Le caractère nouveau de l’organisation des transports, c’est qu’elle marque la fin de la séparation entre production, transport, distribution et marchandise elle-même. Certes, l’organisation des flux des marchandises entre des producteurs et des consommateurs de sorte qu’il n’y ait pas de rupture remonte aux origines des caravanes ou du commerce maritime en Méditerranée ou dans l’Océan Indien (29).
Jusqu’à la dernière guerre mondiale,
le terme logistique n’était guère utilisé en dehors de cercles
restreints qui se référaient surtout à l’organisation militaire. C’est
encore l’armée qui, dès le début du xixe siècle en Europe, avec le
développement des grandes campagnes militaires, a planifié, organisé et
théorisé la gestion des stocks de marchandises. Selon Clausevitz, c’est
quand la charge de l’entretien des armées incomba à l’Etat que
« on
créa (...) non seulement une classe militaire indépendante, mais aussi
une organisation indépendante destinée à pourvoir à son entretien,
organisation poussée à son maximum de perfection possible ».
Même si peu à peu ces méthodes furent utilisées par les entreprises les plus importantes, d’une manière générale, jusqu’à la dernière guerre mondiale, le transport par des moyens matériels assurait la liaison entre deux entités séparées : la production de marchandises et sa distribution. La séparation entre la production et la distribution des marchandises était la situation habituelle, même si le transport était intégré dans l’entreprise. Au milieu du xxe siècle, le transport s’interposait entre les deux, situation qui apparaît aujourd’hui totalement artificielle. Aujourd’hui le « transport », au sens le plus large qu’il a pris, est devenu non seulement le lien nécessaire entre production et distribution mais une partie intégrée du procès de production (voir par exemple la production à flux tendu). D’autre part, les nécessités du procès de production et de distribution ont totalement transformé l’organisation du transport.
Cette compétition capitaliste, à la fois cause et conséquence de la recherche de coûts toujours plus bas des éléments concourant à la production, y compris la force de travail et les moyens de transport, est plus que jamais mondiale. Un simple exemple : un tee-shirt expédié de Hong Kong à New York intègre la tâche de travailleurs de dix pays différents, ce qui signifie que même hors la question du transport du produit fini, d’autres moyens de transports sont intervenus dans cette production ; on peut penser à ce qu’il en est de produits complexes comme une voiture ou un avion, etc. (30). Ainsi, avec le développement à l’échelle mondiale de cette division du travail et dans une totale interdépendance de tous les facteurs concourant à la production et à la distribution, la question du temps de transport s’insère à chaque étape de la production et non plus seulement dans l’approvisionnement en matières premières ou l’étape finale de la distribution du produit fini. Temps, fiabilité et coût du transport prennent une place prédominante mais commandée en fait par la recherche d’un moindre coût de production, donc d’une localisation pour lequel les caractéristiques du transport ainsi définies deviennent essentielles. La logistique trouve ici naturellement sa place, avec un contenu variable, depuis la planification elle-même jusqu’à la prise en charge de différentes étapes dans la collecte et la redistribution des produits intermédiaires et du produit final. C’est la mondialisation de la production permise par les innovations techniques dans le secteur des transports qui a contraint à cette irruption de la logistique.
Dans cette question des transports à l’échelle mondiale, on doit balayer pas mal d’idées reçues et se détourner d’une vision limitée à un territoire défini. A l’échelle mondiale, l’utilisation des différents modes de transports (matériels, nous n’évoquons pas ici ce que nous avons appelé transports immatériels) se répartissent en :
– 80 % de transports de marchandises (et même 90% selon le site patronal des armateurs) par la mer (schématiquement, selon ce même site, les transports de vracs liquides [brut et produits pétroliers], de vracs solides [charbons et minerais] et de conteneurs représentent chacun un tiers des échanges maritimes). Plus de 50 000 navires marchands sillonnent les mers, employant environ un million de marins. Depuis vingt ans, les échanges commerciaux par voie maritime ont augmenté de 80 %. La part du trafic maritime a été multipliée par cinq depuis quarante ans.
– 20 % par route (pour deux tiers) et rail (pour un tiers).
Autrement dit, plus de 7 milliards de tonnes (ou 25 000 milliards de tonnes-km, une mesure utilisée dans les statistiques qui rapporte le tonnage à la distance parcourue) de fret parcourent les océans annuellement comparés à 7 000 pour le rail et 3 000 pour la route.
