Cet
article sur le développement de la lutte de classe au cours des
dernières années a été publié par la revue allemande Wildcat
dans son numéro 98, en été 2015, traduit en anglais par des
camarades puis de l’anglais en français par nos soins.
Soulèvement ou lutte de classe?
Le concept de classe est à nouveau populaire. Après la dernière crise économique mondiale, même les journaux bourgeois ont commencé à se demander : «Après tout, Marx n’avait-il pas raison ?» Durant les deux dernières années, le livre de Thomas Piketty, Le Capital au XXe siècle, a figuré sur la liste des best-sellers – cet ouvrage décrit de façon détaillée comment le processus d’accumulation capitaliste a historiquement abouti à une concentration de la richesse entre les mains d’une infime minorité de détenteurs de capitaux.
Dans les démocraties occidentales aussi, des inégalités importantes ont conduit à une augmentation de la crainte de soulèvements sociaux. Ce spectre a hanté le monde au cours des dernières années – des émeutes à Athènes, Londres et Baltimore jusqu’aux révoltes en Afrique du Nord, qui, parfois, ont renversé des gouvernements. Comme d’habitude, pendant ces périodes de «troubles», alors qu’une faction de la classe dirigeante appelait à une répression armée, une autre soulevait la «question sociale», qu’elle prétendait vouloir résoudre en mettant en œuvre des réformes ou des politiques de redistribution,.
La crise mondiale a délégitimé le capitalisme; la politique des dirigeants et des gouvernements – qui consiste à faire payer la crise aux travailleurs et aux pauvres – a alimenté la colère et le désespoir. Qui peut encore contester le fait que nous vivions dans une «société de classe» ? Mais que signifie en réalité cette expression ?
Les «classes», au sens le plus étroit du mot, émergent seulement avec le capitalisme – mais l’expropriation des moyens de production sur laquelle repose la condition des prolétaires qui ne possèdent rien ne se réduit pas à un événement historique unique. L’expropriation se répète, se reproduit, tous les jours au sein du processus de production lui-même : les travailleurs produisent, mais le produit de leur travail ne leur appartient pas. Ils ne reçoivent que ce dont ils ont besoin pour reproduire leur force de travail, ou bien ils bénéficient du niveau de vie qu’ils ont réussi à atteindre en luttant.
En principe, les sociétés de classe ne reconnaissent aucun privilège fondé sur la naissance, et la propriété de l’argent est censée déterminer la position sociale de chacun d’entre nous. En théorie, le capitalisme permet de démarrer sa carrière en tant que plongeur dans un restaurant pour finir spéculateur boursier (ou au moins petit entrepreneur, objectif de nombreux immigrés). Dans le même temps, les membres de la petite bourgeoisie et les artisans peuvent chuter dans les rangs des prolétaires. Grimper l’échelle sociale est rarement le résultat de son propre travail, cela dépend plutôt de la capacité à devenir un capitaliste et à s’approprier le travail d’autres personnes. (La mafia, par exemple, possède cette capacité.)
En réalité, un processus de polarisation de classe se met en place – Marx et Engels avaient déjà compris qu’il s’agissait d’une force explosive et d’une condition préalable à la révolution. «Le mouvement prolétarien est le mouvement autonome de l’immense majorité dans l’intérêt de l’immense majorité» (Manifeste du Parti communiste). Selon Immanuel Wallerstein, la thèse de Marx sur la polarisation de classe serait sa thèse la plus radicale, thèse qui – une fois liée au système mondial – s’est vérifiée. La polarisation signifie, d’un côté, la prolétarisation, de l’autre l’embourgeoisement.
Le Capital n’est pas simplement de la richesse qui s’accumule entre les mains de quelques-uns. Il est la condition préalable et le résultat du processus de la production capitaliste, au cours duquel le travail vivant crée de la valeur appropriée par d’autres. En effet, le capitalisme ne se caractérise pas par l’«exploitation» d’un travailleur par son maître artisan, mais par celle d’une grande masse de travailleurs rassemblés dans une usine. Ce mode de production repose sur le fait que des millions de gens travaillent ensemble, bien qu’ils ne se connaissent pas. Ils produisent de la valeur ensemble, mais, ensemble, ils peuvent aussi refuser ce travail et remettre en question la division sociale du travail. En tant que force de travail, les travailleurs font partie du capital; en tant que classe ouvrière, ils représentent le plus grand ennemi intérieur du Capital.
Des générations de chercheurs spécialisés dans la «gestion scientifique» du travail ont essayé de s’approprier les connaissances des ouvriers sur leur façon de produire, afin que le Capital puisse devenir indépendant du Travail. Ils ont créé des unités de production parallèles afin de continuer la production en cas de grève. Ils ont fermé des usines et les ont déplacées afin d’augmenter l’exploitation de ces nouveaux groupes de travailleurs et de mieux les contrôler. Mais ils ne sont pas en mesure d’exorciser le spectre.
Pendant les vagues de grèves de 2010, pour la première fois, ce spectre a hanté toutes les parties de la planète en même temps. Ces luttes sont actuellement en train de changer ce monde. Même les universitaires en ont pris conscience et, après une longue période d’oubli, la classe ouvrière est à nouveau l’objet de leurs recherches – comme en témoignent de nombreux articles, de nouvelles publications et pages web, grâce auxquelles des spécialistes de gauche des sciences sociales essaient de créer des liens entre les travailleurs des différents continents.
En Allemagne, durant les vingt-cinq dernières années, les travailleurs ont dû combattre seuls – mais désormais, dans ce pays, les mouvements sociaux et les intellectuels ont recommencé aussi à se référer à eux.
Rétrospective 1978 – la classe ouvrière à l’apogée de sa puissance
Jusqu’en 1989, nous pouvions expliquer ce qui se passait dans ce monde, ou plutôt, les luttes de classes pouvaient nous l’expliquer. Le réveil révolutionnaire qui s’est produit autour de l’année 1968 a conduit à une nouvelle vague de luttes ouvrières dans la plupart des pays, et il a fait émerger une critique globale du système et de la culture de travail soutenus par les syndicats dans les grandes métropoles. À la fin des années 1970, la classe ouvrière était à l’apogée de sa puissance. Salaires et revenus étaient garantis par des négociations collectives ; un emploi permanent et relativement sûr était encore la norme. Dans les pays industrialisés, les conditions matérielles des travailleurs (si l’on tient compte de leur salaire social total) étaient parvenues à un niveau jamais atteint auparavant dans l’histoire. Et, dans les secteurs industriels fondamentaux, leurs luttes imposaient de meilleures conditions pour tout le monde.
Dès la crise de 1973-1974, leur pouvoir en tant que producteurs a commencé à être miné par la délocalisation de la production de masse à forte intensité de main-d’œuvre vers l’Asie du Sud-Est et par la restructuration au sein des usines. Le Capital voulait se débarrasser des travailleurs qui étaient devenus combatifs et confiants en leur force. Le coup d’Etat au Chili en 1973 et l’ascension des «Chicago Boys1» ont indiqué la direction qu’allait prendre la contre-révolution des années 1979-1980. Cette contre-révolution s’est identifiée avec les noms de Thatcher et Reagan, et a conduit à des défaites historiques de ce qui était, jusqu’alors, les noyaux centraux de la classe ouvrière (la défaite à la FIAT2 en 1980 ; le coup d’Etat militaire en Turquie ; en 1979-1981, la contre-révolution en Iran après que les conseils de travailleurs3 eurent été écrasés ; le régime militaire en Pologne à la fin de 1981 ; la défaite des mineurs anglais en 1985, etc.). Les attaques directes sous la forme de licenciements massifs et la segmentation de la main-d’œuvre ont suivi.
Dans chaque Etat-nation, la classe ouvrière s’est barricadée à l’intérieur de ses lieux de travail et a pu – mais avec de grandes différences selon les pays – combattre la détérioration directe des conditions de travail durant une période de temps importante.
Pour les travailleurs et travailleuses qui ont connu cette époque, les années 1980 en Europe occidentale étaient parfois contradictoires: d’un côté, ils subissaient des attaques massives, de l’autre, ils assistaient à l’éclosion de mouvements sociaux radicaux. Mais, si on analyse cette période en partant de notre point de vue actuel, il s’est agi d’une décennie de défaites dramatiques. Les politiques d’austérité ont conduit à un démantèlement des prestations sociales et /ou l’attribution de celles-ci a été plus étroitement conditionnée à la recherche active d’un emploi. Aux États-Unis, de longues files d’attente de chômeurs se formaient devant les agences pour l’emploi ; cette situation illustrait bien la nouvelle dimension de l’appauvrissement de la classe ouvrière américaine – auparavant extrêmement puissante.
En Allemagne, au milieu des années 1980, les mobilisations syndicales en vue de réduire le temps de travail (pour lutter contre le chômage !) ont marqué un tournant décisif, parce qu’elles ont abouti, en échange, à l’acceptation de la flexibilisation et de la précarisation de celles et ceux qui détenaient des CDI «normaux».
Les années 1980 ont vu l’avènement d’un certain nombre de dictatures militaires et le déclin économique dans plusieurs pays d’Amérique latine, la faillite de l’Etat au Mexique, la crise de la dette et les diktats du FMI qui imposait des «programmes d’ajustement structurel».
Depuis le milieu des années 1980, les taux élevés de croissance économique des quatre jeunes «Tigres», Hong Kong, Singapour, Taïwan et la Corée du Sud, ont remis totalement en cause les hypothèses des théories de la dépendance4. Les mouvements de grève massifs de 1984 ont attiré l’attention générale sur la Corée du Sud. Sous la domination d’une dictature imposant un développement pro-occidental, et qui avait écrasé un soulèvement des travailleurs seulement sept années plus tôt, une classe ouvrière était apparue qui contestait le Capital en Corée du
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Chicago Boys : surnom attribué à un groupe d’économistes chiliens formés à l’université de Chicago et influencés par Milton Friedman. Ils mirent leurs compétences économiques au service de la dictature chilienne (Note de NPNF).
Fiat : sur l’importance des luttes à la Fiat on pourra lire notamment le livre de Diego Giachetti et Marco Scavino La Fiat aux mains des ouvriers, Les Nuits rouges ; et deux articles de Marco Revelli sur la défaite de 1980 : http://ablogm.com/cats/2013/01/05/la-defaite-a-la-fiat-italie-1980/ et : http://www.multitudes.net/Fiat-apres-Fiat/ (Note de NPNF).
Sur les conseils ouvriers en Iran on pourra ce court article en anglais de Chris Goodey http://www.merip.org/mer/mer88/workers-councils-iranian-factories, ce texte plus long de Mostafa Saber https://libcom.org/library/working-class-iran-some-background-class-struggles-1979-1989-mostafa-saber et le livre d’Asef Bayat, Workers and Revolution in Iran: A Third World Experience of Workers’ Control (Zed Press, 1987). (Note de NPNF)
Théorie de la dépendance : théorie très critique vis-à-vis du colonialisme et du néocolonialisme qui influença à la fois des universitaires de gauche, des hauts fonctionnaires et des ministres de tendances diverses mais aussi des partis ou des groupes d’extrême gauche (Note de NPNF).
Sud5 et sa discipline d’usine en inventant des formes radicales de lutte. Grâce aux augmentations élevées qu’ils obtinrent, en l’espace de quelques années, les travailleurs coréens purent rattraper leurs homologues occidentaux.
la fin des années 1980, en Europe, également, une nouvelle composition de classe semblait se développer dans le cadre d’une série de luttes (le mouvement des infirmières, les grèves dans les crèches, les luttes des conducteurs de train en Italie et en France, des chauffeurs de camion en France, la grève sauvage chez Volkswagen), mais alors une crise et une guerre sont arrivées, ainsi qu’un massacre qui a changé le monde...
