Stratégies managériales et souffrance au travail
Par Mesloub Khider le 23 10 2018
« Il n’est pas de punition plus terrible que le travail inutile et sans espoir. » Albert Camus.
« L’un des symptômes d’une proche dépression nerveuse est de croire que le travail que l’on fait est terriblement important. » Bertrand Russell.
« Le travail, c’est la santé… Mais à quoi sert alors la médecine du travail ? » Pierre Dac.
Longtemps ignoré par la sociologie du travail comme par la médecine du travail, la souffrance au travail est l’objet d’études depuis seulement les années 1990. Les premiers fondements ont été élaborés, du moins pour ce qui est de la France, par le sociologue Danièle Linhart et le psychiatre Christophe Dejours, créateur de la psychopathologie du travail.
À la faveur de l’instauration du libéralisme débridé, impulsé dans les années 1970, accentué par les politiques libérales de Reagan et Thatcher, appliqué ensuite dans la majorité des pays, induisant de profonds remaniements dans les organisations des entreprises, la souffrance au travail s’invite brutalement dans le débat public, culminant avec l’explosion des tragiques suicides liés à la dégradation dramatique des conditions de travail.
En effet, à la suite de nombreux suicides liés aux conditions déplorables de travail, l’opinion publique prend conscience de la gravité de la souffrance au travail. Ces cas de suicides ont défrayé la chronique. Depuis le surgissement de ce phénomène, les médias rapportent régulièrement les tentatives de suicide échouées ou abouties survenues sur les lieux de travail. Au reste, de multiples rapports parlementaires ont été rédigés pour décrire le phénomène du « mal-être » au travail. Ces rapports ont mis en lumière les « risques psycho-sociaux », les aspects psychopathologiques liés au travail.
Cependant, cette soudaine focalisation sur les pathologies liées au travail n’indique pas que la souffrance était inexistante auparavant dans le monde du travail. Au contraire, la souffrance au travail et la pénibilité ont émergé dès l’apparition des premières fabriques au début du capitalisme.
Cependant, ces souffrances faisaient l’objet de négociations entre le patronat et les institutions représentatives ouvrières. Elles donnaient lieu à diverses compensations sociales et financières, notamment par les réductions ou d’aménagements du temps de travail et les primes (de toxicité, d’insalubrité, etc). De plus, cette souffrance, (physiologique ou psychologique) était gérée par des collectifs de travail officiels ou officieux pour une prise en charge sociale collective.
Enfin, dans le cadre de ce partenariat séculaire entre patronat et syndicats, de leur complicité en matière de gestion de la force de travail, une véritable chape de plomb avait été posée sur cet aspect de la souffrance au travail, problème éminemment politique propice à la contestation sociale, à la politisation de la lutte.
Certes la pénibilité au travail a considérablement diminué. Mais elle a été remplacée par une souffrance encore plus pernicieuse, insidieuse, douloureuse : la perte du sens du travail, dans le travail, la dépossession de soi.
Favorisées par la crise économique amorcée dès 1973, accentuées par le développement exponentiel de l’individualisme, par l’effondrement des solidarités collectives, du désengagement syndical, les difficultés sociales et les souffrances liés au monde du travail sont désormais vécus sur le mode personnel. De nos jours, la souffrance est perçue comme une insuffisance personnelle (« Je ne suis pas à la hauteur de la tâche qu’on m’a confiée »). Les problèmes liés au monde du travail sont vécus sur le mode de l’échec personnel. En proie au mal-être professionnel, les travailleurs s’enferment dans une solitaire souffrance pétrie de culpabilité. La souffrance professionnelle n’est plus vécue sur le mode collectif avec comme perspective d’unir la force des travailleurs pour surmonter leurs difficultés et ainsi mieux se battre contre les patrons afin d’améliorer leurs conditions de travail par l’obtention de compensations sociales et financières.
Aujourd’hui, depuis maintenant trente ans, nous sommes entrés dans l’ère du management. En effet, toutes les entreprises ont introduit les méthodes de management dans la gestion des salariés. Cette individualisation de la gestion salariale s’est généralisée dans toutes les entreprises. De même, les méthodes managériales de gestion du privé se sont implantées dans le service public, soumettant les fonctionnaires aux mêmes exigences de compétitivité et de rentabilité. La mission capitale d’intérêt général a été supplantée par la mission générale de l’intérêt du capital.
Par cette nouvelle politique de gestion salariale, le patronat a voulu briser la force collective des travailleurs, particulièrement dans les bastions ouvriers puissants et organisés. Il n’est pas surprenant que cette volonté de réorganisation de l’entreprise soit intervenue après Mai 68, dans le sillage des mouvements de luttes radicales massives engagées dans l’ensemble des pays industriels développés.