En fait, l’avantage du transport routier sur le transport ferroviaire c’est sa flexibilité, soit la possibilité de fractionner le service avec diverses destinations dans une région déterminée. C’est pour cela que le transport routier tient la part la plus grande dans le transport terrestre. C’est aussi la raison pour laquelle les prestataires logistiques cherchent la combinaison des modes de transport dans la prestation du service en ligne, avec une tendance à la verticalisation des affaires (service porte-à-porte) ; c’est manifeste pour les compagnies de navigation qui deviennent de plus en plus des entreprises logistiques avec l’offre de service porte-à-porte.
Ce n’est qu’en Europe que les transports routiers couvrent 78 % du total des transports terrestres contre 14 % pour le rail et 7 % pour la voie fluviale (en France 86 % des transports de marchandises se font par route et seulement 8 % par rail). Aux Etats-Unis (qui passent pour privilégier la route), 50 % des transports terrestres se font par rail, 37 % par route et 13 % par eau. D’après des évaluations, le train serait trois fois plus économique que la route. Mais dans toutes ces estimations, on ne doit pas perdre de vue que la part du commerce extranational n’est qu’une fraction de la production mondiale et que le coût du transport, malgré ses fluctuations, reste une petite fraction du coût global du produit.
Le choix du moyen de transport est lié aux impératifs économiques mais aussi à la situation géographique et aux équipements qu’elle impose, d’où découlent des situations fort inégalitaires. Par exemple, en Europe, le transport fluvial est très dense dans le Nord et quasi inexistant dans le Sud ; les transports ferroviaires sont très denses à l’Ouest et beaucoup moins à l’Est, ce qui impose des choix logistiques particuliers.
Avec le déplacement des activités productives vers la périphérie capitaliste et la tertiarisation croissante des activités économiques dans les pays développés, le secteur de la logistique et du transport prend une telle importance qu’il est devenu le nouveau pôle d’attraction des investissements (secteur immobilier logistique, par exemple) qui prennent la relève des investissements productifs. Le secteur du transport s’est redimensionné en exerçant des fonctions chaque fois plus complexes (d’où l’organisation par la logistique) ce qui a fait naître de nouvelles entreprises (opérateurs logistiques) qui dépassent les caractéristiques du transporteur traditionnel du fait qu’elles doivent gérer la chaîne d’approvisionnement à l’échelle internationale et transcontinentale en usant de différents modes de transport (aérien, maritime, fluvial, ferroviaire et routier) tout en faisant pression sur les procédures légales, douanières, etc., entre les différents pays.
Le secteur de la logistique s’étend dans toute l’Europe et, bien sûr dans le monde, dégageant des croissances annuelles de 10 %, avec la perspective que cette tendance se prolonge dans les prochaines années si on tient compte des prévisions de croissance des échanges commerciaux entre les pays du centre et de l’est de l’Europe.
Cette croissance s’est poursuivie jusqu’au début de 2008, mais avec la crise la chute de l’activité logistique en Europe était de 10 % à 15 %, bien que ne touchant pas tous les secteurs avec la même intensité : certains prestataires ont amélioré leurs résultats depuis 2008, par exemple ceux qui travaillent dans le secteur alimentaire et la pharmacie. De toute façon, toute circonstance dérivant de la crise vient à créer de nouveaux problèmes. Les promotions commerciales (offres de lots à bas prix, etc.) posent des problèmes aux prestataires logistiques à cause des oscillations de flux, ce qui, en fin de compte, signifie un coût ajouté de manipulation et l’introduction d’une nouvelle manière d’opérer ; ces opérations pourraient sembler négligeables, mais l’étroitesse des marges qui caractérise le secteur logistique donnent leur importance à la technologie et l’organisation, qui visent toujours à réduire le coût de n’importe quelle opération intermédiaire.
Par ailleurs, le commerce de la logistique est basé sur le volume, avec des marges unitaires réduites (entre 2 % et 4 % d’après la société de consultants en finance Deloitte). Pour garantir la rentabilité de leur entreprise, les opérateurs en logistique doivent élargir leurs affaires par des contrats de service avec les grands fabricants, les grosses sociétés de distribution imposant des conditions chaque fois plus draconiennes – à la mesure des coûts logistiques qui, du fait de la dispersion du processus de production, tendent à augmenter. Ainsi donc, les coûts logistiques des entreprises évoluent, selon leur secteur d’activité, entre 8 % et 11 % du total de leurs ventes et il s’agit là, qu’elles soient industrielles ou de service, d’une des variables de base de la structure de leurs coûts. Dans le secteur du transport et de la distribution, les coûts logistiques atteignent 33 % de la facture ; suivent des coûts d’entrepôt (24 %) et de gestion des stocks (23 %). En exemple, les constructeurs automobiles dépensent plus en logistique (de 8 % à 10 %) qu’en personnel (de 7 % à 8 %).