* Crise et flambée de la prolétarisation dans les années 1990
En juin 1989, l’armée a ouvert le feu sur la place Tian-an-men principalement parce que des masses de travailleurs venaient soutenir les étudiants. Ce ne sont pas en priorité des étudiants, mais les dirigeants des travailleurs qui furent condamnés à mort ou à de longues peines de prison. Les syndicats non officiels furent immédiatement déclarés illégaux et leurs dirigeants jetés en prison.
Cet exemple ne s’est pas répété à Berlin ou Leipzig. En Allemagne de l’Est, le régime a capitulé. Lorsque le mur tomba en 1989, Wildcat considéra avec optimisme l’effondrement du «socialisme réel»6. En 1988-1989, les luttes de classe s’intensifièrent en Allemagne de l’Ouest et, au cours du changement de régime à l’Est, des débats de masse se déroulèrent sur les lieux de travail et dans les rues, débats qui portaient sur un avenir possible au-delà du capitalisme et du socialisme à la sauce de la RDA – débats totalement oubliés, aujourd’hui. Au départ, la dévastation économique de l’ex-RDA déclencha un large mouvement de lutte contre les fermetures d’usines et la détérioration des services sociaux.
Après les massacres de la guerre du Golfe en 1991 et le début de la crise économique (qui fut retardée en Allemagne en raison du boom qui suivit la réunification, mais frappa le pays encore plus violemment en 1993), les conditions existant dans la métallurgie de l’ancienne Allemagne de l’Ouest se détériorèrent massivement. Les syndicats se démenèrent pour sauver l’Allemagne et son statut de «nation exportatrice» ; par exemple, en 1994, l’IG Metall (syndicat de la métallurgie) accepta l’intensification du travail et la flexibilisation massive des horaires en signant l’«accord de Pforzheim». En outre, les prestations sociales furent attaquées dans tous les secteurs.
Les luttes dont nous espérions l’éclosion – principalement dans les usines qui étaient en train d’être démantelées dans l’ancienne Allemagne de l’Est – ne se matérialisèrent pas à grande échelle. La migration des travailleurs hautement qualifiés, de l’est à l’ouest de l’Allemagne, fonctionna comme une soupape de sécurité pour la pression sociale et entraîna, à l’Ouest, une baisse des salaires, pour la première fois depuis l’après-guerre. Le chômage de masse à l’Est fut contenu par divers moyens : par exemple, les entreprises envoyèrent systématiquement les travailleurs suivre des programmes de formation parce qu’il n’y avait pas de travail, les horaires furent réduits, parfois jusqu’à zéro heure, etc.
Dans le même temps, quand nous soulignions que le collègue travaillant à côté de nous gagnait deux fois plus en effectuant le même travail que nous, nous entendions soudainement fleurir dans les ateliers des commentaires du type : «Le principal est d’avoir un emploi.»
L’«armée industrielle de réserve» était de retour ! Dès lors, les gestionnaires réussirent de plus en plus à diviser les travailleurs dans les entreprises grâce à l’utilisation massive de l’intérim et des CDD.
En Allemagne de l’Ouest, dans les années 1970, nous avions appris que, dans une grande mesure, la pression de «l’armée de réserve» des chômeurs sur les travailleurs salariés fonctionnait de moins en moins: tant que vous pouviez trouver facilement un emploi, vous profitiez des allocations chômage comme d’une pause bienvenue. Par conséquent, nous faisions attention à ne pas utiliser des termes comme l’«armée de réserve» et, surtout, nous mettions en garde contre une capitulation prématurée. Les conditions pour les chômeurs se sont ensuite rapidement détériorées. Les lois Hartz (qui réformèrent les allocations chômage en 2004-2005) aboutirent à une baisse de revenus beaucoup plus importante pour les chômeurs de longue durée.
La dissolution du «bloc de l’Est» représenta également une rupture, si l’on analyse la progression de la prolétarisation de la population mondiale. Pendant ce temps, dans les pays d’Europe orientale, une forme d’«accumulation primitive» se mit en place sous la direction des anciens responsables politiques qui volèrent et amassèrent une énorme richesse financière par le biais des privatisations sauvages et du fait que les travailleurs perdirent leurs droits à la terre, au logement et aux retraites, droits auparavant contrôlés par l’Etat socialiste. À l’échelle mondiale, tous les régimes adoptèrent le «néolibéralisme», sans compter l’augmentation des scénarios de guerre – et pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale aussi en Europe elle-même.
NOTES
Sur la Corée du Sud on pourra lire notamment l’article de Loren Goldner «La classe ouvrière coréenne : de la grève de masse à la précarisation et au reflux, 1987-2007» sur le site mondialisme.org et reproduit aussi dans l’anthologie Nous vivrons la révolution publiée par nos soins en 2008 (Note de NPNF).
Socialisme réel : terme utilisé dans les années 70 par les dissidents du bloc de l’Est pour engager prudemment une discussion sur les réformes nécessaires dans ces pays sans heurter de front les bureaucraties capitalistes au pouvoir. Ce concept a de fait surtout servi à dissimuler les crimes du stalinisme et le caractère capitaliste de l’URSS, des démocraties populaires, de la Chine, du Vietnam et de Cuba, et à semer une confusion politique et théorique qui perdure encore en 2015 dans les milieux de gauche, altermondialistes, Indignés, etc. Cette expression est devenue quasiment un label officiel aujourd’hui chez les universitaires. L’emploi de cette expression à la fois journalistique et «politiquement correcte» par les camarades de Wildcat est assez surprenant (Note de NPNF).
Lorsque l’image menaçante de la «mondialisation» fut fabriquée en Allemagne au début des années 1990 (après la diffusion de la «lean production7» et du «toyotisme» pendant les années précédentes), Wildcat tenta, d’un côté, de souligner que les travailleurs disposaient encore d’un atout important («[les patrons] ont besoin des connaissances des travailleurs», «ils sont confrontés à des coûts élevés pour les transports et les transactions»), et, de l’autre, nous analysâmes les possibilités ouvertes par la socialisation de la production. Si le monde entier est devenu capitaliste, alors il n’existe plus aucun secteur non capitaliste disponible qui pourrait fournir des capitaux et une réserve de main-d’œuvre nouvelle, ce qui signifie qu’à un moment donné le Capital devra affronter une classe ouvrière mondiale.
«Au lieu de consolider le mirage de la puissance et de la domination du Capital et de l’asservissement des travailleurs, nous devons nous demander où sont les nouveaux points de dépendance du Capital envers la classe ouvrière (...) et [nous devons nous demander] si le fait que les travailleurs des différents continents sont amenés à collaborer entre eux offre de nouvelles possibilités pour combattre le Capital à l’échelle mondiale8.»
De même, nous ne considérions pas que la formation de l’UE allait immédiatement et automatiquement entraîner une détérioration des possibilités de luttes. Peu de gens, à l’époque, voulaient partager de telles réflexions. Notre proposition de mener une recherche militante, à l’échelle européenne, sur différents thèmes et secteurs (industrie automobile, hôpitaux, migration, précarisation) ne suscita guère d’intérêt. La plupart des militants de la gauche avaient d’autres priorités : la fin du «bloc socialiste», la nouvelle vague de nationalisme et de racisme; les travailleurs immigrés ; la création de syndicats alternatifs, etc.
En publiant Die Wiederkehr der Proletarität und die Angst der Linken (Le retour de la condition prolétarienne et la peur (ou l’angoisse) des Gauches) en 1993, Karl-Heinz Roth appela la gauche à reprendre la question du «travail». Critiquant les apologues d’une société postmoderne, il décela une «tendance à la constitution d’“un” nouveau prolétariat dans “un” monde capitaliste» et une «homogénéisation des relations de travail grâce à la précarisation, au développement des CDD et de l’auto-entreprenariat “dépendant”». Roth pensait que les milieux de gauche, soumis à la précarisation, seraient poussés à conduire une recherche militante sur les rapports de classe, mais il se trompait pour deux raisons:
– d’un côté, les (infra)structures de la gauche étaient en train de se dissoudre et la tendance à l’individualisation avait déjà considérablement progressé ;
– et, de l’autre, les universitaires de gauche pouvaient encore compter sur le soutien financier des universités ou des fondations de recherche.
La gauche traditionnelle critiqua Roth d’une manière plutôt sévère et dogmatique, parce qu’il avait, selon elle, négligé et abandonné prématurément des fractions centrales de la classe ouvrière ; sa vision de «cercles prolétariens» comme de futurs noyaux pour l’organisation fut rejetée comme sectaire.
Pourtant, ses prophéties de 1993 sont étonnamment précises si on les rapporte aux conditions d’aujourd’hui. Ceci en dépit du fait que, à l’époque, les changements qu’il évoquait à propos de la «mondialisation de la production» commençaient seulement à devenir visibles et que l’accès à Internet et aux moyens de communication électroniques n’était pas généralisé. De nombreux espoirs concernant une expansion des révoltes sociales ont depuis été déçus et de nombreuses propositions préliminaires de Roth – formulées principalement en réponse à ses détracteurs –, notamment celle de former des associations internationales n’ont pas été reprises ou plutôt attendent toujours d’être appliquées. La principale raison pour laquelle ces propositions ne furent pas accueillies favorablement et davantage soutenues tient au fait que les années 1990, en Europe, furent une décennie de défaites, intériorisées par la gauche, de façon préventive, en acceptant les théories postmodernes et poststructuralistes et leur quête identitaire. Toutes les tentatives de généralisation ont été détruites de l’intérieur.
Depuis son origine, Wildcat s’est fixé pour tâche de faire connaître les luttes de classe à travers le monde dans son environnement local, mais, après la dissolution du bloc de l’Est, cela ne fonctionna plus. Face à la victoire déclarée du capitalisme, beaucoup de lecteurs s’éloignèrent de nous. Wildcat ne voulut pas continuer à brandir le drapeau en ignorant ce qui se passait. En 1995, le collectif de rédaction décida d’arrêter la publication de la revue pendant plusieurs années et poursuivit le débat sous la forme de la Wildcat-Zirkular.
* Le mouvement altermondialiste
L’émergence de l’EZLN dans la forêt lacandone, pendant le début de l’application des accords de l’ALENA en 1994, remit la révolution à l’ordre du jour9 et ouvrit la voie à des discours complètement nouveaux et à de grands espoirs. D’autant plus lorsque le «mouvement altermondialiste» s’unit au mouvement ouvrier organisé en réponse
la conférence de l’OMC à Seattle en 1999.
Cette méthode de gestion vise à être au plus près de la demande du client et à éviter tout gaspillage. On l’appelle parfois «production maigre» ou «allégée» (Note de NPNF).
«Vom Klassenkampf zur ‘sozialen Frage’» [De la lutte de classe à la question sociale], Wildcat Zirkular 40/41.
Cette analyse est exagérément optimiste, et pour le moins étonnante vingt ans plus tard ! Cf. les articles («Des altermondialistes aux Indignés. Bilan provisoire») du numéro 38-39 de la revue (Note de NPNF).
Des luttes radicales semblaient se dérouler dans les «pays du Sud» et dans les campagnes, sous la forme de luttes contre les «enclosures10» et la «valorisation», plutôt que dans les usines. Dans les usines, les salariés subissaient une immense pression, de nombreux postes étaient supprimés, ils étaient censés travailler davantage, etc., puis lire des journaux qui leur expliquaient pourquoi les choses étaient comme elles étaient: «La mondialisation entraîne une concurrence accrue et nos entreprises ne pourront continuer à fonctionner que si elles baissent vos salaires. Cela semble logique, non ?» En fin de compte, toutes ces hypothèses nous réduisent au rôle de victimes de processus qui nous dépassent.
