Les grèves en Mai 68. Avertissement
La littérature accessible ne contient aucun récit systématique des grèves de 1968. C’est même étonnant de voir qu’il y a tant d’interprétations et de points de vue sur le mouvement de mai, mais qu’on est bien en peine de savoir avec un peu de détail ce qui s’est passé dans les usines et les bureaux pendant ces quatre ou cinq semaines. Je pense donc que ma compilation peut rendre d’utiles services à ceux qui veulent savoir ce que les salariés ont fait pendant les grandes grèves de Mai 68.
Les pages qui suivent ne sont pas une histoire systématique des grèves de
Mai 68. Pour cela, il aurait fallu que je pousse la recherche bien
au-delà de ce que j’ai pu faire ici. Disons plutôt qu’il s’agit d’une
compilation de la littérature pas trop difficilement accessible sur la
question du mouvement des grèves pris au niveau de la base. A fortiori,
je n’ai pas fait une histoire de Mai 68, où on aurait repris toute la
dimension politique de cette phase de la société française, et encore
moins une histoire des interprétations de Mai 68. Une véritable histoire
des grèves aurait aussi nécessité de vérifier chaque information à
plusieurs sources. Cela n’a pas toujours été possible. Je prendrai
connaissance avec le plus grand intérêt des erreurs que les lecteurs
pourront signaler.
B. A.
A partir du 3 mai, le mouvement étudiant engagé à Nanterre débouche dans les rues du Quartier latin, et de bien des villes universitaires de province. Ce mouvement étudiant est en dehors de notre objet. Mais il n’est pas possible de l’ignorer complètement, car il a certainement une influence sur le démarrage des grèves dans les usines.
Chronologie des manifestations étudiantes du 3 au 10 mai
- Vendredi 3 mai. La police fait évacuer la cour de la Sorbonne occupée par des étudiants, notamment de Nanterre, qui sont venus pour un meeting. Elle embarque les étudiants. Cela soulève la protestation des autres. Six heures de violences, 600 interpellations.
- 4 mai. 12 condamnations en correctionnelle, dont 8 avec sursis.
- 5 mai. Fermeture de la Sorbonne.
- Lundi 6 mai. A l’aube : bouclage du Quartier latin (QL) par la police. Dès le matin (pendant le conseil de discipline où comparaissent 8 étudiants, dont Daniel Cohn-Bendit) attroupements et manifs sur le boulevard Saint-Michel. Bagarres avec la police. Ça se transforme en 6 000 personnes à la Halle-aux-Vins (contre la répression). L’Unef* appelle à se rendre à 18 h 30 à Denfert-Rochereau. Puis départ en cortège, qui revient vers le QL après passage sur la rive droite. Rue des Ecoles, charge inattendue et violente de la police. Riposte violente des étudiants, barricades. Au même moment, la manif de l’Unef se forme à Denfert. Elle rencontre les flics à la rue du Four. Heurts violents, barricades très construites. Dans la soirée, manifs très violentes au QL (500 blessés, 400 arrestations). Manifs aussi en province, dont violentes à Grenoble
- Mardi 7 mai. Rassemblement à 18 h 30 à Denfert. Cortège à travers Paris (en fonction des barrages de police) pendant quatre heures : Invalides, quai d’Orsay, Concorde, Arc de Triomphe (21 h 30). Puis retour vers la rive gauche. Barrage de police au carrefour des rues de Rennes et d’Assas. 50 000 manifestants. Bagarres plus dispersées que la veille. Grande violence de la police.
- Mercredi 8 mai. Rassemblement à la Halle aux Vins. Manif par le boulevard Saint-Germain vers le Sénat et la place Edmond-Rostand. Des députés communistes veulent prendre la tête. Ils sont refoulés dans la manif. Sorbonne inaccessible. L’Unef contrôle et obtient la dispersion sans heurts.
- Jeudi 9 mai. Pas de manifs. Meetings à la Mutualité (gauchistes,
22-mars**, UJCML***, JCR****...), au Cirque d’hiver (PC, UEC*****).
- Vendredi 10 mai. Des manifs de fin d’après-midi s’achèvent en remontant le boulevard Saint-Michel vers le Luxembourg, où le cortège s’immobilise plus ou moins. Commence alors la première « nuit des barricades » : celles-ci sont très nombreuses sur la montagne Sainte-Geneviève, sans plan stratégique, notamment place Edmond-Rostand, rue Soufflot, et dans les ruelles vers la Contrescarpe. Les flics attaquent dans la nuit vers 2 heures. Répression violente. Solidarité des riverains et grand courant de sympathie pour les manifestants dans l’opinion publique.
*
Durant ces journées de manifestations étudiantes, des contacts se nouent de différentes façons et à différents niveaux entre les deux mondes étudiants et ouvriers. Au sommet, les bureaucrates de l’Unef et des centrales ouvrières se tournent autour en se flairant le cul. A la base, les jeunes ouvriers s’intéressent activement aux manifestations des étudiants. Cela ne convient pas du tout aux bureaucrates.
Le 3 mai, dans L’Humanité, le PC, sous la plume de Georges Marchais, prend violemment à partie les étudiants de Nanterre et dénonce l’« anarchiste allemand » Cohn-Bendit. Mais les militants communistes n’acceptent pas unanimement cette condamnation, qui les force à se tenir à l’écart du mouvement. Rioux et Backmann citent le cas d’un responsable des Jeunesses communistes de la banlieue de Paris qui a « un mal fou à retenir les copains, ils étaient déchaînés. Une simple autorisation du parti, et ils se seraient précipités au Quartier latin. L’autorisation n’est pas venue ; quelques camarades... sont allés manifester en cachette (1) » Ils citent également le cas d’un responsable syndical qui constate la tension des camarades communistes et les « véritables crises d’absentéisme » qu’on observe parmi les jeunes militants de l’usine les jours de grandes manifestations.
Le soir du 6 mai chez Hispano-Suiza, à Colombes (Hauts-de-Seine), trente travailleurs de l’équipe du soir débrayent. Parmi eux, certains syndiqués veulent aller au Quartier latin avec le drapeau de la CGT. Finalement, ils y vont sans le drapeau, à cause « des hésitations des autres » (on suppose qu’il s’agit des autres syndicalistes). Le 10 mai, certains y retournent et participent aux barricades (2). Dans leur récit de la « nuit des barricades » (celle du 10 au 11 mai), Rioux et Backmann signalent le cas de la barricade de la rue de l’Abbé-de-l’Epée, construite par des jeunes travailleurs dont on ne sait pas d’où ils viennent, et qui se révèlent très inventifs. Ils tendent des fils de fer à diverses hauteurs en travers de la rue, pour défendre leur barricade haute de trois mètres.
Il n’y a pas que la CGT à avoir du mal à tenir ses troupes. A l’usine Rhône-Poulenc de Vitry, un tract CFDT du 8 mai affirme : « Etudiants-ouvriers, même combat. » Le 9, un tract de « travailleurs de toutes tendances » prend la centrale au mot et appelle à aller manifester avec les étudiants. Aussitôt, la CFDT publie un tract contre-feu annonçant une manifestation syndicats ouvriers-Unef pour le 11 mai (3). Selon Jacques Baynac, la première barricade de la soirée du 10 mai est érigée rue Le Goff par de jeunes travailleurs qui affirment que, même si les étudiants obtiennent leurs trois points (4), eux se feront encore avoir.
Ce ne sont là que quelques indices de ce que les travailleurs, surtout les jeunes, sont concernés par ce qui se passe du côté des étudiants. Les syndicats n’ignorent pas que la lutte des étudiants suscite un vif courant de sympathie, mais ils restent bien sûr très méfiants. Cependant, après les invectives de Marchais, L’Humanité change peu à peu de ton, et l’UEC finit par annoncer sa solidarité avec les « bons étudiants » (pas les casseurs qui font le jeu du grand capital). Des discussions entre les centrales ouvrières et l’Unef ont lieu plusieurs fois durant la semaine du 3 mai, et finissent par aboutir à la proposition d’une manifestation de solidarité pour le 14. Après la nuit des barricades et l’énorme mouvement d’opinion qu’elle entraîne en faveur des étudiants et contre la répression, le projet est avancé au 13, et renforcé d’une grève générale. La date du 13 mai avait d’abord été récusée par le Parti communiste qui la trouvait trop « politique » (5). Le PC et la CGT changent-ils d’opinion parce qu’ils craignent de se faire déborder ? On sait que c’est sous la pression de nombreuses cellules du Parti que L’Humanité publie dans la matinée du 11 mai un numéro spécial sur la nuit des barricades, et certaines cellules ont déjà entrepris de distribuer des tracts contre la répression, sans attendre les directives(6).
Selon Adrien Dansette, la grève du 13 mai est « largement suivie dans les services publics, SNCF, RATP, EDF, moins dans l’industrie privée (7) ». En tout cas, cette journée donne lieu à des manifestations monstres, à Paris et en province. On dispose malheureusement de moins d’informations sur ce qui se passe ce jour-là dans les usines.
Chez Hispano-Suiza, dont nous avons déjà parlé, les piquets
de grève se forment dès l’aube, avec la participation d’étudiants. Ils
sont « très compacts, très durs... Quant à l’appareil [syndical], il est
en plein désarroi ». Selon un témoin, « jusqu’à 11 heures du matin, il y
a eu une discussion vachement intéressante », entre ouvriers et
étudiants (8). En fin de matinée, un cortège est organisé dans les rues
avoisinantes. Il rejoint ensuite la place de la République à Paris,
départ de la manifestation.
A Renault-Billancourt, la participation à la grève est de 80 %, mais ce sont surtout les syndiqués qui vont à la manifestation. Chez Thomson (Bagneux et Gennevilliers [Hauts-de-Seine]) le taux de participation est de 60-65%. Au Centre de l’énergie atomique (CEA) à Saclay (Essonne), la participation est massive, de même que chez Chausson (90 %) (9). A l’établissement Rhône-Poulenc de Vitry (Val-de-Marne), la participation est de 50 %. Ces quelques données illustrent l’état de tension qui règne dans les entreprises. Il y a en effet longtemps qu’une « journée syndicale » n’a pas remporté un tel succès. C’est sans doute la même tension qui incite la direction de Citroën-Levallois à lock-outer les ouvriers, qui ne font pourtant pas grève.
En province aussi, les grèves sont nombreuses. Chez Peugeot à Sochaux (Doubs), l’usine est en réalité fermée pour cause de coupure d’électricité, ce qui montre au moins qu’EDF est en grève (10). Parmi les entreprises qui feront beaucoup parler d’elles par la suite, il y a Sud-Aviation à Bouguenais, près de Nantes. En fait, cette usine est depuis plusieurs semaines le lieu d’un conflit quasiment ininterrompu, et la journée du 13 mai s’inscrit dans une série de mouvements parfois durs qui ont commencé au début du mois d’avril. Chez Renault à Cléon (Seine-Maritime), autre entreprise qui partira très vite dans la grève de mai-juin, la grève est suivie à 50 %.
A Lyon, à la fin de la manifestation, un cortège se forme pour aller à la Rhodiaceta (quartier de Vaise), usine qui a connu un conflit très dur quelques mois plus tôt. Les 2 000 manifestants se présentent devant l’usine, et cela donne lieu à des rencontres et des discussions que la CGT ne parvient pas à empêcher (elle réussira mieux par la suite). Peut-être est-ce d’ailleurs ce jour-là que la CFDT encourage les étudiants à envahir l’usine pour « empêcher le lock-out. La direction prit peur. Nous avons alors négocié avec elle tout en laissant les étudiants devant la porte de la salle de réunion. Le patron a rapidement supprimé la décision de lock-outer et nous avons repris le travail » (11).
Ces quelques éléments permettent de comprendre que, de même que les manifestations et barricades estudiantines ont un impact certain dans les usines, de même la journée du 13 mai prépare l’explosion qui suit. Selon Claude Durand, les syndicalistes des huit entreprises qu’il a étudiées sont unanimes pour dire que la grève et les manifestations du 13 mai ont été l’élément déclencheur de la suite des événements. Il y a eu 600 000 manifestants à Paris, 150 000 à Marseille, 40 000 à Toulouse, 35 000 à Lyon, etc. Partout, les cortèges ont réuni ouvriers et étudiants, pas toujours en sympathie. Mais partout aussi, ces cortèges ont surpris par leur ampleur. Les manifestations ont servi de condensateur, ou de révélateur, du sentiment diffus de ras-le-bol. Entre la sympathie, voire l’admiration, de l’ » opinion publique » pour les étudiants qui semblent ébranler le régime gaulliste et l’arrêt de travail massif qui va suivre, la journée du 13 mai révèle au mouvement ouvrier sa propre force potentielle.
I. 2 — Première semaine : la spontanéité ?
Mardi 14 mai
On lit souvent que ce sont les ouvriers de Sud-Aviation de Bouguenais (Loire-Atlantique) qui ont lancé le mouvement de grève de mai 1968. Ce n’est pas tout à fait exact. D’une part parce que cette usine de la région nantaise était déjà en conflit depuis des semaines, et ce dans une indifférence certaine de la part du reste du mouvement ouvrier. D’autre part parce que d’autres entreprises entrent aussi dans le conflit dès le 14 mai, et ce de façon indépendante de ce qui se passe à Sud-Aviation ce jour-là (séquestration du patron et occupation de l’usine).
En janvier 1968, Sud-Aviation Bouguenais emploie 2 682 salariés, dont 1 793 ouvriers horaires et 831 techniciens et employés mensuels. Dès le mois de février, la direction envisage de réduire le temps de travail en raison du ralentissement de l’activité. Elle annonce ses plans en avril, et c’est l’insuffisante compensation des heures supprimées qui déclenche le conflit.
Le conflit à Sud-Aviation en avril-mai 1968 (12)
- Mardi 9 avril, débrayage de 16 h 45 à 17 h 45 : AG devant le café l’Envol. CGT propose des actions diversifiées par établissement.
FO d’accord. Décision : vote à bulletins secrets le 10.
- Mercredi 10 avril, pas d’arrêt. Vote peu conclusif (31% de
votants).
- 16-18 avril, pas d’arrêt. Trois tracts des syndicats (divergents).
- Mardi 23 avril, débrayage de 16 heures à 17 heures.
- Mercredi 24 avril, débrayage de 11 h 10 à 11 h 40 et de 17 heures à 17 h 30 : défilés dans les ateliers... meetings devant l’Envol...
- Jeudi 25 avril, débrayage de 17 heures à 17 h 45 . Rassemblements « sous la biroute » (la manche à air donnant la direction du vent).
- Lundi 29 avril, débrayage de 16 h 15 à 17 heures : Yvon Rocton (militant trotskyste [OCI*], secrétaire de la section FO-horaires) propose occupation. Rejet.
- Mardi 30 avril, débrayage de 9 h 45 à 17 h 45. Rassemblement devant les bureaux. Délégués reçus par le directeur, Duvochel. Les ouvriers envahissent les bureaux. Duvochel s’échappe et va au restaurant de l’aérodrome. Poursuivi par un groupe, il y est bloqué, puis parvient à se réfugier dans un bureau près de la tour de contrôle. Dont il part enfin, en voiture avec les délégués, pour l’usine. La masse suit à pied. La direction propose réunion à Paris le 3 mai. Rocton propose comité de grève et occupation. CGT et CFDT proposent de remettre au lendemain. Décision : manif le 2 mai.
- Jeudi 2 mai, débrayage de 10 heures à 17 h 45 : cortège de voitures vers le centre de Nantes. Défilé à pied en ville.
- Vendredi 3 mai, débrayage de 15 heures à 17 h 45.
- Lundi 6 mai, débrayage de 15 heures à 17 h 45 : occupation proposée par FO : rejet.
- Mardi 7 mai, débrayages de 4 fois une demi-heure : « défilés presque permanents ».
- Mercredi 8 mai, débrayage toute la journée (durée effective
9 h 30), qui est une journée d’action régionale dans tout l’Ouest de la France.
- Jeudi 9 mai, débrayages de 4 fois une demi-heure.
- Vendredi 10 mai, débrayage de 10 h 30 à 11 h 30 et de 16 heures à 17 heures :
CGT propose grève à l’extérieur, FO propose grève avec occupation. L’après-midi, CGT recule et propose le maintien de la forme actuelle de lutte.
- Lundi 13 mai, débrayage toute la journée (durée effective 9 h 30) : journée d’action nationale.
- Mardi 14 mai, débrayage de 14 h 30 à 15 heures et de 15 h 30 à 16 heures : rassemblement « sous la biroute », défilé dans les ateliers. Les délégués : pas de résultats. Porte des bureaux forcée. Mensuels débraient. Duvochel bloqué dans son bureau. Attente de réponse de Paris. Délégués font bloquer les issues pour empêcher les travailleurs de partir. Occupation de facto. Duvochel bloqué jusqu’au 29 mai.
Cette chronologie résume les épisodes
du conflit qui comporte notamment des débrayages à répétition dans la
même journée et des défilés dans les ateliers. Fréquemment, ces défilés
commencent par des rassemblements qui se font « sous la biroute ». La
succession des événements montre que la décision d’occuper l’usine n’a
pas été prise en une fois, et que quand elle a été prise, c’a été en
quelque sorte dans le prolongement naturel du conflit. Déjà, le 30
avril, le directeur a été séquestré dans son bureau (puis au restaurant
de l’aéroport, puis dans un bureau de la tour de contrôle).
Plusieurs fois avant le démarrage de la grève le 14 mai, le secrétaire
de la section FO (horaires), Yvon Rocton propose l’occupation, mais
toujours sans effet. Finalement, l’occupation se met en place plus ou
moins spontanément le 14, lorsque les ouvriers bloquent le bureau
d’accès au bureau du directeur pour obtenir une réponse sur la
compensation de la réduction d’horaire appliquée depuis le début
d’avril. Plus ou moins spontanément cependant, car si une partie des
ouvriers est décidée à attendre le temps qu’il faudra, une autre partie
cherche, en cette fin de journée du 14, à quitter l’usine. Et c’est pour
empêcher cette désertion que les syndicats font fermer les portes et
surveiller toutes les issues possibles.
Selon François Le Madec, l’objet du
conflit est le suivant : la direction a annoncé en février que, à
compter du mois d’avril, la durée du travail passera de 48 heures à 46
heures 30, puis à 45 heures à partir du deuxième semestre de 1968. Les
salaires baisseront en proportion, sauf pour une compensation de 1 % en
tout et pour tout sur le salaire horaire. Le Madec estime que les
salaires horaires devraient être augmentés de 3,75 % et 7,5 %
respectivement. Si l’on peut s’étonner aujourd’hui de la dureté du
conflit par rapport à son enjeu, il faut savoir qu’à cette époque, les
salaires augmentaient de 6 % à 7 % par « glissement naturel ». On
observera aussi que la chanson anti-Duvochel (du nom du directeur)
l’accuse de faire perdre de l’argent à « tous les ouvriers en prêt ».
Cela revient-il à dire que la baisse déjà entamée du niveau de vie était
jusqu’à présent masquée par le recours au crédit à la consommation ?
C’est donc presque par hasard que, ce jour-là, les ouvriers de
Sud-Aviation séquestrent la direction dans ses bureaux et enchaînent, le
soir, par l’occupation de l’usine — en attendant que Duvochel obtienne
du siège à Paris la possibilité de satisfaire leurs revendications.
D’autres entreprises enchaînent directement la grève nationale du 13 mai et la « grande grève » de mai-juin 68. On connaît le cas de deux entreprises de province qui ont fait grève le 13 mai. Il s’agit de l’entreprise de matériel agricole Claas, à Woippy (banlieue de Metz) et de la société de BTP Duc et Méry, à Toulouse. Selon Roger Martelli (13), « au petit matin du 14 mai [les 500 ouvriers de Claas] décidèrent de continuer la grève entamée la veille ». On connaît aussi le cas, à Paris, du centre de la Villette des Nouvelles Messageries de la presse parisienne (NMPP) : « Les gars sont arrivés le matin et ont décidé de ne pas travailler. Le délégué CGT a demandé la reprise du travail afin que le syndicat puisse discuter avec le patron des Messageries. Ces paroles furent accueillies fraîchement par les grévistes qui maintinrent la grève et procédèrent à l’élection démocratique d’un comité de grève (14). » Aussitôt, les centres de Bobigny (Seine-Saint-Denis, 2 000 travailleurs), de Charolais (12e arrondissement de Paris, 400 travailleurs) et de Paul-Lelong (2e arrondissement, 500 travailleurs) leur emboîtent le pas. A la SNCF, il y a eu grève le 13 mai à la gare de triage de Badan (près de Lyon). Deux auxiliaires sont licenciés aussitôt. Dès le 14 au matin, les cheminots séquestrent leur chef dans son bureau. Ils tiendront seuls jusqu’à ce que le mouvement gagne l’ensemble de la SNCF (15).
Au soir du 14 mai, donc, on observe des conflits épars — sectoriellement et géographiquement. Dans les journaux, le conflit de Sud-Aviation ne suscite que de petits entrefilets dans les pages intérieures. Le 15 mai, L’Humanité consacre neuf lignes au conflit en page 9 (avec les petites annonces). Le Monde et Les Echos sont aussi plutôt laconiques (16). A fortiori, les autres conflits passent quasiment inaperçus.
Mercredi 15 mai
Pour ce jour-là, les syndicats ont prévu de longue date une journée d’action contre les ordonnances sur la Sécurité sociale.
Au printemps 1967, le gouvernement a demandé au Parlement une large délégation de pouvoir. C’est en cela que consiste en effet la procédure des ordonnances. Le Parlement se dessaisit lui-même de son pouvoir en votant l’autorisation pour le gouvernement de prendre seul des décisions — dans un domaine donné, ici économique et social, et pour une période de six mois maximum — qui sont normalement du domaine de la loi. Le gouvernement dispose ainsi de « pouvoirs spéciaux » qu’il demande à appliquer dans cinq domaines : la reconversion des travailleurs et la lutte contre le chômage, la participation aux fruits de l’expansion, la réforme de la Sécurité sociale, l’adaptation des entreprises à la concurrence, la modernisation et la restructuration des secteurs économiques. Cela donne 34 ordonnances, dont plusieurs sur la Sécurité sociale (17). Ces dernières prévoient entre autres une augmentation de 0,5 point des cotisations salariées. Mais surtout elles instaurent une nouvelle façon de nommer les administrateurs des caisses qui entraîne une marginalisation de la CGT et l’accession de FO à la présidence de la Caisse nationale d’assurance-vieillesse et d’un tiers des caisses primaires. Depuis le mois d’août 1967, les syndicats essaient de mobiliser les travailleurs pour faire abroger ces mesures. On comprend que la CGT soit particulièrement volontariste sur cette question. A la veille des grève de mai-juin 1968, elle n’est cependant guère parvenue à mobiliser les travailleurs. Les grèves vont-elles lui permettre de gagner contre le gouvernement ? Bien au contraire ! On verra plus loin que ces grèves lui feront si peur qu’elle renoncera honteusement, le moment venu, à cette revendication pourtant si « fondamentale » depuis des mois.
Le 15 mai, donc, à Renault-Cléon (18), les syndicats prennent la température des ateliers pour voir s’ils peuvent rebondir sur le succès de la journée du 13 et faire monter la pression sur les ordonnances. Ils aboutissent à la décision de faire un débrayage d’une heure par équipe. Dans le récit qu’en fit le collectif de militants du comité d’action peu après la grève (19), on observe que le débrayage du matin est extrêmement militant. Les travailleurs, menées par des jeunes particulièrement remontés, défilent dans les ateliers pour inciter les non-grévistes à s’arrêter et contraignent les syndicats à prolonger le débrayage d’une demi-heure. Ils appellent à la formation d’un comité de grève et ne mentionnent guère la question des ordonnances dans leurs slogans. Il faut toute la diplomatie d’un responsable CFDT pour renvoyer les travailleurs à leur poste, où d’ailleurs ils interrompent fréquemment le travail pour discuter et mettre les nouveaux arrivants au courant.
Pour l’équipe de l’après-midi, même scénario initial de débrayage, mais « sous la pression des jeunes, on organise un cortège. En tête, 200 jeunes qui se rendent en scandant des slogans sous les fenêtres de la direction. Là, ils s’amassent, poussent en avant leurs délégués abasourdis et demandent que ceux-ci soient reçus [le directeur refuse]. Dans les bureaux, les chefs de service s’affolent, bloquent les portes à l’aide de barres de fer (20). » Les ouvriers, voyant cela, décrètent que la direction ne quittera pas ses bureaux avant d’avoir reç- les délégués. A 18 heures, plus personne ne travaille et l’occupation est votée dans l’enthousiasme.
L’occupation démarre donc de façon
impromptue, et certainement non prévue par les syndicats. Pour reprendre
leurs troupes en main, les syndicats créent un service d’ordre,
organisent l’occupation — ce qui consiste en particulier à protéger les
machines — et mettent au point un
cahier de revendications, qui paraît, sous forme de tract, à 23
heures : « Réduction du temps de travail à 40 heures sans perte de
salaire ; salaire minimum à 1 000 francs ; baisse de l’âge de la
retraite ; transformation des CDD en CDI ; accroissement des libertés
syndicales. »
La question des ordonnances brille par son absence. Ce cahier de revendications, dûment approuvé, est présenté à minuit à la direction. Celle-ci déclare qu’elle n’a pas de pouvoir de négociation, qu’il faut voir avec Paris. Du coup, les ouvriers déclarent qu’ils ne libéreront les 12 cadres qui se trouvent dans les bureaux qu’à satisfaction de leurs revendications (21).
On voit donc la similitude du cas de Renault-Cléon avec celui de Sud-Aviation. Dans les deux cas, des travailleurs très remontés s’attaquent à une direction qui s’enferme dans ses bureaux. Les témoins que nous avons cités font remarquer qu’entre l’équipe du matin et celle de l’après-midi, la nouvelle de l’occupation de Sud-Aviation a été publiée, et ils considèrent que ceux de l’après-midi sont au courant. Ce n’est pas sûr, compte tenu du peu de publicité que connaît le conflit de Nantes à ce moment-là ; et ce n’est pas nécessaire pour expliquer que ceux de Cléon aient la même idée que ceux de Nantes : le déroulement du conflit et la montée de la tension mènent assez facilement d’eux-mêmes à ce type de développement.
En fin de journée du 15, écrit Roger Martelli, le mouvement de Cléon fait tache d’huile en Seine-Maritime, s’étendant à l’usine Kléber-Colombes d’Elbeuf et à La Roclaine, de Saint-Etienne-du-Rouvray. Il ne nous dit malheureusement rien sur la façon dont le conflit a démarré. S’agit-il également d’un dérapage à partir d’une action sur les ordonnances ? On ne le sait pas. Le 15 mai voit également l’entrée en grève des 1 800 ouvriers de Lockheed à Beauvais (Oise).
Ces données, pour parcellaires qu’elles soient, permettent-elles de conclure sur le caractère spontané de la grève ? Les exemples de Sud-Aviation et de Cléon permettent en tout cas de donner un peu de précision au terme lui-même. Ce qui, dans les deux cas, semble être spontané, c’est la manifestation de la colère des ouvriers et le débordement des syndicats qu’elle entraîne. Mais — et c’est là leur force — les syndicats ne perdent jamais le contact avec le démarrage des luttes. Si donc on peut parler de débordement, c’est pour indiquer que les syndicats sont entraînés sur d’autres objectifs que ceux qu’ils ont initialement prévus (les ordonnances) et dans d’autres méthodes de luttes que celles qu’ils préconisent (des débrayages de quelques heures). Et s’il y a des frictions, elles se situent peut-être autant entre la base des syndicats et les bureaucrates qu’entre la masse des ouvriers et les syndicats. Il est par exemple frappant qu’à Sud-Aviation la section FO-horaires, qui est dirigée par un militant trotskyste, ait plusieurs fois appelé à l’occupation avant le 14 mai. A chaque fois, cet appel est resté sans suite. Lorsque l’occupation se fait finalement, elle semble se décider de façon très informelle, dans la bousculade d’un couloir devant le bureau du directeur (22). Mais elle est immédiatement prise en charge par les délégués syndicaux, qui font fermer les portes pour empêcher les travailleurs de quitter l’usine (dans le cas de Sud-Aviation), et qui de façon générale affirment leur autorité dans l’organisation matérielle de l’occupation.
Claude Durand confirme ce point de vue quand il écrit, à propos des entretiens qu’il a eu avec des syndicalistes après la grève : « Alors que les responsables de niveau élevé dans les organisations syndicales refusent l’idée qu’ils auraient pu être débordés par le mouvement, le récit du déclenchement de la grève par les responsables syndicaux locaux des entreprises donne davantage l’impression d’un débordement par la base, par de jeunes syndicalistes — même par de non-syndiqués — et d’une reprise en main ... plus ou moins difficile selon les cas (23). »
Jeudi 16 mai
Continuons d’examiner le cas des établissements de Renault. Au soir du 16 mai, ils sont tous arrêtés.
A Flins (Yvelines) (24), le matin du 16 mai, les syndicalistes de la CFDT ont prévu une réunion pour discuter de la mise en œuvre des directives confédérales sur la question des ordonnances. Avant de s’y rendre, l’un des membres apprend par téléphone que l’usine de Cléon est en grève illimitée avec occupation, et que les cadres sont séquestrés (25). Du coup, les cédétistes décident d’aller voir la CGT pour proposer un débrayage d’une heure, à 10 h 15. Par équipe de deux (un CFDT et un CGT), les syndicalistes passent dans les ateliers pour donner la consigne. A l’heure dite, environ 500 ouvriers arrêtent le travail et se regroupent en dehors des bâtiments. Ils repartent à l’intérieur des ateliers, en cortège, pour encourager les autres à cesser le travail. A 11 h 30, une masse beaucoup plus importante se regroupe devant la cantine. Les deux responsables CFDT et CGT expliquent ce qui se passe à Cléon et proposent de partir en grève illimitée. La proposition est adoptée, et l’occupation est aussitôt organisée. Dans ce premier temps, cela consiste à mettre en place des piquets et à inscrire les volontaires sur des listes pour qu’ils y participent. Avant de se disperser pour le déjeuner, rendez-vous est pris à 14 heures pour un nouveau meeting avec l’équipe de l’après-midi. Ce meeting adopte de nouveau le principe de la grève illimitée avec occupation. A 15 h 30, la direction arrête l’usine pour ceux qui y travaillaient encore. Cette version des faits est celle d’un syndicaliste CFDT.
Au meeting du matin, il avait surtout été question de solidarité avec Cléon. A celui de l’après-midi, les syndicats présentent un cahier de revendications : « 40 heures sans réduction de salaire ; 1 000 francs de salaire minimum ; retraite à 60 ans (55 pour les femmes) ; cinquième semaine de congés pour les jeunes ; abrogation des ordonnances ; libertés syndicales. »
Selon un autre témoignage, également donné par J.- Ph. Talbo, un débrayage de deux heures a déjà eu lieu la veille, lorsque la nouvelle de Cléon a été connue. C’est de Cléon que venaient les moteurs à monter sur les voitures, avec des stocks d’une demi-journée seulement. S’il est avéré, c’est sans doute ce débrayage qui fait écrire à ICO (26) que la grève à Flins a éclaté spontanément avant Billancourt. Car le témoignage précédent ne donne guère l’impression d’un débordement spontané des syndicats.
Dès le lendemain, des jeunes de Flins partent dans la région pour inciter d’autres usines à la grève.
Admettons que les deux témoignages sur le démarrage de la grève se complètent. Le premier ne donne pas l’impression que les ouvriers aient eu une attitude très combative, mais plutôt suiviste par rapport à l’initiative syndicale. Le second contribuerait à expliquer cette initiative par le fait que le débrayage du 15 au soir avait fait percevoir aux syndicats la pression de la base. Et celle-ci est confirmée par le fait que dès le 17 mai des jeunes de Flins se sont répandus dans la région pour inciter d’autres usines à entrer en grève. Ils le font « sans que les syndicats les y poussent », selon un militant syndical cité par Talbo. Ce dernier indique (p. 13) qu’aux Ciments français, « le déclenchement a été tout à fait flageolant ; la direction a failli reprendre les choses en main et les jeunes de Renault et des militants de la Cellophane ont donné un coup de main ».
A Billancourt (27), il est difficile de savoir exactement comment la grève a démarré dans les récits qu’en donne Jacques Frémontier (28). Il cite plusieurs témoignages (un anarchiste de la CFDT, deux trotskystes, dont un CFDT, la CGT), avec un biais évident en faveur de la CGT, dont il veut absolument prouver qu’elle n’a pas été débordée. Il ressort de ces récits que la grève part en début d’après-midi du département 70. Le militant anarchiste, qui a appris le matin que Cléon est occupé, propose une réunion à 14 heures devant le bureau du chef du département. Ce qui est fait, mais le chef n’est pas là. Ils se rendent dans un autre département, puis, avec des ouvriers du 55 ramassés en route, se dirigent vers l’île Seguin. En pénétrant dans l’île Seguin, le cortège fait la jonction avec un groupe d’ouvriers hautement qualifiés du département 37. Là, ils rencontrent Halbeher et Sylvain, respectivement secrétaire général et secrétaire général adjoint de la CGT, qui leur proposent de remettre la décision de grève au lendemain. Refus des ouvriers, qui réclament la grève illimitée immédiate, avec occupation. Les deux syndicalistes donnent leur accord. Il est 17 heures. Au cours de ce meeting, qui se tient au carrefour Zola-Kerman, un militant trotskyste veut prendre la parole, mais la CGT coupe le son. Les ouvriers scandent : « Tous en grève, grève illimitée. » Un autre témoignage cité par Frémontier est celui du cégétiste Hillibert, qui reconnaît que la grève du 70 est partie sans la CGT (« un groupe de jeunes menait la danse »).
