massenstreiks
und Strassenproteste in Indien und Brasilien» [Grèves de masse et
manifestations de rues en Inde et au Brésil], Peripherie
n° 137, 2015 (http://www.linksnet.de/de/artikel/32468)
«Massenstreiks
in der globalen Krise» [Grèves de masse dans la crise mondiale],
Standpunkte
10/2015, disponible sur rosalux.de
Torsten
Bewernitz, «Globale Krise – globale Streikwelle? Zwischen den
oekonomischen und demokratischen politischen Protesten herrscht keine
zufaellige Gleichzeitigkeit» [Crise mondiale – vague de grèves
mondiale ? Il n’existe pas de coïncidence aléatoire entre les
luttes économiques et celles pour la démocratie politique], Prokla
n°
177, 12/2014
Dorothea
Schmidt, «Mythen und Erfahrungen, die Einheit der deutschen
Arbeiterklasse um 1900» [Mythes et expériences, l’unité de la
classe ouvrière allemande autour de 1900], Prokla
n° 175, 6/2014
Beverly
Silver considère que les vagues de lutte en 2010 ont confirmé sa
thèse: la délocalisation des capitaux vers la Chine a créé une
nouvelle classe ouvrière combative et en expansion. Elle pense
encore en termes de mouvements pendulaires: créer – détruire –
recréer une classe ouvrière, et pour elle, actuellement, le
balancier recule. Selon Beverly Silver, dans une telle période
historique, il n’est ni possible, ni souhaitable, que le Capital
réponde à ces luttes en mettant en place un partenariat social de
type keynésien.
Beverly
Silver, «Theorising the working class in twenty-first-century global
capitalism», in Workers
and labour
in
a globalised capitalism [Travailleurs
et mouvement ouvrier dans un capitalisme mondialisé] (Palgrave
Macmillan),
sous la direction de Maurizio Atzeni (2014),
http://krieger.jhu.edu/arrighi/wp-content/uploads/sites/29/2012/08/Silver-2014-Theorising-the-Working-Class.pdf
Voir
l’article en allemand sur la Chine dans le numéro 98 de Wildcat,
été 2015.
internationale,
dans toutes les entreprises incluant une part plus élevée de
travailleurs qualifiés (cf. par exemple les travailleurs de
l’automobile
en Inde et les mineurs en Afrique du Sud)34.
Comment
les luttes ouvrières deviennent-elles révolutionnaires ? La
révolution s’attaque de front aux conditions objectives, et elle
ne les évite pas. Si, dans une société caractérisée par des
relations patriarcales, les travailleuses luttent collectivement pour
l’amélioration de leurs conditions de vie et de travail, si elles
prennent des risques en se battant, traversent les frontières,
découvrent de nouvelles possibilités de lutte et veulent mieux
comprendre et connaître ce monde, alors ce processus est
probablement «révolutionnaire». Dans un pays où les capitalistes
sont organisés au sein d’un Parti communiste, quelle vision les
travailleurs peuvent-ils avoir du «communisme» ? Ils devront
développer des idées nouvelles au cours de la lutte. Ce processus
ne commencera certainement pas uniquement dans les usines, il faudra
qu’interviennent des impulsions externes, comme par exemple les
mouvements de jeunesse qui remettent en question tout et n’importe
quoi.
Le
concept de «classe ouvrière mondiale» s’oppose à celui de
«classe ouvrière nationale». Il suppose qu’un mouvement ouvrier
(social-démocrate) ne puisse plus intégrer la classe ouvrière dans
l’Etat. En 1848, les travailleurs ne disposaient pas encore d’une
«patrie», un artisan prolétaire ne se souciait pas de travailler à
Cologne, Paris ou Bruxelles. Seuls l’Etat providence et les partis
ouvriers décidés à «lutter contre l’Etat au sein même de
celui-ci» ont enchaîné les travailleurs à la nation. Depuis 1968,
il se met en place une vaste réorientation
long
terme des mouvements prolétariens et une séparation progressive
vis-à-vis de l’Etat – et des conceptions de l’Etat. Depuis
les années 1980, le démantèlement de l’Etat-providence a causé
une certaine «aliénation» (un certain éloignement) d’une part
importante de la société par rapport à l’Etat, mais, pour le
«noyau central de la classe ouvrière», l’Etat fonctionne
encore: il suffit de considérer les interventions publiques
massives depuis 2008 pour sauver l’industrie automobile en
l’Allemagne, aux États-Unis et en France. La gauche
traditionnelle prétend changer le système capitaliste en
intervenant dans le champ politique, ou plutôt, elle affirme
pouvoir «maîtriser» ses pires conséquences.