Nous nous sommes efforcés de critiquer la notion de la mondialisation et la propagande qui l’accompagnait: le débat sur la «mondialisation» tente, «sur le plan idéologique, avons-nous écrit, de nous présenter une phase de trente ans de stagnation du capitalisme mondial comme une série triomphale de victoires11».
Au lieu d’utiliser des termes comme mondialisation», ou «néolibéralisme», nous avons continué à décrire comment opérait le capitalisme et cité ses développements tumultueux en Asie.
– En Asie, la lutte de classe «c’est vraiment chaud »...
Le terme de «classe ouvrière mondiale» («Weltarbeiterklasse») est apparu pour la première fois dans Wildcat Zirkular n° 25 en avril 1996. L’article qui s’intitulait «Le monde subit un bouleversement radical12» décrivait le processus de prolétarisation du Bangladesh à l’Indonésie en passant par la Chine, processus accompagné par des luttes intenses, des émeutes et l’émergence d’une nouvelle main-d’œuvre migrant des campagnes vers les villes : notamment des jeunes femmes, qui préféraient travailler en usine plutôt que de subir la domination patriarcale dans les villages. Nous présentions ces jeunes travailleurs comme une avant-garde dans la création d’une nouvelle classe ouvrière, ce qui renforçait nos espoirs. L’article supposait qu’une «explosion des besoins et des désirs» formait la base matérielle du «néolibéralisme» ; celui-ci dissolvait la rigidité des travailleurs dans les vieilles nations industrielles et désormais amorçait une transformation des rapports de classe à l’échelle mondiale, en partant de l’Asie. Les travailleurs des anciens centres industriels ne seraient bientôt plus les seuls ouvriers capables de fabriquer des voitures. Notre revue appelait à enquêter sur ces changements en Asie, en Amérique latine et en Afrique – et à un réexamen de notre «ballast» théorique, par exemple des théories sur «les nouvelles enclosures» ou la «fin du développement».
Ce texte provoqua un débat intense dans Wildcat Zirkular, notamment sur la validité de toutes ces dépêches d’agence apparemment très claires sur l’agitation ouvrière et l’importance de la classe ouvrière en Asie orientale. Une partie des membres du collectif de rédaction niaient la «crise du capital» et plaçaient tous leurs espoirs de révolution dans la «nouvelle» classe ouvrière en Asie:
«Quel est le fait important que nous voulons souligner ? La classe ouvrière mondiale se recompose à une échelle et une vitesse sans précédent. Cela a deux aspects et tous deux augmentent le potentiel pour le communisme.
Le prolétariat est devenu la majorité quantitative de la population mondiale ou, autrement dit: le départ des masses à la recherche d’un sort meilleur parachève13 l’évolution du capitalisme développé. C’est seulement maintenant que se vérifie totalement le schéma postulé par Marx et Engels il y a cent cinquante ans dans le Manifeste du Parti communiste.
On mesurait l’influence de l’“ancienne” classe ouvrière à celle de la social-démocratie, des syndicats, des partis communistes, quand ce n’était pas au nombre de ses salopettes bleues, à sa conscience professionnelle, ou à son attachement aux intérêts de l’entreprise. L’importance de cette classe ouvrière a considérablement diminué dans le monde entier parce qu’elle s’est dissoute de trois façons différentes : en fuyant les usines ; en étant expulsée des lieux de production ; et en s’épuisant dans des luttes défensives.
En principe, ce processus devrait être le même ici [en Europe] que, par exemple, en Chine. Mais à son tour, émerge une nouvelle classe ouvrière composée de jeunes travailleurs, et, surtout, la première génération de travailleuses. Et il est tout à fait inutile d’expliquer pourquoi une jeune fille de dix-sept ans incarne davantage l’espoir révolutionnaire qu’un père de famille de trente-cinq ans14.»
Une autre partie du collectif de rédaction ne voyait dans ce processus qu’une répétition historique – la création de nouvelles masses ouvrières –, mais aucun changement qualitatif, et elle insistait sur la notion théorique fondamentale de «classe ouvrière mondiale»:
NOTES
Terme venant de l’anglais (en français on parle parfois de «renclôture»). L’accaparement de terres traditionnellement à usage collectif, par des personnes disposant de capitaux, aboutit à la constitution de propriétés plus grandes, composées de champs enclos par des haies et qui sont loués à des fermiers, et provoque donc l’exode rural des paysans ruinés par ce processus (Note de NPNF).
«Vom schwierigen Versuch, die kapitalistische Krise zu bemeistern» [Efforts et difficultés pour comprendre la crise capitaliste], Wildcat Zirkular n° 56/57, mai 2000.
«Umwälzung», en allemand, signifie à la fois transformation, changement et bouleversement radical (Note de la traduction de l’allemand vers l’anglais).
«Voll-Endung» signifie, en allemand, à la fois l’achèvement, l’accomplissement et la fin (idem).
«-Globalize it!3», préface à Wildcat-Zirkular n° 38, juillet 1997.
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«L’émergence d’une “classe ouvrière mondiale” repose sur la question de savoir si une véritable socialisation
lieu grâce à une coopération productive mondiale, c’est-à-dire si la production mondialisée du capital ouvre la possibilité du communisme. [...] Pour répondre à cette question, nous devons d’abord comprendre les connexions internes qui relient les personnes exploitées dans le monde entier, à savoir, qu’elles produisent déjà ce monde (absurde, qui fonctionne à l’envers) – et qu’elles sont donc en mesure de le changer15.»
«L’un des principaux problèmes de la politique révolutionnaire aujourd’hui réside dans son incapacité à critiquer théoriquement et pratiquement le processus de la production mondiale et d’arriver à le démystifier radicalement 16.»
Prolétarisation mondiale et choc de l’offre
En janvier 1998, Karl-Heinz Roth, lui aussi, affirma que, cent cinquante ans après le Manifeste du Parti communiste, le prolétariat s’était constitué lui-même, pour la première fois, objectivement, à l’échelle mondiale – et que, contrairement à l’hypothèse de Rosa Luxemburg, les secteurs non capitalistes avaient été complètement intégrés, eux aussi. «Pour la première fois dans l’histoire, ceux qui ne possèdent rien, et qui doivent offrir leur force de travail pour vivre, constituent la majorité quantitative de la population mondiale17.»
Cette hypothèse soulève au moins deux types de questions : Ce processus est-il une première étape dans la constitution d’une classe privée de moyens de subsistance, qui sera suivie par une deuxième étape où les prolétaires sans terre deviendront des travailleurs salariés ? Ou un nouvel univers, fondé sur des rapports
d’exploitation différents, est-il en train de naître ? Quelles en sont les conséquences pour le développement des luttes18?
Tout au long des années 1980, la gauche autonome en Allemagne s’est davantage intéressée à l’économie de subsistance (ou à ce qu’elle percevait comme telle) et aux émeutes menées par celles et ceux qui avaient été exclus du processus de production capitaliste qu’aux «travailleurs et travailleuses salariés». En 1983, Wallerstein avait déjà souligné que la grande majorité de la population mondiale travaillait plus durement, plus longtemps et pour moins de revenus qu’il y avait quatre cents ans. Ce processus de dépendance croissante envers les revenus salariaux, c’est ce que nous pourrions appeler, au sens marxien, la «prolétarisation». Cela signifie une augmentation du pouvoir d’achat réel ; ce processus satisfait donc l’intérêt à long terme du Capital, mais, par contre, il ne correspond pas aux intérêts des capitalistes individuels qui, eux, veulent que les coûts de reproduction de leurs travailleurs restent bas ; ils sont donc intéressés par une «semi-prolétarisation»: une économie domestique fondée sur des revenus provenant de différentes sources et une économie de subsistance ou reposant sur le travail à domicile19.
En revanche, ce sont plutôt les prolétaires qui souhaitent une prolétarisation complète (le fait qu’à la fois le mari et la femme soient des travailleurs salariés libres et puissent acheter la totalité de leurs moyens de subsistance). Une prolétarisation complète nécessite l’existence d’un «État-providence», qui transfère un revenu à ceux qui ne travaillent pas. L’Allemagne de l’Est constituait un exemple modèle de «prolétarisation complète» qui résolvait ses problèmes de pénurie de main-d’œuvre en important des travailleurs du Vietnam et du Mozambique. Reprenant la thèse de Rosa Luxembourg selon laquelle le capitalisme est incapable de reproduire la force de travail qu’il exploite, Wallerstein démontra que de grandes parties de la population mondiale ne parviennent jamais à être complètement prolétarisées, et que les ménages restent donc tributaires de la production de subsistance et de toutes sortes d’activités non salariées informelles.
Forces of Labour de Beverly Silver
Wildcat souligna la vulnérabilité des nouvelles chaînes de transport dans le nouveau paysage mondial, processus qui étaient par ailleurs difficiles à saisir, en raison de la rapidité des changements et des modifications. Nous concentrâmes alors notre attention sur les nouveaux lieux de production – pendant les années 1990, des usines d’automobiles apparurent non seulement en Asie, mais aussi en Europe de l’Est.
A cet égard, le livre de Beverly Silver, Forces of Labour, nous fut très utile parce que, dans le cadre de l’analyse des systèmes-monde, l’auteure plaçait les luttes de la classe ouvrière au centre de sa recherche. Beverly réussit à montrer que, historiquement, les luttes suivaient toujours l’itinéraire du Capital: en réaction aux révoltes ouvrières des années 1970, le Capital a construit de nouvelles usines automobiles en Afrique du Sud et au Brésil – et ainsi déclenché une nouvelle dynamique puissante de luttes ouvrières. Pendant les années 1980, l’industrie automobile s’est épanouie en Corée du Sud – ce qui a poussé une nouvelle génération de travailleurs à mener des combats similaires de grande ampleur.
Notes
«Asien und wir» [L’Asie et nous], Wildcat-Zirkular n° 39, août 1997.
«Open letter to John Holloway» [Lettre ouverte à John Holloway], Wildcat-Zirkular n° 39, août 1997, http://www.wildcat-www.de/en/zirkular/39/z39e_hol.htm.
«Die neuen Arbeitsverhältnisse und die Perspektive der Linken» [Les nouvelles relations de travail et la perspective des gauches], Wildcat-Zirkular n° 42/43, mars 1998.
«Chiapas und die globale Proletarisierung» [Le Chiapas et la prolétarisation mondiale], Wildcat-Zirkular n° 45, juin 1998.
Le capitalisme historique, Immanuel Wallerstein, 1983, La Découverte [1985, nouvelle édition française, 2002].
Beverly Silver observait le monde entier et soulignait que les «corrections» stratégiques ne faisaient que réparer temporairement les défauts du système et que le Capital devait sans cesse faire face à la résistance de la classe ouvrière, parce que les conflits du travail sont endémiques au capitalisme. Même si sa division schématique entre luttes «marxiennes» et «polanyiennes20» nous semblait moins utile.
Beverly Silver supposait que l’affaiblissement du «pouvoir de négociation» des travailleurs dans les pays du Nord ne serait que temporaire. Au départ, elle avait collecté des données empiriques jusqu’en 1990, puis elle étendit ses recherches jusqu’en 1996 – et l’on peut dire aujourd’hui que, jusqu’en 1990, son analyse correspondait à la réalité.