Un témoignage complémentaire est
fourni par François de Massot, de l’OCI (29). Ce jour-là, à l’heure du
déjeuner, deux meetings rivaux se tiennent place Nationale, à
Billancourt : celui de la CGT et celui de la FER*, organisation
trotskyste étudiante sœur de l’OCI. L’après-midi, des discussions dans
plusieurs départements interrompent pratiquement le travail. Des
délégations en sortent et se dirigent vers 15 heures
vers le bureau de la CGT, qui tergiverse. A 16 heures, plusieurs
centaines d’ouvriers sont devant les bureaux de la CGT, qui propose de
continuer les discussions, d’attendre une réunion syndicale du soir, qui
prendra des décisions. Elle se fait siffler. A 17 heures, brusque
changement d’attitude du syndicat, qui prend la tête de la grève et
commence à organiser l’occupation.
Si ces récits collent à peu près à la réalité, on retiendra que le démarrage de la grève fait apparaître plus de décalage entre les syndicalistes de base et leur hiérarchie qu’entre la masse des ouvriers et les syndicats. C’est un élément dont il faut tenir compte, surtout dans une usine de cette taille, quand on parle de « débordement des syndicats ». Et quand Hillibert dit « sans la CGT », il ne dit pas « sans les syndicats ». D’autre part, on retiendra que la grève ne part pas sur des revendications particulières à l’établissement, mais plutôt sur le raisonnement que « si Cléon a démarré, on y va aussi ». La raison « d’y aller » ne semble pas demander de longues discussions. Le démarrage de la grève répond à une longue accumulation de frustrations et de revendications insatisfaites, qui explose dans la brèche ouverte par le mouvement étudiant, la journée du 13 mai et, surtout, par Sud-Aviation et Cléon. Cette accumulation est signalée par Frémontier quand il indique la forte conflictualité des mois précédents, où de nombreux débrayages ont eu lieu. Il en signale 90 en deux mois, soit en rythme annuel plus du double de la moyenne des années 1963-1967 (234 mouvements par an). Ce qu’il faut noter aussi, c’est que la grève ne revendique pas particulièrement le thème de la solidarité (avec les étudiants, avec les premiers grévistes), mais part sur des bases propres, quoique peu explicitées.
A Sandouville (Seine-Maritime) (30),
la grève commence le 16 dans la journée. On dispose du témoignage (31)
d’un permanent du comité d’établissement, qui sera élu à la tête du
comité de grève. Dans la journée du 16, il observe les cris et les
protestations des ouvriers, et ça le crispe et le chagrine. Ce n’est
qu’en fin de journée, avec la masse des ouvriers regroupés devant les
bureaux de la direction, qu’il adhère au mouvement car il comprend que
« c’était une révolte spontanée de gens qui en ont marre ». Mais il a
très peur, car il voit mal ce qu’on peut faire de cette révolte dans une
grosse boîte.
Les autres usines du groupe Renault s’arrêtent aussi ce jour-là. Le 16
au soir, les syndicats se retrouvent donc avec une grève qui touche
l’ensemble du groupe Renault. D’autres grèves ont démarré, aux Chantiers
navals de Bordeaux, à l’Unelec d’Orléans, à la Saviem de Caen...
L’importance des entreprises déjà arrêtées suffit à les convaincre
qu’ils sont en présence d’un mouvement de fond qui risque de les
emporter.
Le
même jour, par exemple, les premiers soubresauts sont enregistrés à la
SNCF. Durant cette journée et celle du lendemain, la CGT envoie des
permanents dans les sites SNCF de la région parisienne. Ils appellent à
des arrêts de travail sur des questions corporatives. En réunion
interfédérale, la CGT et la CFDT s’accordent sur la nécessité de
conserver le contrôle du mouvement qui démarre (32).
D’après les données très parcellaires dont nous disposons, il y a le soir du 16 mai près de 90 000 grévistes, dont 60 000 chez Renault.
Vendredi 17 mai
Le vendredi 17 mai, le mouvement s’accélère. D’une part le réseau SNCF achève de s’immobiliser. A midi, le dépôt d’Achères (Yvelines) entre en grève avec occupation, sous l’impulsion de la CGT. A 16 heures, la CFDT fait savoir qu’elle couvre ses syndicats s’ils se lancent dans la grève (sans préavis réglementaire, donc). Le mouvement fait ensuite tache d’huile à Paris et en banlieue : Montparnasse, Saint-Lazare, Montrouge. En fin d’après-midi, une réunion confédérale de la CGT est informée de ces mouvements. C’est le signal de la dispersion, chacun comprenant que si la SNCF s’y met, le mouvement est parti pour de vrai, et se dépêchant de retourner à son poste. A 18 h 45 a lieu une réunion interfédérale cheminots, dont les procès-verbaux indiquent que la CGT veut « suivre l’exemple de la métallurgie » et que la CFDT a décidé « d’être dans l’action pour avoir une maîtrise de cela » (33). FO est d’accord pour l’action, y compris l’occupation des locaux.
Le samedi 18 mai, l’ensemble du réseau est en grève. Le premier communiqué interfédéral commun est publié, avec les revendications suivantes : « droits syndicaux ; 40 heures ; augmentations des salaires et pensions ; défense des nationalisations ; abrogation des ordonnances. »
Cet enchaînement des faits à la SNCF
appelle deux remarques. D’une part, on observe une forte tension sociale
à la base. Depuis la publication du rapport Nora sur les entreprises
publiques, on sait que la SNCF doit devenir une entreprise compétitive.
Les perspectives sont donc porteuses de restructurations, de baisse
d’effectifs et autres
mesures permettant à la SNCF de soutenir la concurrence des transports
routiers. D’autre part, il faut reconnaître la grande sensibilité des
syndicats aux mouvements de la base. J.-M. Leuwers cite un exemple
typique : « Les ateliers X de Nîmes comptent à peu près 500
travailleurs. Un vendredi soir [le 17, donc] vers 4 heures, un coup de
téléphone nous apprend, à nous militants de l’organisation, que
subitement les gens
de ces ateliers se sont arrêtés de travailler, qu’ils ne veulent pas
finir la journée, laquelle s’arrête normalement à 5 heures ; le gars de
la CFDT qui a reçu le coup de fil téléphone au gars de la CGT ; ils se
retrouvent aux ateliers et ils expliquent aux gars : “Si vous ne voulez
pas reprendre le travail, c’est à vous qu’il appartient d’en décider
démocratiquement par un vote”... Et dans l’heure qui suivait, les
piquets de grève sont mis en place (34). »
L’entrée en grève de la SNCF est donc
bien « accompagnée » par les syndicats. Le soir du 16, ils sont déjà en
position. L’entrée en grève de la SNCF marque la fin des démarrages de
grèves plus ou moins spontanés, où les syndicats sont parfois débordés.
Par ailleurs, le mouvement démarre à la RATP. La CFDT choisit les
lignes 2 et 6, côté Nation, pour lancer un débrayage. Le choix
correspond à la présence de militants trotskystes de l’OCI sur ces
lignes. Mais le mouvement reste limité.
Chez Hispano-Suiza, à Colombes, la grève démarre pendant que les
syndicalistes consultent la base pour savoir ce qu’il convient de faire.
C’est un schéma qu’on a déjà vu ailleurs. Leur intention est de
proposer un débrayage d’une heure pour discuter. Mais le mouvement part
tout seul. Selon le témoignage d’un journal trotskyste, « de partout,
les travailleurs sortaient comme s’ils avaient attendu ce moment depuis
bien longtemps. “Que faire ? Je suis dépassé. Cela va trop vite pour
moi”, avouait un délégué syndical, “j’ai peur” (35). »
L’après-midi, la CGT reprend les choses en main en faisant voter la grève et l’occupation, non sans avoir tenté de proposer un débrayage de quelques heures, voire de 24 heures. Les revendications présentées sont celles qui existent depuis le mois de janvier, à peine renforcées, à la demande des assistants, qui crient « les 40 heures et la retraite à 60 ans » quand le syndicat propose 45 heures payées 48 et des pré-retraites. Le syndicat doit également empêcher la séquestration du directeur, en disant qu’il n’est pas là et que, de toute façon, les ouvriers de Sud-Aviation ont libéré le leur. Ce qui constitue un double mensonge. A 17 heures, les portes de l’usine sont fermées après quelques ordres contradictoires entre les partisans de l’ouverture et ceux de la fermeture. Les contrôles sont mis en place, les femmes sont tenues à l’extérieur. La grande force tranquille peut s’exprimer.
L’établissement Dassault de Saint-Cloud (Hauts-de-Seine) entre aussi en grève le 17 mai. La veille, des militants étudiants du comité d’action de Censier ont été bien reçus, y compris par la CGT. C’est du moins ce que disent les rapports que font les étudiants distributeurs de tracts (36). Selon Ronan Capitaine, la CGT de l’usine n’est pas si bien disposée à l’égard des étudiants et refuse de discuter avec les « gauchistes ». La CFDT est plus ouverte (37). L’entreprise a connu un important conflit social à la fin de 1967, et les ouvriers ont alors obtenu des gains certains. Les salaires ont été augmentés de 7 % et les primes accrues. Un meilleur intéressement a été mis en place. Deux jours de congés supplémentaires et la mensualisation du personnel horaire complètent le tableau. Quelques mois plus tard, la combativité ne semble pas réduite pour autant. Le 17 mai, donc, les deux fédérations CGT et CFDT de la métallurgie appellent à un meeting dans la cantine. Les dirigeants syndicaux locaux veulent donner la consigne d’attendre jusqu’au lundi suivant (le 20 mai), mais la base, y compris un militant CGT, un militant CFDT et des communistes, insiste pour un démarrage immédiat avec occupation. La CGT, quoiqu’un peu bousculée, prend aussitôt la tête du mouvement en organisant l’occupation : carte de gréviste, formation des équipes d’occupants, etc. Les revendications sont celles qui n’ont pas été obtenues en 1967 : durée du travail et âge de la retraite. Selon Rioux et Backmann (38), toute la construction aéronautique s’arrête le vendredi 17.
Autre cas de la métallurgie de la région parisienne, l’entreprise Somafor-Couthon de La Courneuve (Seine-Saint-Denis, 300 salariés). Le 16 mai, deux syndicalistes de la CGT ont reçu un avertissement pour avoir fait signer, la semaine précédente, une pétition contre les ordonnances. Le 17 mai, la CGT riposte en appelant à un débrayage d’une heure au cours duquel la grève illimitée avec occupation est votée. On voit dans ce cas comme dans le précédent que les syndicats tâtent le terrain, ne mesurent pas bien la combativité de la base, mais qu’ils s’adaptent dès qu’ils la perçoivent.
A Lyon-Vaise, la Rhodiaceta entre en grève le même vendredi 17. Vaise est l’un des établissements de cette entreprise de textile artificiel. Il emploie 8 000 salariés, dont 1 200 intérimaires. Comme le reste du groupe, il connaît un ralentissement, notamment en raison de la perte du brevet Nylon en 1966. Jusque là l’entreprise était connue pour son caractère social (salaires supérieurs à la moyenne, nombreux avantages sociaux). L’établissement a connu deux grèves en 1967. La première avait duré du 28 février au 23 mars ; il s’agissait en fait, au départ, d’une grève de solidarité avec un autre établissement (Besançon), apparemment contre le « travail en créneau » ; cette expression désigne une forme de chômage technique, où la direction décide quotidiennement qu’il y a ou qu’il n’y a pas de travail pour tel ou tel ouvrier. Selon un témoin « ça se faisait au poste de garde, un par un, celle-là elle rentre, celle-là elle reste dehors (39). » Avant la grève, ce chômage n’était pas indemnisé.
A Vaise, où le travail en créneau
était également pratiqué, le conflit a éclaté lorsque la direction a
voulu empêcher une délégation CFDT de Besançon d’entrer dans l’usine.
Les ouvriers de Vaise se sont alors mis devant l’entrée pour empêcher un
camion d’entrer. La grève s’est passée à l’extérieur de l’usine. Elle
était reconductible tous les jours à midi, au cours d’un meeting se
tenant devant l’usine. Cette grève a bénéficié d’une grande solidarité
dans le quartier. Les ouvriers ont bloqué l’usine à ses trois portes, de
l’extérieur, pendant toute la grève, 24 heures sur 24. De nombreux
témoins insistent sur l’importance de la « socialisation de grève »
autour de l’usine. Il s’agit autant de rencontres entre membres du
personnel, qui n’avaient pas l’occasion de se connaître dans le travail
quotidien, que de signes de solidarités de la part des habitants du
quartier, qui par exemple apportaient des plats chauds aux piquets de
grève.
Le travail a repris après qu’eut été accordée une augmentation de 3,8%.
En septembre 1967, la direction annonce une réduction du temps de travail de 44 à 40 heures par semaine. Cette réduction donne lieu à une baisse correspondante des salaires. Pas de réaction du personnel. Le 6 décembre, la direction annonce la baisse de la prime de fin d’année (de 19,5% à 9% du salaire) et le licenciement de 2 000 personnes d’ici la fin de 1969. Aussitôt « des grèves spontanées, peu contrôlées par les syndicats, éclatent (40) ». Le 7 décembre, une manifestation est improvisée vers le quartier de la Guillotière. Elle enfonce un premier cordon de police, avant qu’un second l’empêche de traverser le pont de la Guillotière. Les affrontements sont durs. Les jours suivants, d’autres arrêts de travail ont lieu. Dans la nuit du 14 au 15, il y a des incidents au cours d’un débrayage. Le lendemain, les syndicats mettent en garde les grévistes contre « les actions irréfléchies qui risquent de faire le jeu du patronat ». Le vendredi 15, la direction annonce le lock-out pour le week-end. Le lundi matin (18 décembre), elle annonce le licenciement de 97 personnes pour abandons de poste répétés. Ce sont tous des syndiqués, voire des militants actifs. Le 20, c’est la grève dans l’ensemble du groupe. A Vaise, il ne reste que 1 000 salariés à travailler. Mais le mouvement se dilue pendant les fêtes. A la reprise de janvier, la direction annonce la suppression de 360 emplois au cours du premier semestre de 1968.
Après les conflits retentissants de 1967, l’entrée en grève de mai 1968 semble plus bureaucratique que dans d’autres cas ce jour-là. Un militant PC/CGT se souvient : « Renault, ça a été décisif, ils ont commencé à partir, nous on est partis le lendemain (41). » Les autres usines françaises du groupe débrayent le même jour (42). A Vaise, en tout cas, les revendications portent sur les salaires, la quatrième semaine de congés payés et les libertés syndicales. Elles concernent aussi les coefficients qui définissent les postes - et qui seront révisés après la grève.
C’est aussi le 17 mai qu’arrêtent le travail les établissements de Thomson à Chauny (Aisne) et Sartrouville (Yvelines), d’Alcatel à Montrouge. Dans l’après-midi, les 7 000 ouvriers des Forges et Aciéries du Creusot s’arrêrtent eux aussi de travailler et occupent l’usine (43). La grève commence aussi aux mines d’uranium de Saint-Priest-la-Prugne (Loire).
A la fin de cette journée, on estime le nombre des grévistes à 500 000 ou 600 000, dont la moitié environ pour la seule SNCF.
Samedi 18 mai.
Le samedi 18 mai, la vague de grèves atteint les Houillères du Nord et du Pas-de-Calais (16 000 salariés). Ce matin-là, le nombre de grèvistes approche du million. Les postiers ont démarré dans la nuit. Le personnel du trafic aérien a fait de même. A Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), les éboueurs de la SITA (enlèvement des ordures) arrêtent aussi le travail, de même que les 2 800 salariés de l’Imprimerie Lang. En fin de journée, les grévistes sont 2 millions.
Dimanche 19 mai
Après ceux de Saint-Ouen, les autres travailleurs de la SITA s’arrêtent de travailler ce dimanche matin. Ils le font à l’appel des syndicats, après un vote à bulletin secret à Ivry, Romainville, Pantin, Issy.
Photo: 800 000 en manifestation à Paris le 13 mai 68
Depuis le lendemain du 13 mai, on a donc assisté à une vague irrépressible de grève. On a observé plus haut la ressemblance dans l’enchaînement des événements à Sud-Aviation et à Renault-Cléon. Il y a cependant une grande différence au niveau des revendications. Tandis que les ouvriers de Sud-Aviation se rebellent depuis plusieurs mois sur un problème précis lié au ralentissement de la conjoncture dans leur secteur, ceux de Cléon s’arrêtent sans cause spécifique, sans revendication particulière qui soit apparemment plus justifiée à ce moment-là que deux mois, voire deux ans, plus tôt. Par ailleurs, dans le premier cas, les syndicats encadrent le mouvement tout du long, tandis que dans le second ils sont débordés, au niveau des objectifs comme au niveau des méthodes d’action. Chez Renault, mais aussi plus généralement dans l’ensemble des industries fordistes, l’accumulation de la tension sur des problèmes chroniques comme les salaires au poste, le niveau des rémunérations, les cadences et les conditions de travail provoque ce jour-là l’explosion, à la faveur de contexte social général dans le pays tel qu’il s’est manifesté le 13 mai. Sud-Aviation, Dassault et toutes les autres entreprises du secteur aéronautique, qui entrent en grève cette première semaine, ne sont pas dans ce cas de figure fordiste. Les travailleurs y font pourtant une entrée en grève active et déterminée. Chez eux, le problème est directement celui de la sécurité de l’emploi.
Sud-Aviation-Bouguenais, Renault-Cléon : retenons ces deux entreprises à l’initiative du mouvement de mai-juin 1968 comme emblématiques des problèmes de fond qui engendrent la crise : la fin de la grande prospérité des trente glorieuses et le retour de la précarité, d’une part, et les limites de l’exploitation fordiste, d’autre part. Nous y reviendrons dans la deuxième partie.
On a beaucoup discuté de la spontanéité du mouvement. Celle-ci mettrait le mouvement ouvrier sur un pied d’égalité avec le mouvement étudiant, dans la soi-disant contestation généralisée des structures du vieux monde. Le mot s’applique bien sûr à ces réactions de colères et d’impatience des travailleurs contre les directions, y compris syndicales. Il englobe la très forte pression de la base des syndicats sur les appareils. De façon générale, cependant, la « spontanéité » n’a pas manifesté - comme les gauchistes voulaient le croire - une volonté de se débarrasser des syndicats, de faire éclater leur encadrement. Le mouvement de mai n’a pas été un mouvement de grèves sauvages proprement dites. Les réactions de la base contre les syndicats se limitent à les secouer un peu pour les sortir de la routine où il se sont englués. Et les syndicats entendent le message très rapidement.
Dès la fin de cette première semaine, et encore plus dans la semaine qui va suivre, les syndicats reprennent l’initiative et contrôlent les entrées en grèves. Certes, la pression de la base, bien plus que l’initiative syndicale, explique la massification du mouvement. On sait bien que les appels syndicaux restent souvent sans suite. Mais en Mai 68, les syndicats savent très vite que la grève aura lieu, quoi qu’ils fassent, et ils disent tout de suite, on l’a vu à la SNCF, qu’ils craignent d’en perdre le contrôle. Ils se portent donc au devant du mouvement et envisagent de l’orienter sur une voie politique. Avec le démarrage de Renault et de la métallurgie parisienne, les syndicats et le Parti communiste prennent leur parti de la grève, et cherchent à en utiliser la puissance pour avancer leurs pions. Dès le 15 mai, des tracts de la CGT appellent à faire la grève aussi pour la formation d’un gouvernement populaire. Si, à cette date, ces tracts ne correspondent pas nécessairement à des directives nationales (44), en fin de semaine les arbitrages sont rendus : il faut pousser les grèves dans le sens d’un changement de gouvernement et utiliser le week-end pour préparer l’extension des grèves.
Les syndicats savent par expérience que les grèves peuvent leur faire plus de mal que de bien si elles débordent le cadre convenu « arrêt de travail/négociation/reprise ». C’est ce qu’ils ont récemment expérimenté, en janvier 1968 à Fougères et à Caen, où des grèves et manifestations ont tourné à l’émeute. Peut-être aussi mesurent-ils à quel point les conflits sociaux durs qui éclatent en Italie sont liés à la perte de contact entre les syndicats et leur base. Chez Pirelli, en février, tous les syndicats signent triomphalement un accord qui est si minable qu’il est immédiatement rejeté par un large mouvement des ouvriers qui se structure dans la formation d’un premier Comité unitaire de base. Les syndicats mettront plusieurs mois à récupérer cette structure qui conteste fortement leur pouvoir. En avril, 5 000 ouvriers de l’entreprise textile Marzotto rejettent de la même façon un accord déjà signé et se battent pendant toute une journée avec la police (45).
Les syndicalistes français sont donc décidés à tout faire pour ne pas perdre le contrôle. La deuxième semaine d’extension des grèves les rassurera sans doute sur ce point. Mais par la suite, après les accords de Grenelle, on verra que leur tâche n’est pas si simple.
Lundi 20 mai
Le soir du lundi 20 mai, on estime que le nombre des grévistes atteint 6 millions. L’incroyable poussée de la semaine précédente se transforme donc en un véritable raz de marée. Il est impossible de suivre dans le détail l’expansion du mouvement. Les récits que l’on a pu consulter montrent cependant qu’il y a plusieurs forces à l’œuvre, et que la spontanéité des premières grèves cède le pas à un effet de boule de neige qui n’exclut pas une certaine passivité des nouveaux grévistes. Passivité qui convient bien aux syndicats qui s’engagent dans l’action.
Ce jour-là, Georges Séguy, le secrétaire général de la CGT, prononce un important discours devant les travailleurs de Billancourt. Le thème en est double :
d’une part la grève doit rester revendicative et « tout mot d’ordre irresponsable, aventurier et provocateur tel que celui d’insurrection ne peut que faire le jeu du gouvernement et du patronat ». Et quand la CGT parle de revendications, elle ne veut pas parler de « formules vagues telles que la cogestion, les réformes de structures, la promotion, etc. ». Un coup pour les gauchistes et un coup pour la CFDT, qui a adopté l’autogestion comme thème revendicatif ;
d’autre
part il est urgent de réunir partis de gauche et syndicats pour mettre
au point « un programme commun de gouvernement d’un contenu social
avancé » (46).
Le message est donc : on fait la grève pour nos « justes
revendications », pas plus, sauf un changement de gouvernement qui nous
mette au pouvoir d’une façon ou d’une autre. La question n’est pas de
savoir qui y croit.
Bien sûr, tous les démarrages de grève de ce lundi n’obéissent pas purement et simplement aux calculs politiques des partis et des syndicats. Répétons que ceux-ci ne se livrent à ces petits jeux de pouvoir que sous la poussée d’un mouvement social de base qui les effraie. Par exemple au siège social des Assurances générales de France (AGF), à Paris : avec l’aide du Mouvement du 22-mars, un tract est distribué pour appeler le personnel non pas à la grève mais ... au dépassement de la grève : « La grève est dépassée, il faut tout remettre en route par et pour nous-mêmes. » Cette initiative est principalement portée par des jeunes, syndiqués ou non, et les bureaucrates syndicaux suivent prudemment. Deux jours plus tard, les cadres entrent dans la grève à leur tour et, par le réalisme qu’ils introduisent dans les multiples réunions et discussions que les grévistes forment pour revendiquer et formuler l’autogestion des AGF, ils aideront les syndicalistes à se remettre en selle (47).
Il n’y a pas non plus de syndicat, et pour cause, dans cette usine de mécanique de la région parisienne (48) où le vieux self-made-patron a toujours su vider les râleurs. Le lundi 20 mai, cependant, les 60 salariés ne se mettent pas au travail. Ils discutent de la grève qui se développe partout, décident de la faire. Ils parlent même de séquestrer le patron, mais y renoncent. Deux travailleurs vont chercher la CGT locale pour obtenir aide et soutien, quinze autres restent pour occuper, le reste rentre à la maison.
C’est là un bon exemple de la force
d’auto-entraînement du mouvement dès lors qu’il a pris une certaine
ampleur. Un autre est celui de l’usine de Clamart de Schlumberger, où il
n’y a pas de salaire inférieur à 1 200 F. Les 477 employés, dont 85
ingénieurs et 180 techniciens, votent le 20 mai la grève avec
occupation, avec des revendications qui visent la réforme des relations
hiérarchiques et le changement de gouvernement (49). Cet exemple montre
la très forte propension à la grève dans la population salariée, même
celle qui jouit de privilèges relatifs. Cette propension est à la base
de l’activisme syndical - et non pas l’inverse. Cela dit, ce lundi
20 mai, l’initiative des syndicats fut omniprésente, pour prendre le train avant qu’il ne parte sans eux.
A la Lainière de Roubaix, ils lancent la grève « dès le lundi [20 mai], de peur que quelques fonceurs ne nous devancent (50) ». Dans une autre usine textile de province (100 personnes), une réunion syndicale CFDT avait eu lieu la veille, dimanche 19, et la centrale « nous avait donné pour mission de généraliser la grève déjà commencée dans l’automobile (51) ». Le lundi 20, l’usine est en grève. Encore une petite usine textile : la grève commence en fin de matinée, le 20 mai, sous l’impulsion d’une militante CGT qui profite ensuite de l’heure de repas pour « passer à l’église du quartier pour porter tous ces événements au Seigneur et lui demander la force et le courage après cette grande inspiration qui m’avait fait lancer la première grève aux Etablissements A... Même en 1936, A... n’avait pas fait grève (52) ».
Partout, les journées du samedi 18 et du dimanche 19 ont été consacrées à des réunions syndicales de préparation de la grève du lundi. Voici une caisse d’allocations familiales de 200 employés. Le samedi, un membre CFDT reçoit un appel de sa fédération. Il prévient les autres membres du syndicat, et le dimanche soir va rendre visite à un collègue de FO. Celui-ci n’a pas reçu de consigne, mais est d’accord pour partir en grève illimitée. Le lundi 20 mai, à 8 heures, le personnel réuni en meeting vote à main levée en faveur de la grève avec occupation. Sitôt voté, la plupart des employés rentrent chez eux (53).
Même réunion de préparation dans le
cas d’un centre de révision d’Air France (1 000 salariés). La CGT avait
tout préparé et « le déroulement de l’action était minuté ». La grève
illimitée avec occupation est votée à main levée (54).
A la CSF de Brest (1 100 salariés, dont 600 ouvriers), le week-end a
également été consacré par la CFDT à la préparation de la grève. Il faut
dire que les salariés ont été sensibles à l’appel de leur bureau confé-
déral du 16 mai, qui se déclarait solidaire des étudiants et appelait à
la création dans l’entreprise de « structures démocratiques à base
d’autogestion ». On verra plus loin que cet établissement de la CSF est
allé loin dans l’exploration de l’autogestion - selon la formule
d’Alain Touraine - et on verra ce qu’il faut entendre par là. En
attendant,
« le samedi et le dimanche [18 et 19 mai] sont consacrés à la prépa-
ration minutieuse de la grève et de l’occupation (chronologie de
l’action, contacts avec l’inter-CSF CFDT, rédaction du cahier de
revendications). Le lundi 20 à 8 heures, l’appel à la grève est
massivement suivi (55) ».
A l’usine Citroën de Levallois (5 000 travailleurs, dont 2 500 immigrés et 18 syndicalistes CGT), il n’y a pas eu d’action revendicative depuis dix-huit ans. Le 13 mai, les ouvriers n’ont pas fait grève, car le patron les a lock-outés à 10 heures. Le 20, des militants CGT extérieurs à l’usine commencent à distribuer des tracts à 5 heures du matin. Mais ce n’est qu’à 11 h 45 que le travail s’arrête et que les ouvriers ouvrent les portes à deux responsables syndicalistes extérieurs. Il a fallu toute cette matinée pour convaincre les hésitants, repousser la pression des vigiles qui sortaient sur le trottoir pour faire rentrer les ouvriers en train de discuter. L’occupation commence aussitôt (56). On peut supposer que l’opération a été coordonnée la veille entre syndicalistes de l’intérieur et de l’extérieur.
On est mieux documenté sur les conditions dans lesquelles la grève a démarré à l’usine Citroën du quai de Javel, à Paris. Officiellement - c’est-à-dire syndicalement - la grève commence le lundi 20 mai. On sait cependant, par des membres du comité d’action travailleurs-étudiants (CATE) de Censier qui y travaillent comme formateurs, que l’usine a connu des débrayages dès le 17 mai. Des ouvriers sont venus voir le CATE. Un tract a été préparé pour distribution le samedi 18 aux portes de l’usine. Ce qui est fait, mais la CGT est déjà là, qui appelle à la grève pour le lundi matin suivant (57). Simultanément, un CA Citroën est formé. Le lundi matin, ce CA retrouve la CGT devant les portes de l’usine. Les militants CGT, qui ne sont pas plus de l’usine que certains distributeurs de tracts du CA, ne peuvent pas vraiment demander aux membres étrangers à l’entreprise de se retirer. D’autant que ceux du CA sont venu avec des arabophones, des lusophones, des hispanophones recrutés à Censier, et que ceux-ci aident la CGT à convaincre les ouvriers immigrés d’entrer dans l’usine pour l’occuper. Beaucoup d’immigrés étaient en effet méfiants à cette idée. Les militants du CA prêtent donc leur concours à la CGT. Les militants du CA prêtent donc leur concours à la CGT. Mais le lendemain, ils retrouvent l’usine bouclée à double tour et les syndicalistes leur interdisent d’entrer : pas de provocations !
Autre exemple de l’automobile, le cas de Peugeot-Sochaux (25 000 salariés). Un tract syndical appelait le vendredi 17 les travailleurs à « se tenir prêts ». Le lundi matin, un meeting intersyndical fait voter la grève avec occupation sans aucune difficulté. Aussitôt, la plupart des salariés quittent l’usine, comme s’il leur avait suffi d’enregistrer que la vague de grève avait atteint le Doubs.
C’est aussi le lundi 20 mai que la
grève est votée au CEA de Saclay. Cependant, la semaine précédente a été
presque exclusivement consacrée à la discussion des événements, et on
ne peut pas dire que la productivité ait été très élevée.
Parfois, les syndicats font preuve d’un militantisme très résolu pour
étendre les grèves. Non seulement ils ont, ainsi qu’on l’a vu, des
instructions pour cette extension, mais il y a aussi rivalité entre eux
pour gagner - et syndicaliser - de nouveaux grévistes. Ecoutons un
membre de l’Union départementale CFDT d’Elbeuf :
« Nous, sur Elbeuf, on n’était pas très au point. L’Union locale était faite de militants assez âgés, pas très en prise sur les réalités. On ne savait pas comment faire pour se placer au départ... Surtout que l’usine Rhône-Poulenc s’y mettait. Alors, il y a un militant de l’EDF qui était chef de district à Elbeuf, qui rentrait de Paris. Je lui pose la question : “Est-ce que tu es disponible ?” Il me dit : “Oui, vous pouvez disposer de moi.” Je lui dis : “Bon, tu prends les affaires en main à Elbeuf.” Alors il avait les grands moyens puisqu’il avait la voiture à antenne radio de l’EDF. Il avait le pouvoir de couper le jus aux patrons. Alors il a passé toute la nuit de dimanche à lundi à faire mettre en grève toutes les boîtes. A celles qui résistaient, il donnait un coup de semonce, une coupure de courant. Alors là, il a mobilisé même des étudiants pour arriver à tenir les affaires. La CGT, elle avait employé des moyens encore plus radicaux. Eux, ils avaient un camion. Ils arrivaient dans une boîte, ils disaient aux gens de s’arrêter de travailler, ils les mettaient dans le camion et ils les menaient au local (de la CGT) et puis ils leur donnaient la carte syndicale. Alors, à cette cadence, ils ratissaient les boîtes. Il y avait des dockers, certains avec même des manches de pioche, et ça y allait à la manœuvre ! C’était opérationnel. Toute la journée ils ont fait ça dans les boîtes d’Elbeuf qui n’étaient pas syndiquées, sauf Rhône-Poulenc. Alors on a essayé nous aussi de syndiquer les gens, de s’implanter dans les boîtes et puis d’arriver à monter des sections. Très vite on a eu sept ou huit boîtes. Après il a fallu organiser tout ça. Ça n’a pas été simple. Après Mai, c’est retombé (58). »
Est-ce le même type de concurrence intersyndicale qui explique les conditions dans lesquelles la grève démarre à Rhône-Poulenc-Vitry ? (59). Le vendredi 17 en fin de journée, l’intersyndicale réunit les travailleurs pour leur faire voter la grève et l’occupation. La participation est de 50 % à 60 %. Le vote fait apparaître une majorité de 60 % en faveur de la grève et de l’occupation immédiate. Comme les syndicats ont placé la barre à deux tiers des voix, on ajourne à lundi. Mais le samedi, une réunion intersyndicale décide de la grève avec occupation pour le lundi. Et la CGT propose aussitôt aux autres syndicats une structure d’occupation en comités de base chapeautés par un comité central, structure tout ce qu’il y a de plus démocratique - nous y reviendrons. Cette proposition surprenante de la part de la CGT aurait pour but d’ennuyer les autres syndicats. Démocratie pour démocratie, au cours d’une réunion intersyndicale du dimanche 19 où elle a la majorité, la CGT flanque discrètement les comités de base d’un comité exécutif où ne siège aucun membre du comité central, et seulement des syndicalistes.
Ce comité exécutif est justifié par le
fait que les patrons ne veulent parler qu’aux syndicats. Les
préparatifs de la grève sont donc fort minutieux. Tous les rouages de la
démocratie sont en place : les organes de décision collective et ceux
de leur court-circuitage. Le lundi matin, la grève avec occupation est
effective.