En effet, pour prendre l’exemple de la France, au lendemain de Mai 68, marqué par l’affirmation de la force collective des travailleurs illustrée notamment par l’augmentation des salaires et la politique participative des salariés dans la gestion de l’entreprise, le patronat, effrayé, a entamé sa revanche dès le début des années 73-74, à la faveur de la crise pétrolière, pour briser cette dynamique collective ouvrière.
Sous prétexte d’autonomie, le patronat commence progressivement a vidé les collectifs de travail. D’abord, par l’instauration de petites unités de production censées mieux répondre à l’autonomie des salariés. Ensuite, par l’introduction de méthodes de management individuelles. Enfin, par la mise en œuvre de techniques de division salariale et d’ éclatement professionnel opérés au moyen de la polyvalence et de la mobilité. Provoquant ainsi une profonde flexibilité du personnel. Ainsi, pour mieux soustraire le salarié à l’affiliation permanente à la même équipe de travail favorable à la création de liens professionnels solidaires et combatifs, le patronat utilise la méthode de la mobilité professionnelle au sein de la même entreprise.
Pour parachever cette reprise en main totalitaire du patronat dans la gestion salariale, les entreprises imposent également l’individualisation du contrat et de la carrière professionnelle. Notamment par l’instauration de l’entretien individuel, les primes individuelles, la grille salariale individualisée, le remplacement de la qualification par les compétences, etc. Toutes ces nouvelles dispositions se prêtent mieux à la gestion arbitraire définie par les méthodes managériales fluctuantes mises au service du patronat.
De fait, l’agitation récurrente de la menace des plans de licenciements, le recours permanent à des intérimaires, la désintégration des liens interpersonnels entre salariés, ont conduit à rendre le travail plus difficile à supporter au plan psychologique.
Par ailleurs, du fait du déplacement des capitaux privés, détenus jadis par un patron physiquement et géographiquement à proximité des salariés, vers un actionnariat mondialisé anonyme, la révolte ouvrière devient inopérante, et donc rarissime.
De manière générale, si le taylorisme se fondait sur une logique collective prescriptive, le management moderne se base, lui, sur une approche individuelle et subjective. Il fait appel à l’intelligence individuelle et à l’engagement subjectif du salarié pour optimiser la production.
Cependant, l’introduction du management dans la gestion de l’entreprise n’a pas signifié la fin du taylorisme. En effet, l’entreprise capitaliste s’inscrit toujours dans la logique taylorienne. Car le taylorisme ne constitue pas seulement une technique d’organisation scientifique du travail matérialisée par la division rigoureuse des postes de travail, la définition des fonctions, la standardisation des tâches, le chronométrage, etc. C’est avant tout, dans une société divisée en classes, fondée sur l’exploitation du travail, l’extraction de la plus-value, une conception sociale capitaliste des fonctions déterminées par la contrainte et le contrôle afin d’assurer la soumission du salarié au procès de
production. En fait, le management est la version modernisée du taylorisme poussé à l’extrême. Si le taylorisme s’appliquait à l’ensemble du collectif travailleur pour mieux le soumettre aux impératifs du capital, le management moderne régente individuellement le salarié pour mieux l’intégrer à la logique du capital, à la culture de l’entreprise. Le management exige du salarié le déploiement optimale de sa subjectivité pour développer ses capacités productives en vue d’obtenir l’augmentation constante du rendement notamment par l’élimination du gaspillage au cours de toute la phase de production (le fameux Lean management, gestion dégraissée, l’excellence opérationnelle).
Ainsi, la pulvérisation des collectifs de travail s’est traduite par la précarisation et la déstabilisation des salariés, accentuées par la perte du sens et des repères professionnels collectifs traditionnels.
Depuis trente ans, par la politique de management, illustrée notamment par la réorganisation des entreprises, l’externalisation, la filialisation, les menaces de délocalisation, le patronat a distillé un terrifiant climat d’insécurité permanent pour les salariés.
Créer l’insécurité de/dans l’emploi constitue un épouvantail efficace pour affaiblir la résistance des travailleurs, pour instiller l’instabilité psychologique parmi les salariés, pour briser leur confiance. Au reste, la coopération et la solidarité entre salariés ont été remplacées par la compétition.