En Europe de l’Est, cependant, les salaires étaient, et sont encore, nettement plus faibles qu’en Europe de l’Ouest. Les travailleurs de l’automobile ont cessé d’être les ouvriers les mieux payés – du moins ce n’est plus vrai dans tous les pays de la planète. Beverly Silver défend une vision cyclique du monde : pour elle, la crise est toujours cyclique, toujours suivie par des phases de développement et d’expansion. De son point de vue, une grande crise signifierait que des transformations fondamentales, une instabilité durable et une nouvelle force hégémonique émergeraient dans le système mondial. Beverly ne se pose pas la question de savoir comment les luttes des travailleurs pourraient conduire au communisme et elle n’a «pas remarqué» la longue phase durant laquelle les travailleurs d’Asie du Sud-Est n’ont pas représenté une menace révolutionnaire contre le capitalisme.
Aujourd’hui, Beverly Silver explique que la crise profonde du mouvement ouvrier mondial serait due au fait que la «solution financière» a été combinée avec une «déstructuration» des anciennes classes ouvrières. Le Capital s’est retiré de la production, son côté destructeur domine désormais. Néanmoins, elle affirme que l’efficacité du correctif financier n’a été que temporaire et a également déplacé la crise dans une autre aire géographique – ce qui a finalement conduit à une nouvelle crise profonde de légitimation du capitalisme21.
Et il est vrai qu’il n’y a pratiquement jamais eu autant de résistance organisée contre les projets de construction d’infrastructures, de barrages, de centrales électriques, etc., – en particulier dans les pays les plus récemment industrialisés comme l’Inde, l’Indonésie ou la Chine. Que nous les analysions comme des luttes contre la «marchandisation» [du monde], ou tout simplement des luttes contre la destruction de la base des moyens de subsistance, désormais nous savons, à l’échelle mondiale, que le «progrès technique» ne conduit pas automatiquement au «développement», mais s’accompagne de destructions – et que nous pouvons nous organiser contre ce fléau.
Ceci contraste avec le fait que, au cours d’un processus d’industrialisation, le Capital n’a jamais rencontré si peu de résistance des travailleurs que pendant la phase comprise entre 1990 et 2005. Le Capital a pu détériorer les conditions des travailleurs, de façon continue, sans être sérieusement menacé par leur résistance collective. Le remplacement des emplois industriels par des emplois de services de haute qualité s’est avéré une prédiction fantaisiste. Pendant cette période, les luttes ouvrières à l’échelle mondiale – en Chine, aussi – ont eu un caractère essentiellement défensif ; ce sont les anciennes «classes ouvrières» qui ont combattu les fermetures d’entreprises ou les délocalisations. (Cela explique aussi pourquoi, au cours de la même période, la gauche a jeté par-dessus bord la notion de classe.)
L’ouverture des marchés du travail en Inde et en Chine pendant les années 1990 a conduit à un «choc de l’offre»: presque du jour au lendemain, la force de travail disponible a doublé. La Chine comptait deux fois plus de travailleurs employés dans l’industrie que dans tous les pays du G7 réunis. Elle est devenue «l’atelier du monde» et le principal lieu d’exportation des biens de consommation fabriqués industriellement, en particulier ceux produits en grande quantité.
Les conséquences pour une partie de la classe ouvrière mondiale furent –comme c’était prévisible – catastrophiques: l’industrie de la confection quitta le Mexique et se déplaça vers l’Asie. La Chine adhéra à l’OMC en 2002 et l’Accord multifibres de 2005 était censé représenter l’apogée de ce développement – mais ensuite les choses changèrent: en Chine, les travailleurs des nouvelles usines commencèrent à se battre et leurs luttes s’étendirent...
Ce qui a changé durant les quarante dernières années
Depuis la «crise du pétrole» de 1973, plusieurs changements ont eu un impact à long terme: aujourd’hui, plus de sept milliards de personnes vivent sur cette planète. Entre 1950 et 1970, le taux de croissance annuel de la population mondiale était de 2% ; depuis lors, ce taux de croissance a ralenti, en particulier dans les zones où la prolétarisation a eu lieu.
Dans les «pays en développement», la population active a augmenté de 2% ; la population active mondiale a doublé en trente ans, tandis qu’en Europe ce processus a pris quatre-vingt-dix ans. La prolétarisation se déroule à un rythme beaucoup plus rapide que celui que peut absorber l’économie capitaliste : beaucoup d’hommes et de femmes ne trouvent pas un travail salarié suffisant pour vivre. Un grand nombre de prolétaires finissent dans le secteur informel. La part des femmes dans la population active augmente. Les taux de chômage sont élevés, en
NOTES
Allusion à l’économiste hongrois Karol Polanyi, auteur de La Grande Transformation, Gallimard 1983 (Note de NPNF).
Forces of Labor – Workers’ movements and globalization since 1870, Beverly Silver, Cambridge University Press, 2003, disponible en anglais sur le site Libcom.
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particulier parmi les jeunes, encore plus élevés parmi les migrants et les migrantes, ou plutôt, les minorités. (Cela aggrave, chez la classe dirigeante, la peur mentionnée précédemment : il existe une corrélation entre des niveaux élevés de chômage chez les jeunes hommes et la fréquence des «troubles sociaux» ; ces derniers ont augmenté brutalement après 2009, avec une augmentation de 10 % des «incidents» enregistrés – principalement au Moyen-Orient, en Afrique du Nord, mais aussi en Europe du Sud, dans l’ancien bloc de l’Est et un peu moins en Asie du Sud).
Dans l’agriculture, l’emploi a diminué de façon spectaculaire; c’est seulement dans les régions les plus pauvres que plus de la moitié de la population travaille encore dans les champs. Le processus de concentration dans le secteur agro-industriel continue et les paysans se transforment en ouvriers agricoles, dont certains vivent dans les villes plutôt qu’à la campagne. En Asie orientale, l’exode rural renforce directement, dans une large mesure, le secteur industriel, tandis qu’en Amérique latine et en Afrique, c’est principalement le secteur des services qui croît. Depuis 2007 (plus de) la moitié de la population mondiale vit dans les zones urbaines. Dans les pays en développement, en particulier, la taille des mégalopoles croît, mais 80 % des habitants vivent dans des bidonvilles. Les bidonvilles expriment le fait que les gens veulent intégrer la classe ouvrière mondiale. Ils sont des points de départ et de transit pour une vie meilleure – dans le pays d’origine ou dans un autre, partout où l’on a besoin de travailleurs.
Dans le processus mondial de prolétarisation, le «travail mobile» (ou le «travail migrant») est devenu la forme la plus générale du travail, tant dans la forme des migrations vers un autre pays (par exemple, l’Union européenne) que dans les migrations internes (par exemple, en Chine, où le gouvernement estime qu’il y a 130 millions de travailleurs migrants, dont 80 millions ont migré des régions les plus pauvres de l’intérieur vers les villes côtières). Le nombre de migrants internationaux aujourd’hui (2013) est plus élevé que jamais: 232 millions (en 2000, ils étaient 175 millions), dont 20 à 30 millions sont sans papiers. Leur part dans le cadre de la population totale a augmenté entre 2000 et 2013 de 2,9 à 3,3 %. La grande majorité d’entre eux sont des travailleurs migrants, pas des réfugiés ni des demandeurs d’asile.
Il faut souligner un phénomène notable : l’augmentation d’un prolétariat de travailleurs émigrés, qui, par l’intermédiaire des agences internationales de recrutement, effectuent des tâches non qualifiées dans différents pays pour de bas salaires, mais ne sont pas censés s’y installer: ces ouvriers de la construction venant d’Inde, du Pakistan, du Bangladesh, travaillent sur les grands chantiers de construction dans les États du Golfe et vivent dans des camps-dortoirs ; leur situation collective a souvent donné lieu à des grèves et des révoltes, durement réprimées. Des millions de travailleurs domestiques originaires des Philippines ou d’Indonésie, etc., sont employés chez des ménages riches ou aisés dans les États du Golfe, mais aussi à Hong Kong. Des auxiliaires de vie pour les personnes âgées émigrent d’Europe de l’Est vers l’Europe de l’Ouest, afin de travailler pour des ménages qui n’ont pas les moyens d’embaucher du personnel au tarif local. De plus en plus de travailleurs industriels sont recrutés pour trimer dans de lointaines «zones franches de production», afin de saper les conditions de la classe ouvrière locale.
Les conditions de vie des gens sont largement déterminées par l’endroit où ils vivent – mais les conditions de travail des salariés non spécialisés dans les pays du Nord et du Sud se ressemblent de plus en plus d’un point de vue structurel. Dans les usines d’assemblage pour la production de biens de consommation de masse complexes en Chine et en Inde, aussi, on utilise des machines ultramodernes. On trouve des travailleurs manuels non spécialisés aux marges de la chaîne d’approvisionnement, dans les cours des bidonvilles, mais aussi dans les entrepôts des centres de distribution au cœur de l’Europe ou aux Etats-Unis. Plus-value absolue et plus-value relative se combinent dans les mêmes chaînes de valeur.
Jusqu’à la crise de 1973-1974, la croissance économique persistante avait plus que compensé l’augmentation de la productivité et la réussite de la «rationalisation» ; en effet, le taux d’emploi n’avait pas diminué et l’État-providence avait élargi son champ d’intervention. Depuis lors, la croissance de la production industrielle a stagné – elle est actuellement d’environ 3% et, dans un avenir proche, risque de tomber à environ 1,5%.
L’emploi dans l’industrie manufacturière (y compris la construction) a augmenté à l’échelle mondiale, mais les taux d’industrialisation comme ceux d’il y a 50 ou 100 ans ne sont plus atteints nulle part: le Capital quitte les lieux où il s’implante beaucoup plus rapidement que dans le passé ; il relocalise la production vers des zones «meilleur marché», ou bien il la transforme localement dans des «services» – voire arrête totalement d’investir. Dans la plupart des pays nouvellement industrialisés, la part des travailleurs de l’industrie a déjà atteint son apogée en représentant 20 % de l’effectif total.
Dans les vieilles nations industrielles, un processus de désindustrialisation s’est mis en place – même si nous devons souligner des différences majeures: aux États-Unis, 11 % des salariés travaillent dans l’industrie, tandis que l’Allemagne figure en tête de la liste des pays de l’Union européenne avec 22 % (2007) d’emplois dans l’industrie. En 1970, les travailleurs de l’industrie représentaient encore 37 % (alors qu’aujourd’hui les tâches confiées à des «prestataires de services liés à l’industrie» ne comptent plus comme du travail industriel22).
La mondialisation a provoqué une nouvelle polarisation entre les emplois les plus qualifiés et les moins qualifiés. Dans les vieilles nations industrielles, on réduit le nombre des emplois qui exigent un niveau moyen de
NOTES
Peter Dicken, Global Shift, Mapping the changing contours of the world economy, 6e édition, 2011.
qualification, et les nouveaux emplois ont tendance à être temporaires et moins bien payés. Le «secteur des services» se développe à l’échelle mondiale – et cette polarisation s’y manifeste également : on assiste à l’augmentation, d’un côté des tâches dites «simples», ou non qualifiées (nettoyage, soins à la personne), et, de l’autre, des tâches «non routinières» qui exigent des niveaux de qualification plus élevés, alors que diminuent les tâches routinières nécessitant un niveau moyen de qualification (comptables, employés de bureau): l’introduction des ordinateurs a fait que de nombreux aspects de ce travail ont pu être simplifiés, ou alors on l’a délocalisé plus facilement. Ceci est l’une des raisons pour lesquelles l’écart salarial s’élargit entre les secteurs d’activité.
Des revenus inégaux
C’est au XIXe et au XXe siècles que les différences de revenus entre les différents pays ont été les plus prononcées. Au fil des années, ces différences ont diminué en raison des luttes de la classe ouvrière. Au cours des vingt dernières années, cette tendance à l’égalisation des niveaux de revenus a de nouveau changé: alors que les conditions de vie entre les différentes nations devenaient de plus en plus semblables, les différences de revenus au sein de chaque pays ont radicalement augmenté.