Répétons que toutes ces manœuvres des syndicats n’expliquent pas le
développement de la grève, ni sa rapidité. Elles sont simplement une
indication que, cette fois, les syndicats ne jouent pas contre la grève,
mais ont chacun des raisons d’y pousser et de s’y pousser. Certes, il y
a parfois des erreurs de perception de la part des syndicats. A la CGCT
(1 500 salariés), la CFDT et la CGT proposent un quart d’heure de
débrayage ! Les travailleurs présents à ce meeting du lundi 20 mai
imposent la grève illimitée (60). A Nord-Aviation
(Châtillon-sous-Bagneux, Hauts-de-Seine), les syndicats se sont opposés à
la grève avec occupation le vendredi 17. Le lundi 20, ils la font voter
(61). Mais de façon générale, les syndicats épousent bien la vague
montante des grèves, d’autant que les salariés sont tenus au courant de
l’extension des grèves heure par heure par les radios. Les ventes de
poste à transistors atteignent 400 000 exemplaires en une semaine,
contre un rythme annuel normal de 250 000 ! (62). Et, en ce début de
deuxième semaine de grève, les syndicats se coulent bien volontiers dans
la vague. Rioux et Backmann donnent quelques exemples de ce rapport
entre la poussée de la base et le rôle des syndicats (63). Lundi
après-midi, dans une grande administration où il y a déjà beaucoup
d’absents en raison de la grève des transports, les syndicats réunissent
le personnel et parlent en faveur de la grève. Le vote avalise ce point
de vue et tout le monde rentre chez soi. Dans une usine d’électronique,
la CGT et la CFDT réunissent le personnel lundi matin. Ils donnent les
revendications et appellent à la grève. « Personne n’a pris la parole
contre... Alors, on a rangé le matériel et commencé à s’organiser pour
l’occupation. »
On pourrait multiplier les exemples. Michelin, à Clermont-Ferrand, et Dunlop, à Montluçon, entrent dans la grève. Même les salariés de l’hôtel Plaza Athénée (avenue Montaigne, 8e arrondissement) s’y mettent, font signer au roi de Jordanie une pétition de soutien et demandent respectueusement aux clients de l’hôtel de les aider dans leur mouvement. Les abattoirs de la Villette à Paris, la Banque de France, les 35 000 métallos de Saint-Etienne, 19 des 21 mines de fer de Lorraine, les Mines de charbon de la Loire, les Houillères de l’Aveyron s’arrêtent également ce lundi.
A Paris, au théâtre de la Porte-Saint-Martin, une assemblée générale présidée par François Périer vote la grève illimitée de toutes les disciplines du spectacle à compter du jour même. Seuls Jean Ferrat (pour verser la recette aux grévistes) et Alain Delon se produiront ce soir-là dans la capitale (64).
Ce lundi, donc, la vague de grève s’est imposée à tous comme une évidence.
Mardi 21 mai
Et le lendemain, ça continue. Les 500
salariés de la Sopelem, à Paris, se lancent dans une grève qu’ils
veulent « purement revendicative », mais qui comporte la revendication
plutôt maximaliste d’une « humanisation » des relations sociales (65).
Les 530 salariés des assu-
rances Winterthur votent la grève également, avec rendez-vous le 27 mai
pour la reconduire éventuellement (66). Aux Assurances mutuelles de
Seine et Seine-et-Oise (AMSSO - 700 salariés, dont 200 cadres, salaires
d’embauche 650 francs), « la tension monte dans les services. Des gens
cessent le travail et discutent des événements. On parle de faire grève.
Dans les couloirs, on stimule les délégués pour passer à l’action. A la
cantine, l’effervescence est à son paroxysme ; les délégués prennent le
train en marche et décident de faire une réunion dans le hall. Un
délégué CFDT prend la parole et propose la grève immédiate. » Le vote
approuve et « des employés sont désignés pour accompagner les délégués
auprès de la direction. Nous demandons 150 francs pour tous (67). »
C’est aussi ce jour-là que les Grands Moulins de Paris, de Pantin, de Corbeil et de Bobigny entrent dans le mouvement.
Quelques jours plus tôt, une assemblée générale du personnel de l’ORTF a eu lieu aux Buttes-Chaumont. Elle a voté la grève de toutes les catégories pour le 20 à minuit. Le 21, seuls continuent à travailler les journalistes et les techniciens de l’information, qui verseront leur salaire au comité de grève.
C’est enfin et surtout le 21 mai que les centrales syndicales appellent à la grève les fonctionnaires, ce qui fait faire un bond important dans la statistique des grévistes.
Mercredi 22 mai
Huit jours après le début du mouvement, les derniers grévistes entrent dans le mouvement : les enseignants - qui en fait ont déjà commencé dans beaucoup d’endroits - s’arrêtent officiellement à l’appel de la FEN et portent à 8 ou 9 millions le nombre de grévistes. Les salariés de la météo, ceux des grands magasins, même les musiciens de l’Opéra de Paris entrent aussi dans le mouvement. Les fossoyeurs de Paris s’arrêtent aussi, et occupent les cimetières. Quand les morgues seront pleines, le préfet appellera le contingent pour qu’il assure les inhumations (68).
C’est aussi ce mercredi que la contestation - plus que la grève - atteint les professions libérales : les jeunes médecins, les architectes cherchent à débarrasser leurs structures professionnelles des archaïsmes les plus manifestes.
Ce soir-là, le mouvement des grèves a atteint le sommet de la vague. Que « fait » cette énorme grève, quelle est son activité ? C’est la question que nous allons maintenant examiner. Mais avant de poursuivre, faisons deux remarques :
d’une part, la France compte en 1968 7,3 millions d’ouvriers et 3 millions d’employés, sur une population salariée de 15,6 millions. Les 8 à 9 millions de grévistes indiqués dans les sources suffisent donc largement à immobiliser toute l’économie. Mais même avec 9 millions de grévistes (69), il reste pas mal de non-grévistes. On n’a guère d’informations sur ces non-grévistes. Nicolas Hatzfeld (70) signale le cas de Simca-Chrysler à Poissy, Citroën à Rennes et Peugeot à Mulhouse dans le secteur automobile. Les explications qu’il donne de ces cas (immigration directement organisée par le patron, syndicats maison, notamment) ne sont pas entièrement convaincantes face à la puissance du mouvement de grève. Quoi qu’il en soit, on ne s’étonnera pas que les non-grévistes n’aient fait l’objet d’aucune étude systématique, puisque rien n’a été fait non plus sur les grévistes ;
d’autre part, et même s’il reste des non-grévistes, on est bien en présence d’une grève généralisée. Mais s’agit-il d’une grève générale, au sens qu’a cette expression dans la tradition du mouvement ouvrier ? La grève générale est celle où tous les travailleurs s’arrêteraient en même temps pour mettre les patrons à genoux et faire le socialisme, ou pour empêcher la guerre. On va voir dans ce qui suit que les grèves de 1968 sont restées, précisément, des grèves. Les syndicats n’ont jamais décrété la grève générale, et se sont empressés de le préciser quand la grève a été généralisée. Sous couleur de laisser démocratiquement l’initiative locale aux travailleurs sur leurs lieux de travail, ils ont soigneusement lutté contre l’unité du mouvement. Il s’agissait en particulier de ne pas unifier les revendications en un seul paquet, qui serait ipso facto devenu politique et aurait interdit la reprise fractionnée, comme cela s’est finalement passé.
plutôt pour limiter les sorties. Et ceux qui essaient de faire le mur sont
dûment rattrapés.
Très vite, le mouvement des
occupations fait tache d’huile, mais pas celui des séquestration de
cadres. Quelle est la raison d’être de ces occupations ? Si une usine
fait grève, l’occupation a pour but d’empêcher le patron d’employer des
jaunes. Cette explication reste-t-elle valide lorsque le nombre
d’entreprises en grève est tel qu’on ne voit pas bien
d’où viendraient les jaunes - surtout dans la conjoncture de cette
époque de faible chômage ? De plus, dans la majorité des cas,
l’occupation est si minoritaire qu’il serait facile de chasser les
occupants. En examinant l’activité de grève, on va voir que les
occupations ont essentiellement une fonction d’immobilisation,
d’isolement et de division des travailleurs. En simplifiant un peu, on
peut décrire cette activité selon les cinq axes suivants :
1. Occuper, s’occuper ; 2. Préserver l’outil de travail ; 3. Rédiger le cahier de revendications ; 4. Discuter ; 5. Sortir ou s’enfermer ?
En mai 1968, rares sont les occupations où les ouvriers restent massivement et durablement sur le lieu de travail. Le très faible taux moyen d’occupation des entreprises est une des caractéristiques importantes du mouvement. Les travailleurs sont volontaires pour la grève, mais ils veulent du temps libre, des vacances, de l’insouciance. On a dit que les ventes de matériel de bricolage, durant ces semaines, avaient fortement augmenté. Cela mériterait une enquête. En tout cas, qu’ils aient refait leur cuisine ou qu’ils soient allés à la pêche, les grévistes ont clairement montré leur peu de goût pour retourner à l’usine ou au bureau. Le plus souvent, les occupants sont un noyau de militants syndicaux. Ils sont rejoints une fois par jour, parfois moins, par une masse plus importante de salariés pour l’assemblée générale (voir plus loin).
L’usine de Citroën à Paris (quai de Javel) est occupée par 100 syndicalistes d’un côté, et par une cinquantaine de maoïstes de l’autre, alors qu’elle emploie normalement 10 000 ouvriers. Et on a vu que, chez Peugeot-Sochaux, le lundi 20 mai au matin, la plupart du personnel avait quitté les lieux après avoir voté la grève avec occupation. « A quoi bon rester, dit fort justement un ouvrier, les machines ne vont pas partir (71). » De même à la Lainière de Roubaix, ou dans une caisse d’allocations familiales citée par Leuwers (72), où la plupart des salariés rentrent chez eux après avoir décidé la grève avec occupation. L’occupation, autrement dit, c’est le travail des syndicats.
Dans les entreprises où la grève est plus active, le taux d’occupation est plus élevé. Dans notre échantillon, on voit que c’est le cas pour Rhône-Poulenc-Vitry, le CEA de Saclay, Sud-Aviation et, dans une moindre mesure, Renault-Cléon. Claude Durand a étudié les grèves de mai 68 avec la distinction ancienne/nouvelle classe ouvrière comme clé d’analyse (73). Il estime que le taux d’occupation est plus élevé dans le secteur technique (CEA, ORTF, Thomson, CNRS) que dans le secteur ouvrier traditionnel (automobile). Il constate également que la proportion des occupants est plus élevée chez les OP que chez les OS.
Qu’ils soient nombreux ou pas, une des
premières tâches que se donnent les occupants est la « défense » contre
l’extérieur. La fermeture des portes, l’identification des grévistes
appartenant à l’entreprise, les tours de garde, la préparation de moyens
de défense contre une éventuelle attaque de la police constituent un
souci présent dans la plupart des entreprises. Quand les occupants sont
nombreux, cette autodéfense est une façon d’« occuper les gars ». On
verra plus loin qu’à la fin de la grève, ces moyens de défense n’ont
guère servi. Il y aura des batailles rangées contre les CRS à Flins et à Sochaux (voir Chez Peugeot, en juin 1968, une insurrection ouvrière peu connue, mais elles se feront à l’extérieur des usines. A Flins, quand les CRS attaquent, « des gars voulaient prendre
des boulons. Alors je leur ai dit : “Non les gars, on n’a rien fait de
mal, il n’y a pas de raison qu’on se tape dessus.” Nous on ne cherchait
pas la
bagarre (74). »
Chez Hispano-Suiza, les portes ne sont fermées qu’après un cafouillage d’ordres contradictoires. Il semble qu’il y ait des hésitations : enfermement ou ouverture sur l’extérieur ? Mais l’usine est finalement fermée, et elle est divisée en 9 secteurs géographiques qui servent en même temps de base électorale au comité de grève. Chez Sud-Aviation, on ne peut manquer d’être impressionné par la puissance de l’auto-enfermement où s’installent les ouvriers. Toutes les routes environnant cette usine située en rase campagne sont garnies de barrages, et les 1 800 mètres du mur d’enceinte sont surveillés par plus de 20 postes de garde, occupés nuit et jour. Chaque poste a son chef, et tous les chefs de poste se réunissent une fois par jour avec les délégués syndicaux formant le comité de grève.
Chez Renault-Cléon, les syndicats, qui ont été un peu bousculés dans l’après-midi du 15, font élire un comité de grève par les occupants de la première nuit. Le comité ne comporte guère de ces jeunes ouvriers qui ont poussé à la grève, puisque c’est essentiellement un comité intersyndical CGT-CFDT qui se met en place. Tout de suite, le travail de sécurité commence : identification des grévistes, rondes périodiques, formation de huit postes de garde en faction par quart de huit heures. « L’organisation à l’intérieur de l’usine est quasiment militaire (75). »
Et, comme dans les casernes, l’ennui vient vite. Aussi l’organisation des distractions est-elle un souci permanent des syndicalistes - en tout cas dans les usines où les discussions ne se développent pas outre mesure, c’est-à-dire la plus grande partie. Citons en premier le cas de Renault-Sandouville, parce qu’il est exceptionnel. Le premier soir de l’occupation, les jeunes ouvriers s’amusent avec les voitures. Le président du comité de grève raconte, bien des années plus tard : « La première nuit ? Elle fut tragique. Il faut le comprendre : il y avait le ras-le-bol décuplé par le fait que les travailleurs produisaient des richesses importantes et n’en étaient pas bénéficiaires ; alors quand ils ont eu l’occasion de pouvoir enfin monter dans une R16 dont ils étaient propriétaires pour un instant, ils l’ont fait. Il y a eu quelques gymkhanas, quelques bosses, mais cela n’a pas duré car on a ramassé toutes les clefs des voitures dans une caisse et les voitures endommagées ont été réparées par les grévistes eux-mêmes. »
Gâcher le plaisir à ce point-là, c’est
une prouesse. Mais il faut savoir que ce meneur de grève, permanent au
CE, n’était pas à l’aise à l’idée d’une révolution : « Quand Mai 68 a
démarré, j’étais nerveux, préoccupé, sentant les gens qui protestaient,
qui criaient dans l’usine. Ce
ras-le-bol me crispait, me chagrinait un petit peu... C’était une
révolte spontanée de gens qui en ont marre ! J’avais quand même très
peur, car je ne voyais pas très bien ce qui allait pouvoir se faire dans
cette grosse boîte (76). »
Les gymkhanas dans le parking de Sandouville ne se sont pas reproduits. Les grévistes ont été abreuvés de spectacles donnés gratuitement par des artistes engagés. « Pas un jour ou une soirée sans animation : cinéma, spectacles, chanteurs, expositions de peinture avec débats, démonstrations de lutte ou de judo... Nous avions nos salles de jeux pour meubler les loisirs... (77). » Un jeune occupant a tenu dix jours. « Pour moi, c’était trop sérieux. Je voulais aussi rigoler (78). »
Les jeunes communistes critiques d’Hispano-Suiza à Colombes manifestent le même manque d’enthousiasme pour les artistes populaires. Ils auraient préféré produire leurs spectacles eux-mêmes, comme leurs pères en 1936. Et ils se seraient aussi bien passés de l’instruction du comité de grève : « Pas de femmes à bord, en 36 c’était le bordel (79). »
A Cléon, un témoin signale notamment deux causeries sur le planning familial qui ont suscité tant d’intérêt que les travailleurs ont demandé la création d’une permanence du planning dans l’entreprise, après la grève.
A Billancourt, le chef cégétiste souligne fièrement la « bonne tenue aux portes [de l’usine] : jamais un incident pour fait de boisson. J’ai eu à intervenir deux fois en cinq semaines... parce qu’une femme avait essayé de rentrer. Ça a été une expérience extraordinaire (80). » Bonjour l’ambiance ! Selon François de Massot , « l’usine est quadrillée – bientôt apparaissent des porteurs d’un brassard rouge sur lequel est inscrit “comité de grève”, ils sont tous membres du PCF - et la vigilance s’exerce moins à l’égard d’une éventuelle attaque de l’usine que vis à vis des travailleurs qui s’y trouvent. Dès qu’un attroupement se forme, qu’une discussion s’engage, un “responsable” est rapidement sur place (81). »
L’occupation des usines est un grand moment pour l’encouragement de la pétanque. A la RATP, les grévistes sont allés jusqu’à mettre du sable sur les quais du métro pour pouvoir jouer.
L’occupation des usines a un fort
pouvoir symbolique - au moins. Au moment où ils prennent possession des
lieux, les grévistes sont confrontés aux patrons ou directeurs. Les cas
de séquestrations sont tout à fait minoritaires. Pour le reste, les
grévistes se contentent de faire partir
les directeurs, qui le prennent plus ou moins bien. Chez Dassault à
Bordeaux,
la prise de responsabilité des syndicats sur l’établissement fait
l’objet d’une négociation avec la direction pour la mise en œuvre de la
sécurité. Mais, selon le témoignage d’un syndicaliste de la CFDT, c’est
quand même une « pilule amère » pour les chefs de voir les ouvriers
responsables des lieux. Les témoignages sont nombreux de la fierté des
travailleurs de cette « propriété collective potentielle ». Peut-être
faudrait-il mieux dire fierté des syndicalistes, puisque les
travailleurs semblent avoir plus pour souci de rentrer chez eux que
d’exercer leur nouveau droit potentiel de propriété.
Chez Somafor-Couthon, à La Courneuve, la direction tente une manœuvre d’intimidation au début de l’occupation, et convoque les travailleurs de chaque établissement séparément. « Les travailleurs refusèrent disant... que la situation était nouvelle et que ce n’était plus à la direction de convoquer les travailleurs, mais bien à eux de convoquer la direction. Nous avions alors conscience de vivre quelque chose de tout à fait révolutionnaire : nous entendions signifier par là que l’usine, en fait, nous appartenait... l’idée et le désir de la propriété collective des biens de production étaient bien réels dans la tête des gars (82). »
A la SNCF de Tarbes, les syndicalistes « se présentent dans les divers établissements de la ville et invitent les chefs d’établissement à leur remettre les installations. Les chefs d’établissements, qui semblent avoir reçu des ordres pour éviter les incidents, se retirent. Seul un chef de dépôt veut résister et se voit imposer un piquet de grève dans son bureau. Au bout d’un moment, il préfère se retirer (83). » Dans un centre de révision d’Air France, le comité de grève intersyndical se déclare, devant la direction congédiée, responsable de l’entreprise. Le directeur est autorisé à venir une heure par jour dans l’entreprise.
La fierté éprouvée à prendre le contrôle des installations trouve son expression dans l’entretien maniaque de l’outil de travail et sa consécration dans les compliments de la direction sur le bon état de l’usine au moment de la reprise du travail. Les syndicats, et surtout la CGT, sont d’une attention de tous les instants. « Le temps n’est plus où l’on brisait les machines. On les soigne au contraire, on les protège là où du moins les travailleurs ont une conscience de classe élevée », explique un communiste (84). Cette attitude explique pour une part au moins la tranquillité des patrons devant les occupations. Comme disait Léon Blum, « l’ouvrier occupe l’usine, certes, mais pendant ce temps l’usine occupe l’ouvrier (85). »
A Renault-Cléon, « le premier souci des occupants est d’assurer la sécurité des hommes et du matériel... Deux mille à trois mille machines ne tournent plus... Le repos provisoire d’une pareille infrastructure fourmille de petits problèmes techniques. Les rondes pointilleuses détectent la moindre fuite d’air, d’eau ou d’huile, ce qui amène une intervention immédiate pour résoudre l’incident, si minime soit-il... ce qui nécessite parfois la présence compétente d’un agent de maîtrise ne participant pas à la grève. Il travaille alors sous l’œil d’un membre du service d’ordre (86). »
La direction de la RATP a notamment pour souci que, à la fin de la grève, le trafic puisse reprendre instantanément. De plus, l’entretien de l’outil sert de pont entre elle et les syndicats. De même chez Dassault-Saint-Cloud, où les syndicats ne font pas d’objection, au contraire, à montrer à la direction l’état des locaux après une semaine d’occupation. La direction profite de cette occasion pour obtenir l’autorisation de venir travailler pour 20 personnes. Et ce syndicaliste chrétien de Dassault-Bordeaux estime que « l’occupation des lieux a donné conscience aux travailleurs de la gravité de leur action en mettant entre leurs mains les moyens de production ; la première réaction a été d’en garantir la sécurité et l’entretien (87). »
L’entretien de l’outil de travail, c’est aussi sa protection contre le vol ou le sabotage. La sécurité du matériel est l’une des explications donnée par la CGT pour tenir les étudiants à l’écart. Trente ans plus tard, un retraité de Rhodiaceta frémit encore : « Quand on a vu que les étudiants commençaient à arriver, on a dit : “Ça y est ! il faut faire attention, il faut vite occuper, autrement il va y avoir du sabotage et on va accuser les travailleurs d’avoir saboté l’usine.” » Un autre dit, plus simplement, qu’on a « occupé la boîte parce qu’on savait très bien que c’était un mouvement général, et on ne voulait pas que l’outil de travail soit touché (88). » Il importait en particulier d’empêcher certains fours de s’éteindre. Leur arrêt aurait signifié un blocage de la production pendant plusieurs semaines après la fin de la grève.
Le respect de l’outil de travail, on l’a vu, n’étouffe pas le travailleur moyen. S’il ne reste pas à l’usine pour faire du stock-car, il la quitte et l’abandonne à son triste sort. Mais pour les syndicats, il n’en va pas de même. Ils sont ou veulent être les interlocuteurs privilégiés des patrons, et ils doivent faire la preuve qu’ils jouent bien sur le même terrain, celui de l’exploitation du travail. Ils pensent dès le départ à la reprise du travail, à sa rapidité, sa discipline. Tout se passera d’autant mieux que l’entretien aura été plus soigneux. Les témoignages sont nombreux du plaisir éprouvé à la reconnaissance patronale. « Quand la grève a été finie, dit le chef du comité de grève de Sandouville, nous avons reçu les félicitations de la direction pour avoir préservé l’outil de travail et rendu une usine propre. » On a vu plus haut que le meneur de Sandouville était quelqu’un de plutôt timoré, mais on est quand même confondu par cette attitude de toutou bon élève.
Il a parfois été dit que les grèves, du moins les premières, sont parties malgré les syndicats et sans revendications, par pure exaspération des ouvriers contre le travail. Ce n’est pas vrai dans le cas de la grève à Sud-Aviation, où les revendications, définies depuis longtemps, étaient très précises. Elles portaient principalement sur la compensation des heures perdues par la réduction du temps de travail en raison de la baisse des commandes. Ici donc, l’exaspération qui amène les travailleurs à séquestrer la direction (ce qui n’est d’ailleurs pas la première action violente) n’a rien à voir avec l’anti-travail, mais avec le refus obstiné de la direction de donner satisfaction à une revendication salariale.
Dans d’autres démarrages de grève, surtout dans les premiers jours du mouvement, il est sans doute vrai que les ouvriers ne réagissent pas à la présentation de revendications précises. Chez Renault-Cléon, chez Hispano-Suiza, la grève part pendant que les syndicats sondent le personnel sur l’opportunité d’une action sur les ordonnances. Les travailleurs se moquent probablement des ordonnances, sur lesquelles les syndicats peinent à mobiliser depuis des mois. Ils se jettent dans la grève en raison du climat général engendré par le mouvement étudiant et sa répression. Là, on est bien en présence d’un départ de grève sans revendications. Les syndicats ne sont d’ailleurs pas long à en présenter. Cela fait partie de leur reprise en main de la grève.
Des revendications, il y en a toujours en cours de discussion, surtout dans les grandes entreprises. Les syndicats ont donc un cahier tout prêt. Parfois il est insuffisant pour calmer les esprits, et les travailleurs poussent à la surenchère. Par exemple chez Hispano-Suiza : là où le leader syndical proclame « 45 heures payées 48 et pré-retraites », les ouvriers en colère répondent « les 40 heures et la retraite à 60 ans ». Cette surenchère ne pose aucun problème aux syndicats. On verra plus loin qu’ils n’en auront pas non plus pour renoncer, le moment venu, à des revendications posées en préalable absolu à la reprise du travail, voire à la négociation. A la SNCF, où les syndicats veulent affirmer leur autorité plus que reprendre en main, c’est un tract unitaire intersyndical qui présente les revendications (droits syndicaux, 40 heures, augmentation de salaire, défense du service public, abrogation des ordonnances).
Il y donc des démarrages de grève pleins de colère et d’exaspération, où les revendications ne sont pas le mobile de l’arrêt de travail. Il y a d’autres grèves sans revendications, mais aussi sans colère. C’est surtout le cas de la deuxième semaine du mouvement, où l’entrée en grève se fait de façon plus ou moins moutonnière. Les syndicats disent d’arrêter et les travailleurs arrêtent. Les revendications sont sans doute annoncées, mais elles ont bien moins d’effet que le poids du mouvement national qui, chaque jour, annonce des centaines de milliers de grévistes supplémentaires. Et s’il n’y a guère de rage dans ces arrêts de travail, c’est peut-être à cause de la fatigue, qui explique aussi l’indifférence aux revendications. « A la fin de la journée, on est complètement vidé. On se sent tellement fatigué. Quand on arrive chez soi, on n’a qu’une envie, se coucher. Et ne rien entendre, ne rien voir. Plus envie de rien faire. Vidé de haut en bas avec une fatigue de plomb qui vous tombe dans les jambes (89). » Ce témoignage de Sandouville contribue sans doute à expliquer la facilité avec laquelle, une fois franchi un certain seuil critique, une fois atteint un certain nombre de grévistes, le mouvement n’a pas eu besoin d’objectifs très spécifiques pour se généraliser. Les travailleurs, épuisés par un temps de travail parmi les plus élevés du monde industrialisé, par des cadences sans cesse augmentées, par des conditions de transport et de logement inadéquates, se sont donnés des vacances, même non payées. Qui les en blâmerait, à part les militants ?
Dans les entreprises où la participation à l’occupation est active et où de multiples débats ont lieu, la rédaction du cahier de revendications fait l’objet de travaux en commissions ou sous-groupes du comité de grève. On a déjà parlé du cas de Rhône-Poulenc-Vitry. La CGT a proposé aux autres syndicats de gérer la grève avec une pyramide de commissions reposant sur 39 comités de base élisant 176 délégués, dont la moitié siègent en permanence, dans un comité central de grève doublé d’un comité exécutif. La participation est massive, et l’une des commissions est responsable de la rédaction du cahier de revendications.
Dans le petit établissement de Puteaux de la Frimatic, il n’y a pas de syndicats. Au début de la deuxième semaine, le 20 mai, une pétition circule entre les 60 salariés avec quelques revendications de base : salaire minimum à 1 000 francs, augmentation uniforme de 150 francs, 40 heures sans baisse de salaire, un comité d’entreprise. Elle ne recueille que 28 voix, mais 38 le lendemain, sans que la grève démarre pour autant.
On peut rassembler les milliers de cahiers de revendications qui ont été rédigés dans une structure type, distinguant les revendications quantitatives et les revendications qualitatives (90).
Revendications économiques et sociales
Augmentations de salaires augmentations égales ou en % ?
Formes de salaire : refus du salaire au poste
Intégration des primes
Réduction du temps de travail : sans baisse de salaire, abaissement
de l’âge de la retraite
Conditions de travail
Cadences
Environnement de travail
Droit syndical
Reconnaissance de la section d’entreprise, protection des délégués Abrogation des ordonnances
augmentation des crédits d'heures, autorisations de vendre de timbres, de journaux d' entreprise...
Revendications de contrôle
Autogestion, cogestion : association des syndicats aux décisions,
contrôle syndical des conditions de travail, des cadences, des comptes.
La distinction entre revendications quantitatives et revendications qualitatives n’est pas une construction théorique. Elle s’est établie sur le terrain dans des polémiques assez vives, notamment entre la CGT et la CFDT. Elle s’est aussi manifestée violemment dans les bagarres de la fin de la grève à Flins et à Sochaux. Les revendications salariales (donc en principe quantitatives) sont plus ou moins satisfaites (on y reviendra), mais pas la revendication qualitative contre la hiérarchie des salaires. Une revendication d’augmentation égale pour tous (plutôt qu’en pourcentage) est de ce point de vue qualitative. Il en va de même pour l’opposition au salaire au poste.
Tôt dans le mouvement (le 16 mai), le bureau confédéral de la CFDT lance l’idée d’autogestion, la reprenant de travaux et congrès antérieurs de sa fédération de la chimie. Certes, elle le fait de façon un peu alambiquée : elle revendique de substituer « à la monarchie industrielle et administrative ... des structures démocratiques à base d’autogestion (91) ». La formule recouvre un ensemble d’idées allant du contrôle des cadences par les syndicats à la cogestion à l’allemande, par exemple en faisant siéger les syndicats au plus haut niveau des holdings. La CFDT vise donc pour la grève des résultats qui la propulsent dans une relation de partenariat avec les patrons où, pense-t-elle, elle ferait mieux que les autres centrales. Il est à noter que la formule d’autogestion figure dans certains cahiers de revendications, comme par exemple à la CSF de Brest où la CFDT (majoritaire dans l’entreprise) demande entre autres la « démocratisation dans l’entreprise dans une perspective d’autogestion » et le contrôle financier de l’établissement et de l’entreprise (92).
On se souvient que le 20 mai, Georges Séguy a sèchement rejeté toute idée d’autogestion. Cependant, la distinction CGT = revendications quantitatives/CFDT = revendications quantitatives et qualitatives n’est qu’une approximation. Dans certains cas, le syndicat suit une ligne qui n’est pas forcément celui de sa confédération. Cela peut tenir à des questions de personnes ou de secteur ou, comme on l’a vu à propos de Rhône-Poulenc, à des rivalités syndicales.
De plus, les revendications quantitatives elles-mêmes ne font pas l’unanimité. Faut-il dé-hiérarchiser les augmentations de salaires ? La CFDT pense généralement que oui, et la CGT que non. C’est le cas chez Thomson par exemple. Mais c’est bien sûr à propos des revendications de contrôle que les deux centrales s’opposent le plus. A vrai dire, la question ne se pose guère dans les usines à bras, dans le secteur que les tenants de la nouvelle classe ouvrière appellent « ouvrier traditionnel ». Généralement, la CGT est largement majoritaire dans ce type d’entreprise et cela se comprend. Les OS, on l’a déjà dit, ne se soucient guère de gérer la grève ou la chaîne (il y a des exceptions – CSF, on y reviendra), et la CGT est donc tout à fait tranquille pour soutenir la thèse que, tant que les usines ne sont pas nationalisées sous le contrôle d’un gouvernement populaire, ce genre de revendication est inutile. La CFDT fait chou blanc dans ses tentatives de propagande pour l’autogestion chez Renault à Billancourt. A Cléon, elle veut créer des comités d’atelier qui contrôleraient les cadences et les promotions. Le comité de grève s’y oppose. Chez Berliet à Vénissieux (Rhône), elle veut déhiérarchiser l’entreprise. La CGT fait barrage à ce type de revendication.
A la Somafor-Couthon,
le cahier des revendications est « élaboré avec la participation de
l’ensemble des gars », qui mettent en premier les revendications
qualitatives de type démocratisation de l’entreprise. Cette entreprise
de 300 salariés est un des rares cas où l’on sait que la section
syndicale CGT de l’usine – seule centrale représentée pourtant – sera
désapprouvée par les bureaucrates de l’Union locale, qui traite les
militants de l’entreprise de gauchistes et de révolutionnaires. Les
revendications sont présentées de la façon suivante : « priorité à la
"démocratisation de l’entreprise" ; augmentation forte des bas salaires,
faible des hauts salaires ; réduction du temps de travail ;
mensualisation ; échelle mobile ; etc. (93). »
Disons tout de suite que la grève obtiendra des résultats
exceptionnels, tant au niveau des droits syndicaux qu’à celui des
salaires (augmentation uniforme, et non en pourcentage, réduction du
temps de travail sans baisse de salaire, paiement de la moitié des
heures de grève sans compensation, mensualisation au bout d’un an
d’ancienneté, échelle mobile).
Finalement, que veulent les grévistes de Mai-68 ? Un peu tout, comme on vient de le voir, mais pas tous ensemble. Les diverses revendications recouvrent tout l’éventail de l’exploitation capitaliste, mais elles ne sont pas unifiées dans un programme unique, fût-il seulement revendicatif. C’est là le grand regret de François de Massot (94) qui aurait voulu, avec l’OCI, que se forme un comité central national de grève rassemblant toute la classe ouvrière sous un programme finalement politique. Le Groupe de liaison pour l’action des travailleurs (GLAT) forme le même vœu, malgré son antiléninisme strident (voir ci-dessous « II-5 ; sortir ou s’enfermer » et notes 117-119)). Si ce comité ne s’est pas formé, ce n’est pas parce que l’OCI n’y a pas assez travaillé ou que la CGT l’a trop bien saboté, mais parce que la pression de la base ne s’est pas exercée suffisamment, et surtout pas dans ce sens de l’unification. On verra plus loin que les travailleurs qui ont voulu vaincre l’isolement imposé par les conditions syndicales de l’occupation n’ont été qu’une infime minorité. Force est de constater que, si les travailleurs poussent souvent les syndicats plus loin qu’ils ne voudraient au démarrage des grèves, ils s’en remettent à eux dès que la grève avec occupation est votée.
Autrement dit, les revendications de
la base ne sont pas si vigoureuses que les grévistes éprouvent le besoin
de surveiller et d’activer la combativité des syndicats. Certes, il y
aura des frottements au moment de la reprise, quand les grévistes
verront la pauvreté de
certains résultats de la grève (on y reviendra), mais là aussi, les
syndicats imposeront leur point de vue sans difficulté majeure en
général – en
tout cas rien qui se compare au cas de l’Italie que nous avons évoqué plus haut.
« Je crois qu’il ne s’est jamais dit tant de choses que durant ces grèves. Dans les usines, dans les Bourses du travail, dans les défilés, dans les réunions, dans les meetings, c’était la pratique constante du dialogue. On est allés plus loin, car le dialogue conduit automatiquement à l’étude, à la recherche et à la réflexion (95). »
Ce n’est pas que dans les universités que Mai 68 a été l’occasion d’une immense logorrhée. Et c’est bien normal que, quand le travail s’arrête, les séparations imposées par son organisation, son rythme et sa discipline tombent et que les travailleurs éprouvent le plaisir de se parler. Dans les usines où l’occupation a été très active, le débat a été permanent et a couvert tous les sujets possibles et imaginables. L’établissement des revendications, on l’a vu, mais aussi la situation politique, les problèmes de la révolution, la société en général, tout y est passé.