Historiquement,
et depuis le début, le Capital est une relation globale, médiée
par le marché mondial. Mais sans l’Etat, (les institutions qui
appliquent) les lois et les marchés nationaux du travail, le Capital
n’aurait pu ni survivre ni se développer. L’État-providence
garantit certaines conditions sociales seulement pour sa propre
population, transformant ainsi les prolétaires en «citoyens». Mais
le Capital n’a réussi à croître qu’en ayant accès à une
armée industrielle de réserve composée d’ouvriers agricoles, de
paysans, de prolétaires sous-employés dans d’autres pays.
Aujourd’hui, dans presque tous les pays industrialisés, il existe
des classes ouvrières multinationales qui n’entretiennent pas des
liens profonds avec l’Etat sous la domination duquel ils vivent –
tandis que les travailleurs «locaux» et «naturalisés», ainsi que
les classes moyennes en voie de déclassement, s’accrochent à
l’Etat et exigent de lui une protection spéciale.
Au
cours des vingt dernières années, l’ennemi de classe a démantelé
les structures de l’Etat partout où il n’a pas été en mesure
de faire face à la lutte de classe, en laissant s’installer des
armées privées, la mafia et la guerre civile. Cette destruction des
systèmes qui assuraient une certaine sécurité à la société a
provoqué des migrations à grande échelle. Dans de telles
situations menaçantes, des «Etats forts» ou des «démocraties
contrôlées» (Russie, Chine) deviennent plus attrayantes pour le
Capital car ils apparaissent comme des îlots de stabilité. Où la
classe ouvrière profite-t-elle l’absence de l’Etat pour
construire ses propres structures ? Quel est le bilan de la
mondialisation-par-en-bas ?
Aujourd’hui,
les travailleurs peuvent nouer des contacts directs entre eux à
travers les frontières, même lorsque de longues distances les
séparent, sans faire appel à des intermédiaires professionnels.
Grâce aux réseaux numériques, il est devenu beaucoup plus facile,
même dans des régions éloignées, de savoir ce qui se passe dans
le monde, si l’on compare la situation avec celle existant il y a
trois ou quatre décennies. Les luttes deviennent contagieuses si les
travailleurs d’une entreprise voient que d’autres salariés
prennent des risques et que leur lutte est couronnée de succès –
comme par exemple la grève de 40 000 ouvriers dans les usines de
chaussures de Yue Yuen en 2014. En 2015, environ 90 000 travailleurs
de la même entreprise ont fait grève au Vietnam, tandis que
simultanément 6 000 travailleurs se sont à nouveau mis en lutte en
Chine. Depuis le conflit de 2014, pas un mois ne passe en Chine sans
qu’au moins une usine de chaussures soit touchée par des
mouvements des ouvriers. Les travailleurs s’intéressent aux
différentes luttes, y compris au-delà des frontières nationales –
même s’ils ne nouent pas de contacts organisationnels visibles.
Les salariés de différentes usines décrivent leurs conditions et
en discutent entre eux, par exemple sur les forums internet.
– Les
travailleurs immigrés
Les
liens les plus évidents entre les prolétaires de tous les pays sont
entretenus par les immigrés. A certains moments de l’histoire, des
masses de militants ouvriers ont quitté leurs pays respectifs pour
éviter la répression – comme l’Espagne et la Grèce dans les
années 1970, ou la Turquie dans les années 1980 – et ils ont
apporté avec
notes
En
Allemagne, seuls les travailleurs de Daimler, à Bremen, essayèrent
de réagir face aux plans de la direction qui voulait externaliser
la production à des «fournisseurs de services». Leur grève
sauvage échoua à stopper la manœuvre du patron.
eux
leurs expériences des luttes et de la façon de s’organiser.
Dans les grèves des usines en Allemagne, ils sont souvent devenus
l’avant-garde. Un autre exemple est celui des émigrés en
provenance du Mexique, venus travailler dans l’agriculture aux
États-Unis, et qui y ont organisé des grèves. (Tous les
travailleurs immigrés ne sont pas ou ne restent pas prolétaires –
l’auto-emploi est souvent le seul moyen de sortir de la misère et
le réseau de leurs compatriotes un moyen de s’organiser dans ce
but). Les immigrés appartiennent souvent à ces groupes de personnes
qui veulent progresser et obtenir des conditions de vie meilleures,
quoi qu’il arrive, et sont en mesure de mobiliser un réservoir de
main-d’œuvre mal payée au sein même de leurs communautés pour
atteindre cet objectif. Par conséquent, ces réseaux ne sont guère
utiles pour organiser la lutte de classe.)