Dans les pays nouvellement industrialisés, l’écart salarial est aussi élevé qu’en Europe il y a cent ans. Aux-Etats-Unis, c’est durant la période 1950-1970 que les différences de salaires ont été les moins importantes – au cours des années 1960, elles étaient moins prononcées qu’en France, par exemple, où c’est seulement après 1968 que les niveaux de revenu inférieurs ont pu rattraper leur retard.
Depuis la contre-révolution néolibérale, la disparité des revenus a explosé, et le phénomène s’est encore aggravé depuis la crise mondiale – en particulier si l’on considère les salaires nets, une fois déduits les impôts et les transferts sociaux. Entre 1970 et 2010, la valeur moyenne des actifs privés en termes monétaires a augmenté de manière significative, en particulier au Japon et en Europe. Cette augmentation du «taux d’épargne» s’est traduite par une diminution de la croissance – les entreprises ont cessé d’investir. Les actifs financiers détenus par l’Etat-nation ont diminué et la dette de l’État a augmenté. Dans les anciens pays capitalistes d’État (mais aussi dans d’autres nations), le pillage et l’accumulation d’actifs entre des mains privées ont eu lieu pendant le processus de privatisation23.
– Des secteurs différents – des conditions de lutte différentes
Mines: Autrefois, les mineurs et leurs familles vivaient à proximité des puits, leurs villages étaient aussi des communautés de lutte. Un important processus de restructuration est en train de se dérouler, en particulier pour les mines à ciel ouvert: désormais, les mineurs sont souvent employés avec des contrats à durée limitée et ils vivent dans des campements de conteneurs (ou d’autres formes de logement organisé) loin de leurs familles.
Textile/Confection/Industrie de la chaussure: Ce sont les secteurs les plus importants dans les pays en développement. Ce sont principalement des jeunes femmes qui y travaillent – comme c’était le cas en Europe au XIXe siècle. La «nouvelle division internationale du travail» a commencé dans ces secteurs durant les années 1970. Il est plus facile d’en délocaliser les usines ou les ateliers, les machines ne sont pas particulièrement coûteuses. Ce secteur est composé de petites et moyennes entreprises, et les marges de profit y sont faibles. Les entreprises dépendent en grande partie de contrats signés avec de grandes marques de mode ou des chaînes de vente au détail. La conception et (parfois) la coupe sont séparées des structures de production à forte intensité de main-d’œuvre (externalisée). En 2005 et 2008, les barrières à l’importation censées protéger les industries locales ont été abolies. Aujourd’hui, la Chine (ou plutôt : «les entreprises en Chine») est le plus grand fabricant au monde dans ces secteurs et emploie 2,7 millions de personnes. Des sociétés ayant leur siège social à Taiwan gèrent des entreprises au Mexique et au Nicaragua ; des sociétés basées en Chine ouvrent de nouvelles usines en Afrique.
L’automobile reste le bien de consommation le plus complexe. Quelques sociétés automobiles transnationales dominent le secteur : elles planifient à long terme l’activité des unités de production locales et ont des exigences élevées en matière d’infrastructure. Le secteur dépend massivement des subventions de l’Etat. Les usines modernes utilisent des machines coûteuses et emploient de plus en plus plus uniquement des travailleurs qualifiés.. La main-d’œuvre est segmentée entre les salariés permanents, ceux ayant des contrats temporaires, les intérimaires et les salariés des sous-traitants. De plus, des différences salariales importantes les divisent. Ceci est un phénomène mondial.
Électronique grand public: il s’agit d’un travail partiellement qualifié, mais il mobilise aussi de nombreux travailleurs formés sur le tas. Les niveaux de qualité exigés de ces produits sont élevés, parce qu’ils ont tendance à être coûteux. En raison des machines utilisées, il s’agit d’investissements à long terme qui impliquent un choix longuement pesé du lieu de production. La production en sous-traitance pour différentes marques dans des méga-usines, surtout en Chine, est devenue courante (Foxconn, etc.): leur capacité de production est suffisamment développée pour produire des téléphones mobiles en direction de l’ensemble de la planète.
Construction: Au cours des dernières décennies, ce secteur a joué un rôle de plus en plus important, en raison du fait que les projets immobiliers et les projets de construction gigantesque étaient un moyen de gonfler les bulles spéculatives. Les chantiers de construction emploient principalement des migrants, surtout masculins, venus de la
NOTES
Goeran Therborn, «Class in the 21st Century», New Left Review n° 78, 2012 (disponible en anglais sur le Net).
campagne ou de l’étranger. Les grands projets de construction sont souvent développés en dehors des zones urbaines, ce qui signifie que les travailleurs sont placés dans des camps.
Logistique: A côté de la relocalisation mondiale de la production, la quantité de travail dans le transport a augmenté de façon spectaculaire, alors que les coûts baissaient de façon significative. Outre quelques groupes de professionnels spécialisés très bien payés, ce secteur fait appel surtout à des travailleurs manuels non spécialisés, souvent des migrants employés dans des conditions semi-légales. Dans les centres de distribution, partout dans le monde, de nouvelles concentrations importantes de travailleurs font leur apparition.
Services : ce terme englobe tout ce qui n’est pas l’agriculture, l’exploitation minière ou la fabrication directe. Alors qu’autrefois les services étaient effectués sur place, aujourd’hui, une grande partie du travail de bureau, tels que les services administratifs et logistiques («back-office», comptabilité, centres d’appel, etc.) peut être effectuée n’importe où, tant que l’on dispose d’une connexion Internet.
La segmentation des travailleurs à travers différentes relations de travail représente un grand défi pour les luttes communes, les vieilles formules habituelles sont devenues inefficaces. (Après les grèves du début des années 1970, les Gastarbeiter24 ont lutté pour trouver leur place dans les syndicats et sont devenus une base fiable pour toutes les mobilisations futures. Le statut des nouveaux immigrés est différent puisqu’ils sont pour la plupart contractuels ou intérimaires.)
Seuls les idéologues staliniens ou sociaux-démocrates prétendent que la classe ouvrière constituait autrefois un bloc homogène. En réalité, elle était déjà très hétérogène au XIXe siècle ou en 1920 – et pas seulement en raison des divisions entre travailleurs masculins et féminins ou autochtones et immigrés. La classe ouvrière ne se réduit pas aux travailleurs de l’industrie ! Même en Angleterre, au XIXe siècle, la moitié de la population active était employée à l’extérieur des usines. Et il existait aussi des différences de salaire de 300 % entre les ouvriers allemands eux-mêmes. Historiquement, la classe ouvrière a appris maintes et maintes fois à lutter (ensemble) dans de telles circonstances.
La fin de la question paysanne ?
En automne 2008, Wildcat publia, dans son numéro 82, un article présentant de façon plutôt romantique le rôle de la paysannerie dans le mouvement altermondialiste. Ce texte affirmait qu’aujourd’hui la «question paysanne» ne se posait plus de manière distincte et qu’il fallait l’englober désormais dans la recomposition de la classe ouvrière mondiale par en bas.
«Au cours des premières phases de l’histoire, les êtres humains produisaient leurs moyens de subsistance dans de petites communautés et ils étaient tributaires des fluctuations naturelles de la production. Contrairement à ce processus, le capitalisme a créé le marché mondial dès le début, et sa principale force productive (les machines) est elle-même un produit du travail humain. L’existence d’une société mondiale devient la condition de base de notre vie et de notre reproduction (une “seconde nature” en quelque sorte) et, en ce sens, elle est la communauté humaine réelle. C’est seulement depuis que les moyens d’existence de l’humanité dépendent du travail social plutôt que du travail individuel, que nous sommes en mesure de soulever la question de l’appropriation collective des moyens de production – et, de nos jours, elle se pose effectivement au niveau mondial25 !»
Cette analyse s’oppose à celle d’intellectuels comme Samir Amin26 qui continue de défendre une position anti-impérialiste classique. Il divise encore le monde entre la triade (Union européenne, Japon, Etats-Unis) et la périphérie, où vivent 80 % de la population mondiale, dont la moitié à la campagne. Si l’on ne trouve pas une solution pour ces personnes, aucun «autre monde» ne serait possible. Samir Amin estime que la «mondialisation» ne correspond en réalité qu’à l’implosion en cours du système impérialiste. Selon lui, l’idée du mouvement altermondialiste selon laquelle on pourrait «changer le monde sans prendre» le pouvoir est naïve –aussi naïve que
NOTES
Gastarbeiter signifie «travailleurs invités» : à partir du début des années 60, l’Etat allemand fit venir des centaines de milliers de travailleurs, principalement turcs, parce que le pays manquait de main-d’œuvre industrielle. Ces salariés étaient appelés «invités» parce qu’ils étaient censés retourner au pays (Note de NPNF).
«Beyond the peasant international» (Au-delà de l’Internationale paysanne), Wildcat n° 82, automne 2008 http://www.wildcat-www.de/en/wildcat/82/w82_bauern_en.html
Rappelons que Samir Amin avant de devenir enseignant et d’atteindre le statut d’icône altermondialiste a pendant treize ans été un haut fonctionnaire de la bourgeoisie : conseiller du ministre du développement au Mali entre 1960 et 1963 ; puis directeur (1970-1980) de l’Institut africain de développement économique et de planification (qui dépend de l’ONU et dont la fonction est, selon le site de cette organisation, est «d’accompagner les gouvernements africains dans leurs efforts de formation et de renforcement des capacités dans les domaines de la gestion économique et de la planification. Pour ce faire, il travaille en étroite collaboration avec les Etats-membres africains pour évaluer leurs besoins et développer des cours généraux, spécialisés et sur mesure pour leurs cadres de niveaux supérieur et intermédiaire. L’IDEP travaille aussi avec les différents ministères concernés par le développement socio-économique de l’Afrique». Soulignons aussi que Samir Amin a soutenu le coup d’Etat du maréchal al-Sissi : http://www.pcfbassin.fr/index.php?option=com_content&view=article&id=11612:l-oui-morsi-et-les-freres-musulmans-allaient-ceder-40-du-sinai-r&catid=5:moyen-orient&Itemid=8
Pouvons-nous nous fier à des hauts fonctionnaires et à des conseillers ministériels pour changer le monde actuel ou même seulement pour l’interpréter ? (Note de NPNF)
celle d’un compromis écologique avec le Capital. Pour Samir Amin, la «rente impérialiste» dont bénéficient les classes moyennes du Nord fait obstacle à une lutte commune. Afin d’établir le socialisme ou le communisme, les travailleurs et les peuples doivent définir des stratégies offensives sur trois niveaux, déjà indiqués par Mao: le peuple, l’Etat et la nation. Un retour au modèle keynésien d’après-guerre est impossible –l’histoire ne peut faire marche arrière. Mais, selon Samir Amin, la question paysanne est toujours centrale: l’accès à la terre pour tous les paysans et le développement d’une agriculture plus productive. Il ne s’agit pas de maintenir un folklore paysan, mais de construire l’industrie et développer les forces de production.
Ces propositions politiques sont aussi archaïques que son analyse coincée dans le passé: aujourd’hui, en Chine, la troisième génération de travailleurs migrants travaille dans des usines qui alimentent le marché mondial. Durant l’exode de millions de paysans déracinés des zones rurales, une classe ouvrière industrielle s’est formée, selon un processus classique qui n’a pas aboli la division entre populations urbaines et rurales, mais les anciens villageois ont largement dissous leurs liens avec la terre et, surtout, ils ne veulent absolument pas y retourner travailler !