Cependant, la plupart des usines sont quasiment vides d’occupants, et le débat prend alors un tour moins folklorique. Dans la majorité des entreprises, le comité de grève est en fait un comité intersyndical. Que les délégués syndicaux se soient érigés en comité de grève ou qu’ils se soient fait élire, c’est le plus souvent eux qui prennent en charge la grève, et souvent l’occupation elle-même. Les discussions se limitent alors souvent à des assemblées générales périodiques – fréquemment quotidiennes – où les travailleurs écoutent les syndicalistes faire le point de la situation et votent la reconduction de la grève. C’est le cas le plus fréquent dans le secteur ouvrier traditionnel des usines d’OS. Un militant CFDT parle de Billancourt : « Le matin, on ouvrait les portes ; il y avait le meeting traditionnel : on canalisait les gens dans l’île Seguin. On leur faisait le petit speech et puis là-dessus c’était terminé ; il n’y avait pas de discussions, il n’y avait pas de dialogue politique. On laissait ressortir les gens. Alors la vie tournait juste autour des piquets de grève, c’est-à-dire des responsables syndicaux... Il y avait de la musique presque toute la journée. Il y avait des parties de hand-ball ; on jouait à la pétanque, et beaucoup à la belote dans les ateliers et on écoutait les nouvelles, évidemment, puisque la grève grossissait tous les jours (96). »
A l’usine Citroën de Javel, où le noyau des occupants est formé d’une centaine de syndicalistes, le comité de grève convoque des assemblées générales (AG) qui ne sont que des séances d’information se terminant par un vote de poursuite de la grève. Pas de débats, pas de commissions. A vrai dire, il y a dans cette usine un deuxième noyau d’occupants : une cinquantaines de jeunes ouvriers organisés par les maoïstes de l’UJCML. Ils critiquent la CGT mais il n’y a pas de débats entre les deux pôles, qui mènent une occupation séparée.
A Renault-Sandouville, le comité de grève tient deux AG par jour. Le témoin ne nous dit pas ce que sont les « décisions prises démocratiquement » sauf, typiquement, que « nous nous sommes toujours opposés à ce que des gens de l’extérieur viennent haranguer les foules, quels qu’ils soient (97) ». Autant pour le débat ! De même à la Lainière de Roubaix, où le comité de grève s’était autodésigné la veille de la grève, les 100 occupants (sur 5 800 salariés) ont comme « souci constant » d’informer les travailleurs par « des tracts, des affiches, des prises de paroles, des meetings réguliers », selon les mots d’un cédétiste. On est encore ici en présence d’une parole à sens unique.
Chez Dassault Saint-Cloud, il y a des prises de paroles tous les matins. Un dirigeant communiste s’exprime d’abord, puis la CGT, la CGT SNCIM (cadres) et la CFDT, éventuellement la CGC. Il ne semble pas y avoir particulièrement de débat, et il n’y a que quatre fois des votes. Il est vrai que les étudiants ont parfois le droit de venir débattre, à la cantine.
Autre cas de figure du débat démocratique : la non-engueulade. Le cédétiste enthousiaste que nous avons cité ci-dessus raconte que les réunions du comité de grève intersyndical donnait lieu à de durs affrontements entre la CGT et la CFDT, « mais il y a eu à tous moments la volonté ferme d’éviter les affrontements publics (98) ». On ne se dispute pas devant les enfants. Cela se passe dans un établissement SNCF du Midi (1 050 salariés). Et il y a deux AG par jour ! Le dialogue devait donc être surtout fait d’information et de propagande. De même dans un centre de révision d’Air France, où « le comité de grève informe tous les jours le personnel dans une assemblée générale où prennent tour à tour la parole les responsables de chaque organisation ».
Bien sûr, ce dialogue à sens unique n’empêche pas que les travailleurs discutent abondamment entre eux. Ne serait-ce que parce qu’ils en ont le loisir. Mais ce n’est pas la même chose que la conduite d’une grève par un organe de débat permanent doté d’une véritable interactivité. Cela arrive parfois. Il y a des entreprises où l’occupation est faite par la masse des travailleurs, et pas simplement par celle des syndicalistes, où l’organisation de la grève revient à des organes élus, responsables devant une AG, et qui tiennent de véritables débats. Ces entreprises appartiennent le plus souvent au « secteur avancé » de l’économie, celui qui emploie la « nouvelle classe ouvrière » de Serge Mallet. Le sociologue Alain Touraine écrit que « la plupart des entreprises dont les travailleurs se sont avancés loin dans la grève étaient techniquement avancées. C’est là que les ouvriers n’ont pas seulement cessé le travail ou même occupé les locaux comme en juin 36, mais ont affirmé une volonté d’autogestion et se sont donnés des comités autonomes de grève ou des comités de base débordant l’organisation syndicale antérieure (99) ». Et il cite les entreprises ou établissements suivants : Sud-Aviation à Bouguenais ; EDF à Cheviré ; Antar à Donges ; Hispano-Suiza à Colombes ; Thomson à Bagneux ; Rhône-Poulenc à Vitry ; Massey-Ferguson ; Pechiney ; CSF à Brest.
La discussion du rapport entre la situation « techniquement avancée » de ces entreprises et la tendance autogestionnaire de leurs ouvriers déborde du cadre de ce récit. Contentons-nous d’essayer de voir ce qui fait dire à Touraine que les ouvriers sont allés « loin dans la grève » ou ont « évolué vers l’autogestion ». On dispose d’informations sur quelques-unes des entreprises citées. Touraine lui-même n’en donne pas et demande qu’on le croie sur parole.
Sud-Aviation-Bouguenais : il est vrai que les ouvriers sont « allé loin », mais pas dans le sens autogestionnaire, et la grève a été menée de bout en bout par les syndicats. Les ouvriers sont allés loin parce qu’il n’ont pas reculé devant la violence (séquestration du patron), et ils n’ont débordé les syndicats que très momentanément. Dans les onze pages que Le Madec consacre à l’occupation de l’usine, il n’est nulle part question d’autogestion, ni même d’étude de l’autogestion. En revanche, il indique que toute une réunion de l’intersyndicale a été consacrée à la question de savoir si une messe serait organisée dans l’usine le premier dimanche de l’occupation. L’idée vient de la CFDT. La CGT n’est pas contre, mais FO-horaires s’y oppose. ‚a va très loin dans le débat !
EDF-Cheviré : cette centrale électrique de Loire-Atlantique, près de Nantes, produit du courant à partir du gaz de Lacq. Il faut d’abord souligner que, dans l’ensemble de l’EDF, la CGT a veillé à ce que la fourniture de courant soit maintenue pendant toute la grève, fût-ce à un niveau réduit. Comme dit Dansette, « le comité central de grève [de l’EDF] est d’autant plus décidé à affirmer son pouvoir qu’il ne peut remplir l’objet même indiqué par son nom (100) ». Les syndicats opèrent une prise de pouvoir qui consiste à faire tourner les installations au ralenti, sans les ordres de la hiérarchie, mais avec sa collaboration technique quand c’est nécessaire. Selon le témoignage cité par ICO, il n’en va pas différemment à Cheviré, où la CGT a demandé aux travailleurs de « prendre leurs responsabilités » – c’est-à-dire de travailler sous son autorité.
Hispano-Suiza (Colombes) : les jeunes communistes critiques qui sont notre source sur cette entreprise racontent avec amertume comment ils se sont fait piéger, au début de la grève, par les vieux staliniens. Ceux-ci manœuvrent plus habilement et se font tous élire au comité de grève. Au bout d’une semaine, l’appareil CGT contrôle le comité de grève entièrement. Cela dit, l’occupation a été accompagnée de débats. D’une part les cadres et la maîtrise ont tenu plusieurs réunions pour critiquer les dysfonctionnements de la ligne hiérarchique. Cela a abouti à la création d’une section syndicale de la CGC, qui a brièvement été tentée par une ligne gauchiste avant de suivre la ligne corporatiste de la confédération. D’autre part, il y a eu au moins un débat dans l’entreprise, sur le rôle des comités d’action. Certains intervenants veulent leur attribuer un rôle gestionnaire au niveau des ateliers. Mais cela se passe le 30 mai. Le soir, De Gaulle appelle aux élections et tous les appareils répondent présent. Le fait même qu’ils puissent le faire indique suffisamment qu’on n’est pas allé « très loin ».
Rhône-Poulenc-Vitry : on se souvient que, à l’initiative de la CGT, l’occupation se fait ici avec une structure en 39 comités de base, un comité central de grève et un comité exécutif. Durant les deux premières semaines, il y eu un « engouement extraordinaire pour les comités de base... Les travailleurs qui y participèrent ont trouvé cette forme tout à fait naturelle », écrivent les frères Cohn-Bendit (101). Et ils racontent que dans un premier temps « toutes les propositions étaient écoutées, discutées, et les meilleures étaient soumises au vote... Les principaux sujets de discussion portaient sur l’aménagement des structures de l’usine (discussions exploratoires de l’autogestion...), les structures des comités de base. Des discussions en petits comités portèrent sur des sujets politiques (par exemple sur la stratégie du PCF), revendicatifs (établissement du cahier de revendications) ou sur le rôle des syndicats ». Après la Pentecôte, l’occupation devient plus passive, sur le mode belote-pétanque.
CSF-Brest : dans la plupart des textes sur Mai 68, l’établissement de Brest de la CSF est cité en exemple d’un quasi-passage à l’autogestion. « La grève évolua vers l’autogestion », écrit Alain Touraine à propos de la CSF-Brest. On va voir que si, en effet, on a beaucoup débattu dans cette entreprise, l’autogestion, même sous forme de tendance, relève cependant du mythe. Les multiples groupes de travail qui se sont formés au début de l’occupation ont été, selon Vincent Porhel, des groupes de réflexions sur des thèmes comme la connaissance de l’usine, l’histoire du mouvement ouvrier, les problèmes de la sécurité sociale ou ceux des retraites. Le 24 mai, ces groupes prennent le nom de commissions ouvrières pour « en finir avec les structures hiérarchisées du pouvoir dans leur expression actuelle (102) ».
Selon ICO, les commissions ouvrières ont été initialement formées comme des tribunaux pour juger les cadres. Ce n’est pas incompatible avec la version de Porhel, qui indique que les syndicats considéraient que la conflictualité avec l’encadrement crée « un climat de défiance entraînant une baisse de rendement qui, à terme, est une menace pour les emplois ». Très vite, la « tendance autogestionnaire » se révèle donc dans sa vérité : les syndicats veulent cogérer parce qu’ils pensent que les cadres parachutés de Paris ne dirigent pas assez bien pour assurer la pérennité de l’établissement. Durant le conflit, l’autogestion a été une perspective pour les plus politisés des cédétistes, pour les autres le terme recouvrait une revendication de cogestion. Et, pour la plupart, l’information selon laquelle la CSF de Brest était en autogestion était une surprise. Car le mythe s’est constitué à partir d’une information publiée par Le Monde du 30 mai 1968, puis amplifiée et confirmée par différents intervenants, mais jamais ceux de Brest. Au point que des étudiants sont venus, pendant la grève, demander des talkie-walkies aux grévistes autogestionnaires et que l’économiste trotskyste Ernest Mandel a officialisé l’autogestion brestoise en écrivant dans la revue américaine New Left Review que les ouvriers produisirent des talkies-walkies pour faciliter la défense des lieux (103).
CEN-Saclay : Touraine aurait pu ajouter le cas du CEA, une autre base de cette nouvelle classe ouvrière de Mallet et consorts. « Au Centre d’études nucléaires [CEN] de Saclay [un des établissements du CEA], on ne parle pas d’autogestion, on la pratique », écrit Jacques Pesquet (104). Voyons de plus près :
« On prend un camion, de l’argent, de l’essence et l’on va chercher dans les coopératives agricoles les poulets et les pommes de terre nécessaires » pour nourrir les immigrés d’un bidonville voisin.
« Les hôpitaux ont besoin de radioéléments : le travail reprend là où l’on produit les radioéléments. »
« Ce qu’il faut, c’est de l’essence. Le piquet de grève de la Finac, à Nanterre, en envoie 30 000 litres. »
« Lorsque les étudiants auront des blessés, les stocks locaux seront mis à contribution : gants, bouteille d’oxygène, blouses, alcool, bicarbonate, le tout livré au mini-hôpital de la Sorbonne (105). »
Et c’est tout ! A la place d’autogestion, il aurait fallu écrire grève active, solidarité en acte, mais il n’y a pas eu la moindre pratique autogestionnaire pendant la grève à Saclay. Il est vrai que le personnel du CEN a revendiqué l’autogestion. Il l’a même plus ou moins obtenue, sous la forme de conseils d’unité élus, censés prendre en charge les services. Mais à la mi-juillet, les « soviets » de Saclay se battaient déjà dans un combat sans espoir contre la bureaucratisation interne et les intrigues des mandarins.
Que peut-on conclure de ces quelques éléments ? Que la grève est en effet nettement plus participative dans certaines entreprises. Les occupants, nombreux et vocaux, ne sont cependant pas des autogestionnaires acharnés. C’est l’idéologie post-soixante-huitarde qui les a campés dans un rôle qu’ils n’ont, dans le meilleur des cas, tenu qu’en parole.
Il y a aussi le cas des entreprises « avancées » de Claude Durand (106). Il souligne deux éléments : d’une part la prise de parole est la plus interactive dans les entreprises avancées (par opposition au secteur ouvrier traditionnel des chaînes de montage) ; d’autre part la prise de parole, la structure de l’occupation en AG et commissions de travail est surtout le fait des cadres et techniciens, même dans le secteur traditionnel. A Flins et à Cléon (Renault), il n’y a pas de commissions de travail. Chez Berliet, à Vénissieux, il n’y en a que dans le département de la recherche. Il pense trouver une exception chez Peugeot à Sochaux, où le meeting quotidien se transforme peu à peu en AG. Mais ce n’en est pas une. Nicolas Hatzfeld rapporte que l’allure d’AG vient de ce que quelques gauchistes perturbent la messe syndicale quotidienne qui, de toute façon, ne réunit qu’une centaine de personnes (sur 25 000 salariés). Il signale également, et cela aussi va à l’encontre de la classification de Durand, le projet de quelques cadres CFDT de Sochaux de remettre seuls l’usine en marche (107).
Dans ce qui précède, nous avons vu un double mouvement de poussée et de freinage. D’une part nous avons vu des ouvriers, surtout des jeunes, profiter de l’initiative étudiante pour rompre avec le quotidien du boulot, aller peut-être dans les facs, se montrer indisciplinés au parti et au patron sur les lieux de travail et bousculer les chefs syndicalistes. Ces derniers, d’autre part, ont bien perçu la force de la grève. Il faut bien avouer qu’ils n’ont pas eu de peine à en prendre la tête pour pousser le mouvement sur la voie de garage de la séparation et de l’isolement. Tous les commentaires insistent sur la séparation imposée entre ouvriers et étudiants. Mais c’est en fait surtout la séparation entre travailleurs qui est importante, et qui assoit la force des syndicats.
Les occupations d’usines, qu’elles soient bavardes ou muettes, font penser à un processus d’auto-enfermement. Dès que le mouvement a atteint un certain degré de généralisation, la crainte du lock-out perd sa raison d’être. Et l’occupation de l’usine, qui n’était au départ qu’un moyen ad hoc imposé aux syndicats pour lutter contre un patron dans des circonstances bien précises, devient bientôt la proposition syndicale de base : « Les ouvriers dans leurs usines, les étudiants dans les facs ! », tel est le mot d’ordre de la CGT. Certes, il y a des mouvements d’une usine en grève vers une autre qui ne l’est pas encore. Quand, dans une ville, la grosse usine locale entre en grève, les ouvriers vont voir les entreprises plus petites pour les pousser à s’arrêter aussi. Mais la « solidarité » ne va pas au-delà de ce geste qui, dès la fin de la première semaine, correspond à la tactique des syndicats de pousser à la généralisation de la grève en en prenant la tête. Et lorsque la grève est installée, la CGT s’active systématiquement pour faire tomber un rideau de fer autour de chaque usine occupée. On a déjà vu des exemples des efforts de la CGT pour empêcher les contacts entre étudiants et ouvriers. Citons encore le cas de Somafor-Couthon, où certains grévistes veulent rencontrer des étudiants et sont confrontés à l’interdiction formelle de la part de militants communistes. Ils la contourneront néanmoins et formeront un comité d’action avec des étudiants et des professeurs de la Sorbonne. Mais le barrage de la CGT et du PC s’applique aussi aux usines entre elles. Massot cite le cas de Renault-Billancourt, où les grévistes de Renault-Flins sont interdits d’entrée jusqu’au 6 juin sous prétexte qu’ils n’appartiennent pas à l’entreprise ! (108).
Toujours à Billancourt : le cégétiste Tomasi reçoit le délégué d’un comité de solidarité suédois qui lui apporte des sous. Il lui déclare que la grève est une affaire française qui ne regarde pas les autres pays. Tomasi pense que les ouvriers français sont évolués et qu’ils ont donc assez de fonds. Pour les immigrés, évidemment, ils ont plus de difficultés, mais on ne peut pas les contacter en ce moment, à cause de la grève (109).
Pas seulement les immigrés, mais la majorité des salariés n’occupent pas les usines ou les bureaux, et se contente d’y venir périodiquement. Là aussi, on vient de le voir, l’isolement et la séparation garantissent le pouvoir des syndicats. Une grande masse des grévistes restent tranquillement à la maison, ne se mobilisant que pour une manifestation éventuelle. Les ouvriers dans les usines, les étudiants dans les facs et le plus grand nombre dans sa niche. L’occupation des usines sert très bien la tactique de diviser pour régner - qui sera aussi très efficace au moment de la reprise.
Dans l’ensemble du mouvement, cette tendance a largement gagné. Pour autant, des efforts ont été faits, chez les étudiants et chez les ouvriers, pour percer le rideau de fer cégétiste. Ces efforts, quand ils ont abouti, ont le plus souvent reçu l’aide de la CFDT.
Le 13 mai se forme à Censier un comité d’action travailleurs-étudiants (CATE). Il ne compte initialement que dix membres, dont cinq travailleurs. Il grossira rapidement dès ses premiers jours d’existence. D’une part il offre un débouché militant à des étudiants que rebutent aussi bien la réforme de l’université proposée par l’Unef que la reformation du grand parti des travailleurs proposé par les différents courants gauchistes. D’autre part, il reçoit l’appui de travailleurs qui « viennent voir » et cherchent de l’aide. On en a déjà vu plusieurs exemples (110).
Le 15 mai, les membres du CATE de Censier apprennent avec le plus grand intérêt que Cléon est entré en grève. Le 16 à l’aube, ils distribuent des tracts aux portes de l’usine de Billancourt. A cette heure, écrit Jacques Baynac, « les dirigeants cégétistes sont encore au lit (111) » et les contacts s’établissent facilement, au point qu’un rendez-vous est fixé pour plus tard dans la journée sur la place Nationale (à Boulogne, devant la sortie des usines Renault-Billancourt). A 13 heures, un meeting a lieu, organisé par les syndicats, mais où se trouvent de nombreux ouvriers gauchistes et des militants du CATE. A la fin du meeting (houleux), des discussions s’esquissent entre ouvriers et étudiants, entre gauchistes et syndicalistes, mais la CGT reste maîtresse du terrain. C’est ce qu’on voit le soir même quand un cortège d’étudiants menés par l’UJCML arrive vers 23 heures. Il y a une banderole fleurant bon sa révolution culturelle et annonçant que « les ouvriers prendront des mains fragiles des étudiants le drapeau de la lutte contre le régime impopulaire ». D’après Hamon et Rotman, la phrase est de Staline ! Mais l’usine est hermétiquement fermée, et le cortège doit se contenter de faire le tour des bâtiments en chantant L’Internationale. Les syndicalistes de l’usine remercient au porte-voix et expliquent qu’il est impossible d’ouvrir les portes car la direction prendrait prétexte de cette présence étrangère pour appeler la police. Les étudiants rentrent à la Sorbonne.
Le lendemain, 16 mai, un nouveau cortège s’organise en direction de Renault-Billancourt. Il est conduit cette fois par Geismar (SNESup) et Sauvageot (Unef). Il y a aussi Krivine et la JCR (Jeunesse communiste révolutionnaire). Le cortège a été annoncé assez tôt dans la journée pour que la CGT ait le temps de publier un communiqué déconseillant « vivement aux initiateurs de cette marche de maintenir leur initiative (112) ». Dans un tract distribué ce jour-là, la CGT se refuse « à toute ingérence étrangère ». Elle fait aussi mettre des affiches aux abords de l’usine. Les ouvriers sont mis en garde contre les ceux qui veulent « souiller la classe ouvrière » par leur « sale besogne » et qui « touchent une grosse récompense pour leur loyaux services rendus au patronat » (113). Malgré ou à cause de ce violent tir de barrage, il y a des ouvriers pour attendre le cortège à l’extérieur de l’usine. Un délégué CFDT s’indigne avec Krivine du tract de la CGT. Il y a des discussions autour de quelques bières-sandwichs. Mais pour l’essentiel, le cortège de l’Unef-SNESup reçoit le même accueil que celui de la veille : portes fermées, remerciements au mégaphone. Quelques conversations s’amorcent par dessus les murs ou à travers les grilles. Rien qui ne menace la domination de la CGT sur cette occupation particulièrement calme et disciplinée. Il est évident qu’il y a, à l’intérieur de l’usine, des gens qui sont pour l’ouverture sur l’extérieur. Il a fallu dès le départ les mettre en minorité et – à Billancourt en tout cas – cela n’a pas été très difficile.
Ensuite, dans la durée de la grève, ce sera une politique constante de la CGT de s’opposer à l’ouverture des usines occupées. Dans les endroits où la CFDT est capable de contrebalancer l’influence de la CGT, il y a des discussions, des soirées débats avec des membres extérieurs au personnel. Mais ce n’est pas le cas le plus fréquent. Chez Dassault-Saint-Cloud, on est en présence d’une exception, car le PC et la CGT contrôlent parfaitement l’occupation mais se montrent accueillant pour les militants du CATE de Censier. Et Ronan Capitaine signale que les étudiants sont admis à débattre à la cantine de l’usine (114).
Cette exception à l’attitude habituelle de la CGT est du même type que celle qu’on a déjà enregistrée chez Rhône-Poulenc à Vitry. Mais le libéralisme de la CGT dans cette dernière entreprise ne durera pas jusqu’à la fin de la grève. Le 28 mai, des travailleurs de Rhône-Poulenc se présentent à Censier pour obtenir de l’aide et s’opposer à une reprise en main bureaucratique par la CGT. La hiérarchie syndicale de la fédération de la chimie CGT est venue de l’extérieur pour remettre de l’ordre chez les cégétistes de base. Le comité de grève laisse finalement entrer deux militants du Groupe de liaison pour l’action des travailleurs (GLAT) à l’AG du jour, mais à condition qu’ils ne parlent pas ! Ils parleront finalement, car les ouvriers présents, cégétistes de base pour la plupart posent des questions auxquelles les bureaucrates de la tribune ne veulent ou ne peuvent pas répondre : ils donnent la parole aux militants de Censier !
On voit donc que, tandis que les étudiants tentent en vain d’entrer dans les usines occupées, des ouvriers quittent les usines et se rendent dans les facs, souvent à titre individuel, pour voir s’il est possible d’obtenir de l’aide pour échapper au carcan de la dignité de l’ouvrier occupant. Pour ce qui est de la région parisienne, ces individus arrivent notamment à Censier, où le témoignage de Baynac est précieux. Mais aussi dans les autres facs. A la Sorbonne, René Viénet signale que des ouvriers des NMPP (Messageries de la presse parisienne) viennent à l’aube du 17 mai pour demander des renforts dans leurs piquets de grève. Il y aussi des ouvriers de Renault qui arrivent pour établir le contact que les syndicats ont empêché la veille (115).
Le 22 mai, trois travailleurs de la RATP arrivent à Censier pour demander de l’aide dans la formation d’un comité d’action (116). Le 23, ce CA est formé et commence à rechercher des contacts dans la RATP au moyen de la diffusion de tracts qui sont en général saisis et détruits par la CGT au moment de la distribution. On trouvera en annexe le témoignage de ces militants dont l’activité est à peine parvenue à freiner la reprise du travail décidée par les syndicats. De fil en aiguille, Censier devient le point de ralliement de plusieurs CA travailleurs-étudiants. Baynac indique que dans les premiers jours de juin, la nébuleuse des CA de Censier regroupaient les organismes suivants :
comité inter-entreprises : Rhône-Poulenc ; Sud-Aviation ; Nord-Aviation ; Thomson Houston ; CSF ; Schlumberger ; PTT ;
comités d’action travailleurs-étudiants : RATP ; Simca ; BTP ; Citroën ; NMPP ; Renault ; Saint-Ouen ; province ;
CA de coordination ;
CA liaison ville-campagne ;
CA écrivains-étudiants ;
Le comité inter-entreprises (CI) a été fondé par le GLAT après la mauvaise réception de son rapport d’orientation à l’AG de Censier du 21 mai. Peu triomphaliste, ce rapport conclut qu’il est « malheureusement probable que la grève va stagner et pourrir [mais] qu’il est fort possible que des remous se produisent lorsque les dirigeants syndicaux voudront faire reprendre le travail et qu’une partie plus ou moins importante des grévistes poursuive alors la grève en la durcissant. Le fait que la partie ne soit pas jouée exige notre intervention (117) ». Après cette tentative de faire valoir son point de vue, le GLAT va former le CI pour populariser le modèle d’occupation de Rhône-Poulenc Vitry (118). Il y a dans cette usine un CA, qui a été fondé par des techniciens et responsables CFDT et qui est venu présenter le modèle d’occupation de l’entreprise à l’AG de Censier du 20 mai.
L’ensemble des CA de Censier se détache d’une tentative de regroupement général des CA de la région parisienne. Par comité d’action, il faut comprendre toute organisation de travailleurs et/ou d’étudiants qui n’appartient à aucune des grandes centrales syndicales ni aucun des principaux partis. C’est, en principe, un organisme de base qui vise à regrouper les militants, indépendamment de leurs idées politiques, pour une action déterminée. En réalité, le terme recouvre souvent le véhicule « basiste » de groupuscules léninistes, et c’est pour se séparer d’eux que le CA de Censier récuse le regroupement général proposé.
La sensibilité ultra-gauche des CA de Censier les rend en effet incompatibles avec l’hystérie maoïste qui, fin mai-début juin, cherche un débouché dans les CA de quartier, principalement. Cependant, comme on l’a vu par exemple dans le cas de Citroën et de Rhône-Poulenc, les CA de Censier ne peuvent faire plus que les autres : jouer le rôle de la mouche du coche autour de la « grande force tranquille » de la CGT. Que leurs membres soient travailleurs ou étudiants, les CA n’ont jamais la possibilité de participer directement et de plein droit à l’occupation des usines. Leur but est de faire passer de la grève passive à la grève active, mais ils ne peuvent tendre vers ce but que par la propagande et quelques rares actions remarquables, comme la mise en place éphémère de réseaux de distributions de produits alimentaires rapportés de la campagne. Les CA s’efforcent aussi de mettre en rapport les travailleurs de différents établissements d’une même entreprise. L’occupation syndicale laisse pour l’essentiel les occupants dans l’ignorance de ce qui se passe ailleurs. Aux AG tenues comme des grand-messes, les bureaucrates ne disent que ce qu’ils veulent bien dire, et l’isolement dans lequel ils tiennent les travailleurs leur permet de mentir effrontément. Ce sera patent au moment de la reprise du travail.
Très tôt dans le mouvement (119), le GLAT lance un appel à la formation d’un comité général de grève dont voici la fin :
« - Ce sont les grévistes eux-mêmes qui doivent prendre les décisions ; mais pour cela il leur faut une organisation qui leur soit propre.
Cette organisation, c’est la réunion de tous les grévistes, syndiqués ou non, en assemblée générale permanente. L’assemblée peut choisir en son sein des délégués, mais seulement pour exécuter une tâche précise : organiser les piquets, assurer le ravitaillement, préparer des manifestations.
De telles organisations doivent et peuvent se constituer à l’échelon de l’entreprise. Mais comme le mouvement a une ampleur générale, c’est sur le plan national que les décisions concernant la façon de mener la grève doivent être prises. Les assemblées d’usine devront donc élire des délégués qui se réuniront sur le plan régional ou par branche professionnelle, et pourront eux-mêmes élire des délégués à un comité général de grève.
Seul un tel comité de grève central composé de syndicalistes et de non-syndiqués élus avec un mandat précis pourra diriger la grève dans l’intérêt des grévistes.
Groupe de liaison pour l’action des travailleurs.
Permanence / Comité ouvriers-étudiants SORBONNE. »
De façon analogue, les trotskystes de l’OCI militent pour la formation d’un comité national de grève, et les travailleurs de la FNAC appellent le 24 mai, en AG, à la formation « de larges délégations élues par tous les grévistes de chaque entreprise [qui] doivent se rencontrer en assemblées générales de travailleurs et d’étudiants pour discuter de l’avenir du pays (120) ».
Toutes ces tentatives trouveront leur moment de vérité lorsque les
CA essaieront de s’opposer au mouvement de reprise du travail,
notamment en tentant de faire savoir la réalité du mouvement de
résistance à la reprise du travail. Et cette vérité, c’est que
l’organisation nationale de la grève, la coordination des branches et
des régions, existent bel et bien, mais dans l’organisation des
bureaucraties syndicales. La tentative d’en annuler l’influence par
d’autres organisations du même type mais moins bureaucratiques n’a pas
pu aller très loin, comme cela a été le cas en Italie par exemple.
Les négociations de Grenelle se déroulent entre les syndicats, le patronat et le gouvernement. Elles sont ainsi nommées parce que le ministère du Travail, où se tiennent les réunions, se trouve rue de Grenelle. Elles commencent le samedi 25 mai à 15 heures et s’achèvent le lundi 27 à 7 heures. Elles sont l’aboutissement de séries de contacts entre patronat, gouvernement et syndicats. Quelques jours plus tôt, le Conseil national du patronat français (CNPF) a accusé réception du discours de Séguy le lundi 20 à Billancourt. On se souvient que la CGT a alors rejeté les revendications de cogestion de la CFDT. Le CNPF fait alors savoir que, dans ce cas, on peut toujours discuter. De son côté, Jacques Chirac, alors secrétaire d’Etat aux Affaires sociales, rencontre Magniadas, de la CGT, dans le square d’Anvers et parle au téléphone avec Krasucki.
Au cours d’un premier tour de table, la CGT demande l’abrogation des ordonnances en geste de bonne volonté, en quelque sorte pour mettre l’ambiance (121). Elle rappelle aussi que le paiement des jours de grève et l’échelle mobile des salaires sont des conditions préalables à toute négociation. Pompidou ne répond pas. On passe au SMIG (salaire minimum interprofessionnel garanti). Les trois parties (Etat, patrons, syndicats) s’entendent d’emblée pour le remonter de façon importante. Mais à partir de là, la plupart des rubriques de la négociation bloquent. Et le blocage dure jusque tard dans la deuxième nuit de négociation. Selon Adrien Dansette (122), Séguy déclare, le dimanche à minuit, que tout est bloqué. Mais il retrouve Chirac vers 4-5 heures en tête à tête dans un salon du ministère. Au cours de cette entrevue, Séguy renonce alors à l’abrogation des ordonnances et à l’échelle mobile des salaires (123). Chirac fait passer des notes à Pompidou pour l’en informer. Du coup la négociation peut avancer et tout le monde s’entend sur le texte du protocole dont nous allons examiner la substance.
Cet accord n’est pas signé mais indique dans son préambule que les partenaires sont : la CGT, la CGT-FO, la CFDT, la CFTC, la CGC, la FEN, la CGPME* et le CNPF. Ses 14 points sont les suivants :
1 - Hausse du SMIG à 3 francs l’heure à compter du 1er juin 1968.
2 - Salaires des fonctionnaires et assimilés : les discussions sont en cours.
3 - Salaires du secteur privé : augmentation de 7 % au 1er juin 1968. Ce pourcentage comprend les hausses déjà intervenues depuis le 1er janvier 1968. L’augmentation est portée à 10 % le 1er octobre 1968.
4 - Réduction de la durée du travail : accord entre patronat et syndicats sur le principe d’un accord cadre sur la réduction du temps de travail " en vue d’aboutir à la semaine de 40 heures ". Avant fin 1970, réduction de deux heures pour les horaires supérieurs à 48 h/semaine, et de une heure pour les horaires compris entre 45 et 48 heures.
5 - Révision des conventions collectives : engagement des parties à se réunir pour ajuster les conventions collectives en fonction des résultats des négociations de Grenelle.
6 - Emploi et formation : les parties s’engagent à trouver un accord pour améliorer la garantie de l’emploi, les reclassements et la formation.
7 - Droit syndical : engagement du gouvernement à faire voter une loi sur le droit syndical dans l’entreprise. D’ores et déjà, l’accord se fait sur les locaux syndicaux dans l’entreprise, les crédits d’heures aux délégués.
8 - Sécurité sociale : baisse du ticket modérateur de 30 % à 25 %. Accord sur le principe d’un débat parlementaire de ratification des ordonnances.
9 - Allocations familiales : aménagements pour les familles de 3 enfants, pour la mère au foyer, pour le salaire unique.
10 - Vieillesse : augmentation (non chiffrée) du minimum vieillesse au 1er octobre 1968.
11 - Fiscalité : Promesse d’une réforme de la fiscalité comprenant un allègement de l’imposition des salariés.
12 - Pouvoir d’achat : promesse de réunion gouvernement-patronat-syndicats en mars 1969 pour discuter de l’évolution du pouvoir d’achat au cours de 1968.
13 - Prix : le CNPF demande que le contrôle des prix ne soit pas plus strict que dans les pays concurrents du Marché commun.
14 - Journées de grève : elles seront récupérées. Une avance de 50 % est versée, remboursable par imputation des heures à récupérer. En cas de non-récupération au 31 décembre 1968, l’avance reste acquise.
Analysons les principaux points de l’accord.
Il y a toute une série de points qui
ne sont que des promesses ou des engagements. C’est le cas du point 5
sur les conventions collectives, du point 6 sur la formation et du point
11 sur la fiscalité. Le point 12 est également une promesse : celle de
discuter, en mars 1969, du niveau des prix et des salaires. Cette
promesse est tout ce qui reste du " préalable " de l’échelle mobile. Le
point 4, sur la réduction du temps de travail, comporte un engagement
ferme mais à terme, sur les horaires de 45 et 48 heures, et un
engagement de principe seulement, sur le retour aux 40 heures. De même,
le point 10 sur le minimum vieillesse s’engage sur la date de la
réévaluation, mais pas sur son montant.