«Le
prolétariat semble donc disparaître au moment même où la
condition prolétarienne se généralise»
(Samir Amin).
Pendant
quatre décennies, la vitesse des mouvements de la classe ouvrière
n’a pu correspondre à la vitesse avec laquelle le Capital
parcourait le globe à la recherche d’une force de travail
valorisable. Désormais, la situation s’est inversée. En Egypte,
en Chine, au Bangladesh, au Mexique, en Afrique du Sud, etc., les
travailleurs font usage des nouvelles possibilités techniques pour
défendre leurs propres intérêts ; leurs luttes acquièrent
rapidement une audience mondiale. Pour la première fois apparaît
une classe ouvrière mondiale qui a la capacité d’organiser la
production et la reproduction mondiales – et peut donc transformer
ce monde. Dans les pays du Nord, cette «nouvelle condition» est
plus difficile à détecter ; en effet, depuis les années 1980, le
Capital utilise la menace de la délocalisation pour exercer un
chantage sur les salariés. (Alors que, dans le même temps, une
petite partie de la classe ouvrière – ses «couches moyennes» –
ont réussi à gagner de l’argent en profitant de la
financiarisation et de la spéculation au moins temporairement,
parfois davantage qu’en travaillant.)
Quel
rôle peuvent jouer les militants ou les universitaires de gauche ?
Depuis la grande vague de grèves en 2010, des spécialistes de
gauche des sciences sociales ont redécouvert la classe ouvrière et
entamé des recherches sur les mouvements sociaux dans le monde
entier. Mais quand des sociologues interviewent des travailleurs
individuellement, ils sont souvent frustrés, parce que ces hommes et
ces femmes ne pensent qu’à eux-mêmes et à leurs familles.
Constituent-ils «un type différent de l’espèce humaine» une
fois qu’ils sont au travail ou lorsqu’ils luttent ensemble ? E.P.
Thompson expliquait déjà en 1963 que si vous arrêtez l’histoire
sociale à un moment donné, vous ne trouverez que des individus. La
«classe», en revanche, définit des personnes qui vivent leur
propre histoire – il faut donc analyser une période historique
suffisamment longue. La
formation de la classe ouvrière en
Angleterre
nous
plonge à la fois dans l’histoire politique et culturelle et dans
l’histoire économique. «La
classe ouvrière s’est fabriquée elle-même tout autant qu’elle
a été fabriquée35.»
Et
de toute façon pourquoi les travailleurs devraient-ils se confier
aux spécialistes des sciences sociales ?
Dans
«Junge
Welt36»,
le philosophe hongrois Gaspar Miklos Tamas a récemment déclaré
que, pour la première fois dans l’histoire, nous vivons une
situation grotesque : il existe une intelligentsia marxiste mais pas
de mouvement marxiste. Ce phénomène comporte deux dangers : d’un
côté, l’avant-gardisme des militants qui prétendent parler au
nom d’un prolétariat «passif» – ce prolétariat, cependant,
ignore que certains prennent la parole à sa place ; il ne partage
pas les valeurs de l’avant-garde qui lui explique ce qu’il est
censé sentir, penser et faire. Ce sont principalement les petits
groupes de la gauche radicale qui encourent ce type de danger.
L’autre danger est que la gauche radicale fusionne avec les
mouvements démocratiques, antifascistes et égalitaires – ce qui
entraînerait la disparition de la critique marxiste.
On
peut observer ces deux tendances dans les nouvelles luttes de classe.
Certains veulent fonder une «nouvelle Internationale» dès
aujourd’hui– alors qu’il y en a déjà tellement ! D’autres
refusent de critiquer la classe ouvrière et souhaitent seulement
soutenir les travailleurs dans leurs luttes. Ils veulent utiliser les
réseaux décentralisés organisés par des ONG, ou former, ou
renforcer tout de suite les syndicats. Des conférences
internationales discutent pour savoir comment les travailleurs
peuvent entrer en contact au niveau mondial. En outre,
«l’internationalisme ouvrier» traditionnel perdure avec son
organisation centralisée et hiérarchique qui laisse peu de place
aux débats ouverts. Lors des conférences internationales, des
délégués prétendent qu’il existe, partout dans le monde, des
ouvriers et des employés bénéficiant d’un emploi à vie dans la
même entreprise, et que leurs syndicats ou leurs partis réussissent
encore à obtenir qu’ils reçoivent une part de la richesse en
expansion permanente.