Samir Amin avance un argument plus intéressant lorsqu’il critique l’idée que les pays en développement dans les «marchés émergents» (par exemple, les nouveaux «Tigres», le Brésil, la Turquie, etc.) pourraient devenir les nouveaux centres du capitalisme: selon lui, les «soupapes de sécurité» nécessaires pour que cela se produise n’existent pas dans ces régions. Au XVIIIe siècle, la prolétarisation en Europe avait une soupape de sécurité : l’émigration vers l’Amérique. Aujourd’hui, il faudrait l’équivalent de plusieurs Amérique pour que des processus similaires d’industrialisation se produisent dans les pays des «marchés émergents». Par conséquent, ils n’ont aucune chance de rattraper les pays les plus avancés.
Cet argument doit être encore affiné pour approfondir l’analyse : Qu’arrivera-t-il aux processus réels et actuels de l’industrialisation si les luttes ne peuvent être canalisées par la social-démocratie d’une part, ou par les migrations de masse, de l’autre ?
* La prolétarisation débouche sur la lutte de classe
Souvent, nous ne nous rendons compte d’une évolution que de façon rétrospective et après qu’un changement qualitatif a eu lieu. Le premier «embouteillage mondial» se produisit en 2004. Les grèves dans le delta chinois de la rivière des Perles, en 2004, à l’apogée du boom, marquèrent le premier grand cycle de luttes dans les «nouvelles usines». En menant des luttes offensives, ils obtinrent des augmentations de salaire significatives qui eurent un impact sur la situation dans les usines de l’ensemble de l’Asie orientale. Au Vietnam, au Cambodge, au Bangladesh, au Bahreïn, des grèves ouvrières éclatèrent et, en Iran, en 2006, les chauffeurs de bus menèrent la première grève importante depuis 1979 ! Une vague mondiale de luttes ouvrières déferla à partir de 2006 avant, donc, le crash économique mondial.
Ce mouvement puissant se transforma en une vague qui atteignit son apogée en 2010, lorsque les grèves eurent lieu dans presque tous les pays du monde, et elle ouvrit la voie aux révolutions politiques et aux mouvements de protestation dans les rues qui allaient suivre. Ces derniers événements attirèrent davantage l’attention des médias, mais, sans les grèves dans l’industrie du phosphate en Tunisie et les grèves de masse dans l’industrie du textile de Mahalla en Egypte entre 2006 et 2008, les soulèvements dans ces pays n’auraient pas eu lieu.
Les vagues de protestations de 2006 à 2013
Les années 2006-2013 ont été marquées par une vague de protestations de masse dans les rues, des grèves et des soulèvements à une échelle sans précédent. Selon la Friedrich-Ebert-Stiftung de New York27, cette vague est seulement comparable aux bouleversements révolutionnaires de 1848, 1917 ou 1968 – le think tank a analysé 843 mouvements de protestation au total entre 2006 et 2013, dans 87 pays, ce qui couvre 90 % de la population mondiale : protestations de toutes sortes (contre l’injustice sociale, la guerre et la corruption ; pour une véritable démocratie) ; émeutes contre la hausse des prix des denrées alimentaires ; grèves contre les employeurs ; grèves générales contre l’austérité. (Signalons un point moins positif : les mobilisations religieuses contre l’avortement en Pologne.)
Il convient de souligner que la majorité de ces mouvements se sont déroulés dans des pays «à revenu élevé» et que 48 % des manifestations violentes ont eu lieu dans les pays à faible revenu ; dans la plupart des cas, elles visaient à protester contre des prix alimentaires et énergétiques trop élevés. Quarante-neuf manifestations exigeaient une réforme agraire, 488 dénonçaient des politiques d’austérité et exigeaient la justice sociale, tandis que 376 manifestations incluaient une «véritable démocratie» parmi leurs objectifs. Beaucoup de manifestations étaient l’expression d’une perte totale de confiance dans la «Politique». Néanmoins, dans la plupart des cas, les manifestants adressaient leurs revendications à l’Etat: les responsables politiques étaient censés agir. Souvent, les formes de luttes sont allées au-delà des manifestations ou des grèves traditionnelles et étaient des actes de «désobéissance civile», tels que les barrages de rues et de routes et les occupations. En particulier, les occupations de places publiques et l’organisation commune de la vie quotidienne comme une forme de lutte ont eu des répercussions sur l’ensemble de la région méditerranéenne et aux États-Unis.
NOTES
Isabel Ortiz, Sara Burke, Mohamed Berrada, Hernan Cortes, World Protests 2006-2013, FES New York Office 2013. Téléchargeable en anglais sur Internet : http://www.fes-globalization.org/new_york/wp-content/uploads/2014/03/World-Protests-2006-2013-Complete-and-Final.pdf
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La comparaison avec «1968» brouille les cartes plus qu’elle ne permet de clarifier l’analyse: «1968» a été un mouvement révolutionnaire mondial, mais l’année 1968 elle-même n’a pas représenté l’apogée des grèves – au contraire, celles-ci ont commencé dans les années 1960 et ont seulement culminé entre le milieu et la fin des années 1970.
La vague de luttes depuis 2005 se caractérise par des aspects très différents :
– Les émeutes de la faim
Depuis le début de la crise économique mondiale spéculative, le Capital a fui vers les actifs «sûrs», comme les matières premières, les aliments de base et les terres agricoles et, par conséquent, dans un court laps de temps, il a déclenché une hausse massive des prix des denrées alimentaires de base; ces prix ont atteint des sommets historiques d’abord en décembre 2007, puis à nouveau en 2010. Entre l’automne 2007 et l’été 2008, dans de grandes parties de l’Afrique et la Chine, les prolétaires ont réagi en organisant des grèves et des soulèvements et ils ont forcé leurs gouvernements ou leurs patrons à continuer à subventionner les denrées alimentaires de base.
– Le mouvement d’occupation des places
Sur les «places», les groupes et les tendances révolutionnaires étaient actifs mais ne représentaient qu’une minorité. La plupart des participants descendaient dans les rues pour la première fois et ont démontré une capacité considérable d’organiser eux-mêmes la vie et la reproduction quotidiennes – mais ce n’étaient pas des « militants politiques». L’image médiatique de ces mouvements a été largement influencée par les classes moyennes, peut-être parce que les journalistes sont beaucoup plus à l’aise pour communiquer avec des individus issus de leur propre milieu social. De plus, une manifestation de masse dans la capitale est toujours plus visible qu’une grève dans une ville de province. Pour cette raison, la participation des prolétaires a été largement sous-estimée, bien que beaucoup d’entre eux aient pris part aux mouvements et aient combattu les flics en première ligne. Mais ces mouvements étaient, dans la plupart des cas, dirigés contre les gouvernements en place et la corruption ; ils réclamaient la mise en place d’une «démocratie réelle» et ne défendaient pas spécifiquement la «cause des travailleurs28». Le mouvement avait en apparence une dimension mondiale mais il est resté emprisonné au sein de chaque Etat-nation. Beaucoup de ces mouvements avaient «deux âmes»: d’un côté, les prolétaires les plus pauvres et les migrants qui avaient perdu leur emploi ; de l’autre, les universitaires précaires qui considéraient un emploi bien rémunéré comme un droit humain. Les classes moyennes ont été particulièrement touchées par les politiques fondées sur des taux d’intérêt élevés, les dettes de l’Etat et les mesures d’austérité – ce qui a poussé un certain nombre de gens à devenir plus radicaux et à agir. Certains ont fait le saut et sont entrés dans le jeu politique et la participation au pouvoir grâce aux élections – comme Podemos en Espagne.
Une vague de grèves mondiale
Dans son numéro 90, Wildcat a publié un texte de Steven Colatrella, «In Our Hands is Placed a Power» (Un pouvoir réside entre nos mains) : cet article soulignait que les luttes ont formé une vague de grèves mondiale pendant le dernier tiers de l’année 2010. En 2010, les grèves atteignirent une ampleur géographique et quantitative sans précédent dans l’histoire. Il attribue ce fait à la fin du néolibéralisme et à la reconstitution de la classe ouvrière. Selon Colatrella, l’expansion des «grèves traditionnelles» peut fournir aux luttes un pouvoir et une direction qui aideront à surmonter les faiblesses des «émeutes contre le FMI».
«Mais le déplacement de la production à l’échelle mondiale n’a pas vraiment produit de nouvelles classes ouvrières, [...] ce déplacement mondial a plutôt créé un nouveau pouvoir structurel pour de larges secteurs de travailleurs qui avaient rarement disposé d’un tel pouvoir, sauf peut-être au niveau strictement national29.»
Les travailleurs du textile, de la chaussure, de l’automobile ou d’autres secteurs industriels étaient maintenant en mesure d’attaquer l’économie mondiale à la fois au niveau national et international. L’intégration plus étroite dans l’économie mondiale et les attaques menées simultanément contre leur niveau de vie à travers les mécanismes de la crise capitaliste ont augmenté à la fois leur pouvoir structurel et organisationnel. La vague de grèves fait partie de la formation de la classe, elle relie et politise les luttes contre la mondialisation capitaliste. Les travailleurs qui défendent leurs intérêts économiques sont directement confrontés au pouvoir politique. Leurs luttes sont donc politiques.
Colatrella caractérise la vague mondiale de grèves depuis 2007 comme des «grèves contre la gouvernance mondiale», comme une action menée dans le monde entier et simultanément par les travailleurs de nombreux pays contre le même ennemi. Mais la simultanéité ne crée pas automatiquement de véritables points communs et un ennemi commun ne crée pas nécessairement de liens entre ceux qui luttent.
BRICS et MINTS30 – les points chauds de la vague de grèves
On comparera cette analyse avec celle de Mouvement Communiste: «La jeunesse scolarisée secoue le joug de Pékin et de l’oligarchie hongkongaise» (http://mouvement-communiste.com/documents/MC/Letters/LTMC1439%20FRvG.pdf)/
Wildcat n° 90, été 2011 :
BRICS : acronyme anglais désignant le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud. MINTS : acronyme désignant le Mexique, l’Indonésie, le Nigeria et la Turquie (NdT).
Face à la stagnation des taux de croissance dans les anciens pays du Nord, le Capital a centré ses espoirs sur les BRICS où réside 40 % de la population mondiale (cette appellation été inventée par la banque d’investissement américaine Goldman Sachs en 2001). En dehors de la Russie, les BRICS bénéficient d’une main-d’œuvre industrielle jeune, en expansion, qui réclame une vie meilleure. Le président du Brésil a promis à chacun de ses compatriotes une promotion dans la «classe moyenne». Initialement, il a semblé que les BRICS n’étaient pas affectés par la crise mondiale et que les économies contrôlées par l’Etat comme la Chine semblaient «immunisées» contre elle. Les capitaux inexploités se sont précipités vers ces régions ; au départ, les taux de croissance ont continué à augmenter, mais plus lentement qu’au cours des années précédentes. C’est en particulier dans ces pays capitalistes «exemplaires» que les travailleurs ont réussi à appliquer des augmentations de salaire considérables en menant des luttes dures.
Leurs grèves ont beaucoup de points communs: elles se produisent principalement dans les secteurs centraux de l’économie ; les entreprises concernées opèrent au niveau multinational ; dans leurs luttes, les travailleurs entrent en confrontation avec les syndicats existants ; ils cherchent à former ou adhérer à des syndicats alternatifs, ou ils inventent leurs propres formes d’organisation. Dans de nombreux cas, l’Etat attaque violemment les grévistes, et, dans le même temps, les travailleurs utilisent la violence contre les cadres ou les briseurs de grève31.