Jusque-là, donc, pas grand chose de très concret.
Le point 8, sur les cotisations
sociales, est déjà plus payant : le ticket modérateur passe de 30 % à
25% (c’est-à-dire que les remboursements aux salariés passent de 70 % à
75 %). Ce n’est pas négligeable, mais c’est tout ce qui reste du
préalable de l’abrogation des ordonnances. Un débat parlementaire sur la
question est annoncé, histoire de faire
passer la pilule.
Le point 7 est déjà plus concret... pour les syndicats en tout cas, sinon pour les salariés eux-mêmes. En même temps que le gouvernement s’engage à faire voter une loi sur le droit syndical, patrons et syndicats s’entendent tout de suite sur un certain nombre de moyens qui sont donnés aux syndicats pour agir dans l’entreprise. Juste reconnaissance par les patrons du bon travail d’encadrement des grévistes par les syndicalistes. Il y a bien sûr tout un secteur du patronat qui reste violemment opposé au syndicalisme, surtout chez les PME. C’est un aspect qui vaut pour l’ensemble du protocole : les " conquêtes " des salariés ennuient beaucoup plus les petits que les grands patrons, qui ont ainsi bon espoir d’éliminer une frange de petites entreprises (124).
Reste la question des salaires.
Le point 1 concerne le SMIG, qui est
augmenté de 35 % (à Paris). Cette augmentation concerne environ 7 % des
salariés. Elle est surtout un rattrapage, le rapport du SMIG au salaire
moyen étant en recul constant depuis des années. Ainsi qu’on l’a dit,
cette mesure est spécialement gênante pour les PME, et a donc un effet
restructurant favorable du point de vue macro-économique.
Le point 2 concerne la fonction publique. Il ne dit rien sur les
hausses de salaires, mais simplement enregistre que les discussions sont
en cours.
Le
point 3 annonce une hausse de 7% des salaires du privé au 1er juin 1968,
suivi d’une hausse supplémentaire de 3 % au 1er octobre. Cornelius
Castoriadis (125) fait le calcul suivant : la hausse en deux fois fait
que, sur l’ensemble de l’année, elle n’est que de 7,75 %. Ce chiffre est
à comparer à celui du glissement naturel des salaires à cette époque,
de 6 % à 7% par an. La grève a donc rapporté de 0,75 % à 1,75%
d’augmentation de salaire. Et comme la moitié seulement des heures de
grèves sera payée (point 12), elle a coûté 3 % à 4 % du salaire annuel
(selon que la durée de la grève est posée à trois ou quatre semaines).
Il considère donc que l’opération est négative.
Dans l’ensemble, le bilan des accords est donc assez pauvre. Il n’a rien à voir, notamment, avec celui des accords de Matignon en 1936, où les travailleurs " avaient obtenu immédiatement la semaine de 40 heures et deux semaines de congés payés, des droits syndicaux considérables et une augmentation substantielle des salaires effectifs - le tout estimé par Alfred Sauvy comme équivalent à une augmentation de 35 % à 49 % (126) ".
La hausse des salaires est donc dérisoire dans le meilleur des cas, mais de plus rien n’est dit dans l’accord sur la forme de cette hausse et la réforme des rémunérations. La hausse est donc hiérarchisée, comme le souhaite la CGT notamment. Et rien n’est dit des modes de rémunération, comme le salaire aux pièces ou le salaire au poste. On sait que ce dernier est une arme redoutable dans les mains des contremaîtres sur les chaînes de montage. Une grande partie de la hargne des OS vient de ce problème. Le protocole de Grenelle n’en dit rien, et il n’est pas étonnant qu’il ait été mal reçu dans les usines à prédominance d’OS.
On peut donc se demander si, et si oui pourquoi les syndicats ont cru possible de présenter ce document à l’approbation des salariés. De trois choses l’une : ou bien les syndicats, et en premier la CGT, sont contents du protocole, et alors ils sont pris à contre-pied par les ouvriers de Renault-Billancourt où Georges Séguy et Eugène Descamps (CFDT) se rendent le 27 mai au matin en quittant la rue de Grenelle. Ou bien Séguy sait que le texte est mauvais, et dans ce cas soit il souhaite son rejet par les travailleurs, soit il espère le leur faire avaler. Dans ces deux derniers cas, le choix d’aller à Billancourt est bon. Car si le but est de faire rejeter l’accord, les travailleurs de Billancourt peuvent le faire puisqu’ils ne gagnent pas grand-chose ; et si le but est de passer en force, Billancourt en reprenant le travail peut entraîner toute la classe ouvrière.
Les récits que l’on connaît du fameux
meeting de Billancourt le lundi 27 mai au matin ne sont pas clairs. Ce
meeting était programmé de toute façon, dans le cadre de l’activité
routinière des syndicats. Evidemment ce jour-là, l’actualité est plus
excitante que d’habitude, puisque les grands chefs bureaucrates ont
passés le week-end en négociations et viennent rendre visite à la base.
Sur le perron du ministère, vers 7 h 30, les grands chefs ne semblent
pas insatisfaits de leur travail de la nuit. Séguy déclare alors qu’" il
reste beaucoup à faire, mais les revendications ont été retenues pour
une grande part et ce qui a été décidé ne saurait être négligé ". De son
côté, Eugène Descamps, de la CFDT, estime que " nous avons obtenu des
résultats que nous réclamions depuis des années... Les avantages ainsi
acquis sont importantsÈ (127). Mais tous deux renvoient aux assemblées
de travailleurs pour une acceptation ou un refus de l’accord. Un peu
plus tard, quand Séguy arrive à Billancourt, le rejet de Grenelle et la
reconduction de la grève sont déjà votés, après une intervention de
Halbeher, secrétaire de la CGT. Pour occuper la galerie en attendant que
Séguy arrive, Frachon parle trois quarts d’heure. Il évoque des " gains
appréciables " dans un silence réprobateur. Le discours de Séguy vient
ensuite, et provoque beaucoup de cris et de protestations. Selon les
uns, c’est que Séguy fait huer les clauses de l’accord qui sont
insuffisantes. Selon les autres, c’est que les ouvriers protestent
contre des clauses que Séguy veut leur faire accepter. Plusieurs
témoignages indiquent notamment que l’idée de rattraper les heures
perdues par la grève provoque un tollé général. Séguy conclut évidemment
en approuvant la poursuite de la grève.
On en revient donc à l’alternative. On peut d’ailleurs poser la question autrement. Pourquoi Séguy a-t-il brusquement changé de position, renoncé à ses préalables et accepté un accord ne correspondant pas aux intentions initialement affichées ? Le dimanche après-midi, Séguy déclare qu’il est " mandaté impérativement " pour obtenir l’abrogation des ordonnances (128) et l’échelle mobile. Il sort même aussitôt de séance pour confier aux journalistes des radios ce qu’il vient de déclarer. Plus tard dans la nuit, après un coup de téléphone, il renonce à ces deux revendications ainsi qu’on l’a vu. Pourquoi ? En tout cas, l’explication n’est pas que Séguy a obtenu pour la CGT des sièges dans divers organismes internationaux comme la Commission européenne ou le BIT, car il en avait déjà obtenu la promesse du Premier ministre lui-même dans un entretien privé du dimanche matin.
Un détour par la petite politique interne à la gauche est sans doute ici nécessaire. Dans le cours de la nuit, Séguy a été probablement informé des tractations de la gauche non communiste. Selon Baynac (129) une réunion a lieu, dans la nuit du 26 au 27, entre le PSU (Rocard, Martinet, Heurgeon), la CFDT, FO, l’Unef et le SNESup. Cette alliance vise à promouvoir un gouvernement Mendès-France, présent à la réunion. Baynac dit aussi que le PC l’a su immédiatement. Ce serait donc là l’origine du retournement de Séguy, qui aurait alors pour instruction de conclure un accord à tout prix. Cette démarche d’urgence répondrait à l’acuité de la menace Mendès-France pour le PC. Mendès avait en effet avec lui les deux autres centrales ouvrières, les étudiants et l’université, mais aussi tout de sorte de personnalités de gauche et de droite (Lecanuet, Isorni et deux futurs ministres de Couve de Murville [130], notamment). La menace était simplement qu’un gouvernement de centre gauche se mette en place sans le PC ! On sait que Séguy a parlé avec le Parti pendant cette fameuse nuit. A-t-il reçu l’ordre de saboter l’accord pour qu’il soit refusé par les travailleurs et approfondir la crise, ou bien simplement de conclure rapidement un accord potable pour couper l’herbe sous les pieds de la gauche non-communiste en mettant fin à la grève ?
On ne tranchera pas ici cette
question. Il y a en faveur de la première hypothèse le fait que, pendant
que Séguy négocie avec Chirac, L’Humanité prépare cette même
nuit un numéro spécial sur le thème " Poursuivons la grève ". La CGT de
Renault diffuse, avant la fin des négociations, un tract allant dans le
même sens. Dans ce cas, il ne reste plus à Séguy qu’à faire bonne figure
en allant se faire huer chez Renault. La grève est relancée, la crise
sociale devient politique. Ce serait donc là le plan du PC.
L’autre hypothèse suppose un cafouillage entre les différentes parties
de la bureaucratie stalinienne : tandis que Séguy négocie un accord
qu’il pense acceptable (y compris pour ses donneurs d’ordre du Comité
central ?), L’Humanité et la CGT rejettent par avance cet accord et
attisent le feu de la grève à Billancourt, obligeant Séguy à faire bonne
figure.
Nos sources ne disent rien de la façon dont d’autres entreprises importantes ont rejeté ce même matin du 27 mai le contenu du protocole. Au même moment en effet, Renault-Cléon, Renault-Le Mans, Berliet, Sud-Aviation, Rhodiaceta, la Snecma et Citroën-Paris décident de poursuivre la grève. La liste (131) n’est certainement pas exhaustive. Par ailleurs, on sait qu’il y a quelques reprises du travail et que certaines d’entre elles avortent quand les travailleurs voient que, dans l’ensemble, la grève continue. Car à midi, il n’y a plus aucune ambiguïté sur la question : la grève est relancée.
Rien n’a changé ? Certes non ! Car quelles que soient les raisons du comportement de Séguy, le résultat de Grenelle, même sans accord, est de liquider le peu d’unité que le mouvement avait jusque-là. Dans tout ce qui précède, on a montré les efforts des syndicats - principalement la CGT - pour limiter et contrôler l’unification du mouvement. L’unité d’action des centrales syndicales, consacrée au plus haut niveau par la négociation avec le gouvernement et le CNPF, a été le gage du maintien des séparations à la base. L’échec de Grenelle abolit à présent même cette forme bureaucratique d’unification. La négociation, et donc aussi la grève et, surtout, la reprise du travail sont renvoyées au niveau des branches et des entreprises. Car c’est tout de suite à ce niveau que patrons et syndicats posent la recherche des améliorations au protocole de Grenelle qui permettront la reprise du travail. Il est très clair à ce moment-là que les améliorations à obtenir résulteront d’une lutte de boîte ou de branche, et non plus nationale. Certes, la reprise de négociations au sommet n’est exclue ni par la CGT (pour l’échelle mobile) ni par la CFDT (pour le droit syndical et les ordonnances), mais ces déclarations, venant après l’annonce des élections, ne peuvent guère faire illusion.
IV - Le démontage de la grèveSi le rejet de Grenelle marque de façon indiscutable la force du mouvement de grève, il n’en reste pas moins qu’il annonce aussi son déclin, même s’il faudra plus de trois semaines pour que le travail reprenne dans toutes les entreprises. Comme on vient de le dire, le mouvement cesse maintenant d’être national, et devient un ensemble de grèves d’entreprise ou de branche. Ce fractionnement de la négociation à venir est l’une des conditions de la défaite des grévistes.
La littérature que nous avons utilisée pour construire ce récit est beaucoup moins prolixe sur la fin de la grève que sur son début. Elle fait cependant suffisamment apparaître de nombreux point de résistance à la reprise du travail, et pas seulement dans la métallurgie avec les batailles de Flins et de Sochaux.
Le 27 mai, on assiste encore à des entrées en grève. C’est le cas pour la Batellerie de la Seine. Il y a aussi des reprises du travail, en province en particulier. Simultanément, des négociations ont lieu, en particulier dans certaines administrations ou entreprises publiques. C’est par exemple le cas des Charbonnages, où les négociations durent du 26 au 28 mai pour aboutir à des résultats plus favorables que ceux du protocole de Grenelle. De sorte que la reprise serait possible dès le 29, et certains le souhaitent. Mais la grève a, selon eux, été prolongée par le PC et la CGT, pour des raisons politiques, et ils trouvent les portes verrouillées (132).
Il y a en effet un durcissement partiel de la grève, et cela n’est pas contradictoire avec le mouvement général de son déclin. Car les quelques journées après Grenelle constituent une période de haute tension politique, où la gauche commence à croire qu’elle va pouvoir faire partir De Gaulle, et où la droite commence à craindre que son temps est en effet fini. Ce n’est pas l’objet de ce travail de retracer toutes les péripéties du jeu politique subtil qui va se dérouler. Mais quelques indications sont nécessaires.
Le lundi 27 a lieu le meeting de Charléty. Il rassemble l’Unef, la CFDT, la gauche non communiste et accueille très favorablement Mendès-France (qui cependant refuse de prendre la parole). Nous l’avons déjà évoqué. Le 28 mai, François Mitterrand se porte candidat à la présidence de la République et propose Mendès-France comme premier ministre. Le 29, le PC organise une grande manifestation pour rappeler à la gauche non communiste qu’il faut compter avec lui. C’est aussi ce jour-là que De Gaulle " disparaît ". En cachette de tout son gouvernement, il va voir le général Massu à Baden-Baden, en Allemagne. Cette visite impromptue pourrait avoir pour but de vérifier l’état d’esprit de l’armée (133). Massu remonte le moral à De Gaulle, qui doutait un peu de son destin, mais qui se sent mieux maintenant et va se reposer à Colombey, sa résidence personnelle dans la Haute-Marne. De là, il téléphone à Pompidou, son premier ministre, pour lui dire qu’il rentrera à Paris le lendemain et qu’il s’adressera au pays à la radio. Le 30 mai, dans un discours radiodiffusé, De Gaulle affirme avec force la légitimité de son pouvoir, renonce au référendum qu’il avait annoncé la semaine précédente, dissout le Parlement et annonce des élections et des réformes. Au même moment, une manifestation de la droite, prévue depuis quelques temps sur les Champs-Elysées, rencontre un succès inattendu, et populaire au moins en partie. 300 000 personnes (134) remontent l’avenue dans une mer tricolore. A partir du 31, la campagne électorale est lancée.
Revenons au mouvement des grèves. On a vu, dans le cas des Charbonnages, que les durs de la CGT ont poussé à la continuation de la grève bien qu’un accord favorable ait été conclu. D’autres éléments de durcissement de la grève apparaissent, notamment à EDF, où les premières coupures de courant du mouvement ont lieu les 27, 28 et 29 mai. Ces coupures sont surtout destinées à donner la mesure de la capacité de nuisance de la CGT et du PC aux partisans du projet Mitterrand-Mendès-France. De même, la grève se durcit dans l’imprimerie, et entrave comme par hasard l’impression des journaux de la CFDT. Le 29 également, une coupure de téléphone a lieu dans le secteur Trudaine, celui du siège de la CFDT. La CGT commence par prétendre qu’il s’agit d’un problème technique, mais renonce à envenimer les choses quand la CFDT propose d’envoyer une escouade de techniciens pour faire la réparation (135). On comprend donc qu’il faut prendre avec réserve ce prétendu regain de militantisme de la CGT.
D’ailleurs, dès l’annonce de la
dissolution du Parlement, l’atmosphère change. De Gaulle et la droite
reprennent clairement l’initiative, et la perspective des élections
donne un prétexte au PC et à la CGT : les élections, et non plus la
grève et les revendications, tel devient instantanément le combat qu’ils
considèrent comme vraiment important. On a de la peine à croire qu’ils
ne connaissent pas les analyses politiques qui montrent que le corps
électoral est nettement plus conservateur que l’opinion publique en
général, en raison de la sur-représentation de la province et des zones
rurales et de la sous-représentation des jeunes. Et s’ils les
connaissent en effet, leur pari est de reconduire plus ou moins le statu
quo, avec leur rôle central dans une opposition maintenue à la marge de
la modernisation capitaliste de la France. L’important est que les
tendances nouvelles qui se sont manifestées pendant les semaines passées
(la remise en cause explicite de la légitimité du PC, la contestation
des bureaucraties syndicales par de jeunes ouvriers, la montée en
puissance de la gauche non-communiste, et même le militantisme
gauchiste, pourtant bien marginal) soient gommées par un retour à
une vie politique " normale ". Dans Le Figaro du 4 juin, Raymond Aron
commente : le gouvernement a eu raison de faire confiance au soutien du
Parti car, " dans l’heure qui a suivi l’allocution du Président, il a
désamorcé la bombe et consenti à des élections qu’il n’a guère l’espoir
de gagner "Ê(136).
Le 31 mai, deux événements au moins
marquent le retour à la normale et la position modérée des syndicats. Ce
jour-là est un vendredi, et c’est la veille du week-end prolongé de la
Pentecôte. Dans les chroniques des événements, on lit que c’est le jour
où le gouvernement décide le retour de l’essence dans les
stations-service. Comme si c’était lui qui avait bloqué la distribution
du carburant. Sa décision, c’est bien sûr d’envoyer les CRS et l’armée "
libérer " les dépôts d’essence. Cette décision est prise immédiatement
après le discours de De Gaulle, le 30 au soir, de sorte que les pompes
sont alimentées dès le 31 au matin. Dansette ne donne aucun détail sur
la façon dont le gouvernement " obtient des
camionneurs en grève qu’ils reprennent le travail " (137), et la CFDT,
dans sa chronique du mouvement, se contente de mentionner le fait que
" les CRS font partir des piquets de plusieurs dépôts d’essence "
(138). Bref, le contrôle de l’essence n’a fait l’objet d’aucune
résistance de la part
des grévistes de ce secteur, ni d’aucune solidarité de la part du reste du
mouvement.
D’autre part, le ministre des P et T commence à faire évacuer les bureaux de postes et les centraux téléphoniques dès le soir du 30 mai. La CFDT est aussi discrète là-dessus que sur la question des dépôts d’essence. Selon Rioux et Backmann (139), les syndicats conseillent aux grévistes de ne pas s’opposer à la police. A Rennes-Chèques, cela donne cependant lieu à des bagarres (140). A Paris-Chèques, à Paris Central et dans d’autres bureaux et centres de province, ce sont les Comités de défense de la République (CDR)* qui attaquent les grévistes. Dans tous les cas, la grève continue.
Le retour de l’essence est un coup politique. Par les embouteillages qu’il provoque, il manifeste le retour à la normale. Aux P et T, il s’agit plutôt d’un coup social - sous prétexte que les postes sont nécessaires pour organiser les élections annoncées, on tente de forcer la reprise du travail. Simultanément, le week-end de la Pentecôte voit se dérouler plusieurs négociations accélérées, dans l’idée d’une reprise généralisée du travail le mardi 4 juin.
En réalité, on va voir que le gouvernement et le PC auront beaucoup plus de peine que cela à faire reprendre le travail. Les coups de force aux P et T n’ont pas eu la même efficacité que pour les dépôts d’essence. Les facteurs ne reprennent pas le travail en masse, ni pendant le week-end ni le mardi matin. D’autres tentatives de faire reprendre par la force ont lieu. On signale le cas de la SNCF en Alsace, où la gare de Strasbourg est occupée par la police et où quelques trains sont remis en marche dans la nuit du samedi 1er au dimanche 2 juin. Ces trains sont arrêtés à Mulhouse, et la gare de Strasbourg est réoccupée par les grévistes.
Certes, le mardi 4 juin, le climat est indéniablement à la reprise. Ce matin-là, le travail reprend en particulier à la Banque de France, dans les Charbonnages, à l’EDF et dans les arsenaux. Il reprend aussi dans de nombreuses PME où les smicards sont relativement nombreux - ils ont obtenu une substantielle hausse de salaire à Grenelle. Mais il y a de nombreux points de résistance, sur lesquels les syndicats vont user de multiples stratagèmes. Il y aura là pour eux 48 heures de rude activité, pour faire admettre à la base les résultats des négociations du week-end de la Pentecôte. Signalons quelques cas.
P et T : aux Postes et Télécommunications, les négociations entre le ministère de tutelle et les syndicats vont durer jusqu’au mardi 4 juin en fin de journée. Cependant, les dirigeants (pas les militants !) des syndicats de Paris recette principale appellent dès le 3 au soir à voter le 4 au matin sur la reprise. Cela donne lieu à une réunion houleuse où, sur les 600 travailleurs présents, 25 % seulement votent pour la reprise. François de Massot fait remarquer que les " pour " sont souvent du PC. Il existe dans la région parisienne un Comité régional de grève de la poste qui, depuis qu’il a été institué, essaie de lutter contre le cloisonnement de la grève par centre ou bureau. Le 4 juin à 17 heures, ce comité se réunit à la Bourse du travail. D’emblée, les dirigeants syndicaux annoncent que cette réunion est la dernière - impliquant donc que le travail reprend le lendemain matin. Ils rencontrent une telle opposition, y compris de la part de militants syndicaux, qu’ils sont contraints de convoquer une nouvelle réunion le lendemain. Cette fois, la réunion aura été mieux préparée, et profitera de plus de l’absence des militants anti-reprise de différents centres. Ils ne sont pas venus par découragement ou par crainte d’ouvrir un conflit dans leur syndicat. La reprise est donc votée. Cependant, le samedi 8 juin, la grève reprend dans les bureaux-gares de la région parisienne. Le gouvernement fait aussitôt de nouvelles concessions sur les conditions de travail (141).
RATP : la reprise des transports en commun dans la région parisienne est bien entendu un élément important d’une reprise générale du travail. On se souvient que l’entrée en grève des transports avait signifié une consolidation de la grève. Pendant le week-end de la Pentecôte, le gouvernement et les syndicats font donc avancer aussi vite que possible les négociations, qui aboutissent à un texte qui est soumis au personnel le dimanche 2 juin - donc en plein creux de la Pentecôte. Ce projet est pourtant rejeté, notamment parce que les concessions sont insuffisantes sur les jours de repos. Le personnel veut un système de roulement en 6/2 (6 jours de travail, 2 jours de repos). Le lundi 3 juin dans la soirée, les négociations ont un peu avancé sur la question des salaires et des roulements, et les syndicats pensent pouvoir présenter le nouveau texte au vote du personnel. Selon J.-F. Naudet (142), les progrès sont cependant minimes (de fait, le 6/2 attendra jusqu’en 1972, de même que les 40 heures, autre revendication centrale des grévistes de 1968). En tout cas, le vote sur la reprise se fait dans des conditions houleuses. Il se fait par attachement (terminus, dépôt, atelier), et ce sont les syndicats qui centralisent les résultats à la Bourse du travail, le 5 en fin de journée. Des travailleurs qui se méfient viennent assister au dépouillement des votes et cela donne lieu à des bagarres avec les gros bras de la CGT et à une confusion telle que le décompte ne pourra pas être fait à proprement parler (143).
On peut lire en annexe le récit des événements par des militants du CA-RATP. Il met en évidence la façon dont les syndicats ont joué sur le cloisonnement entre les différents attachements, faisant croire par exemple que le dépôt Lebrun a voté à 80 % pour la reprise du travail, alors que c’est à 80 % pour la poursuite de la grève (Lebrun est un dépôt particulièrement actif dans la grève). Il faut, dans tous les attachements, que les bureaucrates y aillent de tout leur poids pour faire reprendre le travail le jeudi 6 juin. Malgré cela, la reprise est si hésitante que les syndicats lancent, à midi, un ordre de reprise du travail qui est diffusé dans le réseaupar les moyens de la direction. De l’aveu même de Carprenet, responsable CGT parlant de Nation 2 et 6, " je me suis fais copieusement huer. J’ai même failli me prendre un poing sur la gueule, sauf qu’ils ont quand même repris le lendemain (144) ". Il en est visiblement fier. Il a pourtant fallu appeler les CRS pour faire évacuer le terminus Nation pendant la nuit du 6 au 7. On lit également, dans le témoignage du CA-RATP, comment les conditions scandaleuses de la reprise du travail ont amené certains militants à penser qu’un comité de base était possible à la RATP (145). La tentative en ce sens échoue cependant après que l’AG du 10 juin lance une tentative de reprise de la grève qui reste sans suite. Le vendredi 7, le trafic est donc rétabli.
SNCF : Les transports ferroviaires sont un autre point de passage obligé pour la reprise généralisée du travail. Comme dans les autres services publics, le week-end de la Pentecôte est consacré à la négociation non-stop. Le dimanche 2, le ministre de tutelle offre une enveloppe de 1,2 milliard de francs, contre une estimation des revendications syndicales à 2 milliards. Deux réunions tentent de concilier les points de vue le lundi 3. Dans un aparté avec la CGT, l’adjoint du directeur du personnel demande : " Combien vous faut-il pour reprendre ? La CGT répond 200 millions de francs, au chiqué. Du propre aveu du secrétaire fédéral, il aurait pu dire toute aussi bien 50 ou 500 millions. Après consultation du gouvernement, la direction donne son accord aux 200 millions, et la suite de la négociation se passera surtout... entre syndicats pour la répartition des 1 400 millions entre les différentes revendications (146). Un accord est donc finalisé à l’aube du mardi 4 juin. Il n’est pas signé par les centrales, mais un communiqué interfédéral appelle à la reprise immédiate - ce qui suscite de vives réactions à la base. De son côté, la CGT appelle à la reprise dès le 4 au soir.
Par rapport à d’autres corporations, les résultats sont appréciables. Les cheminots obtiennent notamment 10 % d’augmentation de salaire, 2 jours supplémentaires de congés payés, 1 h 30 de réduction du temps de travail.
Durant toute la journée du 5, les discussions se poursuivent à la base. Dans les bastions de la CGT, la reprise se passe sans problème. Ainsi à Achères où Massabiaux lui-même (le secrétaire fédéral) donne de sa personne. " Il n’y a pas eu de problème, on a défilé derrière le drapeau rouge descendu du château d’eau. " Mais en dépouillant les fiches de la CFDT sur les scrutins par établissement, G. Ribeill arrive à la conclusion que la majorité du personnel est contre la reprise du travail (147). Selon lui, l’opposition porte notamment sur la question du paiement des jours de grève. Elle est suffisamment forte pour que les centrales aillent chercher des assurances auprès de la direction. De quelle nature, on ne le sait pas. Mais elles donnent l’ordre de reprise en fin de journée du 5 juin, constatant que " les cheminots ont démocratiquement décidé, à la majorité des centres, la reprise du travail ". Ces votes par centre sont annoncés sur le telex interne de l’entreprise dès qu’ils sont positifs. Mais ils sont parfois refaits après un premier résultat négatif, comme au Mans, à Vierzon, à Orléans. A Lyon, le 5, un meeting grand messe est organisé pour conclure la grève. Le PCF s’y fait huer aux cris de " trahison " (148). Et cependant, dans la journée du 6, le trafic reprend de façon généralisée.
Sécurité sociale : le texte d’un accord est soumis par la CGT et la CFDT (149) au personnel le 4 juin. Sur les 16 000 personnes qui votent (42 % de participation) moins de 25 % sont en faveur de la reprise du travail. Le 6, les deux centrales donnent l’ordre " officiel " de la reprise. Mais la grève se poursuit dans certains centres jusqu’au 11 juin. D’après François de Massot, cela permet d’obtenir des améliorations sur l’accord initial, notamment par des augmentations de salaires plus importantes dans leur portion non hiérarchisée.
Enseignement : une réunion ministère-syndicats est convoquée le mardi 4 juin. Les négociations s’achèvent le 5. Le secrétaire général de la FEN se déclare " relativement satisfait ", mais la grève continue le 6 et le 7 dans l’enseignement secondaire. Les enseignants du second degré de la région parisienne, consultés dès le 5, se prononcent majoritairement pour la poursuite du mouvement. Dans l’enseignement primaire, le SNI* appelle à la reprise leÊ6. Il y a des protestations (dans le Nord, dans le Vaucluse et dans d’autres départements), mais un net mouvement de reprise se manifeste.
Beaucoup d’instituteurs et de
professeurs du secondaire - souvent membres du courant Ecole émancipée
de la FEN - ne sont pas satisfaits de leurs représentants syndicaux.
Dans la région parisienne, ils obtiennent d’eux qu’un meeting
d’explication soit tenu le samedi 8 à la Bourse du travail. 1 500
professeurss font le déplacement, mais aucun syndicaliste ne vient. Du
coup, les enseignants se rendent rue Solferino, au siège de la FEN,
qu’ils trouvent vide du moindre bureaucrate. Ils occupent brièvement les
lieux et tirent un tract appelant à la poursuite de la grève
et à un meeting le lundi 10. Celui-ci se tient en présence de plusieurs
milliers d’enseignants, mais sans parvenir à empêcher la reprise du
travail (150).
Divers : on signale d’autres difficultés de reprise, notamment dans les grands magasins. A Paris, des bagarres ont lieu et des lances à incendie sont utilisées par les grévistes des Galeries Lafayette pour empêcher les cadres de reprendre. Dans ce secteur, la CGT a donné l’ordre de la reprise dès le 4 juin, mais les personnels de la région parisienne ont voté la continuation de la grève. Il y a certainement de nombreuses autres situations conflictuelles analogues, mais c’est dans la métallurgie que les difficultés de la reprise vont être les plus grandes.
On voit donc que la reprise ne se fait pas toute seule. Certains auteurs, comme François de Massot, exagèrent cependant la portée de la résistance. Ils arguent de celle-ci pour accuser les syndicats d’avoir trahi une révolution possible. Il est vrai que les traficotages sur les votes, les rumeurs savamment distillées et les manipulations de toutes sortes sont nombreuses. Mais leur efficacité est à la mesure de la résignation et de la lassitude de la masse des grévistes. Dans le secteur public et nationalisé tout au moins, le gouvernement a fait un certain nombre de concessions pour favoriser la reprise du travail. Il espérait une reprise dès le mardi 4, et doit attendre jusqu’au jeudi ou au vendredi. Ce ne sont pas ces quelques jours qui font du mouvement de mai-juin 68 une révolution trahie par les bureaucrates - si tant est que cette notion ait le moindre sens.
Dans la métallurgie, le patronat adopte une attitude de combat et refuse de négocier au-delà du protocole de Grenelle. Est-ce pour cela que le gouvernement essaie de forcer la reprise chez Renault-Flins ?
Pendant le week-end de la Pentecôte, les cadres et la maîtrise de Flins ont fait des visites au domicile des ouvriers pour les encourager à affirmer leur " droit au travail ". Et le mardi 4 juin, la direction de Flins organise un vote, que les syndicats n’essaient d’empêcher que mollement, alors qu’ils se sont jusque-là systématiquement opposés à toute consultation des ouvriers par les patrons. Il faut une intervention des " gauchistes " pour attaquer les urnes et brûler les bulletins de vote déjà recueillis. Ce n’est qu’après ces incidents que les syndicats se prononcent pour la poursuite de la grève. Mais dans la nuit du 5 au 6 juin, la police renverse les grilles de l’usine, chasse les occupants et occupe le site. Cette usine a été choisie en raison de sa situation rurale. Jacques Baynac indique que " l’usine est occupée depuis les premières heures de la grève par des ouvriers souvent non syndiqués, parfois cédétistes, rarement cégétistes " (151). Ce peut être une autre raison de ce choix. La CFDT le pense (152). De toute façon, si l’organisation patronale, l’UIMM (Union des industries métallurgiques et minières) campe sur son refus de négocier, c’est aussi pour pousser le gouvernement à faire son travail de répression et obtenir ainsi une reprise du travail sans concession supplémentaire. On verra plus loin que, comme cette répression n’a pas l’efficacité escomptée, le gouvernement se retournera à son tour vers les patrons du secteur pour les contraindre à faire les concessions permettant la reprise.
Les ouvriers expulsés, l’usine est
ouverte aux travailleurs sous la protection de la police. Même les
cadres et les travailleurs immigrés (sur qui pèse toujours la menace de
l’expulsion) refusent de reprendre le
travail.
Dès la matinée du 6 juin, un premier meeting a lieu, qui réunit 2 000 à 3 000 personnes devant le député communiste du coin et le maire socialiste des Mureaux (ville limitrophe de Flins, à l’est). Dans l’après-midi, un second meeting réunit 5 000 personnes mais n’aboutit à aucune décision claire. Il s’achève dans la confusion et l’écœurement. Dans la nuit du 6 au 7, quelques centaines d’étudiants arrivent de Paris malgré la surveillance policière. Le matin du vendredi 7, ils participent au meeting convoqué initialement par les syndicats aux Mureaux, mais transféré à la place de l’Etoile d’Elisabethville (ville qui jouxte les usines Renault, à l’ouest) parce que c’est là que se trouvent la plupart des travailleurs. Il y a notamment Geismar, ex-secrétaire général du SNESup devenu militant maoïste. Il se tient tranquille dans l’assistance. La CGT dénonce la présence des étudiants, avertit contre les provocations. La veille, elle a publié un communiqué manifestant son " complet désaccord " avec l’initiative des étudiants et des professeurs de faire une marche sur Flins (153). Mais les auditeurs ne sont pas d’accord, et finissent par imposer Geismar à la tribune (154). Celui-ci y va très modestement d’un petit discours sur le thème " servir le peuple ", qui apparemment convient aux ouvriers. Quand le meeting se disperse et que des groupes remontent vers l’usine gardée par les CRS, ceux-ci attaquent sans prévenir. C’est le départ d’une série de combats extrêmement violents.