Vu l’étroitesse des marges,
l’opérateur en logistique cherche à centrer son activité dans les
fonctions ou les segments de la chaîne logistique qui lui offre les
meilleures possibilités de rentabilité ; concrètement, la gestion de
l’information qui lui permet de reproduire la chaîne sous-traitante
(entrepôt, manutention et préparation de commande, transport, etc.).
Dans la réalité, plus du tiers des opérateurs logistiques sous-traitent
plus de 80 % de leur facture de transport. S’il existe des différences
suivant les pays, la tendance générale est à la progression de la
sous-traitance.
L’organisation
du travail dans le régime de sous-traitance exprime sa fragilité tant
dans les centres de fabrication (grèves ponctuelles des fournisseurs de
l’automobile qui paralysent tout le procès [31]) que dans le transport
(grèves de camionneurs).
Dans le secteur automobile, par exemple, les fabricants qui commandent la chaîne logistique ont réexaminé leur fonctionnement, regroupant leurs fournisseurs dans des parcs industriels autour des usines d’assemblage ; ils ont par la même occasion réduit le nombre de fournisseurs, limitant le nombre d’interlocuteurs au premier niveau qui se chargent de l’approvisionnement de modules et pas simplement de composants, ce qui transfèrent les problèmes de coordination logistique et de services ponctuels de transport aux sous-traitants.
En conséquence, les fabricants de
composants et de parties modulaires de l’automobile auront plus de
responsabilité dans la coordination et la gestion de la chaîne
d’approvisionnement ainsi que dans l’assemblage final du véhicule de
telle façon que si actuellement sa participation dans la composition de
la valeur totale de chaque unité varie entre 60 % et 70 %, elle
atteindra à court terme 90 %.
Dans
ce domaine, une des principales sources de bénéfices de l’entreprise
sous-traitante est la gestion de l’information qui lui confère également
une position hégémonique dans la chaîne logistique et du transport
(32).
En ce qui concerne la distribution commerciale, depuis 2008 la tendance est à la concentration du stockage dans les zones urbaines, ce qui permet de mettre en œuvre d’un réseau de transport rapide et flexible, donc de diminuer le niveau des stocks et d’assouplir les opérations de cross-docking (technique de préparation des commandes de marchandises venant de différents fournisseurs). Tout cela visant un même but : la réduction des coûts.
Le discours dominant utilise abusivement la notion de valeur ajoutée à propos des activités de logistique, cela dit sans vouloir entrer dans la problématique de la valeur dans le transport. Cependant, les pressions exercées sur la chaîne logistique obligent certaines entreprises, originellement de transport, à étendre leur sphère d’activité à des tâches de dépositaires, de préparateurs de commandes, de logistiques inversées, etc., en tant que services additionnels pour leur client. Cela s’accompagne parfois d’une intervention directe sur le produit (par exemple conditionnement de produits pour l’industrie pharmaceutique et de l’alimentation ou assemblage final et personnalisation de produits pour l’industrie électronique, ou encore préparation de promotions qui comprennent plusieurs produits dans un seul emballage), parfois de simple manutention et de transport sans intervention sur le produit final ; mais ces opérations impliquent toujours un coût logistique sur le prix final. Cela explique que, pour le fabricant et par conséquent pour l’opérateur logistique sous-traitant, le coût de transport soit différent selon l’itinéraire, le volume de charge et la densité du trafic. Quoi qu’il en soit, l’augmentation des coûts de distribution est répercutée sur le prix final du produit et participe à la pression inflationniste (33).
La dynamique du capitalisme repose d’un côté sur l’innovation, qui joue sur tous les facteurs de la production et de la distribution, et d’un autre côté sur les résistances diverses : la lutte de classes reste essentielle. Dans cette dynamique, un seul facteur peut modifier l’ensemble, parfois d’une manière radicale. L’exemple d’entreprises chinoises des régions côtières de l’Ouest et du Sud du pays est parlant : pour maintenir les bas coûts de production, après que la lutte de classes les eut contraintes à augmenter les salaires, elles se sont délocalisées dans l’Est ; cependant, l’accès à la mer de ces provinces montagneuses est difficile, et l’utilisation du circuit maritime habituel pour les exportations est devenu onéreux : l’utilisation de lignes de chemins de fer vers les pays d’Europe a permis de réduire le temps de transport de moitié par rapport au transport maritime, avec l’avantage de traverser tout l’espace de consommation intérieur russe et européen, et de plus celui d’échapper à la piraterie maritime (34).