En 2014, ces grèves ont continué, bien que, dans le cas de l’Inde, elles se produisirent dans le contexte d’une dévaluation massive de la monnaie locale et d’une diminution des ventes dans le secteur de l’automobile. Depuis 2013, beaucoup de capitaux ont été retirés des BRICS et transférés aux MINTS – ces États abritent également une population importante et très jeune ; et au moins certains d’entre eux ont connu d’immenses mouvements de protestation au cours des dernières années. En juin 2013, un soulèvement populaire a eu lieu en Turquie («les protestations du parc Gezi») et, en mai 2015, tout le secteur de l’automobile a été secoué par une vague de grèves, au cours de laquelle les travailleurs ont chassé leurs anciens syndicats.
En Iran, 2014 a été l’année qui a connu le plus grand nombre de conflits du travail et de manifestations des travailleurs. Le moment le plus intense a été la grève de 5 000 salariés dans les mines de minerai de fer de Bafgh où les ouvriers ont réussi à empêcher la privatisation. Ils ont fait grève pendant près de 40 jours jusqu’à ce que le dernier ouvrier arrêté ait été libéré – il s’est agi du plus long conflit depuis la révolution en 1979.
Dans les pays nouvellement industrialisés, des mouvements de travailleurs sensiblement similaires ont émergé, en dépit d’environnements culturellement et politiquement très différents – et ces mouvements ont imposé des augmentations de salaires considérables en l’espace de quelques années32. Les travailleurs se sont servi de leur position dans les chaînes de production internationales, par exemple au cours de la grève chez Honda en Chine33.
Dans de nombreuses luttes, des revendications égalitaires ont été mises en avant pour agir contre la segmentation de la force de travail, segmentation que les employeurs tentent aujourd’hui d’imposer, à l’échelle
NOTES
Joerg Nowak, «Fruehling der globalen Arbeiterklasse. Neue Streikwelle in den BRICS-Staaten» [Printemps de la classe ouvrière mondiale. Nouvelle vague de grèves dans les BRICS], Sozialismus, 6-2014], https://www.academia.edu/7273018/Fr%C3%BChling_der_globalen_Arbeiterklasse_Neue_Streikwelle_in_den_B RIC-Staaten
«Massenstreiks und Strassenproteste in Indien und Brasilien» [Grèves de masse et manifestations de rues en Inde et au Brésil], Peripherie n° 137, 2015 (http://www.linksnet.de/de/artikel/32468)
«Massenstreiks in der globalen Krise» [Grèves de masse dans la crise mondiale], Standpunkte 10/2015, disponible sur rosalux.de
Torsten Bewernitz, «Globale Krise – globale Streikwelle? Zwischen den oekonomischen und demokratischen politischen Protesten herrscht keine zufaellige Gleichzeitigkeit» [Crise mondiale – vague de grèves mondiale ? Il n’existe pas de coïncidence aléatoire entre les luttes économiques et celles pour la démocratie politique], Prokla n° 177, 12/2014
Dorothea Schmidt, «Mythen und Erfahrungen, die Einheit der deutschen Arbeiterklasse um 1900» [Mythes et expériences, l’unité de la classe ouvrière allemande autour de 1900], Prokla n° 175, 6/2014
Beverly Silver considère que les vagues de lutte en 2010 ont confirmé sa thèse: la délocalisation des capitaux vers la Chine a créé une nouvelle classe ouvrière combative et en expansion. Elle pense encore en termes de mouvements pendulaires: créer – détruire – recréer une classe ouvrière, et pour elle, actuellement, le balancier recule. Selon Beverly Silver, dans une telle période historique, il n’est ni possible, ni souhaitable, que le Capital réponde à ces luttes en mettant en place un partenariat social de type keynésien.
Beverly Silver, «Theorising the working class in twenty-first-century global capitalism», in Workers and labour in a globalised capitalism [Travailleurs et mouvement ouvrier dans un capitalisme mondialisé] (Palgrave Macmillan), sous la direction de Maurizio Atzeni (2014), http://krieger.jhu.edu/arrighi/wp-content/uploads/sites/29/2012/08/Silver-2014-Theorising-the-Working-Class.pdf
Voir l’article en allemand sur la Chine dans le numéro 98 de Wildcat, été 2015.
internationale, dans toutes les entreprises incluant une part plus élevée de travailleurs qualifiés (cf. par exemple les travailleurs de l’automobile en Inde et les mineurs en Afrique du Sud)34.
Les travailleurs et l’État
Comment les luttes ouvrières deviennent-elles révolutionnaires ? La révolution s’attaque de front aux conditions objectives, et elle ne les évite pas. Si, dans une société caractérisée par des relations patriarcales, les travailleuses luttent collectivement pour l’amélioration de leurs conditions de vie et de travail, si elles prennent des risques en se battant, traversent les frontières, découvrent de nouvelles possibilités de lutte et veulent mieux comprendre et connaître ce monde, alors ce processus est probablement «révolutionnaire». Dans un pays où les capitalistes sont organisés au sein d’un Parti communiste, quelle vision les travailleurs peuvent-ils avoir du «communisme» ? Ils devront développer des idées nouvelles au cours de la lutte. Ce processus ne commencera certainement pas uniquement dans les usines, il faudra qu’interviennent des impulsions externes, comme par exemple les mouvements de jeunesse qui remettent en question tout et n’importe quoi.
Le concept de «classe ouvrière mondiale» s’oppose à celui de «classe ouvrière nationale». Il suppose qu’un mouvement ouvrier (social-démocrate) ne puisse plus intégrer la classe ouvrière dans l’Etat. En 1848, les travailleurs ne disposaient pas encore d’une «patrie», un artisan prolétaire ne se souciait pas de travailler à Cologne, Paris ou Bruxelles. Seuls l’Etat providence et les partis ouvriers décidés à «lutter contre l’Etat au sein même de celui-ci» ont enchaîné les travailleurs à la nation. Depuis 1968, il se met en place une vaste réorientation
long terme des mouvements prolétariens et une séparation progressive vis-à-vis de l’Etat – et des conceptions de l’Etat. Depuis les années 1980, le démantèlement de l’Etat-providence a causé une certaine «aliénation» (un certain éloignement) d’une part importante de la société par rapport à l’Etat, mais, pour le «noyau central de la classe ouvrière», l’Etat fonctionne encore: il suffit de considérer les interventions publiques massives depuis 2008 pour sauver l’industrie automobile en l’Allemagne, aux États-Unis et en France. La gauche traditionnelle prétend changer le système capitaliste en intervenant dans le champ politique, ou plutôt, elle affirme pouvoir «maîtriser» ses pires conséquences.
Historiquement, et depuis le début, le Capital est une relation globale, médiée par le marché mondial. Mais sans l’Etat, (les institutions qui appliquent) les lois et les marchés nationaux du travail, le Capital n’aurait pu ni survivre ni se développer. L’État-providence garantit certaines conditions sociales seulement pour sa propre population, transformant ainsi les prolétaires en «citoyens». Mais le Capital n’a réussi à croître qu’en ayant accès à une armée industrielle de réserve composée d’ouvriers agricoles, de paysans, de prolétaires sous-employés dans d’autres pays. Aujourd’hui, dans presque tous les pays industrialisés, il existe des classes ouvrières multinationales qui n’entretiennent pas des liens profonds avec l’Etat sous la domination duquel ils vivent – tandis que les travailleurs «locaux» et «naturalisés», ainsi que les classes moyennes en voie de déclassement, s’accrochent à l’Etat et exigent de lui une protection spéciale.
Au cours des vingt dernières années, l’ennemi de classe a démantelé les structures de l’Etat partout où il n’a pas été en mesure de faire face à la lutte de classe, en laissant s’installer des armées privées, la mafia et la guerre civile. Cette destruction des systèmes qui assuraient une certaine sécurité à la société a provoqué des migrations à grande échelle. Dans de telles situations menaçantes, des «Etats forts» ou des «démocraties contrôlées» (Russie, Chine) deviennent plus attrayantes pour le Capital car ils apparaissent comme des îlots de stabilité. Où la classe ouvrière profite-t-elle l’absence de l’Etat pour construire ses propres structures ? Quel est le bilan de la mondialisation-par-en-bas ?
Des processus d’apprentissage mondiaux
Aujourd’hui, les travailleurs peuvent nouer des contacts directs entre eux à travers les frontières, même lorsque de longues distances les séparent, sans faire appel à des intermédiaires professionnels. Grâce aux réseaux numériques, il est devenu beaucoup plus facile, même dans des régions éloignées, de savoir ce qui se passe dans le monde, si l’on compare la situation avec celle existant il y a trois ou quatre décennies. Les luttes deviennent contagieuses si les travailleurs d’une entreprise voient que d’autres salariés prennent des risques et que leur lutte est couronnée de succès – comme par exemple la grève de 40 000 ouvriers dans les usines de chaussures de Yue Yuen en 2014. En 2015, environ 90 000 travailleurs de la même entreprise ont fait grève au Vietnam, tandis que simultanément 6 000 travailleurs se sont à nouveau mis en lutte en Chine. Depuis le conflit de 2014, pas un mois ne passe en Chine sans qu’au moins une usine de chaussures soit touchée par des mouvements des ouvriers. Les travailleurs s’intéressent aux différentes luttes, y compris au-delà des frontières nationales – même s’ils ne nouent pas de contacts organisationnels visibles. Les salariés de différentes usines décrivent leurs conditions et en discutent entre eux, par exemple sur les forums internet.
– Les travailleurs immigrés
Les liens les plus évidents entre les prolétaires de tous les pays sont entretenus par les immigrés. A certains moments de l’histoire, des masses de militants ouvriers ont quitté leurs pays respectifs pour éviter la répression – comme l’Espagne et la Grèce dans les années 1970, ou la Turquie dans les années 1980 – et ils ont apporté avec
notes
En Allemagne, seuls les travailleurs de Daimler, à Bremen, essayèrent de réagir face aux plans de la direction qui voulait externaliser la production à des «fournisseurs de services». Leur grève sauvage échoua à stopper la manœuvre du patron.
eux leurs expériences des luttes et de la façon de s’organiser. Dans les grèves des usines en Allemagne, ils sont souvent devenus l’avant-garde. Un autre exemple est celui des émigrés en provenance du Mexique, venus travailler dans l’agriculture aux États-Unis, et qui y ont organisé des grèves. (Tous les travailleurs immigrés ne sont pas ou ne restent pas prolétaires – l’auto-emploi est souvent le seul moyen de sortir de la misère et le réseau de leurs compatriotes un moyen de s’organiser dans ce but). Les immigrés appartiennent souvent à ces groupes de personnes qui veulent progresser et obtenir des conditions de vie meilleures, quoi qu’il arrive, et sont en mesure de mobiliser un réservoir de main-d’œuvre mal payée au sein même de leurs communautés pour atteindre cet objectif. Par conséquent, ces réseaux ne sont guère utiles pour organiser la lutte de classe.)
«Le prolétariat semble donc disparaître au moment même où la condition prolétarienne se généralise» (Samir Amin).
Pendant quatre décennies, la vitesse des mouvements de la classe ouvrière n’a pu correspondre à la vitesse avec laquelle le Capital parcourait le globe à la recherche d’une force de travail valorisable. Désormais, la situation s’est inversée. En Egypte, en Chine, au Bangladesh, au Mexique, en Afrique du Sud, etc., les travailleurs font usage des nouvelles possibilités techniques pour défendre leurs propres intérêts ; leurs luttes acquièrent rapidement une audience mondiale. Pour la première fois apparaît une classe ouvrière mondiale qui a la capacité d’organiser la production et la reproduction mondiales – et peut donc transformer ce monde. Dans les pays du Nord, cette «nouvelle condition» est plus difficile à détecter ; en effet, depuis les années 1980, le Capital utilise la menace de la délocalisation pour exercer un chantage sur les salariés. (Alors que, dans le même temps, une petite partie de la classe ouvrière – ses «couches moyennes» – ont réussi à gagner de l’argent en profitant de la financiarisation et de la spéculation au moins temporairement, parfois davantage qu’en travaillant.)
