L’utilisation du conteneur a abaissé le coût du transport, permis l’exploitation mondiale de la main-d’œuvre aux coûts les plus bas en changeant les conditions de manutention. Comment, dans cette recherche constante de la productivité maximale, se concrétise la question du temps dans l’ensemble du processus de production ? Le choix de tel ou tel moyen dépend non seulement du temps, mais aussi de son coût et du coût relatif de la marchandise transportée. La compétition est féroce non seulement entre les compagnies de porte-conteneurs, mais aussi entre les différents moyens de transports et les étapes dans l’acheminement des conteneurs. Toute constatation sur le coût du transport ne peut être que provisoire ; l’envol du prix des carburants bouleverse l’organisation du transport de certains produits, les armateurs et affréteurs doivent compter avec le retour des conteneurs à vide en raison du déséquilibre des échanges commerciaux etc.Toute une chaîne production-transport s’est constituée, révolutionnant par une intégration de plus en plus poussée l’ensemble du processus de production.
Arriver premier sur le marché, c’est profiter des meilleures opportunités de vente. Cela vaut, par exemple, pour les produits de l’agriculture industrielle comme pour les articles de mode, pour les yaourts comme pour les parfums. Quand on parle d’écourter le temps de sortie sur le marché d’un produit, on fait référence aussi bien au temps nécessaire à sa conception et à sa fabrication qu’à son temps de circulation jusqu’à sa consommation. Les stratégies des fabricants basent donc la gestion du cycle de vie du produit sur deux aspects : celui de la chaîne d’approvisionnement (en matériaux, savoirs, informations, etc.) nécessaires à sa production, et celui de la distribution. C’est sur ces deux aspects que s’appuie le cycle d’affaires de l’entreprise. Le rôle du transport (de la logistique, dans un sens plus large) est donc central, tant pour l’approvisionnement que pour la distribution, et entièrement intégré dans le processus de production/réalisation de la marchandise.
Il faut maintenant distinguer, d’une part le discours des dirigeants patronaux, qui, bourré d’idéologie technico-progressiste, représente la seule propagande de l’organisation sociale et technologique du capitalisme actuel (un mélange de promesses de futur, de réalités dénaturées, d’hypothétiques réalisations technologiques...), et d’autre part la réalisation sur le terrain de la circulation et de l’accomplissement du cycle des marchandises sur le marché. En d’autres termes, il faut distinguer le discours dominant, expression de la volonté de domination technico-organisative de la classe dirigeante, de la réalité qui est l’application pratique de ces technologies avec les contradictions que cela implique.
Le discours de la classe dirigeante dénote dans le meilleur des cas une tendance, un désir, une orientation vers ce qui évoque les développements technologiques et les stratégies de domination, mais il ne faut pas confondre la réalité du discours avec le discours de la réalité. En fin de compte, de par sa nature idéologique et de légitimation, le discours dominant, sur tout ce qui concerne la technologie, est rempli d’exagérations, de dissimulations et de déformations afin d’occulter les limites, les échecs et les contradictions que les applications pratiques des technologies entraînent.
De fait, une chose est ce que la technologie promet et, une autre, bien différente, sont les résultats pratiques de son application dans l’activité économique réelle. Pour donner un exemple, l’élimination des stocks (que ce soit dans les entreprises de production ou dans celles de distribution) se traduit en fait par leur externalisation jusqu’au bout de la chaîne de sous-traitance, c’est-à-dire par le transfert des coûts de stockage vers les entreprises de sous-traitance (le cas de l’automobile en est le paradigme) (35).
Les besoins d’intégration de la chaîne logistique et du transport entraînent des relations de collaboration tout au long de la chaîne, ce qui mène à des contradictions et à des conflits d’intérêts. Les sous-traitants se voient imposer dans leurs contrats des conditions de plus en plus dures, mais c’est à eux que chargeurs, distributeurs et prestataires demandent une attitude de collaboration. En ce sens, il n’y a pas de doute à avoir sur le rôle que joue la technologie de l’information pour obtenir une intégration automatisée et immédiate de tous les acteurs de la chaîne logistique. Mais il existe en même temps des problèmes techniques d’intégration des différents systèmes et des problèmes de « stratégie » venant du fait qu’il faut partager des informations critiques entre les divers collaborateurs. De plus, cette intégration « collaborationniste » entre la logistique et le transport signifie pour les fabricants et les distributeurs une tendance à l’augmentation du coût global du transport, ce qui entraîne une pression à la baisse des tarifs du dernier maillon, le transporteur.