Mais
des militants de gauche, critiques par rapport aux syndicats,
essaient aussi d’organiser des contacts entre les différents sites
des multinationales –bien qu’il soit très difficile d’aller
au-delà des rencontres mutuelles et de réellement lutter ensemble
ou d’organiser des grèves de solidarité.
NOTES
E.P.
Thompson, The
making of the English working-class,
1963 [La
formation de la classe ouvrière anglaise,
Le Seuil, 1988 ; Points, 2012].
Global
Labour Journal www.escarpmentpress.org/globallabour
Global
Labour Institute www.globallabour.info
Global
Dialogue www.isa-global-dialogue.net/volume-4-issue1/
Au
cours des cinq dernières années, une autre partie de la gauche
radicale qui veut abolir l’Etat
a placé ses espoirs dans les soulèvements populaires. Le «mouvement
des places» en 2011 a rattrapé et dépassé le débat sur
«l’insurrection qui vient». La Grèce en 2008, les Indignados en
Espagne, l’occupation du parc de Gezi, Stuttgart21, Hong Kong,
etc., ont regroupé des centaines de milliers de participants –
mais, en fin de compte, ils n’ont pas été en mesure d’imposer
quoi que ce soit ! Ces mouvements ont rendu visibles le potentiel de
ces soulèvements simultanés à l’échelle mondiale –mais ils
ont aussi démontré brutalement leurs limites, par exemple lors du
passage de la commune de Tahrir à la dictature militaire. Les
nombreux mouvements qui ont eu lieu depuis Seattle, les révoltes de
masse en Argentine en 2001 et récemment Occupy Wall Street, etc.,
ont clairement montré qu’un renversement de l’ordre social
existant n’est possible que si les travailleurs se joignent à un
soulèvement populaire en tant que travailleurs. S’ils ne font pas
grève, leur participation à des manifestations n’a guère
d’impact. Sous le capitalisme, la grève est l’arme ultime, où
le pouvoir réel se développe et où les sujets collectifs se
forment.
Même
le Comité Invisible, qui jusqu’à présent ne se souciait guère
des travailleurs, a commencé à s’en préoccuper (au moins sur le
papier37)
– et il s’agit d’une évolution intéressante: parce que tout
homme ou toute femme qui veut abolir l’Etat, qui souhaite faire la
révolution, sera incapable d’atteindre ces objectifs sans les
travailleurs ! Les prolétaires constituent la grande majorité de la
population et leurs luttes font avancer les choses. Néanmoins la
plupart des gauchistes n’analysent toujours pas de façon critique
les luttes qui ont effectivement lieu ; mus par une sorte de réflexe,
ils préfèrent soulever immédiatement la question de la «conscience
de classe». Ils imaginent un prolétariat organisé dans un parti et
un syndicat, situation que l’on n’a pas connue depuis les années
1950. «Qu’attendons-nous d’autre ?» nous demandions-nous dans
un article polémique paru dans Wildcat-Zirkular
n°
65. «L’émergence
d’organisations mondiales prolétariennes ? Des grèves de
solidarité ? Des clones des mouvements passés ? Un mouvement
politique international ? En ce qui concerne la révolution mondiale,
nous sommes devant un phénomène nouveau et intéressant : personne
ne détient les paramètres, les critères ou même des réponses
pour aborder cette question. L’un des critères pourrait être de
savoir si des communautés se développent au cours des différentes
luttes – jusqu’à maintenant cela ne semble pas être le cas. Les
luttes des travailleurs, alors ? Mais ils ne luttent pas ensemble...
On observe plutôt le phénomène contraire: ils se battent
uniquement pour eux-mêmes et ne se reposent que sur leurs propres
forces. Ils ne comptent même pas sur leurs collègues de
l’entreprise voisine38.»
Les
travailleurs ignorent les vieilles organisations et les vieux partis
; quant aux nouveaux partis et organisations ils ne sont pas encore
visibles. Les masses n’ont pas encore la moindre idée de que
pourrait être une société nouvelle. Dans les luttes elles-mêmes,
nous pouvons cependant déceler quelques développements
intéressants. En Asie et au-delà, des travailleurs ont prouvé
leurs capacités extraordinaires à organiser leurs luttes et les
coordonner au-delà des frontières. Ils ont compris qu’ils ne
peuvent gagner que collectivement. Ils avancent des revendications
égalitaires contre les divisions introduites par le Capital. Ils ne
laissent pas les syndicats les empêcher de se battre, quand ceux-ci
veulent les contrôler. Ils ne craignent pas de participer à de durs
affrontements. Ils abordent et créent des problèmes pour lesquels
le système n’a pas de solution.