Celle-ci, d’ailleurs, joue un rôle dans la concurrence entre les diverses fractions du capital (portuaire et de transport maritime). La déviation des lignes de transport, qui maintenant contournent l’Afrique au lieu de passer par le canal de Suez, pour éviter la piraterie florissant dans la mer de Somalie et la mer d’Aden, bénéficie aux ports de l’Atlantique tout en occasionnant des pertes de charge et d’activité aux ports méditerranéens. Cette situation a entraîné des protestations des autorités portuaires méditerranéennes au sein de l’Union européenne en raison de la passivité des pays du Nord (Allemagne, Pays-Bas, etc.) dans la mise en œuvre des mesures destinées à mettre fin à l’activité des pirates dans cette région de l’Afrique.
Il en va de même pour le dérèglement climatique, dont nombre de sociétés ou de pays cherchent à tirer profit. Les autorités du port de Rotterdam ont entrepris une étude sur le dégel du détroit de Behring et la possibilité d’une connexion avec les pays asiatiques par cette route, ce qui réduirait le temps de navigation et attirerait une part plus importante du trafic maritime vers les ports européens de la façade Atlantique au détriment des ports méditerranéens.
NOTES
(29) Aujourd’hui on ne parle même plus de routes mais d’autoroutes de la mer. L’ouvrage déjà cité Fortunes de mer (voir aussi Questions de définition, note 8 tente à travers une histoire des activités du port de Boulogne d’analyser l’impact des initiatives récentes dans ce domaine sur un port d’activité moyenne, extrapolant leur analyse à l’ensemble des problèmes en partie traités dans cette brochure. « Time to put the southern silk road on the map » (Financial Times, 14 juin 2011). Le développement des « autoroutes de la mer » dépend notamment du financement public. Vu les problèmes financiers actuels, c’est le discours qui domine aujourd’hui plutôt que la mise en pratique.
(30) Financial Times, 25 février 2008.
(31) Par exemple les grèves chez Ford, voir Echanges nos 13 et 16 (1978), 17 (1979), 55 (1988) et 64 (1990).
(32) Dans le domaine des entreprises de logistique, peut-être plus que dans d’autres secteurs du capitalisme, on assiste à des décompositions (faillites, restructurations) et à des recompositions (absorptions, concentrations), accélérées par la hausse du prix des carburants. Le paysage économique est d’autant plus mouvant que la concurrence entre les différents moyens de transport permet de jouer sur la vitesse, le coût et la fiabilité.
(33) Le rapport 2006 sur l’industrie alimentation et boissons en Espagne montre une augmentation de l’indice des prix des aliments élaborés sur l’indice industriel du secteur alimentation et boissons ce qui selon les rédacteurs du rapport indiquerait que l’augmentation des prix de consommation serait plus influencée par les entreprises de distribution que par celles de fabrication. Selon ATKearny (société de consultants), les coûts de transport ont une tendance à augmenter à l’intérieur du coût total de logistique. Pour le reste, actuellement, le transport de marchandises sur route représente 14 millions de personnes en Europe, emplois directs et induits, et 11% du PIB.
(34) « Truckloads of notebooks mark first step of long march inland » (Financial Times, 24 mai 2011).
Le passage du Nord-Ouest
La fonte des glaces arctiques laisse entrevoir la possibilité de l’ouverture de passages du Nord-Ouest et du Nord-Est entre l’Atlantique et l’Asie. La banquise estivale devrait disparaître d’ici vingt à trente ans environ. Seule subsisterait une banquise permanente.
Un trajet Londres-Yokohama serait
raccourci d’environ 8 000 km. Sébastien Pelletier et Frédéric Lasserre
de l’Université Laval au Québec, ont mené une enquête auprès des
entreprises (8 148 navires) : sur les 98 qui ont répondu, 17 ont dit
souhaiter développer leurs activités dans l’Arctique, 10 ont dit
peut-être et 71 ont dit non.
Les
affréteurs de porte-conteneurs fonctionnent dans un contexte logistique
de juste-à-temps : retards et réorganisations de route Or, à cause des
glaces dérivantes et d’icebergs en été, la désagrégation de la banquise
l’attitude des compagnies d’assurances reste encore inconnue.
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