Pendant plusieurs jours, la police va mettre toute la région en coupe réglée. La répression est délibérément aveugle. Les flics s’attaquent aux ambulances, poursuivent les grévistes et les étudiants dans les jardins, dans les champs. Des hélicoptères les y aident. Il suffit d’être jeune pour se faire taper dessus. Et il suffit d’être immatriculé en dehors du département pour avoir ses pneus crevés. L’objectif est de terroriser la population, qui dans l’ensemble se tient coite, mais recueille parfois les fuyards et les cache. Le 10 juin, un groupe de gendarmes mobiles repère quelques jeunes en train de se reposer au bord de la Seine, sur la pointe d’île près du pont reliant Meulan aux Mureaux. La charge est délibérée, et les jeunes n’ont d’autre issue que de se jeter à l’eau. L’un d’eux, Gilles Tautin, 17 ans, militant de l’UJCML, se noie. Il n’y a que le récit de Christian Charrière pour signaler que trois gendarmes se dévêtent et se jettent à l’eau pour tenter de lui sauver la vie (155). Cela se passe en fin de journée. Dans la nuit, les forces de police se retirent de la région.
Le lundi 10 juin, la direction de Flins a convoqué les travailleurs à reprendre le travail. Il s’en présente quelques-uns. Les syndicats n’ont pas de peine à les convaincre de ne pas entrer dans l’usine. Mais le lendemain mardi 11, le travail reprend partiellement. Parmi ceux qui rentrent se trouvent les membres de la " CGT prolétarienne ", alias les maos. Dès qu’ils sont dans les lieux, ils reprennent l’occupation et hissent le drapeau rouge. Selon le récit qu’ils font de cette journée, les syndicats n’arrivent dans l’usine que dans l’après-midi. La CFDT cherchent à convaincre les grévistes d’évacuer. La CGT ne se mouille pas. Pour éviter que d’autres travailleurs ne rejoignent les grévistes, la direction proclame le lock-out. La police cerne l’usine où, en fin de journée, il ne reste qu’une " centaine de camarades résolus ". On suppose qu’ils quittent l’usine dans la nuit.
Le mercredi 12, les négociations s’amorcent au niveau de la RNUR (Régie nationale des usines Renault) dans son ensemble. Elles se terminent le 15, et les résultats en sont présentés aux travailleurs de la régie. FO publie, pour l’ensemble de la régie, une analyse négative des résultats. La CFDT titre son tract : " C’est insuffisant. " La CGT prolétarienne de Flins est également négative.
On comprend ces réactions en comparant les deux listes ci-dessous. La première est celle des revendications présentées aux ouvriers de Billancourt par A. Halbeher le 27 mai au matin, avant l’arrivée de Séguy, et sur laquelle il appelle à voter la poursuite de la grève. La deuxième est celle sur laquelle le même Halbeher appelle à voter la reprise du travail le 17 juin (156).
Revendications du 27 mai
paiement de tous les jours de grève
augmentation générale des salaires - pas de salaire inférieur à 1 000 F/mois
semaine de 40 heures payées 48
retraite à 60 ans
mensualisation de tout le personnel
élargissement des libertés syndicales à l’atelier
suppression des clauses anti-grève dans le paiement des primes
suppression des contrats provisoires pour les immigrés
Acquis du 17 juin
s
paiement de 50 % des jours de grève
salaires augmentés de 10 % en 1968
réduction de la durée du travail de 1 h 30 par semaine
retraites : rien
mensualisation à 55 ans
droits syndicaux " étendus " à l’atelier
clauses anti-grève supprimées en partie. Prime trimestrielle payée
On peut ajouter que l’accord ne fait
rien pour le resserrement de la hiérarchie des salaires. La CGT
prolétarienne de Flins le souligne dans un tract comparant ce que " nous
réclamions " " et ce que " le patron nous propose " (157).
Bien sûr, la CGT de Flins trouve les résultats convenables et appelle à
la reprise " dès demain ". Mais en même temps, elle appelle à " exiger
dans chaque atelier la discussion du cahier de revendications, portant
en particulier sur les questions de cadences et de conditions de travail
" (158). Elle indique là qu’un point crucial n’a pas été résolu par la
grève et la négociation. A Flins, le vote du 17 juin ne dégage qu’une
majorité de 58 % pour la reprise. Sur 8 300 votants, ça fait quand même
près de 3 500 insatisfaits (159). Aussi ne faut-il pas s’étonner que le
19, premier jour de travail, un débrayage ait lieu. Plusieurs
travailleurs étrangers ont été licenciés pour avoir fait grève, et les
cadences sont passées de 32 à 36 voitures à l’heure (160). Cet épisode
est emblématiquedes causes de la grève et des problèmes qui resteront
non résolus pendant encore des années.
La résistance à la reprise du travail à Sochaux est encore plus flagrante qu’à Flins. Les négociations entre les syndicats et la direction commencentle31 mai. Elles ne donnent rien ce jour-là. Le lendemain, la direction fait des propositions légèrement améliorées. En vain. Le 4 juin, la direction organise un vote. Le comité de grève appelle à le boycotter. Il y a 42 % de participation, et 77 % de votes en faveur de la reprise du travail. Les syndicats considèrent que le vote est nul et non avenu (161). Ils en organisent un autre le samedi 8 juin. Il y a 5 279 votants (20 % de participation), et la majorité en faveur de la reprise est de 49 voix (162). Les trois syndicats sont d’accord pour trouver le vote probant. Ils mettent fin à l’occupation et quittent l’usine dans l’après-midi (163). Le lundi 10 juin à l’aube, les cars de la direction reprennent le ramassage et le travail reprend. Assez mollement il est vrai. Les ouvriers quittent leur poste pour discuter entre eux, et deux rumeurs se répandent bientôt : que les cadences vont augmenter et que la direction va imposer de travailler 17 samedis pour rattraper le retard. A 10 heures, la grève repart à la carrosserie. Des militants CFDT sont impliqués dans ce démarrage, qui fait très rapidement tache d’huile. A 15 heures, 10 000 ouvriers votent la grève avec occupation. Plusieurs centaines d’entre eux s’organisent pour la nuit.
L’ordre de faire évacuer l’usine aussitôt est donné de Paris. De son côté, la direction fait savoir par la radio que le travail reprendra le mardi, et qu’elle enverra les cars de ramassage. A 3 heures du matin, les CRS se présentent devant l’usine et demandent l’évacuation. Pendant ce temps, d’autres CRS sautent les murs par derrière et envahissent l’usine, qu’ils vident sans ménagement, avec une violence apparemment délibérée. A l’aube, les CRS occupent l’usine tandis que les ouvriers se retrouvent sur l’avenue d’Helvétie, qui partage l’usine en deux. Des barricades se dressent, les ouvriers entreprennent de reprendre l’usine, jettent des briques sur les CRS à l’intérieur. Ceux-ci sortent et la bataille fait rage jusqu’à la fin de la journée. Grévistes et non-grévistes arrivant par cars entiers s’unissent dans les bagarres. D’autres ouvriers les rejoignent. Des usines de la région débrayent. La bataille fait deux morts : Henri Blanchet, qui est soufflé par une grenade et se fracture le crâne en tombant d’un pont, et Pierre Beylot, qui est tué de trois balles par un gradé. La police est déchaînée et se livre à des exactions féroces. Elle est évacuée de la région vers 21 heures, et part en crevant les pneus des voitures et en balançant des grenades au hasard. Après son départ, les ouvriers envahissent le bâtiment qui lui servait de quartier général. Il s’agit du club-hôtel Peugeot, où se retrouvent habituellement les cadres et où la direction reçoit ses VIP.
L’endroit est mis à sac (164) (voir aussi Chez Peugeot, en juin 1968, une insurrection ouvrière peu connue.
Le mercredi 12 juin, l’usine reste
fermée. Elle le reste jusqu’au 21, date de la reprise du travail.
Pendant une semaine, la direction et les syndicats ne parviennent pas à
s’entendre. Finalement, le 19 juin, et après intervention du
gouvernement, un représentant du siège parisien arrive à
Sochaux avec des propositions nouvelles. L’accord est obtenu en quelques heures.
Le gouvernement exerce la même pression sur Citroën. Comme celle de Peugeot, la direction de Citroën joue le pourrissement de la grève et considère que le contenu de Grenelle doit suffire. Un accord est finalement conclu, et les responsables CGT se présentent devant le personnel de Javel pour le défendre. Cela se passe le vendredi 21 juin. Mais ils trouvent dans le public du meeting une fraction suffisamment forte de jeunes ouvriers avec des pancartes en faveur de la poursuite de la grève pour conclure qu’il n’y a pas le quorum et qu’il vaut mieux reporter le vote. Celui-ci aura lieu le 24, donc après le premier tour des élections, et la reprise se fera le 25.
Les patrons de la métallurgie ont fait preuve de la même attitude que ceux de Peugeot et de Citroën. C’est donc dans ce secteur que se font les reprises les plus tardives. Les syndicats font tout ce qu’ils peuvent, mais les travailleurs y vont vraiment à reculons. On dispose du témoignage des contestataires communistes d’Hispano-Suiza (165). Dans la deuxième semaine de juin, la CGT fait d’abord admettre le principe du vote à bulletin secret. Elle convoque ensuite un scrutin où elle fait voter l’ensemble du personnel, y compris ceux qui n’ont pas participé activement à la grève et à l’occupation. Mais ce délayage ne suffit pas : il y a une majorité de voix pour la continuation du mouvement. Les syndicalistes proposent alors que la question de la reprise du travail soit rediscutée dans les sections syndicales respectives. La CGT organise aussitôt une assemblée de tous ses adhérents (la première de la grève). La réunion est houleuse, et les dirigeants doivent faire procéder à plusieurs votes avant d’obtenir une majorité pour la reprise du travail. Le lundi 17 juin, à l’assemblée générale du personnel, la CGT parle de reprise du travail, mais sous certaines conditions revendicatives - qu’elle abandonnera le lendemain. Le mardi 18, lors du dernier meeting de la grève, le leader CGT considère la reprise comme acquise et roule solennellement le drapeau rouge en disant qu’il resservira. Il appelle ensuite les travailleurs à rejoindre leur poste. Personne ne bouge. Il s’ensuit un moment de grande confusion. Certains rentrent dans l’usine, mais pour y reprendre leurs habitudes d’occupants. La plupart restent sur la place devant l’usine. La CGT doit faire donner l’alarme pour inciter ceux qui étaient rentrés à sortir de nouveau. Dès que c’est fait, les portes sont fermées sur une usine vide, sauf pour le leader syndical qui continue à parler dans la sono en demandant qu’on lui fasse confiance. Certains travailleurs pleurent. La reprise aura lieu le mercredi 19.
La Saviem reprend le vendredi 21, mais Usinor ne reprend que le 26. Chez Caterpillar à Grenoble et Paris-Rhône à Lyon et à Bourgoin(Isère), la reprise du travail intervient encore plus tard.
Depuis qu’ils ont commencé à faire pression en faveur de la reprise, c’est-à-dire depuis l’annonce de la dissolution du Parlement et la convocation des élections, la CGT et le PC n’ont cessé d’invoquer la " deuxième chance " des travailleurs. En élisant un Parlement de gauche, les travailleurs pourraient mettre au gouvernement des forces politiques qui corrigeraient facilement les imperfections des accords sur lesquels les syndicats appellent à la reprise. Par exemple, L’Humanité du 6 juin admet que " tout n’est pas réglé. Personne ne le contredira... Mais, en ayant, avec les autres grévistes, obligé le gouvernement à recourir à des élections, [les cheminots] se sont ménagé une nouvelle chance de voir garanti ce qu’ils viennent d’obtenir par la lutte. Cette deuxième chance ne doit pas être compromise " (166). L’Humanité elle-même avoue donc que les " victoires " des travailleurs n’ont rien d’assuré. S’il leur faut une deuxième chance, c’est probablement pour l’échelle mobile des salaires, ou pour la suppression du salaire au poste, ou pour le contrôle des cadences, etc.
En fait de deuxième chance, les élections produisent une majorité de droite comme on n’en n’a jamais vue. Et comme on l’a dit plus haut, les politologues du PC devaient savoir dès le départ que la deuxième chance était bien faible - ou alors ils faisaient mal leur boulot. Quoi qu’il en soit, les travailleurs, globalement, ont obéi. Selon François de Massot (167), ils votent en majorité pour " leurs partis de classe " et seuls 500 000 - surtout des électeurs du PCF - s’abstiennent. Cela fait environ 10 % de l’électorat traditionnel du PC, ou 5 % des grévistes.
Comment résumer tout ce que nous venons de voir sur le mouvement des grèves de mai-juin 1968 ? Nous avons observé un des arrêts de travail les plus massifs de l’histoire de la France industrielle, et il se solde par des résultats plutôt maigres. L’imagerie populaire de mai 68 est celle d’une période de tous les excès, d’une phase de folie sociale, et nous avons vu des ouvriers majoritairement passifs. On évoque les gauchistes de 68 comme de dangereux révolutionnaires, et l’on voit qu’ils n’ont qu’à peine entamé la lourde domination des appareils traditionnels. Et les différentes tendances n’ont pas fait mieux les unes que les autres ; ce n’est donc pas une question de politique juste ou fausse, léniniste ou ultra-gauche ou anarchiste. On compare les occupations de 1968 à celles de 1936, mais en fait les usines sont quasiment vides.
Et malgré la faible militance des grévistes, malgré le peu d’influence des éléments radicaux, la grève dure et le travail ne reprend pas facilement. Quand il reprend, c’est globalement sur une défaite des travailleurs. Il y a dans tout cela une sorte de paradoxe, entre la lourde affirmation d’une classe et son manque d’initiative, entre la force d’une grève et sa soumission à des appareils qui la trahissent même au niveau revendicatif élémentaire. Dans la deuxième partie de ce travail, nous essaierons d’expliquer ce paradoxe. Il faudra chercher dans les caractéristiques du changement d’époque que constitue la fin des années 1960 les raisons de cette configuration particulière du mouvement ouvrier.
ICO, puis Echanges, ont publié plusieurs textes sur Mai-68, qui donnent un aperçu assez complet du déroulement et de ce que nous pensons de ces événements devenus mythiques :
La
Grève généralisée en France, mai-juin 1968 (analyses et témoignages),
supplément à ICO n° 72, juin-juillet 1968. Réédition Spartacus, mai
2007, avec une préface inédite d’Henri Simon (10 €).
Bilan d’une adhésion au PCF, témoignage d’un militant de province en mai-juin 1968, ICO.
Chez Peugeot, en juin 1968, une insurrection ouvrière peu connue
Un témoignage sur la grande manifestation du 13 mai 1968
Sur demande aupès d’Echanges (echanges.mouvement@laposte.net) :
photocopie d’articles parus dans ICO de l’époque (et non dans le
supplément La Grève généralisée), rédigés par des participants d’ICO sur
ce qui s’était passé dans leur entreprise en mai-juin 1968.
Et, sur les militants maos de l’après-1968 : Tentative de bilan du Comité de lutte Renault, de Baruch Zorobabel, ICO, 1972.
Le récit des grèves de mai-juin 1968 qu’on vient de lire montre un énorme mouvement de grève, qui s’est développé en très peu de temps, dans un contexte où personne ne l’attendait, et qui cependant s’achève sans victoire significative. Comment l’analyser, comment le définir ? Nous pouvons regrouper quelques éléments d’analyse autour de deux thèmes que nous avons évoqués déjà : le retour du chômage et la crise du travail à la chaîne.
A partir du milieu des années 1960, on
assiste dans la plupart des pays industrialisés à un ralentissement de
l’accumulation du capital. Nous n’examinerons pas ici les détails de ce
qui, apparaissant d’abord comme un retournement de conjoncture, est en
fait la fin d’une époque. Ce qu’on a d’abord pris pour une oscillation
cyclique courte était en fait le point de retournement d’un cycle long
(168). Il s’agit en effet des premiers signes de l’entrée dans une
période de récession longue, dont l’ouverture est souvent fixée à la
crise dite pétrolière de 1974 et qui dure encore.
La période qui s’achève à la fin des années 1960, parfois appelée celle
des trente glorieuses (1945-1975), a commencé après la guerre et a été
caractérisée par :
1. une quasi-disparition du chômage ;
2. une élévation régulière des salaires et du pouvoir d’achat ;
3. un rythme soutenu de l’accumulation, dû à des gains élevés de productivité liés au développement du travail à la chaîne ;
La remise en cause de ces trois points donne le contenu des crises sociales du tournant des années 1960-1970, pas seulement en France.
Pour des raisons de commodité, nous examinerons les deux premiers points ensemble, et seulement dans le cas de la France.
Face au ralentissement de la conjoncture, sensible dès avant 1968, les capitalistes essaient de renforcer le rapport d’exploitation. Il s’ensuit un regain des luttes, avec l’apparition de grèves dures, difficilement contrôlées par les syndicats, et de manifestations violentes, notamment en province. La toile de fond de ces luttes, c’est la recherche d’une baisse des salaires par les patrons, et ce de deux façons principales :
a) d’une part, on a plusieurs conflits qui éclatent parce que les patrons réduisent la durée du travail sans compenser le salaire des ouvriers payés à l’heure. On a déjà vu le cas à propos de la Rhodiaceta en mars 1967 et de l’usine de Sud-Aviation à Bouguenais, près de Nantes, en avril 1968 (cf. première partie, ¤ I-2). Mais dès avril 1965, le même cas s’est présenté chez Peugeot. La baisse non compensée de la durée du travail correspond ici, de plus, à la perte d’un acquis. Depuis 1955, un fonds alimenté par le patron compensait, au moins partiellement, la perte financière due à une réduction des salaires en cas de réduction d’horaires (169). Cette fois-ci, donc, la non-compensation entraîne un conflit long, faits de débrayages non prévus, de grèves tournantes. La direction riposte par la mise à pied de 2 700 grévistes, et le conflit s’achève par la défaite des ouvriers.
On connaît aussi le cas de la Saviem à Caen (5 000 emplois, dont 3 500 OS). En juin 1967, la durée hebdomadaire du travail est réduite de 47 h 30 à 45 heures avec baisse correspondante de salaire. Le 23 janvier 1968, une grève débute dans l’usine, à l’initiative de la CFDT ; aussitôt, elle s’étend à deux usines voisines, Jaeger et Sonormel. Le 24 janvier, une manifestation donne lieu à des heurts très violents avec la police. Le 26 janvier, un meeting réunit 10 000 personnes, dont des enseignants et des étudiants. La FEN se fait huer quand elle appelle au calme et à la dignité. Les syndicats perdent le contrôle et le défilé qui suit le meeting se finit en émeute dans le quartier de la préfecture. Les jeunes ouvriers se font remarquer par leur agressivité. Ils cassent des vitrines, brûlent des bidons de fuel, utilisent des frondes et des billes d’acier. La bataille dure toute la nuit. Le 29, les CRS envahissent l’usine. Le travail reprend le 5 février sans que les travailleurs de Saviem n’aient rien obtenu. Ceux des deux autres usines ont satisfaction partielle de leurs revendications (170).
Dans ces trois exemples (Peugeot, Saviem, Sud-Aviation) la violence de la réaction ouvrière à une baisse de salaire qui peut paraître minime trente ans plus tard montre un brusque changement de climat dans le rapport des classes. Ce n’est pas que les ouvriers ne puissent pas, " objectivement ", subir une baisse du pouvoir d’achat. Les années qui suivent le prouveront malheureusement. Mais il s’agit d’une première attaque des acquis de la croissance, et la réaction est à la mesure de la surprise.
b) D’autre part, les restructurations qui se mettent en place, dans tous les secteurs, en vue de l’ouverture du Marché commun, provoquent des licenciements et des déplacements de main-d’œuvre qui soulignent également la fin du plein emploi et le retour de la précarité. C’est le cas à la Rhodiaceta, de nouveau. Certes, en septembre 1967, lorsque la société annonce une baisse du temps de travail de 44 à 40 heures, il n’y a pas de réaction ouvrière. Mais quand, en décembre, la direction annonce la réduction de la prime de fin d’année et la suppression de 2 000 emplois d’ici fin 1969, la réaction est violente et déborde les syndicats. Sans résultats toutefois.
Autre exemple : Pierre Viansson-Ponté (171) raconte la journée du 26 janvier 1968 à Fougères (Ille-et-Vilaine). Dans cette paisible sous-préfecture, les syndicats organisent une manifestation pour protester contre les fermetures d’entreprises qui se succèdent depuis des années. Arrivé devant la mairie, le cortège devient violent. Des jeunes cassent les carreaux, arrachent des panneaux de signalisation. Puis ils grimpent sur les grilles de la sous-préfecture, arrachent le drapeau tricolore et le piétinent. Quand la police veut les disperser, ils lui font face et résistent. A cette époque, dans ce contexte provincial, leur réaction semble totalement sauvage.
Elle s’inscrit dans d’autres
manifestations de la volonté de " travailler au pays ", qui est
particulièrement forte dans l’Ouest de la France. Cette volonté fera le
succès de la journée du 8 mai 1968. Ce jour-là, tous les acteurs de la
vie politique et sociale de la région, même les curés (172), se sont
unis pour demander une relance de l’emploi et de l’économie dans
l’Ouest. La mobilisation est élevée. Dans la manifestation d’Angers, on
lit des slogans comme " Déplacer les usines, pas les hommes " ou " Non à
la déportation de la main-d’œuvre " (173). Ce qui répond très
clairement, pour s’y opposer, au souci du patronat et du gouvernement de
développer la mobilité géographique de la main-d’œuvre.
A partir de 1965, le capitalisme français commence en effet à accélérer
sa restructuration. Une loi de juillet 1965 l’y encourage par des
dispositions fiscales avantageuses. Dans ses travaux de planification,
le gouvernement cherche à encourager la structuration des principaux
secteurs autour d’une ou deux entreprises de taille potentiellement
internationale. Par exemple, dans l’aéronautique, les grandes manœuvres
sont engagées pour la formation de la SNIAS. Le patronat prévoit dès
1965 la suppression de 15 000 emplois, soit 15 % des effectifs. L’un des
soucis du gouvernement dans ce contexte est de fluidifier le marché de
l’emploi pour favoriser la migration vers les nouveaux bassins d’emploi
de la main-d’œuvre libérée par les fermetures. C’est à cet effet qu’est
créée l’ANPE, en 1967.
Avec le recul de trente ans, le chômage de 1968 peut paraître bien dérisoire, et on en vient à se demander comment et pourquoi il a suscité tant d’inquiétude. Certes, il a fortement augmenté, de 200 000 chômeurs en 1964 à 300 000 en 1967. La croissance est très forte, mais le taux de chômage reste faible. La courbe ci-dessus pourrait faire penser que les propos alarmants sur la hausse du chômage en 1966 et 1967 étaient peu justifiés. Ils l’étaient au contraire tout à fait. Car ce qui n’apparaît que comme une hausse mineure d’un taux arithmétique est en réalité l’apparition d’un nouveau type de chômage.
A partir de la fin des années 1960, le
chômage n’est plus une absence exceptionnelle d’emploi. Il devient
aussi un instrument au service de la modernisation du capitalisme
français. Selon André Gauron, les facteurs démographiques ne suffisent
pas à expliquer la hausse du chômage. De plus, l’économie crée de
nombreux emplois. Mais, " entre 1965 et 1970, la mobilité constatée pour
les différentes catégories de main-d’œuvre apparaît 50 % plus forte
qu’au cours de la période 1959-1964 ". C’est ce volant de main-d’œuvre
qui, sous l’effet des restructurations, est à la recherche d’un autre
emploi qui explique la hausse du chômage, et qui, déjà, fait baisser le
niveau des salaires en remplaçant des vieux par des jeunes, des
Parisiens par des provinciaux (174), des hommes par des femmes, des
Français par des immigrés. Gauron conclut que " bien plus que la
politique des salaires, la mobilité de l’emploi a été l’arme principale
d’une dévalorisation globale de la force de travail... (175). "
Les discussions auxquelles Georges Pompidou, alors Premier ministre,
invite en 1967 les partenaires sociaux vont dans le même sens. Au moment
où s’engage le débat sur les ordonnances, Pompidou propose des
discussions tripartites gouvernement-patronat-syndicats sur cinq
points :
1. augmentation des indemnités de chômage .
2. création de commissions paritaires pour suivre les restructurations et leurs conséquences ;
3. instauration d’un délai d’information pour les licenciements collectifs ;
4. mesures particulières en cas de fusion ;
5. indemnisation du chômage partiel.
Le fait qu’un gouvernement de droite propose d’augmenter l’indemnisation du chômage donne une indication de la rigidité du marché du travail après trente ans d’accumulation accélérée. Après cette phase de plein emploi, il faut ça pour acheter un peu de flexibilité de la force de travail. Ce faisant, les capitalistes instrumentalisent le chômage pour annoncer le retour de la précarité et affirmer le principe de la condition prolétaire : pour travailler, il faut vendre sa force de travail. Il n’y a pas de droit au travail, mais seulement un rapport de force entre acheteurs et vendeurs de force de travail, et la balance est en train de tourner en faveur des capitalistes. Bien sûr, cette instrumentalisation ne se fera que sur la longueur des années et, au début des années 1970, elle sera notablement masquée par le discours idéologique sur la recomposition du travail, soi-disant destiné à surmonter la crise du travail à la chaîne. En attendant, les travailleurs perçoivent presque instantanément la précarisation de leur situation. Les plans de développement du traitement social du chômage ne les rassurent pas, et la revendication de travailler au pays se comprend sur cette base.
Le retour de cette vérité élémentaire que le marché du travail est le lieu de la précarité du prolétaire est selon moi, après les trente glorieuses, un des éléments fondamentaux de la puissance du mouvement social de 1968. C’est lui qui explique la rage des ouvriers de Sud-Aviation, leur acharnement à refuser une baisse de la durée du travail qui ne soit pas pleinement compensée. Ces ouvriers-là ne travaillent pas à la chaîne et leur activisme a une autre source que l’ " anti-travail " des OS (voir plus bas). Cette source, c’est le retour insidieux de la précarité au travers du chômage partiel, des restructurations et des délocalisations de la région parisienne vers la province. Ce n’est pas encore, comme aujourd’hui, l’omniprésence du chômeur dans la société, mais c’est déjà un signe perceptible de ce qui va se développer. Par exemple, c’est ce même retour de la précarité qui explique l’apparition de prolétaires marginaux (loulous, blousons noirs et désœuvrés de toutes sortes) qui seront un ferment actif de radicalisation dès les premières manifestations étudiantes.
Bien entendu, c’est également la fin du plein emploi qui permet de peser sur les salaires. Là aussi, les griefs s’accumulent depuis plusieurs années. Le plan d’austérité que le gouvernement met en place en 1963 pour contrôler l’inflation n’empêche pas que le pouvoir d’achat des salaires augmente de plus en plus lentement. Le pouvoir d’achat du salaire moyen a augmenté de 6 % en 1960, et encore de 5 % en 1963. En 1967, la hausse n’est que de 2% (176). Cette hausse, de plus, se répartit de plus en plus inégalement entre hauts et les bas salaires. L’écart entre les deux augmente au fil des ans. Le rapport entre le salaire moyen d’un cadre supérieur et celui d’un ouvrier augmente de 6% entre 1962 et 1967 (177). Mais c’est surtout l’écart entre le SMIG et le salaire moyen qui est le plus frappant en 1968. De 1955 à 1967, le pouvoir d’achat du salaire moyen passe de 129 à 197 (1950 = 100), alors que le SMIG stagne autour de 120. Cet accroissement de l’écart des salaires sera la base d’une revendication égalitaire souvent exprimée en mai 1968. Les augmentations de salaire en pourcentage seront fréquemment rejetées par les grévistes au profit d’augmentations identiques pour tous. Ils n’obtiendront satisfaction que de façon très partielle, la CGT militant activement pour la hiérarchie des salaires et contre l’égalitarisme.
En fin de compte, le ralentissement de l’accumulation de la fin des années 1960 nous ramène à un capitalisme normal. L’exception des trente glorieuses s’achève. Partout, mais d’autant plus en France que les archaïsmes y étaient plus forts, l’extraordinaire rentabilité du capital dans cette période s’épuise. Elle était liée à l’introduction du travail à la chaîne dans une société qui, à l’éclatement de la guerre, n’avait même pas encore généralisé le taylorisme, et les réserves de productivité étaient donc immenses car fondées sur " les gains cumulés des principes tayloriens et fordiens "classiques" et de ceux résultant de l’emploi des automates industriels (178) ". Immenses, mais pas inépuisables. Car l’organisation fordienne du travail semble, elle aussi, toucher une limite. C’est là le troisième élément caractéristique de la période.
2. - Les limites du travail à la chaîne
L’organisation scientifique du travail (OST) est apparue à la fin du xixe siècle, d’abord aux Etats-Unis. Elle procède à l’analyse des gestes du travailleur qualifié, et décompose cette tâche en une succession de tâches élémentaires requérant le moins de gestes différents possibles. Le but est, très explicitement, d’empêcher le travailleur de se cacher derrière son savoir-faire pour ralentir son activité. Il est simultanément d’augmenter la productivité et le volume de la production par l’emploi massif et bon marché de travailleurs non qualifiés - ou qualifiés en quelques jours.
Peu avant la première guerre mondiale, les travailleurs taylorisés sont reliés les uns aux autres par un convoyeur : ils deviennent des travailleurs à la chaîne. Ce procédé a d’abord été mis en pratique chez Ford, aux Etats-Unis (179). Ce n’est qu’après la deuxième guerre mondiale qu’il s’est universalisé, notamment en Europe et au Japon. La différence par rapport au taylorisme est que le capitaliste gagne encore sur les temps morts et sur la " flânerie ". La chaîne assure toute une partie du travail de manutention et surtout impose son rythme au travail des ouvriers faisant chacun une opération élémentaire sur la pièce qui avance devant eux. Ce sont ces travailleurs non qualifiés qu’on appelle, à l’époque de mai 1968, les OS (ouvriers spécialisés).
Taylorisme et fordisme sont ainsi deux
moments essentiels de la déqualification du travail, de la deuxième
dépossession du travailleur. Dans la première dépossession, celui-ci a
perdu toute propriété de ses moyens de production. Dans la deuxième, il
perd toute qualification : speed as a skill (la vitesse comme
qualification), voilà ce que demandent les ingénieurs des méthodes.
A partir du milieu des années 1960, l’exploitation du travail à la
chaîne connaît une perte d’efficacité. Les patrons cherchent à la
compenser par la baisse des salaires et l’aggravation des conditions de
travail. Nous avons vu que la " révolte des OS " n’est pas absente des
conflits annonciateurs de Mai 68 (notamment à Caen). En mai-juin 1968,
les signes de la révolte des OS apparaissent aussi dans les grèves : au
démarrage dans l’activisme des jeunes ouvriers (Renault en particulier),
et surtout à la fin dans la résistance à la reprise du travail (Flins
et Sochaux). Cela dit, la crise de l’ " organisation scientifique du
travail " qui s’ouvre alors n’est pas un phénomène nouveau.
Selon Georges Friedmann, " la seconde guerre mondiale a joué, dans
l’histoire de l’organisation du travail, un rôle quasi révolutionnaire
en obligeant l’industrie américaine à se convertir brusquement, sous
l’effet des pressants besoins de l’armement, vers de nouvelles
productions avec une main-d’œuvre souvent inexpérimentée (180) ".
La conversion dont parle Friedmann n’est pas l’introduction de l’OST, qui est déjà bien implantée aux Etats-Unis avant la guerre, mais, déjà, le dépassement de ses limites. Les conditions de la guerre ont été telles que, dès cette époque, on pouvait parler, d’une certaine façon, des limites du travail à la chaîne. Friedmann insiste sur le fait que la remise en cause de l’organisation du travail selon les normes les plus avancées de l’époque ne répond nullement à un souci humanitaire voulant soulager les travailleurs de tâches trop répétitives, mais à des contraintes de rentabilité et d’efficacité. Bien entendu, l’efficacité du travail suppose un minimum de coopération de la part des travailleurs, et c’est sur cette question que managers d’usines et psychologues se retrouvent pour définir les solutions qui donneront ce minimum de coopération.
Georges Friedmann relate l’exemple des tanks fabriqués par
Cadillac. Deux usines utilisant les mêmes outils pour faire les mêmes
produits ont un important écart de productivité. La première est
ultramoderne et conçue entièrement selon les derniers canons de l’OST.
La seconde a été improvisée dans des locaux inappropriés et doit sans
cesse recourir au système D. C’est évidemment cette dernière qui est la
plus efficace : elle a su capter la coopération des ouvriers. Il cite
aussi un cas d’enrichissement des tâches mis en place sur un chaîne chez
IBM dès 1943. Le résultat est une meilleure qualité des produits, une
plus grande satisfaction du personnel (mieux payé, il est vrai) et de
moindres frais généraux.
Ces expériences de guerre ont eu des suites après la fin du conflit. Elles n’ont cependant pas connu un développement tel que le problème des limites de l’OST n’apparaisse pas de nouveau dans les années 1960.
De fait, malgré l’enthousiasme qu’il a pour l’enrichissement et la rotation des tâches, Friedmann ne cache pas les limites de l’exercice du " job enrichment ". Il reconnaît que la perspective est surtout au développement de la polyvalence d’ouvriers serveurs de machines automatisées, et que ceci n’est pas particulièrement un " enrichissement des tâches ". Et il rapporte qu’en 1950, aux Etats-Unis, l’enrichissement des tâches dans l’industrie fordienne classique (non automatisée) ne serait économiquement justifiée que pour 500 000 ouvriers, malgré les expériences si concluantes de la guerre. Il y avait à cette date 11,7 millions d’OS et 3,8 millions de manœuvres. Comme il est bien clair que la mise en place de solutions de remplacements de l’OST pure et dure ne se fait jamais que lorsque les patrons y trouvent leur intérêt - y compris en réponse à la résistance ouvrière - il faut conclure de cette diffusion limitée de la " nouvelle OST " qu’elle n’est pas vraiment rentable.
Pour revenir à notre sujet, on aboutit donc au fait que, à la fin des années 1960 en France, les limites de l’OST étaient bien identifiées. Et que malgré cela il y avait encore des millions de travailleurs faisant à la chaîne le travail " appauvri " préconisé par Taylor et Ford. On n’avait pas trouvé mieux pour augmenter la productivité.