Parmi les mesures déstabilisatrices appliquées par les employeurs figure en premier lieu la généralisation du contrat à durée déterminée, contrat précaire. Cette précarisation a bousculé le rapport de forces entre travail et capital, désormais favorable au patronat. Vient ensuite la mobilité récurrente des postes, permettant au patron d’assurer leur domination par l’épuisement généré par ces changements. Le salarié ne doit pas se sentir chez lui au sein de l’entreprise, voilà la nouvelle politique patronale. Avec la méthode managériale moderne, certes les salariés sont officiellement déclarés autonomes, mais dans les faits ils ne disposent d’aucun pouvoir de négociation, sinon le pouvoir de négociation dans la soumission pour aménager servilement leur soumission. Il en résulte, pour le salarié, un sentiment d’absence total de maîtrise sur le processus de production. Ce qui est l’objectif des employeurs : déposséder les salariés de tout contrôle professionnel, susciter la précarité subjective permanente.
Aussi, l’accroissement dramatique de la souffrance au travail n’est pas la conséquence malheureuse et imprévue de la politique managériale. Mais constitue en réalité l’objectif préalable principal de cette méthode managériale. Pour affirmer et affermir leur domination sur les salariés, les patrons ont opté de recourir à ces bien nommées « ressources humaines » des méthodes managériales pour répandre l’insécurité professionnelle parmi leurs salariés en vue de mieux les soumettre aux objectifs de production à réaliser sans protestations individuelles ni contestations collectives. Or, ces méthodes managériales ont des conséquences pathologiques graves sur de nombreux salariés et ont des répercussions sur la société tout entière.
Au demeurant, ces dernières années, de nombreuses études ont démontré la dégradation des conditions de travail. De plus en plus de salariés sont affectés par de multiples pathologies liées à la détérioration de leurs situations professionnelles favorisées par l’accroissement des contraintes productivistes, l’intensification des cadences, la fixation d’objectifs démesurés. À ces diverses pathologies physiques et psychologiques, très répandues ces trois dernières décennies, est venue s’ajouter une nouvelle pathologie provoquée par la surcharge de travail : le Burn out. Apparu à la fin des années 1970, le Burn out, autrement appelé en français épuisement professionnel ou usure mentale, occasionne d’abord un déficit sthénique, un découragement, ensuite une démotivation, puis des symptômes de dévalorisation de soi et de dépression.
Dans le même temps, parallèlement, avec la dégradation des conditions de vie, le développement endémique du chômage, l’expansion de l’anomie, l’explosion des incivilités, on a assisté à l’apparition d’une nouvelle souffrance au travail : l’insécurité professionnelle liée à la multiplication des agressions des personnels sur leurs lieux de travail. En effet, de multiples catégories professionnelles en lien direct avec le public sont victimes d’agressions : le personnel soignant hospitalier, le personnel des transports publics, le corps enseignant (collèges et lycées), le personnel du secteur social, du secteur commercial (caissières), personnel du secteur public, etc.
Autre affection très répandue dans le monde du travail : la maltraitance psychologique, désignée, par euphémisme, sous le terme de harcèlement. En très forte augmentation, le harcèlement constitue une véritable maltraitance professionnelle exercée par la hiérarchie contre ses « subordonnés ». Les répercussions sur la santé des victimes de harcèlement sont dramatiques : troubles psychosomatiques, dépressions, suicides. Justement, derrière manifestation extrême de la souffrance au travail : le retournement de la violence contre soi, c’est-à-dire les suicides sur les lieux de travail.
A l’évidence, selon les spécialistes de psychopathologie du travail, l’apparition et la multiplication de ces pathologies professionnelles sont directement liées aux nouvelles méthodes d’organisation du travail fondées sur le management.
Ainsi, par les méthodes managériales, sous couvert de l’efficacité et de la compétitivité, l’entreprise instaure un véritable climat de tensions permanentes en vue de réaliser des objectifs souvent démesurés, au prix d’une grave souffrance administrée aux salariés. Par ces méthodes managériales militariste l’entreprise inflige une véritable souffrance à l’ensemble des salariés, contraints de subir dans le silence ces supplices (esclavagistes) psychologiques des Temps modernes. Par la division des salariés, l’éclatement des liens collectifs professionnels, la mobilité salariale, la précarisation des contrats de travail, l’entreprise est parvenue ces dernières décennies à exploiter sans vergogne les salariés, souvent avec la collaboration des syndicats, coupables de complicité de crimes contre les travailleurs, responsables de la banalisation de l’injustice et de la violence dans l’entreprise capitaliste contemporaine. On assiste à « la banalité du Mal » dans le monde du travail.
Au reste, selon certaines études, la souffrance au travail résulterait du conflit manifeste entre les convictions morales du salarié et les injonctions souvent moralement répréhensibles dictées par le patron. Cette souffrance n’est donc pas la manifestation d’une fragilité physique ou psychologique inhérente aux salariés, mais la traduction d’une réaction psychosomatique aux nouvelles méthodes de domination patronale inhumaine. Les exigences productivistes et commerciales imposées par le patronat aux salariés, galvanisées par une ambition et une mentalité belliqueuses extrêmes, déstabilisent moralement et psychologiquement les salariés. En effet, ces contraintes économiques belliqueuses portent souvent atteintes à leurs convictions morales, à leur humanité, ennemie de toutes les valeurs marchandes.