Le rôle de la gauche
Quel rôle peuvent jouer les militants ou les universitaires de gauche ? Depuis la grande vague de grèves en 2010, des spécialistes de gauche des sciences sociales ont redécouvert la classe ouvrière et entamé des recherches sur les mouvements sociaux dans le monde entier. Mais quand des sociologues interviewent des travailleurs individuellement, ils sont souvent frustrés, parce que ces hommes et ces femmes ne pensent qu’à eux-mêmes et à leurs familles. Constituent-ils «un type différent de l’espèce humaine» une fois qu’ils sont au travail ou lorsqu’ils luttent ensemble ? E.P. Thompson expliquait déjà en 1963 que si vous arrêtez l’histoire sociale à un moment donné, vous ne trouverez que des individus. La «classe», en revanche, définit des personnes qui vivent leur propre histoire – il faut donc analyser une période historique suffisamment longue. La formation de la classe ouvrière en Angleterre nous plonge à la fois dans l’histoire politique et culturelle et dans l’histoire économique. «La classe ouvrière s’est fabriquée elle-même tout autant qu’elle a été fabriquée35.»
Et de toute façon pourquoi les travailleurs devraient-ils se confier aux spécialistes des sciences sociales ?
Dans «Junge Welt36», le philosophe hongrois Gaspar Miklos Tamas a récemment déclaré que, pour la première fois dans l’histoire, nous vivons une situation grotesque : il existe une intelligentsia marxiste mais pas de mouvement marxiste. Ce phénomène comporte deux dangers : d’un côté, l’avant-gardisme des militants qui prétendent parler au nom d’un prolétariat «passif» – ce prolétariat, cependant, ignore que certains prennent la parole à sa place ; il ne partage pas les valeurs de l’avant-garde qui lui explique ce qu’il est censé sentir, penser et faire. Ce sont principalement les petits groupes de la gauche radicale qui encourent ce type de danger. L’autre danger est que la gauche radicale fusionne avec les mouvements démocratiques, antifascistes et égalitaires – ce qui entraînerait la disparition de la critique marxiste.
On peut observer ces deux tendances dans les nouvelles luttes de classe. Certains veulent fonder une «nouvelle Internationale» dès aujourd’hui– alors qu’il y en a déjà tellement ! D’autres refusent de critiquer la classe ouvrière et souhaitent seulement soutenir les travailleurs dans leurs luttes. Ils veulent utiliser les réseaux décentralisés organisés par des ONG, ou former, ou renforcer tout de suite les syndicats. Des conférences internationales discutent pour savoir comment les travailleurs peuvent entrer en contact au niveau mondial. En outre, «l’internationalisme ouvrier» traditionnel perdure avec son organisation centralisée et hiérarchique qui laisse peu de place aux débats ouverts. Lors des conférences internationales, des délégués prétendent qu’il existe, partout dans le monde, des ouvriers et des employés bénéficiant d’un emploi à vie dans la même entreprise, et que leurs syndicats ou leurs partis réussissent encore à obtenir qu’ils reçoivent une part de la richesse en expansion permanente.
Mais des militants de gauche, critiques par rapport aux syndicats, essaient aussi d’organiser des contacts entre les différents sites des multinationales –bien qu’il soit très difficile d’aller au-delà des rencontres mutuelles et de réellement lutter ensemble ou d’organiser des grèves de solidarité.
NOTES
E.P. Thompson, The making of the English working-class, 1963 [La formation de la classe ouvrière anglaise, Le Seuil, 1988 ; Points, 2012].
Global Labour Journal www.escarpmentpress.org/globallabour
Global Labour Institute www.globallabour.info
Global Dialogue www.isa-global-dialogue.net/volume-4-issue1/
Au cours des cinq dernières années, une autre partie de la gauche radicale qui veut abolir l’Etat a placé ses espoirs dans les soulèvements populaires. Le «mouvement des places» en 2011 a rattrapé et dépassé le débat sur «l’insurrection qui vient». La Grèce en 2008, les Indignados en Espagne, l’occupation du parc de Gezi, Stuttgart21, Hong Kong, etc., ont regroupé des centaines de milliers de participants – mais, en fin de compte, ils n’ont pas été en mesure d’imposer quoi que ce soit ! Ces mouvements ont rendu visibles le potentiel de ces soulèvements simultanés à l’échelle mondiale –mais ils ont aussi démontré brutalement leurs limites, par exemple lors du passage de la commune de Tahrir à la dictature militaire. Les nombreux mouvements qui ont eu lieu depuis Seattle, les révoltes de masse en Argentine en 2001 et récemment Occupy Wall Street, etc., ont clairement montré qu’un renversement de l’ordre social existant n’est possible que si les travailleurs se joignent à un soulèvement populaire en tant que travailleurs. S’ils ne font pas grève, leur participation à des manifestations n’a guère d’impact. Sous le capitalisme, la grève est l’arme ultime, où le pouvoir réel se développe et où les sujets collectifs se forment.
Même le Comité Invisible, qui jusqu’à présent ne se souciait guère des travailleurs, a commencé à s’en préoccuper (au moins sur le papier37) – et il s’agit d’une évolution intéressante: parce que tout homme ou toute femme qui veut abolir l’Etat, qui souhaite faire la révolution, sera incapable d’atteindre ces objectifs sans les travailleurs ! Les prolétaires constituent la grande majorité de la population et leurs luttes font avancer les choses. Néanmoins la plupart des gauchistes n’analysent toujours pas de façon critique les luttes qui ont effectivement lieu ; mus par une sorte de réflexe, ils préfèrent soulever immédiatement la question de la «conscience de classe». Ils imaginent un prolétariat organisé dans un parti et un syndicat, situation que l’on n’a pas connue depuis les années 1950. «Qu’attendons-nous d’autre ?» nous demandions-nous dans un article polémique paru dans Wildcat-Zirkular n° 65. «L’émergence d’organisations mondiales prolétariennes ? Des grèves de solidarité ? Des clones des mouvements passés ? Un mouvement politique international ? En ce qui concerne la révolution mondiale, nous sommes devant un phénomène nouveau et intéressant : personne ne détient les paramètres, les critères ou même des réponses pour aborder cette question. L’un des critères pourrait être de savoir si des communautés se développent au cours des différentes luttes – jusqu’à maintenant cela ne semble pas être le cas. Les luttes des travailleurs, alors ? Mais ils ne luttent pas ensemble... On observe plutôt le phénomène contraire: ils se battent uniquement pour eux-mêmes et ne se reposent que sur leurs propres forces. Ils ne comptent même pas sur leurs collègues de l’entreprise voisine38.»
Les travailleurs ignorent les vieilles organisations et les vieux partis ; quant aux nouveaux partis et organisations ils ne sont pas encore visibles. Les masses n’ont pas encore la moindre idée de que pourrait être une société nouvelle. Dans les luttes elles-mêmes, nous pouvons cependant déceler quelques développements intéressants. En Asie et au-delà, des travailleurs ont prouvé leurs capacités extraordinaires à organiser leurs luttes et les coordonner au-delà des frontières. Ils ont compris qu’ils ne peuvent gagner que collectivement. Ils avancent des revendications égalitaires contre les divisions introduites par le Capital. Ils ne laissent pas les syndicats les empêcher de se battre, quand ceux-ci veulent les contrôler. Ils ne craignent pas de participer à de durs affrontements. Ils abordent et créent des problèmes pour lesquels le système n’a pas de solution.
Dans leurs luttes, ils entrent en conflit avec un système social, qui n’a rien à offrir à la grande majorité des salariés en dehors des politiques d’austérité – ce système n’est plus capable de transformer les luttes pour garantir un «développement» économique. Ce système social s’oriente vers son prochain crash, sous la direction de sa «dernière superpuissance» ; il lutte contre sa disparition économique et politique en déployant tous les moyens nécessaires. La plus forte puissance militaire dans le monde est devenue incapable de gagner des guerres, encore moins de créer de nouveaux Etats stables ; elle n’est capable que de détruire. Elle sape ainsi davantage la légitimité de cet ordre mondial et mobilise de plus en plus de gens contre elle-même.
notes
Comité Invisible, A nos amis (La Fabrique, 2014, p. 96 et 97): «Pour dire cela platement: tant que nous ne saurons pas comment nous passer des centrales nucléaires et que les démanteler sera un business pour ceux qui les veulent éternelles, aspirer à l’abolition de l’Etat continuera de faire sourire ; tant que la perspective d’un soulèvement populaire signifiera pénurie certaine de soins, de nourriture, ou d’énergie, il n’y aura pas de mouvement de masse décidé (...). Ce qui fait l’ouvrier, ce n’est pas son exploitation par un patron, qu’il partage avec n’importe quel autre salarié. Ce qui fait positivement l’ouvrier, c’est sa maîtrise technique, incarnée, d’un monde de production particulier. Il y a là une inclination à la fois savante et populaire, une connaissance passionnée qui faisait la richesse propre du monde ouvrier avant que le Capital, s’avisant du danger contenu là et non sans avoir préalablement sucé toute cette connaissance, ne décide de faire des ouvriers des opérateurs, des surveillants et des agents d’entretien des machines. Mais même là, la puissance ouvrière demeure: qui sait faire fonctionner un système sait aussi le saboter efficacement. Or nul ne peut individuellement maîtriser l’ensemble des techniques qui permettent au système actuel de se reproduire. Cela, seule une force collective le peut. (...). En d’autres termes: il nous faut reprendre un travail méticuleux d’enquête. Il nous faut aller à la rencontre, dans tous les secteurs, sur tous les territoires où nous habitons, de ceux qui disposent des savoirs techniques stratégiques. C’est seulement à partir de là que des mouvements oseront véritablement “tout bloquer”.»
«Das Ende der Entwicklungsdiktaturen» [La fin des dictatures développementalistes], Wildcat-Zirkular n° 65, février 2003]
Qui façonnera les confrontations sociales à venir ? Les classes moyennes mondiales qui suivent les mobilisations nationalistes parce qu’elles craignent de perdre leurs acquis sociaux ? Ou le prolétariat mondial, dont le travail leur assure richesse et pouvoir ? L’intelligence collective du prolétariat rebelle dépasse de loin celle des experts bornés des institutions ; sa capacité à organiser la production et à s’auto-organiser peut garantir la fourniture des biens et des services nécessaires à tous les peuples – les différents «mouvements des places» et contre les grands projets d’infrastructure l’ont prouvé. Ils représentent la seule force capable de s’opposer à la puissance destructrice du capital.
Dans notre revue Wildcat, nous avons souvent exprimé l’espoir d’une «rencontre du mouvement ouvrier et du mouvement social» – afin de définir le rôle de la gauche sociale révolutionnaire. Comme s’il s’agissait seulement d’additionner des forces, sans causer de tort à personne, et d’assurer une présence «côte-à-côte» sur les «places», dans un climat d’indifférence mutuelle. Nous devons prendre ces questions à bras le corps – si nous voulons vraiment faire bouger les choses.
Un nouveau sujet révolutionnaire ne sera pas seulement le résultat d’un processus d’«homogénéisation» (encore moins d’une «alliance!), mais plutôt de processus de polarisation – et de division – au sein de la classe ouvrière. Les discussions et les pratiques politiques de la gauche doivent affronter ces questions.
Wildcat
(Traduction de l’allemand en anglais effectuée par Wildcat, puis de l’anglais en français par nos soins. Nous avons ajouté quelques notes explicatives ou remarques critiques, signalées comme étant de NPNF ; les autres notes ont rédigées soit par les traducteurs de l’allemand vers l’anglais soit par la revue Wildcat elle-même.)
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