Dans une analyse des limites technico-économiques du travail à la chaîne à ce tournant de l’accumulation du capital, Benjamin Coriat identifie deux raisons principales qui expliquent que l’OST bute sur une limite objective :
d’une part, une trop grande division du travail augmente le temps de transfert, qui est improductif. On divise le travail pour supprimer les temps morts de la flânerie ouvrière, mais on les retrouve objectivés dans un allongement sans fin de la chaîne. " Il en résulte qu’à partir d’un certain seuil de "pertesÓ, il redevient utile de s’interroger sur l’économie de temps véritablement réalisée (181) " ;
d’autre
part, plus les postes individuels de travail sont nombreux, plus la
chaîne est longue, et plus l’équilibrage est complexe et difficile à
réaliser. Par équilibrage, il faut entendre la coordination des
multiples tâches individuelles selon leur ordre de succession et la
durée propre de leur cycle spécifique.
On retiendra qu’à partir d’un certain degré de division du travail des
problèmes d’échelle surgissent, et qu’une bonne recomposition des tâches
devrait permettre de les résoudre. Pour une bonne part, cette solution "
logique " ne sera pas mise en œuvre au-delà du discours idéologique
valorisant quelques expériences.Car à la fin des années 1960, les
préconisations des sociologues et autres experts comme Friedmann
n’avaient pas débouché sur une autre solution au ralentissement des
gains de productivité que... l’accélération des cadences. Que cette
solution n’en était pas une, c’est ce que montrent les révoltes d’OS
dans les grèves de mai 1968 et, surtout, des années qui ont suivi, en
France et ailleurs. En mai 1968, c’est de ce secteur de la classe
ouvrière que vient pour une part importante le lancement de la grève
(Cléon, Flins). Et c’est dans ce secteur qu’ont lieu les batailles les
plus furieuses contre la reprise du travail ordonnée par les syndicats.
Ces batailles sont le signe que s’ouvre alors une période de blocage
momentané de l’exploitation du travail à la chaîne. Elles forment la
base de ce qu’on a appelé le mouvement anti-travail. Les conditions de
l’exploitation sont telles que les OS (surtout les jeunes) refusent de
continuer à jouer le jeu de perdre sa vie à la gagner. Le " refus du
travail " se caractérise principalement par le développement de
l’absentéisme et du turn-over, la baisse du soin apporté à la
production, voir carrément le sabotage. Tout ceci a un coût, de plus en
plus élevé, et bientôt (dès le début des années 1970) les experts
recommencent à se pencher sur le problème du travail à la chaîne, et les
solutions qu’il est urgent d’apporter pour ramener les coûts et la
productivité à un niveau permettant la rentabilité globale du capital.
Ils préconisent en général de fractionner la chaîne en mettant des
stocks tampons, de faire travailler les ouvriers en groupe et/ou de
recomposer les tâches décomposées à l’excès par l’OST. Ces
recommandations n’auront guère plus d’effet que celles de Friedmann et
consorts.
Benjamin Coriat récuse la notion de " refus du travail " (en général) (182) et estime que les conditions salariales du travail des OS sont la source première de leur révolte. Reprenant un rapport des économistes du 6e Plan, il considère que la base objective de la désaffection vis à vis du travail manuel est à lier :
à l’absence de statut de ces travailleurs, qui ne sont pas mensualisés ;
au niveau de leur rémunération : sauf en Italie, la classe ouvrière française est selon lui la moins bien payée d’Europe à cette époque ;
à la part trop importante des heures supplémentaires dans la formation du revenu, qui dépend donc des aléas conjoncturels.
Ce qui revient à dire que les OS ne se seraient pas révoltés
si, mensualisés, ils avaient été moins précaires ;
s’ils avaient été mieux payés ;
et si leur salaire, plus élevé donc, avait été plus régulier.
Il est vrai que les OS de mai 1968 ont
demandé à être mensualisés, qu’ils ont demandé des augmentations de
salaire et l’intégration des primes (ce qui a le même effet que les
heures supplémentaires sur la régularité des salaires). Et il est
possible que, si ces revendications leur avaient été accordées à
Grenelle ou après, ils auraient repris le travail sans bagarre. Il
n’empêche que, historiquement, la " solution " du problème des OS se
fera exactement à l’opposé des revendications des OS ou des
recommandations des experts : plus de précarité, moins de pouvoir
d’achat et plus de flexibilité, dans les horaires et dans les salaires.
Et, bien entendu, un travail immédiat absolument pas moins pénible, bien
au contraire, pour ceux qui n’ont pas été éliminés par l’automatisation
de certaines opérations le long de la chaîne. Comparant la situation
des travailleurs d’une usine d’automobile dans un écart de vingt ans
(1974 à 1994), Christophe Dejours s’étonne que les experts puissent
considérer qu’il y a eu un renouvellement radical des méthodes de
travail. Pour lui, " il y a au contraire une similitude incontestable
entre hier et aujourd’hui... Le travail, en tant qu’activité (au sens
ergonomique du travail), n’est en fin de compte guère différent de ce
qu’il était il y a vingt ans, [sauf] que les temps morts ont disparu,
que le "taux d’engagement" (c’est-à-dire la part du temps de présence
sur la chaîne, consacré à des tâches directes de fabrication, de montage
ou de production [une fois soustraits les temps de déplacement,
d’approvisionnement, de pause ou de relâchement]) est beaucoup plus
pénible que par le passé, qu’il n’existe actuellement aucun moyen de
ruser avec les cadences... (182) ". La question se pose donc de savoir
pourquoi des conditions pires qu’autrefois n’entraînent pas de révolte
des OS aujourd’hui. L’explication tient dans le développement du
chômage.
La fin des années 1960 est un point de retournement d’un cycle long. Avant ce point, le capital semble en expansion irrésistible, il semble avoir un besoin insatiable de force de travail fraîche. Après ce point, c’est l’inverse : la croissance ralentit, l’immigration devient problématique, le chômage se développe sans rémission. C’est la particularité de cette situation de retournement qui fait que la révolte des OS s’exprime avec tant de clarté et de violence : elle s’appuie sur des salaires relativement haut et un marché du travail qui est encore demandeur pour protester contre les premiers signes de l’inversion de tendance - ralentissement de la hausse automatique des salaires, accélération des cadences et dégradation des conditions de travail, chômage partiel.
Il faut ici clarifier un point : le chômage est-il oui ou non l’une des causes des grèves de mai 1968 ? Peut-on en même temps dire que la fin du plein emploi et l’apparition du chômage font peur et entraînent à la grève, et que l’absence de chômage permet aux OS de se mettre en grève sans crainte de perdre leur emploi ? Oui, car le chômage n’apparaît pas de façon généralisée. Il se manifeste plus dans certains secteurs menacés par les restructurations (les mines, l’aéronautique...), et il est nettement moins menaçant dans les industries d’OS. Parlant du secteur automobile, Jacques Vincent pense même que l’alimentation des chaînes en OS risque d’être difficile au début des années 1970 (183). De 1962 à 1969, la production automobile française a augmenté de 60 %, et les effectifs de 24 %. Le 6e Plan projette une hausse des effectifs de 35 % pour la période 1970-1975. Cela représente 73 000 travailleurs, dont 56.000 OS. Le marché du travail est donc favorable pour les OS à cette période.
Il faudra plusieurs années pour que les grèves d’OS expriment tout leur potentiel de révolte et de contestation et finissent dans la défaite en raison de la massification du chômage et du développement de l’automation. Mai 68 n’est que l’ouverture de cette période de transition entre la fin des trente glorieuses et l’ouverture de la récession longue de la fin du siècle. Les OS de 1968 se révoltent contre le fait qu’on leur fait porter le poids de la baisse du taux de profit par des cadences accélérées et des conditions de travail aggravées. Ils ont, pour protester contre cet état de fait, une base d’appui : le plein emploi et leur caractèreirremplaçable. En mai 1968 et dans les années suivantes, c’est cette force qui soutient leur révolte. Aussi le capital va-t-il s’employer à réduire cette base d’appui, par l’automatisation, la précarité, le chômage, l’immigration clandestine, etc. A quel point cela est efficace, on le voit dans une comparaison entre les différentes usines du groupe que fait aujourd’hui un directeur de Toyota. Il estime que les ouvriers français, thaïlandais et indonésiens sont 20 % plus productifs que leurs collègues américains, qui " sont plutôt riches et ne veulent donc pas travailler trop fort ". En France " il y a beaucoup de chômeurs et donc [ceux qui ont un emploi] ont tendance à travailler plus fort ". Les Japonais " tirent au flanc " et travaillent moins qu’autrefois. La productivité japonaise est plus élevée parce que certaines machines ne sont pas utilisées ailleurs qu’au Japon pour éviter que la concurrence ne les copie (184). De la même façon, J.-P. Durand observe, à propos de l’industrie automobile, que la contrainte au bon comportement de travailleur zélé " n’est plus rémunérée comme hier (par une augmentation de salaire) ...[mais que] la conformité à la norme a lieu sans contrepartie, sauf [celle] de conserver son emploi (185) ".
Retour du chômage et ralentissement de la hausse des salires, limites du travail à la chaîne et début de la révolte des OS : nous avons identifié les manifestations principales du ralentissement de l’accumulation du capital à la fin des années 1960. Elles forment la toile de fond, les causes profondes, des grèves de mai-juin 1968, dont les éléments déclencheurs immédiats sont probablement la crise univesrsitaire et la répression policière. Mais comment passe-t-on de ces éléments au paradoxe de Mai 68, à cette grève généralisée qui accouche d’une souris ? Notre recherche fait apparaître une grève dure et massive - si massive qu’elle comporte nécessairement des points de frottement avec les syndicats et les partis de gauche. Grève dure, qui a eu l’énergie de rejeter Grenelle et de demander plus, mais qui n’a rompu qu’exceptionnellement avec ses représentants et les a presque toujours laissés parler en son nom ; elle n’a pas inventé les modalités de lutte qui lui auraient permis de remporter quelque chose de significatif sur les salaires et les conditions de travail. C’est ce contraste entre la massivité de la grève et la faiblesse de ce qu’elle a remis en cause et obtenu qui rend difficile la définition du mouvement.Faute de mieux, je le définis donc comme un arrêt de travail généralisé non-insurrectionnel. On s’attendrait à ce que 10 milions de grévistes créent un climat insurrectionnel. Est-il possible de comprendre pourquoi ce la n’a pas été le cas ?
Dans Il va falloir attendre, Gilles Dauvé et K. Nésic observent que " l’assaut prolétarien se produit lorsqu’un cycle de production atteint son sommet et commence à entrer en crise. Un prolétariat dynamique suppose un capital dynamique... Après 1960, l’ouvrier pouvait critiquer le travail parce qu’il était assuré d’une embauche quasi permanente... C’est en rejetant la richesse proposée ou promise et non la pauvreté imposée qu’un mouvement social s’affirme communiste (186) ". La référence à la critique du travail et aux années 1960 permet de penser que cette remarque générale concerne aussi Mai 68. Mais en fait non, car à la fin du même texte, les auteurs notent que " 1968 ne fut une crise révolutionnaire pour aucune des deux classes fondamentales en présence. Dans les pays développés, contrairement à ce qui s’était passé après 1917 [autre sommet de cycle], un accord tacite a réuni prolétaires et capitalistes pour ne pas aller trop loin ". Sommes-nous en présence d’une exception ? Dauvé et Nésic ne nous le disent pas. Quoi qu’il en soit, la discussion de la position d’un mouvement social par rapport au cycle est intéressante.
Un bref examen historique des soulèvements du prolétariat montre qu’ils interviennent en de nombreux points des cycles longs de l’accumulation du capital (187). Cela laisse penser que les crises révolutionnaires de l’histoire du prolétariat obéissent à de nombreux facteurs circonstanciels qui ne sont pas tous directement liés au cycle. Il est vrai que la crise allemande de 1918-1919 intervient en haut d’un cycle, mais pas la révolution de 1848, pas le Front populaire français de 1936, pas la révolution espagnole (1936 aussi). Une étude détaillée de cette question reste à faire. Mais, en tout état de cause, " l’affirmation communiste du prolétariat " - ce par quoi je suppose qu’il faut entendre, en l’absence de communisation proprement dite, une critique en acte du rapport social capitaliste (188) - ne peut avoir lieu que sous l’effet de la " pauvreté imposée " par une crise majeure, qui compromettant la reproduction immédiate, peut pousser un mouvement de masse du prolétariat vers le communisme - tel qu’il se définit à chaque époque du mode de production capitaliste (MPC). Cette crise majeure peut intervenir en haut de cycle (la Commune, l’Allemagne de 1917), mais c’est alors en raison de circonstances très particulières (la défaite militaire et ses conséquences).
Plus conforme au cas général " théorique " d’un haut de cycle, le mouvement de Mai doit ses limites aux années de prospérité qui l’ont précédé et dont les acquis sont alors encore loin d’être entièrement remis en cause. La conjonction du ralentissement de la hausse des salaires, de l’apparition du chômage et du problème des OS provoque la poussée revendicative, mais ne fait pas une situation de crise révolutionnaire. Et il n’y a pas eu d’accord tacite entre les classes pour ne pas aller plus loin. Il y a eu accord explicite entre patronat, syndicats et gouvernement pour gérer au mieux une situation difficile, sans doute, mais aussi favorable à la résolution de blocages, notamment politiques, résultant de dix années de gaullisme.
C’est aussi cette position de Mai 68
en haut de cycle qui permet de rendre compte d’un aspect étonnant et peu
commenté des grèves, à savoir le faible taux d’occupation des usines.
On a vu, que dans bien des cas, les salariés ont clairement montré leur
souci de ne pas s’attarder sur les lieux de travail " occupés " dès lors
que la grève était décidée. Ont-ils fait grève ou bien ont-ils laissé
les autres faire grève pour eux ?
Il est évident que les travailleurs ont effectivement fait grève, au
sens où ils ne se sont pas présentés sur leur lieu de travail et ont
renoncé à leur salaire. Mais ils sont restés chez eux, ne venant que
minoritairement aux AG et aux manifestations périodiques convoquées par
les syndicats. Cette masse de " passifs " traverse le mouvement en
vivant sur ses réserves et en se désintéressant du quotidien de la
grève. Son activité de lutte est minimale. Elle ne cherche pas à en
suivre les aléas ; on suppose qu’elle attend d’être convoquée à la
reprise du travail, ou au vote sur cette reprise, en s’en remettant aux
syndicats pour savoir ce qu’il faut penser de tout ça et en se
désintéressant de l’enjeu politique supposé de la lutte (alternative
démocratique au gaullisme, gouvernement populaire, a fortiori révolution
communiste).
Cet absentéisme des grévistes a une double signification :
d’une part il indique que le lieu de travail (usine ou bureau) n’a plus la fonction centrale qu’il a pu avoir à d’autres époque dans l’affirmation de la classe. La vie des travailleurs au travail, visiblement, n’est pas le lieu de l’affirmation de leur identité. Même les OS, qui ont montré à la fin de la grève que celle-ci comportait pour eux des enjeux importants, n’ont pas occupé les usines. Ils se sont battus, jusqu’à mort d’homme, pour ne pas reprendre le travail dans la défaite. A Sochaux, le 11 juin à l’aube, ceux qui sortent des cars pour reprendre le travail s’engagent aussitôt dans la bataille avec ceux qui étaient restés la veille dans l’usine et qui venaient de s’en faire déloger par les flics. C’est dire si leur frustration de reprendre le travail sans résultat revendicatif digne de ce nom est grand. Et pourtant, ils n’ont pas pensé, depuis le début de la grève, que l’occupation de l’usine augmenterait leur chance de gagner. De la même façon, l’échec de Grenelle a clairement montré que les travailleurs " voulaient plus ". Mais après Grenelle les occupations ne se sont pas renforcées, bien au contraire ;
d’autre
part, l’absentéisme des grévistes, en tant qu’il se manifeste comme
repli sur la vie privée plutôt que comme lutte ailleurs que sur le lieu
de travail, indique l’existence de réserves, d’une situation de crise
non profonde, de la possibilité d’attendre et de faire (plus ou moins)
confiance à ses représentants. On peut comparer avec la lutte pour la
survie dans la crise argentine récente, où l’espace hors travail a été
le lieu de luttes importantes (assemblées de quartier, barrages
routiers, attaques de supermarchés).
Le faible taux d’occupation des usines a la même base que
l’anti-travail des OS : le travail n’est plus la base de l’identité de
la classe, les usines et les bureaux ne sont que des lieux où l’on gagne
de l’argent. C’est un message très massif que font passer les grévistes
de mai-juin 1968, et il n’a été que peu relevé. On peut supposer que,
dans une situation analogue aujourd’hui, si les travailleurs entraient
dans une grève de masse, le même absentéisme se manifesterait de
nouveau. Mais cette fois, les réserves seraient moindres, le repli sur
la vie privée, déjà lprécarisée avant la grève, serait plus difficile.
L’absentéisme ne serait pas, ou serait plus difficilement, dispersion
des individus, et la socialisation de grève devrait être beaucoup plus
difficile qu’en mai-juin 1968.
Aujourd’hui, où nous sommes dans une phase basse du cycle long, tous les paramètres d’une révolte des OS et précaires (puisque c’est ça aussi qu’ils sont devenus) sont réunis. Le travail est plus pénible qu’il n’était, il est moins bien payé et ne donne lieu à aucune " reconnaissance ", comme le souhaitait Benjamin Coriat à la fin des années 1970 en réclamant la mensualisation des OS. Cette révolte se fera donc, le cas échéant, malgré et contre la menace du chômage, sans base d’appui dans le plein emploi ou la vie privée. Les travailleurs et les chômeurs devront trouver en eux-mêmes la force, la base d’appui, que ne leur donne plus la socialisation capitaliste. C’est dire que, si la révolte doit dépasser le stade d’une émeute brève, l’activité de grève devra être autrement imaginative qu’en mai-juin 1968. C’est dire aussi que la partie sera beaucoup plus difficile pour les syndicats.
ANNEXE 1
Pour donner un point de comparaison sur la façon dont, dans l’ensemble, les syndicats français ont gardé un bon contrôle du mouvement en Mai 68, examinons le cas de l’Italie. On ne va pas faire ici l’histoire des deux années mouvementées de 1968 et 1969, mais signaler certains éléments du début de l’année 1968 qui ont pu attirer l’attention des syndicats français et influencer leur attitude pendant le mouvement.
Les leaders syndicalistes français suivaient-ils l’actualité italienne ? Si oui, ils ont vu ce qu’il en coûte de trop perdre de vue les préoccupations de la base. En février 1968, les syndicats italiens signent un renouvellement des contrats collectifs avec Pirelli. Ils le présentent victorieusement aux travailleurs, qui ne sont pas satisfaits du tout. L’accord obtient bien un rattrapage des salaires, qui traînaient depuis 1964, mais il ne traite pas d’autres questions qui se révèleront d’une importance cruciale dans le rapport entre patronat et travailleurs au cours des deux années suivantes. Deux points soulèvent des protestations très vives de la part des ouvriers. D’une part l’accord ne prévoit pas de réduire le rôle des primes de production, dont les ouvriers voudraient qu’elles deviennent fixes. D’autre part, les ouvriers sont furieux de ne pas avoir été consultés avant la signature de l’accord. Dès le jour de la signature de l’accord, une tract circule signé par " un groupe d’ouvriers " de l’usine de la Bicocca : " Nous demandons un rapport démocratique entre syndicat et travailleurs de manière à ce que ce soit ces derniers qui puissent décider des revendications et de tout le déroulement de la négociation, à travers aussi des instruments de démocratie de base telles que les assemblées ouvertes à tous les travailleurs (189) ".
C’est à partir de là que va se former dans les semaines qui suivent le comité unitaire de base (CUB). Grisoni et Portelli (190) résument ainsi les revendications formulées ce printemps par le CUB de la Bicocca :
1. augmentation des salaires et des primes de production ; 2. réévaluation du travail aux pièces ; 3. passage de tous les ouvriers dans la catégorie supérieure ; 4. blocage des cadences à un rythme déterminé par les travailleurs ; 5. abolition des nuisances et contrôle par les travailleurs ; 6. réduction du temps de travail.
Un autre exemple du manque de sensibilité des syndicats est signalé à Valdagno en avril 1968. En effet, après la signature d’un accord avec le patron de Marzotto (textile), les ouvriers ne sont pas contents et se battent pendant une journée avec la police.
De nombreux CUB vont se former, et ils ne laisseront aucun répit aux syndicats, à qui il faudra deux ans pour s’adapter et récupérer la militance des CUB au service de leurs propres organisations. Mais dans l’immédiat, on assiste à une remise en cause profonde des syndicats et de leur mode de fonctionnement. C’est précisément cela qui ne se passe que de façon très marginale en France. Il est vrai que les syndicats sont mieux implantés dans les entreprises qu’en Italie, où l’anti-syndicalisme primaire des patrons fait le lit des CUB.
Ce n’est qu’en 1969-1970 que les syndicats finissent par remporter deux victoires qui assoiront à nouveau leur crédibilité. Il s’agit de l’accord de la métallurgie (décembre 1969) - qui sera élargi à plusieurs branches - et du statut des travailleurs (mai 1970). Le premier comporte des augmentations de salaires, une baisse du temps de travail, la réduction du nombre de catégories salariales et l’apparition d’un droit syndical dans l’entreprise. Le deuxième est une loi qui reconnaît et renforce le pouvoir des syndicats, tant face aux patrons arriérés que face aux groupes contestataires. Cette loi comporte notamment un article 18 qui protège les travailleurs contre les licenciements abusifs, et que le gouvernement Berlusconi de 2002 tente de faire sauter maintenant.
Annexe 2
Le 22 mai, trois travailleurs de la RATP se présentent à Censier. Ils recherchent des étudiants pour former un comité d’action (CA). L’un d’entre eux a " fait " les barricades avec les étudiants (c’est un jeune) mais tous trois sont poussés par le désir de " faire quelque chose ", ce qui leur paraît impossible à l’intérieur des organisations syndicales de la " Retape " (tous trois sont " dûment " syndiqués).
Dès le lendemain, le comité est constitué. Les problèmes sont nombreux, du fait que les 36 000 travailleurs sont extrêmement divisés géographiquement : 22 dépôts d’autobus, 17 ateliers, 14 têtes de lignes de métro, sans compter les sous-stations. On décide de commencer par rédiger un tract (qui sera distribué le 24 mai par les étudiants) appelant les camarades désireux de travailler dans un CA à se rassembler. Ce tract est modéré : on n’y aborde pas le problème des syndicats.
Des travailleurs de divers dépôts et lignes viendront nous rejoindre au cours de la semaine suivante (Balard, Ligne de Sceaux, Nation 2 et 6, Lebrun). Les camarades sont pour la plupart venus d’eux-mêmes, n’ayant jamais entendu parler de notre tract (saisi en général par les responsables CGT à chaque distribution, on devine facilement le sort qui lui était réservé).
Les principales discussions, qu’un souci " tactiqueÈ très discutable nous retiendra d’exposer dans nos tracts, portent sur les problèmes suivants :
Comment forcer le barrage que les syndicats opposent à la communication (entre travailleurs et étudiants, etc.) selon le vieil adage " diviser pour régner ".
Comment mettre en lumière la vraie nature de la grève que les syndicats, spécialistes du marchandage de la force de travail du prolétariat, veulent à tout prix maintenir dans des limites revendicatives.
Comment organiser la solidarité avec les grévistes sur un autre mode que celui de la charité ou du " geste spectaculaire ".
Analyse dénonciatrice du rôle des syndicats, que leur mode d’organisation HIERARCHISEE condamne à n’être que des instruments du pouvoir.
Comment le prolétariat doit-il s’organiser pour prendre en main son destin sans déléguer à quiconque ses pouvoirs (cf. les comités de base de Rhône-Poulenc) ?
Au cours de la semaine, nos actions resteront bien en deçà des thèmes de discussion parce qu’il nous faudra avant tout chercher, longtemps sans succès, à multiplier les contacts. Ce dont la vocation était de se transformer rapidement en comité de liaison restera un comité d’action d’une trentaine de membres, fonctionnant en circuit fermé.
Les travailleurs prennent la relève de la distribution des tracts éviter les heurts qui se multiplient entre étudiants et délégués soucieux d’éviter " toute provocation ". Pour les mêmes raisons discutables nos tracts resteront eux aussi en deçà des thèmes de discussions, ils portent sur :
Information : il existe un CA RATP.
La tentative de faire jaunir les jaunes en ironisant sur la " liberté du travail ".
Le refus des revendications dérisoires et le rappel des revendications minimales (qualitatives, et non quantitatives).
Les accords de Grenelle, l’annonce de votes prochains dans les dépôts,
la diminution numérique des piquets de grève laissant présager une
reprise immédiate vont accélérer notre action. Le 4 juin, distribution
d’un tract appelant à la poursuite de la grève, rédigé à l’initiative
des travailleurs des terminus Nation 2 et 6 (191).
Devant les dépôts, les chiens de garde syndicaux redoublent de vigilance : en leur absence, les contacts sont nombreux, fructueux et fraternels, dès qu’ils sont là les choses se gâtent : au dépôt Hainaut, ils accusent deux camarades de la ligne de Sceaux (dont l’un compte douze ans de service) d’être des agents provocateurs n’ayant jamais appartenu à la RATP et les font foutre à la porte par les travailleurs qu’ils ont trompés. (Détail savoureux : ces camarades sont, ou plutôt ETAIENT syndiqués à la CGT.)
Le lendemain, une cinquantaine de travailleurs se présente à la Bourse du travail, 15 rue Charlot, pour se renseigner sur les résultats du vote du réseau et la réunion intersyndicale qui venait de s’y tenir. On leur interdit l’entrée à coups de poing (la CGT n’a pas lésiné sur les calomnies, d’ailleurs contradictoires, pour tenter de justifier l’action des " travailleurs manuels " qui gardaient les portes : nous étions payés par les Américains, par la police, par le gouvernement, par la CFDT, etc.). On rédige aussitôt plusieurs tracts qui seront distribués le soir même :
Le premier dénonce l’accueil réservé aux travailleurs par la CGT et ses gros bras, les manœuvres d’influence des votes et le truquage des résultats quand l’influence était insuffisante, l’utilisation malhonnête du monopole de fait des moyens de communication entre travailleurs grâce à laquelle les syndicats s’apprêtaient à faire reprendre le travail contre la volonté de l’ensemble des travailleurs.
Les autres, signés par ceux qui étaient décidés à continuer la grève malgré les menaces de la CGT (qui avait annoncé qu’à partir du lundi 6 juin (192) à 8 heures, elle ne couvrait plus les grévistes) appelaient les camarades à prendre dans chaque terminus et dépôts des décisions semblables.
Le jeudi 6 juin, malgré l’ORDRE des syndicats, la grève continue dans divers attachements. Dès que le fait est connu, les syndicats délèguent leurs " huiles " pour mettre bon ordre à cette situation intolérable. Malgré le titre historique de L’Humanigaro du 6 (Reprise victorieuse dans l’unité !), on apprend bientôt que la reprise a été laborieuse à Gonnesse, Ivry, Lilas, Croix-Nivert, Clichy, Montrouge, Lebrun, Nation 2 et 6, etc. Les tentatives de redébrayage se sont multipliées, un peu partout les travailleurs se sont regroupés en vue d’une action.
C’est ainsi que le vendredi 7 juin, une cinquantaine de camarades du dépôt Croix-Nivert se réunissent (dans un bistrot, malgré l’invitation d’un camarade de Lebrun à se rendre à Censier, car, influencés par leurs délégués, beaucoup répugnent encore à contacter ouvertement les " gauchistes et les provocateurs étudiants "). Devant la violence des questions et des réponses de " leur " base, deux délégués CGT venus défendre les positions merdeusement (la suite l’a prouvé) électoralistes de leur syndicat, décident, quand leur position est devenue intenable, de se retirer sous prétexte qu’on fait de l’antisyndicalisme (attitude du curé vertueux qui, devant un blasphème, se bouche les oreilles : " Je préfère ne pas entendre ça "). On est libre alors de se transporter à Censier. Résultat de la discussion : convocation par tract d’une assemblée générale des travailleurs de la RATP pour le lendemain.
Le tract est distribué pendant toute la matinée du samedi 8. L’assemblée se réunit ; les travailleurs du dépôt des Lilas annoncent qu’ils viennent de se mettre en comité ouvrier (ou comité de base, ou conseil ouvrier, ou soviet, ou conseil des travailleurs, etc.). On constate que partout le processus a été le même : quand les grévistes n’ont pas voté la reprise à contre-cœur sous la pression syndicale, les délégués, truquant les résultats globaux, ont donné l’ORDRE de reprendre le travail au nom de l’" unité de la classe ouvrière dans la lutte " (un exemple : Lebrun s’est prononcé à 80 p. cent pour la poursuite de la grève, mais un curieux lapsus fait annoncer par la CGT , dans les autres dépôts, que Lebrun est à 80 p. cent POUR LA REPRISE). Dans ces conditions une relance de la grève paraît possible, mais nous ne sommes pas assez nombreux ; on rédige donc un nouveau tract, appelant à une nouvelle assemblée générale pour le lundi 10 juin.
Lundi 10 juin : succès presque complet, 11 dépôts, 9 lignes et 1 atelier sont représentés. Chacun raconte le déroulement de la grève sur sa ligne ou dans son dépôt : les faits sont décidément les mêmes partout : c’est le manque de liaison entre les travailleurs qui a permis de tromper les grévistes et de les mettre en échec. On décide de former un comité de liaison groupant deux camarades de chaque attachement. Au cours des débats visant à l’organisation des travailleurs en CA débouchant sur la formation de comités de base et pendant que les camarades du comité de liaison s’étaient retirés dans une autre salle pour rédiger un tract appelant à cette forme d’action, une autre tendance se manifesta : un certains nombres de camarades, en majorité des jeunes, se déclaraient fatigués des " palabres " et réclamèrent une action immédiate, reprise ponctuelle de la grève dans certains dépôts par les plus décidés qui devaient réussir sans peine à entraîner tous les travailleurs. Cette tendance, qui n’était pourtant pas incompatible avec l’autre, finit cependant par l’emporter dans une certaine confusion qu’on peut rendre responsable d’un double échec.
D’une part les tentatives d’organisation, fondées sur le constat du rôle des syndicats, furent laissées au second plan alors qu’elles auraient été positives, d’autre part, la reprise ponctuelle de la grève ne put avoir lieu car, prises dans l’enthousiasme d’une assemblée de 400 ou 500 personnes, bien des résolutions ne résistèrent pas à l’épreuve de la réalité.
Annexe 3
(194)
(...) Devant la généralisation de la lutte, la classe dominante peut mener deux politiques : la première est celle de la répression directe (reprise des entreprises occupées par les forces de répression et réquisition des grévistes). En fait, cette voie ne semble pas praticable : l’appareil d’Etat présente des signes de décomposition qui accentuent son incapacité à faire face en même temps à un mouvement aussi vaste.
La seconde politique,
et qui a plus de chance de succès, consiste à négocier avec les
directions politiques et surtout syndicales, les seules puissances de
fait, pour qu’elles fassent évacuer les usines et terminer la grève.
Pour arriver à cette fin, la bourgeoisie devra faire des concessions
qui modifieront plus ou moins la structure du capitalisme actuel. Une
partie de ces concessions sera faite à la bureaucratie syndicale en tant
que telle (reconnaissance de la section syndicale d’entreprise,
accroissement du rôle des comités d’entreprise, sièges plus nombreux
accordés aux bonzes syndicaux dans les conseils d’administration), en
contrepartie du rôle qu’elle joue pour désamorcer le mouvement actuel,
après s’en être attribué la direction officielle.
Mais il est certain également (comme en 1936 et 1945) que certaines revendications proprement ouvrières devront être satisfaites. A cet égard, la position des capitalistes français est difficile ; en partie en raison de la concurrence du capital étranger et surtout parce qu’il leur est nécessaire de poursuivre l’accumulation du capital, qui serait gênée dans l’immédiat par une augmentation des salaires réels.
Néanmoins, il n’est aucunement question de prétendre que les revendications actuelles ne puissent être assimilées par le capitalisme moderne. Celui-ci peut toujours accorder des augmentations de salaires qu’il compensera ensuite (et là encore comme en 1936) par l’inflation, la dévaluation et l’accroissement de la productivité.
Cette politique sera évidemment complétée aux niveaux parlementaire et gouvernemental. A ce niveau, la bourgeoisie a des possibilités particulièrement larges. Elle n’hésitera pas, s’il le faut, à constituer une gouvernement de gauche avec participation du Parti communiste. L’expérience de 1945 est là pour la rassurer tout à fait.
L’ensemble de cette
politique capitaliste risque d’autant plus de réussir que le mouvement
actuel présente de graves faiblesses : sauf en certains endroits comme
Sud-Aviation-Nantes, d’où le mouvement est parti, les grévistes qui
occupent les usines paraissent très peu nombreux. Bien que les
informations manquent à ce sujet, on peut dire que nulle part il n’a été
élu de comités de grève réellement démocratiques. La direction de la
grève paraît, en général, avoir été laissée aux mains des bureaucrates
syndicaux locaux. En outre, si le mécontentement ou tout au moins la
méfiance à l’égard des syndicats est certaine, la majorité des
travailleurs ne conçoit pas encore d’autres formes d’organisation que le
parti ou le
syndicat.
Toutefois, s’il ne
s’agit pas de faire preuve d’un optimisme béat, il faut également tenir
compte des caractères positifs du mouvement en cours : caractère
spontané, détermination d’une partie des ouvriers, en général jeunes,
extension continue de la grève qui n’a encore connu aucun
reflux.
D’autre part, il faut considérer que la seule bureaucratie réellement influente, à savoir la bureaucratie stalinienne, est très affaiblie. Sa politique actuelle de " voie pacifique vers le socialisme " lui interdit de se donner l’apparence révolutionnaire qui a longtemps fait sa force. Les dissensions entre pays bureaucratiques lui interdit de se réclamer d’un monolithisme qui a longtemps impressionné de nombreux travailleurs. En outre, la répression récente dans les pays de l’Est (étudiants de Varsovie, procès de Moscou) n’est pas faite pour redorer son blason, sans parler de la répression de la révolution hongroise en 1956, qui est encore dans bien des mémoires.