Au reste, la supercherie du management se révèle dans cette manipulation psychologique des salariés opérée par la diffusion sournoise de valeurs « humaines universalistes » censées unifier l’ensemble des agents officiant par ailleurs au sein d’une entreprise capitaliste où leur travail s’effectue pourtant dans un cadre privé, concurrentiel, exclusivement orienté vers l’intérêt des détenteurs du capital. Cette hypocrisie humanitariste favorise le désenchantement et le malaise des salariés.
De toute évidence, certes l’activité humaine, cette nécessité d’œuvrer à la production de ses moyens d’existence et de reproduction, est une catégorie anthropologique intrinsèque à l’humanité. Mais le travail, cette activité de production fondée sur le salariat, est une catégorie sociale historique présente seulement au sein du mode de production capitaliste.
Avec la généralisation du salariat, le capitalisme a développé cette activité productive aliénante coupée des capacités de maîtrise, de contrôle et d’appropriation des moyens de production et des produits pour les travailleurs. Car toutes ces capacités et moyens de production sont la propriété exclusive des patrons.
Comme l’a écrit Karl Marx dans ses Manuscrits de 1844 : « le travail est extérieur à l’ouvrier, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à son essence, […] donc, dans son travail, celui-ci ne s’affirme pas mais se nie, ne se sent pas à l’aise, mais malheureux, ne déploie pas une libre activité physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. En conséquence, l’ouvrier n’a le sentiment d’être auprès de lui-même qu’en dehors du travail et, dans le travail, il se sent en dehors de soi. Son travail n’est donc pas volontaire, mais contraint, c’est du travail forcé. Il n’est donc pas la satisfaction d’un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail. »
En conclusion, la « modernisation du travail » s’est traduite par une profonde déstabilisation des salariés : sentiment d’abandon, d’isolement, de précarité, peur de l’insuffisance, crainte d’être incompétent, de ne pas y arriver, méfiance à l’égard des autres collègues, etc.
Avec le Taylorisme, les travailleurs étaient un simple rouage passif, astreint à une stricte conformité aux consignes et modes opératoires. Leur travail s’effectuaient indépendamment de leur état d’esprit, de leurs états d’âme et de leurs savoirs. Avec le management, la méthode semble a priori différente : la nouvelle organisation du travail proclame reconnaître la dimension humaine des salariés, respecter et miser sur leur subjectivité, leur personnalité. Pourtant, à décortiquer les mécanismes des deux organisations de la gestion du travail, la logique demeure semblable : dans les deux cas, s’organise en réalité une disqualification des métiers, de la professionnalité, de l’expérience, tendant à renforcer la domination et le contrôle exercés par les dirigeants, les patrons. La conséquence est semblable : perte du sens du travail, favorisant l’épuisement psychique, précarisant subjectivement les salariés en permanence mis à l’épreuve au point de les conduire à douter de leur propre valeur et légitimité.
Enfin, si, autrefois, grâce à leur inscription dans le mouvement collectif ouvrier massivement organisé, les salariés pouvaient dépassaient leurs ateliers et leurs bureaux par leurs engagements politiques contre leur exploitation capitaliste, donnant ainsi un sens politique à leur souffrance ; aujourd’hui, avec l’individualisation et l’atomisation, avec le déclin des partis ouvriers, l’éclipse du projet émancipateur, les salariés n’ont plus cet avantageux appui politique et cet espoir salvateur : c’est seuls qu’ils sont confrontés à leur triste et sinistre sort.
Assurément, dans la perspective de l’émancipation humaine, l’abolition du travail comme catégorie sociale historique capitaliste doit être clairement inscrite dans le programme de la révolution sociale.
Il s’agit d’abolir le salariat, catégorie historique, et non l’activité productive, catégorie anthropologique. Une fois la révolution accomplie à l’échelle mondiale, la nouvelle communauté humaine universelle s’attellera à développer une nouvelle forme d’activité productive au service des besoins humains, débarrassée de toutes les formes d’oppression, d’exploitation, de toutes les nuisances pathologiques.
« Le domaine de la liberté commence là où s’arrête le travail déterminé par la nécessité. » Karl Marx.
« L’humanité se situe en dehors de l’économie politique, l’inhumanité au dedans. » Karl Marx.
« Si j’étais médecin, je prescrirais des vacances à tous les patients qui considèrent que leur travail est important. » Bertrand Russell.
Mesloub Khider
Voir aussi Combattre la secte managériale
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