Dans
leurs luttes, ils entrent en conflit avec un système social, qui n’a
rien à offrir à la grande majorité des salariés en dehors des
politiques d’austérité – ce système n’est plus capable de
transformer les luttes pour garantir un «développement»
économique. Ce système social s’oriente vers son prochain crash,
sous la direction de sa «dernière superpuissance» ; il lutte
contre sa disparition économique et politique en déployant tous les
moyens nécessaires. La plus forte puissance militaire dans le monde
est devenue incapable de gagner des guerres, encore moins de créer
de nouveaux Etats stables ; elle n’est capable que de détruire.
Elle sape ainsi davantage la légitimité de cet ordre mondial et
mobilise de plus en plus de gens contre elle-même.
notes
Comité
Invisible, A
nos amis
(La Fabrique, 2014, p. 96 et 97): «Pour
dire cela platement: tant que nous ne
saurons
pas comment nous passer des centrales nucléaires et que les
démanteler sera un business pour ceux qui les veulent éternelles,
aspirer à l’abolition de l’Etat continuera de faire sourire ;
tant que la perspective d’un soulèvement populaire signifiera
pénurie certaine de soins, de nourriture, ou d’énergie, il n’y
aura pas de mouvement de masse décidé (...). Ce qui fait
l’ouvrier, ce n’est pas son exploitation par un patron, qu’il
partage avec n’importe quel autre salarié. Ce qui fait
positivement l’ouvrier, c’est sa maîtrise technique, incarnée,
d’un monde de production particulier. Il y a là une inclination à
la fois savante et populaire, une connaissance passionnée qui
faisait la richesse propre du monde ouvrier avant que le Capital,
s’avisant du danger contenu là et non sans avoir préalablement
sucé toute cette connaissance, ne décide de faire des ouvriers des
opérateurs, des surveillants et des agents d’entretien des
machines. Mais même là, la puissance ouvrière demeure: qui sait
faire fonctionner un système sait aussi le saboter efficacement. Or
nul ne peut individuellement maîtriser l’ensemble des techniques
qui permettent au système actuel de se reproduire. Cela, seule une
force collective le peut. (...). En d’autres termes: il nous faut
reprendre un travail méticuleux d’enquête. Il nous faut aller à
la rencontre, dans tous les secteurs, sur tous les territoires où
nous habitons, de ceux qui disposent des savoirs techniques
stratégiques. C’est seulement à partir de là que des mouvements
oseront véritablement “tout bloquer”.»
«Das
Ende der Entwicklungsdiktaturen» [La fin des dictatures
développementalistes], Wildcat-Zirkular
n° 65, février 2003]
Qui
façonnera les confrontations sociales à venir ? Les classes
moyennes mondiales qui suivent les mobilisations nationalistes parce
qu’elles
craignent de perdre leurs acquis sociaux ? Ou le prolétariat
mondial, dont le travail leur assure richesse et pouvoir ?
L’intelligence collective du prolétariat rebelle dépasse de loin
celle des experts bornés des institutions ; sa capacité à
organiser la production et à s’auto-organiser peut garantir la
fourniture des biens et des services nécessaires à tous les peuples
– les différents «mouvements des places» et contre les grands
projets d’infrastructure l’ont prouvé. Ils représentent la
seule force capable de s’opposer à la puissance destructrice du
capital.
Dans
notre revue Wildcat,
nous avons souvent exprimé l’espoir d’une «rencontre du
mouvement ouvrier et du mouvement social» – afin de définir le
rôle de la gauche sociale révolutionnaire. Comme s’il s’agissait
seulement d’additionner des forces, sans causer de tort à
personne, et d’assurer une présence «côte-à-côte» sur les
«places», dans un climat d’indifférence mutuelle. Nous devons
prendre ces questions à bras le corps – si nous voulons vraiment
faire bouger les choses.
Un
nouveau sujet révolutionnaire ne sera pas seulement le résultat
d’un processus d’«homogénéisation» (encore moins d’une
«alliance!), mais plutôt de processus de polarisation – et de
division – au sein de la classe ouvrière. Les discussions et les
pratiques politiques de la gauche doivent affronter ces questions.
(Traduction
de l’allemand en anglais effectuée par Wildcat,
puis de l’anglais en français par nos soins. Nous avons ajouté
quelques notes explicatives ou remarques critiques, signalées comme
étant de NPNF
; les autres notes ont rédigées soit par les traducteurs de
l’allemand vers l’anglais soit par la revue Wildcat
elle-même.)