D’une façon plus
précise, on peut avancer que les appareils du PC et, par voie de
conséquence, de la CGT sont des appareils en crise dans la mesure où il y
a actuellement, et depuis plusieurs années, tentative de leur part de
se transformer de type stalinien en bureaucraties social-démocrates
classiques.
Actuellement, il n’est donc pas certain que le grand capital puisse
réaliser son plan de casser le mouvement. S’il est malheureusement
probable que la grève va stagner et pourrir, il est fort possible que
des remous se produisent lorsque les dirigeants syndicaux voudront faire
reprendre le travail et qu’une partie plus ou moins importante des
grévistes poursuive alors la grève en la durcissant.
Le fait que la situation ne soit pas jouée exige notre intervention. (...)
Annexe 4
BILAN D’UNE EXPERIENCE
Contrairement à ce voudraient faire croire les propagandes concordantes du PCF et de la bourgeoisie, l’occupation des facultés en mai 68 n’a pas été simplement une festivité folklorique.
Tandis que la Sorbonne
était livrée à des orateurs plus soucieux d’éblouir l’auditoire que de
mener une action obscure et souvent ingrate, tandis que de tous côtés
les éternels réformistes construisaient sur le papier l’Université
idéale (dont le seul défaut est de ne pas pouvoir exister en régime
capitaliste), au troisième étage du centre Censier se constituait un
Comité de liaison travailleurs-étudiants axé sur le soutien aux
travailleurs en grève.
Là des travailleurs, jeunes pour la plupart, qui découvraient la
dimension politique du mouvement et cherchaient un appui contre la
dictature paralysante des bonzes syndicaux, rencontraient des "
gauchistes " de diverses tendances, étudiants ou non, militants de
longue date ou nouveaux venus à l’action.
Ces rencontres ne se soldaient pas seulement par des discussions, en
elles-mêmes souvent fort intéressantes. Une activité trépidante animait
les couloirs de Censier et se répandait au loin, vers les quartiers
ouvriers et les entreprises de la " ceinture rouge " de Paris. Des
ronéos arrachées à l’administration sortait un flot continu de tracts
portant pêle-mêle des mots d’ordre révolutionnaires et les simples
revendications de travailleurs qui avaient pour la première fois la
possibilité de s’exprimer librement. Des délégations se rendaient dans
les usines occupées, perçant non sans peine le cordon sanitaire tendu
par l’appareil stalinien ; il s’ensuivait des discussions parfois
houleuses et dont les bonzes - plus habitués à cogner qu’à argumenter -
ne sortaient guère à leur avantage.
Cependant, tout
n’allait pas pour le mieux dans cette tour de Babel révolutionnaire. La
plupart des participants n’avait ni expérience ni formation politique,
et même les militants plus ou moins chevronnés perdaient pied devant la
grève la plus gigantesque que le capitalisme eut connu à ce jour.
En outre, il n’était pas facile de se débarrasser des scories
accumulées par des décennies de stalinisme. Un courant, minoritaire mais
bruyant, persistait à confondre la classe ouvrière avec les appareils
syndicaux qui ont l’impudence de parler en son nom. Certains de ces
camarades étaient du reste des émissaires de groupe qui ont la
prétention de " diriger " les travailleurs vers la révolution et qui,
n’ayant rien fait d’autre que de se traîner à la queue du mouvement, ne
voyaient dans l’activité de Censier qu’une occasion de recrutement.
Mais si les manœuvres
de ces disciples attardés de Lénine parvenaient parfois à bloquer
l’action et même la discussion, le danger principal provenait en fait de
la mystique anti-bureaucratique qui caractérisait la grande majorité du
Comité de liaison travailleurs-étudiants. Littéralement traumatisés par
le rôle répressif des appareils politiques et syndicaux, ignorants ou
oublieux des réalités de la lutte de classes, ces camarades en
arrivaient à croire que toute forme d’organisation était par nature
bureaucratique. Toute tentative de formuler clairement les objectifs du
mouvement se heurtait à l’indifférence ou à une hostilité déclarée.
Quant à l’organisation politique, elle prenait la forme d’une assemblée
générale quotidienne, où des heures se perdaient en palabres sans tête
ni queue, capables de lasser l’auditeur le plus indulgent. Pas question,
dans ces conditions, d’aboutir à des décisions collectives
quelconques : voter sur des propositions précises eût été aussi
inconcevable qu’un strip-tease exécuté sur la place publique par les
pensionnaires d’un couvent.
La contrepartie inévitable de ce spontanéisme forcené, c’est que des
décisions étaient tout de même prises, mais par des minorités agissant
de façon plus ou moins clandestine et mettant les autres devant le fait
accompli. Des cliques se formaient, des groupes plus ou moins organisés
monopolisaient les contacts avec des boîtes importantes (le cas le plus
regrettable étant celui de Renault-Billancourt, où une forte équipe de
micro-bureaucrates faisait écran entre les ouvriers et les " gauchistes "
les plus conséquents). Sans doute, dans cette cacophonie, la voix des
révolutionnaires parvenait-elle parfois à se faire entendre ; mais
c’était en définitive par des méthodes contestables.
C’est seulement dans la dernière phase de la grève, alors que le reflux était déjà entamé, qu’une décantation put commencer. Abandonnant l’assemblée générale à ses bavardages stériles, des travailleurs d’une dizaine de grosse boîtes (notamment Rhône-Poulenc, Thomson-Houston, Nord-Aviation et Sud-Aviation) ou de secteurs importants (comme les PTT ou la RATP) formèrent avec les militants politiques qui étaient en contact avec eux le Comité inter-entreprises.
Se réunissant quotidiennement pour faire le point de la situation et décider démocratiquement des actions à entreprendre, le Comité engagea une propagande qui, si elle venait trop tard, avait au moins le mérite de la clarté. Ses tracts, diffusés à des dizaines de milliers d’exemplaires dans les rues de Paris et aux portes des usines, démontaient le mécanisme bureaucratique d’étouffement de la grève et appelaient les travailleurs à s’organiser à la base, suivant l’exemple donné par l’usine Rhône-Poulenc de Vitry. Jusqu’au bout, les militants d’Inter-entreprises tentaient de s’opposer à la cessation de la grève ou d’obtenir sa reprise tant dans leurs entreprises respectives qu’en s’épaulant d’une boîte à l’autre.
La grève terminée et les facultés réoccupées par les flics, le Comité inter-entreprises décida de continuer son action, et de se réunir une fois par semaine. Malgré les vacances, les réunions eurent lieu comme prévu, avec parfois plus d’une centaine de participants. Mais à l’automne, les signes de la crise commencèrent à apparaître.
Une fois dissipées les illusions au sujet d’une reprise immédiate de la grève générale, le Comité se trouvait devant l’alternative, soit de disparaître, soit de définir des objectifs et des tâches allant au-delà d’une situation momentanée. Malheureusement, la majorité des participants allait se montrer incapable de faire face à la situation.
Les réunions étaient meublées d’exposés où, sous prétexte d’informations, des travailleurs de différentes entreprises faisaient savoir à tour de rôle qu’autour d’eux il ne se passait rien de remarquable. Parfois, une discussion s’amorçait, éventuellement sur une question importante de théorie révolutionnaire, mais c’était pour tourner court aussitôt devant le manque d’intérêt et de sérieux des participants. Sans doute une certaine assistance matérielle fut-elle donnée à des militants d’entreprise pour l’impression ou la distribution de tracts. Mais elle n’impliqua en fait qu’une faible minorité de ceux qui assistaient aux réunions.
Toutes les tentatives pour obtenir une formulation par le Comité inter-entreprises des bases politiques de son activité, et la définition de cette activité elle-même - par exemple, la publication d’un bulletin, des discussions suivies, etc. - se heurtèrent à un véritable mur. Cependant, les réunions se passaient dans un malaise croissant, le nombre des présents diminuait inexorablement, et des camarades de plus en plus nombreux posaient ouvertement la question de l’utilité du Comité.
Dans un dernier sursaut, vers la fin février, le Comité trouva la force de décider qu’à la mi-mars une discussion aurait lieu sur ces problèmes de fond, à partir de textes préparés par les participants. Mais le jour venu, un seul texte était présenté par les camarades regroupés autour de Lutte de classe. Les autres, non seulement ne proposaient rien mais faisaient semblant d’oublier leur précédente décision et, après une piteuse tentative pour faire retomber la réunion dans l’ornière actuelle (" dans ma boîte il ne se passe rien ") refusaient purement et simplement la discussion. Il ne restait plus qu’à constater le décès du Comité inter-entreprise, dont ce fut effectivement la dernière réunion.
Pour leur part, les camarades de Lutte de classe décidaient de faire de leur texte une plate-forme devant servir de base à leur action ultérieure (la mise au point de texte sera terminée prochainement). Ils décidaient également de reprendre le nom de " Groupe de liaison pour l’action des travailleurs " (GLAT) sous lequel plusieurs d’entre eux avaient milité - sur les mêmes positions qu’à l’heure actuelle - au cours des années précédant Mai 68.
L’objectif du GLAT était et reste la définition théorique et pratique d’une action anti-capitaliste (donc anti-bureaucratique) qui selon nous s’identifie à l’organisation des travailleurs à la base (comité de base selon la terminologie de Mai). Contrairement aux pseudo-révolutionnaires qui se présentent comme la future direction de la classe ouvrière, nous estimons que la classe ouvrière ne peut être dirigée révolutionnairement que par elle-même. Contrairement aux liquidateurs de l’organisation révolutionnaire, nous estimons que ce principe doit être systématiquement propagé par des militants regroupés à cet effet.
Il nous semble clair, en effet, que le déroulement de la grève générale aurait pu être modifié de façon importante si, dès les premiers jours, était intervenue une organisation, même minuscule, cherchant non pas à " diriger " le mouvement, mais à faire connaître au plus grand nombre possible de travailleurs les formes de lutte adoptées par les plus avancés d’entre eux - notamment les comités de base de l’usine Rhô,e-Poulenc de Vitry. La propagande en ce sens a été menée par des militants de Censier, mais avec des moyens trop faibles.
Intervenant dès le début de la grève avec une diffusion plus grande, elle aurait pu faire pencher la balance au moment décisif, et qui n’est peut-être pas près de se représenter.
Ceux qui aujourd’hui refusent de tirer les leçons de l’échec de Mai, ceux qui refusent l’organisation des révolutionnaires (non pas de ceux qui se disent tels, mais de ceux qui sont prêts à lutter pour le pouvoir des assemblées ouvrières), ceux-là prennent une lourde responsabilité vis-à-vis de la classe ouvrière. Aucune stratégie ne donne la certitude de la victoire. Mais celle qui consiste à jeter ses armes avant la bataille ne donne même pas une chance d’échapper à une défaite ignominieuse.
NOTES* Unef : Union nationale des étudiants français, syndicat étudiant.
** Mouvement du 22-Mars : né à Nanterre le 22 mars 1968 avec l’occupation du bâtiment administratif de l’université.
*** UJCML : Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes, groupuscule maoïste.
**** JCR : Jeunesses communistes révolutionnaires, groupe trotskyste (IVe Internationale).
***** UEC : Union des étudiants communistes, mouvement d’obédience PCF.
* OCI : Organisation communiste internationaliste
* FER : Fédération des étudiants révolutionnaires.
* CGPME : Confédération générale des petites et moyennes entreprises.
* CDR : créés après l’allocution télévisée du général De Gulle du 24 mai, par Charles Pasqua et Pierre Lefranc, ces « comités » de gros bras sont apparus de façon organisée à la grande manifestation gaulliste du 30 mai, sur les Champs-Elysées.
(1) Jean-Pierre Rioux et René Backmann, L’Explosion de mai,
p. 218. Pour les références détaillées des ouvrages cités, voir la bibliographie.
(2) Coll. : Ouvriers face aux appareils : une expérience de militantisme chez Hispano-Suiza, p. 172.
(3) Jacques Baynac, Mai retrouvé, p. 73.
(4) À savoir : évacuation du Quartier latin par la police, amnistie pour les étudiants arrêtés, ouverture de la Sorbonne.
(5) C’était en effet le dixième anniversaire de l’avènement du gaullisme.
(6) D’après Daniel Cohn-Bendit, Le Grand Bazar,, Belfond, 1975, p. 123.
(7) Adrien Dansette, Mai 68, p. 136. Mais le même Dansette écrit, p. 175, que la grève à la SNCF n’a été suivie « que par
90 000 » salariés, sur 320 000 au total.
(8) Ouvriers..., op. cit.,p. 173.
(9) Chiffres de Claude Durand, in Dubois et al., Grèves revendicatives ou grèves politiques.
(10) Cf. Nicolas Hatzfeld, in Mouriaux et al., 1968, exploration du Mai français, p. 52.
(11) Témoignage (imprécis sur la date) recueilli dans coll. : Histoires d’une usine en grève, Rhodiaceta 1967-1968, Lyon, 1999, p. 122.
(12) D’après François Le Madec, L’Aubépine de mai,
p. 50.
(13) Roger Martelli : Mai 68, p. 93.
(14) Jacques Baynac, op. cit., p. 200.
(15) D’après François de Massot, Mai 68, p. 85.
(16) Ibid., p. 73.
(17) Cf. Pierre Viansson-Ponté, Histoire de la république gaullienne, t. II, p. 319.
(18) L’usine est récente (1958), implantée en zone rurale. Elle occupe 5 000 salariés, dont 750 CDD. Le taux de syndicalisation est de 18 % (moyenne nationale 22 %). Il y a 11 % d’immigrés et 1 600 moins de 25 ans. La majorité des ouvriers sont OS, et il y a 95 salaires horaires différents !
(19) Notre arme, c’est la grève, Paris, 1968, p. 16.
(20) Rioux et Backmann, op. cit., p. 256.
(21) La CGT essaiera de faire libérer les cadres le 17 mai, mais doit renoncer devant le tollé de protestations qui accueille sa proposition. Elle parviendra à ses fins le 18 ou le 19.
(22) François Le Madec, op. cit., p. 53.
(23) Claude Durand, in Dubois et al., op. cit., Paris 1971, p. 32.
(24) Construite en 1952 pour être un « anti-Billancourt », l’usine de Flins, qui recrute surtout dans des régions rurales, est réputée pour sa maîtrise dure. Surtout, c’est ici que Renault a mis au point le principe du salaire au poste, avant de le généraliser à tous les établissements. Selon ce principe, un ouvrier est payé en fonction du poste qu’il occupe, et non pas de sa qualification. Le salaire au poste a donc un double effet : division à l’infini des situations particulières des ouvriers, et pouvoir renforcé de la maîtrise qui peut changer un ouvrier de poste comme brimade ou promotion. L’usine emploie environ 10 500 personnes.
(25) J.-Ph. Talbo, La Grève à Flins, Paris, 1968.
(26) Information Correspondance Ouvrière, « La Grève généralisée en France », 1968.
(27) L’usine Renault de Boulogne-Billancourt occupe plus de 37 000 salariés (chiffres 1969) :
OP : 4 260 . Agents de production Renault (mensuels) : 4 370 . OS : 15 900. Jeunes OS : 205.
OS mensualisés : 2 292. Manœuvres et gardiens : 170. Apprentis : 208. - Total : 27 405 (ce total inclut 900 intérimaires).
Cadres : 2 011. Dessinateurs : 723. Maîtrise : 711. Techniciens : 2 921. Employés : 3 512. - Total : 9 878.
Contrairement à Cléon, cet établissement a une moyenne d’âge élevée (38,5 ans). L’usine compte 17 500 travailleurs immigrés, dont 9 500 d’Afrique du Nord. Presque 17 000 d’entre eux sont OS.
(28) Jacques Frémontier, La Forteresse ouvrière : Renault.
(29) Massot, op. cit., p. 81.
(30) L’usine a démarré en 1964 avec environ 5 000 ouvriers. Elle est implantée dans la banlieue du Havre, mais tire sa main d’œuvre des campagnes normandes. Le ramassage nécessite 195 lignes de cars et concerne 80 % de la main d’œuvre. Ces lignes irriguent toute la région, et la plus longue fait 174 km aller/retour. Les salaires offerts par la régie sont nettement supérieurs à la moyenne locale, et l’exode rural se trouve certainement accéléré par l’implantation de Renault à Sandouville.
(31) L. Géhin, J.-C. Poitou : Des voitures et des hommes, les vingt ans de Renault-Sandouville, Paris 1984, p. 167.
(32) Renseignements extraits de G. Ribeill, « SNCF, une grève dans la tradition de la corporation du rail », in Mouriaux et al. : 1968, exploration du mai français.
(33) Ibid., p. 124.
(34) J.-M. Leuwers, Un peuple se dresse ; luttes ouvrières
en Mai 68, Paris, 1969, p. 64.
(35) Coll. : Ouvriers face aux appareils.. p. 174.
(36) Jacques Baynac, op. cit., p. 122.
(37) Ronan Capitaine : « Dassault Saint-Cloud, les grèves de la continuité », in Mouriaux et al. : op. cit., p. 73 sq.
(38) Rioux et Backmann, op. cit., p. 282.
(39) Coll., Histoires d’une usine en grève, op. cit., p. 62.
(40) Ibid.,p. 15.
(41) Ibid., p. 74..
(42) Rioux et Backmann, op. cit., p. 282.
(43) Christian Charrière, Le Printemps des enragés, p. 216.
(44) La revendication de gouvernement populaire apparaît dès les premiers jours. Adrien Dansette (op. cit., p. 174) relate une rencontre entre la CGT et la FGDS (c’est-à-dire la gauche non communiste autour de Mitterrand), le 16 mai. La CGT aurait demandé à la FGDS son soutien politique pour pousser la grève jusqu’à la chute du gouvernement, notamment en supprimant le courant électrique et le téléphone (ce que, précisément, elle n’a pas fait dans la réalité). L’affaire reste sans suite, nous dit Dansette, parce que la FGDS n’y croit pas. Il ne cite pas ses sources et l’histoire est peut-être à ranger dans les fantasmes de complot de la droite. Elle peut aussi indiquer des divergences internes dans le camp PC/CGT, car le même jour des rencontres entre dirigeants communistes et socialistes n’abordent pas la question.
(45) Sur le mouvement italien, voir quelques détails en annexe 1.
(46) Cité dans « Positions et actions de la CFDT au cours des événements de mai-juin 68 », n° spécial de Syndicalisme, p. 19.
(47) ICO, « La grève généralisée en France », supplément au n° 72, juin-juillet 1968. Texte reproduit dans : Cohn-Bendit, Le Gauchisme, remède à la maladie sénile du communisme, Paris 1968, p. 101.
(48) Cité par Rioux et Backmann, op. cit., p. 283.
(49) Le Monde, supplément du 2 mai 1998.
(50) Témoignage cité dans J.-M. Leuwers, op. cit., p. 190.
(51) Ibid.
(52) Ibid., p. 214.
(53) Ibid., p. 116.
(54) Ibid., p. 161.
(55) Vincent Porhel, « L’autogestion à la CSF de Brest », in Dreyfus-Armand et al., Les Années 68, Paris 2000, p. 384.
(56) J.-M. Leuwers, op. cit., p. 185.
(57) Baynac, op. cit., p. 135 sq.
(58) Cité par Baynac, op. cit., p. 153.
(59) Cohn-Bendit, op. cit., p. 110.
(60) Massot, op. cit., p. 101.
(61) Ibid., p. 102.
(62) Rioux et Backmann, op. cit., p. 319.
(63) Ibid., p. 283 sq.
(64) C. Charrière, op. cit., p. 231 sq.
(65) Le Monde, supplément « Mai 68 » du 2 mai 1998.
(66) Massot, op. cit., p. 102.
(67) Témoignage, recueilli par l’auteur, d’un ancien de l’AMSSO. Les grévistes obtiendront, le 30 mai, 120 francs et le salaire d’embauche à 750 francs.
(68) Dansette, op. cit., p. 277.
(69) Pierre Karil-Cohen et Blaise Wilfeit, in Leçon d’histoire sur le syndicalisme en France (PUF, 1998) estiment qu’il y a 7 millions de grévistes et 3 millions de travailleurs empêchés de se rendre à leur travail par la grève des transports.
(70) in Mouriaux et al.,op. cit., p 353 sq.
(71) Cité par N. Hatzfeld , in Mouriaux et al. p. 53.
(72) J.-M. Leuwers, op. cit., p. 116.
(73) in Grèves revendicatives ou grèves politiques ?, op. cit. La distinction citée renvoie aux analyses de Serge Mallet et d’Alain Touraine, qui distinguaient un secteur avancé, dit technique, où le travail serait plus qualifié et les travailleurs plus portés à l’autogestion, et un secteur ouvrier traditionnel, où se concentrent les OS et où priment les revendications quantitatives.
(74) Cité par J.-Ph. Talbo, op. cit., p. 31.
(75) Notre arme, c’est la grève,op. cit., p. 35.
(76) Témoignage cité par L. Géhin et J.-C. Poitou, Des voitures et des hommes, Paris 1984, p. 167.
(77) Ibid.,p. 169.
(78) Ibid., p. 162.
(79) in coll., Ouvriers face aux appareils..., p. 179.
(80) Frémontier : op. cit., p. 359.
(81) Massot, op. cit., p. 119.
(82) Témoignage
d’un militant chrétien de la CGT, cité
dans Leuwers,
op. cit. p. 89.
(83) Ibid., p. 75.
(84) Laurent Salini,
Le Mai des prolétaires, p. 47.
(85) in Charrière, op. cit., p. 303.
(86) Notre arme c’est la grève, op. cit., p. 34-36.
(87) Leuwers, op. cit., p. 149.
(88) Histoires d’une usine en grève, op. cit., p. 74.
(89) In Géhin et Poitou, op. cit., p. 206.
(90) D’après Claude Durand, « Ouvriers et techniciens en mai 1968 », in Grèves revendicatives ou grèves politiques ?, op. cit., p. 61 sq.
(91) Ibid., p. 54.
(92) Vincent Porhel,
« L’autogestion à la CSF de Brest », in Les Années 68, le temps de la contestation, Bruxelles, 2000,
p. 385.
(93) Leuwers, op. cit., p. 92-93.
(94) Massot, op. cit., p. 113 sq.
(95) Un syndicaliste CFDT, cité par Leuwers, op. cit. p. 74.
(96) Cité par Durand, op. cit., p. 46.
(97) In Gehin et Poitou, op. cit, p. 168.
(98) Op. cit., p. 79.
(99) Alain Touraine, Le Mouvement de mai ou le Communisme utopique, Paris, 1968, p. 167.
(100) Dansette, op. cit., p. 181.
(101) Cohn-Bendit, op. cit., p. 111.
(102) « Notre combat, journal de grève de la CSF, 24 mai 1968 », cité par Porhel, op. cit. p. 391.
(103) Porhel, op. cit., p. 394 sq.
(104) Jacques Pesquet, Des soviets à Saclay ?, Paris 1968, p. 28.
(105) Ibid., p. 29.
(106) L’échantillon de Durand comporte quatre entreprises « avancées » (Thomson, CEA, CNRS, ORTF) et quatre « traditionnelles » (Renault, Peugeot, Berliet, Chausson).
(107) Hatzfeld, op. cit., pp. 57 et 58.
(108) Massot, op . cit., p. 119.
(109) Témoignage publié sous forme de tract, en date du 8 juin 1968, par le délégué suédois, et repris par M. Lippolis : Ben venga Maggio..., p. 274.
(110) Sur le CATE de Censier, on lira avec intérêt l’ensemble du témoignage de Jacques Baynac dans Mai retrouvé. C’est le seul ouvrage où j’ai trouvé une présentation de l’activité des militants de l’ultra-gauche en action dans ces semaines de mai et juin. Le livre de René Viénet (Enragés et situationnistes...) est beaucoup moins instructif pour ce qui est de l’activité dans les usines.
(111) Baynac, op. cit., p. 133.
(112 ) Charrière, op. cit., p. 222.
(113) Cité par Hamon et Rotman, Génération, Paris, 1989, t. 1, p. 520.
(114) Ronan Capitaine, in Mouriaux et al., op. cit., p. 78.
(115) René Viénet, Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, Paris 1968, p. 98.
(116) Baynac, op. cit., p. 228.
(117) Cité par Baynac, op. cit., p. 163. Baynac donne un extrait de plusieurs pages qui permet de juger de la clairvoyance des auteurs de ce rapport - clairvoyance mal admise à cette date qui est le sommet de la vague de grève. On trouvera en annexe l’ensemble du texte donné par Baynac, ainsi qu’un bilan du CATE et du Comité interentreprises dressé par le GLAT un an après la grève.
(118) Comme c’est la CGT de l’entreprise qui a proposé ce modèle, les travailleurs de RP-Vitry pensent que toutes les usines sont occupées de la même façon. Ils sont étonnés d’apprendre à Censier qu’il n’en est rien.
(119) Avant le 18 mai, puisque c’est à cette date que, selon Baynac (op. cit., p. 161), le GLAT quitte la Sorbonne pour rejoindre Censier. L’appel du GLAT est reproduit dans Lutte de classe, juin-juillet 1968. (Les italiques sont du GLAT.)
(120) Cité par M. Lippolis, Ben Venga Maggio... op. cit., p. 168.
(121) Charrière, op. cit., p. 306.
(122) Dansette, op. cit., p. 247.
(123) D’autres sources attestent le brusque revirement de Georges Séguy. Cf. Baynac, op. cit., p. 207.
(124) Autre exemple : la CGPME demande une compensation pour la hausse du SMIG, sous forme de prêts bonifiés ou autres mesures spéciales (cf. Rioux et Backmann, op. cit., p. 396).
(125) Sous le pseudonyme de Coudray, dans Mai 68, la brèche, Paris, 1968, p. 122.
(126) Coudray, op. cit., p. 122. En fait, les congés payés et les 40 heures résultent de lois votées après la grève.
(127) Citations extraites de Positions et actions
de la CFDT..., op. cit., p. 109.
(128) L’abrogation des ordonnances est également un préalable pour la CFDT. Mais on en parle moins parce que, pour une bonne part, la négociation s’est faite à trois (gouvernement, patronat, CGT), ce dont se sont assez plaints les autres syndicats.
(129) Baynac, op. cit., p. 210.
(130) Dansette, op. cit., p 310.
(131) Liste donnée par la CFDT dans Positions et actions..., op. cit., p. 114.
(132) O. Kourchid, E. Eckert, « Les mineurs des houillères en grève : l’insertion dans un mouvement national », in 1968 : Exploration du Mai français, p. 105.
(133) P. Viansson-Ponté conteste cette
explication du voyage de De Gaulle à Baden-Baden. Pour lui, le
déplacement est un coup de bluff « de pure tactique froidement et
longuement délibérée ».
Cf. Histoire de la République gaullienne, Paris, 1971, t. II, p. 552.
(134) Ce chiffre est celui de la police. Le chiffre habituellement publié est 1 million - cf. Viansson-Ponté, op. cit., p. 553.
(135) Cf. Dansette, op. cit., p. 310-311.
(136) Cité par Massot, op. cit. p. 228.
(137) Ibid., p. 327.
(138) L. Salini, du PC, dans Le Mai des prolétaires, ne mentionne pas l’événement.
(139) Op. cit., p. 471.
(140) Massot, op. cit., p. 245.
(141) D’après Massot, op. cit., p. 263.
(142) in Mouriaux et al., op. cit., p. 115.
(143) Les manipulations de la CGT sont si grossières que la CFDT proteste aussitôt, mais sans remettre en cause le principe de la reprise.
(144) Cité par Naudet, in Mouriaux..., op. cit., p. 116.
(145) Sur les comités de base et leur rôle dans la critique en acte des syndicats, voir le cas italien en annexe.
(146) D’après G. Ribeill, in Mouriaux et al., p. 133, et Massot, op. cit. p. 252.
(147) Ibid., p. 135.
(148) Massot, op. cit. p. 252.
(149) FO est ici contrôlée par l’OCI et rejette l’accord.
Cf. Massot, op. cit.,
p. 263.
* SNI : Syndicat national des instotuteurs.
(150) Massot, op. cit., p. 266.
(151) Baynac, op. cit., p. 238.
(152) Talbo, op. cit., p. 27.
(153) La CGT de la région parisienne publie le 7 une autre dénonciation des initiatives étudiantes qui perturbent « les consultations préalables à la reprise du travail » dans la métallurgie (voir Talbo, op. cit. p. 42).
(154) Le lendemain 8 juin, au cours d’un meeting aux Mureaux, la CGT débranche la sono au moment où la pression de l’assistance la contraint à donner la parole aux étudiants. Cela provoque un tollé contre elle, au point que c’est finalement un syndicaliste de base qui va chercher une sono de remplacement. Un meeting bis se tient alors, après la fin du meeting officiel (Ibid., p. 50).
(155) Charrière, op. cit., p. 378.
(156) D’après Frémontier, op. cit., pp. 368 et 373.
(157) Cité par Talbo, op. cit., p 86.
(158 ) Tract du dimanche 16, cité par Talbo, op. cit., p. 95.
(159) Billancourt vote à 78 % pour la reprise, Cléon à 75 %,
Le Mans à 79 %, Sandouville à la
quasi-unanimité. Chiffres donnés par Rioux et Backmann, op. cit., p. 589.
(160) J.-Ph. Talbo, op. cit., pp. 96-97.
(161) Hatzfeld,
in Mouriaux et al. op. cit., p. 54.
(162) Chiffres cités par Massot, op. cit. p. 279.
(163) De la même façon, chez Berliet le 18 juin, le vote est favorable à la reprise à 50 %, contre 49 % : la majorité n’est pas décisive, et les syndicats se retirent de l’usine sans donner de mot d’ordre.
(164) Rioux et Backmann : op. cit.,
p. 573 sq.
(165) Ouvriers... op. cit., p. 197 sq.
(166) Cité par Massot, op. cit., p. 253.
(167) Ibid., p. 282.
(168) Quatre cycles longs d’environ cinquante ans,
dits « Kondratief » rythment l’histoire
du capital depuis la fin du XVIIIe siècle.
(169) G. Lefranc, Le Mouvement syndical, de la Libération aux événements de mai-juin 1968, Payot, 1969, p. 189.
(170) P. Viansson-Ponté : op. cit., p. 421, et G. Lange, in 968, Exploration du mai français, op. cit., p. 224.
(171) Op. cit., p. 421.
(172) « Peut-être sommes-nous encore trop peu nombreux à ressentir le sous-emploi et le chômage comme... une sorte de scandale », déclare l’évêque d’Angers. Cité par Marc Bergère in Les Années 68, op. cit., p. 316.
(173) Ibid.
(174) L’écart de salaire entre la région parisienne et la province est estimé en moyenne à 19% à cette époque.
(175) A. Gauron : Histoire économique et sociale de la Ve République, p. 102
(176) Cf. INSEE, Données sociales 1987.
(177) J.-F. Eck : Histoire de l’économie française depuis 1945, Paris, 1988, p. 139.
(178) Benjamin Coriat : L’Atelier et le Chronomètre, Paris, 1979, p. 219.
(179) Ce qui explique le terme de fordisme. En fait, il est probable que Henry Ford lui-même copiait des procédés qu’il avait vus aux abattoirs de Chicago.
(180) G. Friedmann, Le Travail en miettes, p. 91.
(181) Benjamin Coriat, op. cit., p. 205.
(182) Il est vrai qu’il voit dans les révoltes d’OS un « programme ouvrier... un point de vue ouvrier sur l’organisation du travail dans l’usine à naitre « [op. cit., p. 189], ce qui donne les limites de son point de vue à lui.
(182) Christophe Dejours : La Souffrance en France, Paris, 1998, pp. 63 et 60.
(183) Jacques Vincent : « Les problèmes de personnel dans l’industrie automobile à l’heure du 6e Plan », in Le Mouvement social, n° 81,
oct.-déc. 1972.
(184) Déclaration au Financial Times, 3 mars 2003.
(185) J.-P. Durand, in L’Avenir du travail
à la chaîne, Paris 1998, p. 35, spm.
(186) Gilles Dauvé et K. Nésic : Il va falloir attendre, p. 2. Arhedis, BP 20306, 60203 Compiègne Cedex.
(187) Voir par exemple : « Périodisation
du MPC, Histoire du capital, histoire
des crises et du communisme », in Hic Salta 1998, ADES éd., 7, impasse du Jardin-des-Plantes, 13004 Marseille.
(188) La formation des CUB en Italie
est un exemple pour cette époque. Le refus des élections parlementaires
en aurait été un autre en juin 1968...
(189) Cité par Yves Benot, L’Autre Italie, Paris 1977, p. 107.
(190) Grisoni et Portelli, Luttes ouvrières en Italie de 1960 à 1976, Paris, 1976, p. 131.
(191) Rappelons
que c’est là que la grève
a commencé à la RATP. (NDA.)
(192) Erreur : le 6 juin est un jeudi. (NDA.)
(194) Extrait publié par Baynac, op. cit.,
p. 161 sq.
ICO, puis Echanges, ont publié plusieurs textes sur Mai-68, qui donnent un aperçu assez complet du déroulement et de ce que nous pensons de ces événements devenus mythiques :
La
Grève généralisée en France, mai-juin 1968 (analyses et témoignages),
supplément à ICO n° 72, juin-juillet 1968. Réédition Spartacus, mai
2007, avec une préface inédite d’Henri Simon (10 €).
Bilan d’une adhésion au PCF, témoignage d’un militant de province en mai-juin 1968, ICO.
Mai 68, les grèves en France, de Bruno Astarian, Echanges, 2003, 3,50 €.
Chez Peugeot, en juin 1968, une insurrection ouvrière peu connue
Sur demande aupès d’Echanges (echanges.mouvement@laposte.net) :
photocopie d’articles parus dans ICO de l’époque (et non dans le
supplément La Grève généralisée), rédigés par des participants d’ICO sur
ce qui s’était passé dans leur entreprise en mai-juin 1968.
Et, sur les militants maos de l’après-1968 : Tentative de bilan du Comité de lutte Renault, de Baruch Zorobabel, ICO, 1972.
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