Par ailleurs, la tendance à externaliser les activités, du fait de l’optimisation à toutes ses étapes du processus de production, intègre un transfert des fonctions qui est en fait un abandon à l’entreprise sous-traitante du contrôle des savoirs et des fonctions qui cessent d’être stratégiques. Si nous joignons à cela que la chaîne de sous-traitance s’allonge, diminuant les marges de profit pour chaque maillon successif, il apparaît que la fragilité du processus augmente en proportion de la complexité et du degré d’exploitation. Les grèves des transporteurs expriment cette contradiction. Plus précisément, la recherche de formules de collaboration à tous les niveaux, en garantissant le contrôle de la chaîne par l’opérateur logistique bénéficiant d’une position hégémonique, démontre implicitement le besoin d’aborder les distorsions actuelles dans le secteur de la logistique et du transport. On peut dire la même chose des « codes de bonnes conduites » parrainés par les entreprises et associations commerciales, qui prolifèrent dans tous les secteurs d’activité. La concurrence acharnée tout au long de la chaîne de sous-traitance implique des pratiques de surexploitation chaque fois plus grandes qui, au final, déstabilisent le système. Dans le cas concret du transport, la guerre des tarifs a favorisé l’apparition de groupes mafieux dans les ports espagnols ainsi qu’une surexploitation croissante du dernier maillon du secteur (chauffeurs indépendants), ce qui augmente la tension et l’instabilité du transport routier visibles au quotidien dans les retards, accidents, dégradations de la marchandise, pertes, etc. et dans les grèves.
Un autre aspect fondamental du discours dominant, c’est l’idée qu’il est possible de trouver une solution technique aux contradictions. La promesse technologique se fonde sur la solution illimitée des problèmes grâce à l’automatisation des activités de manutention et de conditionnement des marchandises, et grâce à l’automatisation de la gestion de l’information. L’insertion des technologies d’automatisation dans la chaîne logistique, comme dans n’importe quel autre type d’activité, suscite de nombreux problèmes qui touchent précisément à la concurrence entre les différentes entreprises prestataires de solutions informatiques ; chacune tente d’imposer comme standard sa propre technologie dans le but d’acquérir une meilleure part de marché. Cette concurrence se traduit par des incompatibilités entre les différents systèmes de contrôle et de gestion opérant dans les entreprises tout au long de la chaîne des prestataires ; de là surgissent des problèmes de fonctionnement qui sont directement répercutés sur le processus réel du transport. Tout ceci permet à l’entreprise hégémonique de la chaîne d’imposer ses conditions – autrement dit, le fabricant ou l’opérateur logistique oblige les entreprises sous-traitantes à adopter une technologie qui lui permet d’optimiser ses opérations en accord avec les parts de productivité, décidées par lui, de manière à accélérer le rythme de changement technologique et de raccourcir le cycle d’investissement le long de la chaîne. Les effets déstabilisateurs sur la couche inférieure de la chaîne logistique (le transporteur) sont sensibles dans la mesure où la petite entreprise de transport – et, en dernière instance, le chauffeur indépendant – prise dans le cadre défini par la négociation de baisse de ses tarifs, doit faire face à l’augmentation des coûts dus à son obligation d’investir avec un cycle d’amortissement chaque fois plus court.
Par ailleurs, les possibilités offertes par les technologies de l’information et la communication (TIC) quant à la traçabilité et au contrôle de la chaîne logistique dans son intégralité ne sont évidemment pas celles annoncées par les consultants, les ingénieurs, les dirigeants d’entreprises ou tout autre expert du domaine de la logistique. Une chose est la traçabilité de la marchandise et une autre, très différente, est le contrôle de la chaîne logistique. Obtenir un suivi ponctuel et en temps réel de la marchandise tout au long du cycle du transport, porte-à-porte, est dans le meilleur des cas une condition, entre beaucoup d’autres, de la réussite du contrôle et de la synchronisation de toute la chaîne logistique. La traçabilité définit le contrôle de l’information mais pas le contrôle réel, pratique, du transport physique de la marchandise, soumis aux aléas du quotidien (engorgements, accidents et incidents de tout type) ; autrement dit, les variables non contrôlables par les simples dispositifs électroniques. Un exemple de ce type de problèmes est donné par la multinationale géante du conteneur, Maersk, qui a souffert des différences de technologies informatiques lors de l’absorption de son concurrent Sealand (qui en son temps avait lancé le concept du conteneur) en 1998 et de nouveau lors de l’absorption de Nedloyd-P&O en 2007 (36).
Inégalités
L’importance prise par les transports maritimes à cause du conteneur entraîne un développement inégal dans les pays en développement. Deux exemples peuvent illustrer cette constatation : en Chine, le développement côtier a eu une importance considérable dans l’essor économique du pays, aux dépens de l’intérieur, faiblement irrigué par les infrastructures ; en Inde, les concentrations industrielles se trouvent au centre du pays ce qui, lié à la faiblesse des infrastructures, est un frein considérable au développement capitaliste, alors que le secteur informatique qui échappe à cette contrainte connaît un remarquable essor, disproportionné par rapport au reste du développement économique. On peut observer que là comme dans les autres pays où se délocalisent les anciennes industries d’Europe ou d’Amérique du Nord, celles-ci trouvent les plus bas coûts non seulement pour la main-d’œuvre, mais aussi pour les conditions de « transport » (au sens le plus large).
Nous avons montré comment l’énorme développement des transports, en permettant d’aller chercher la plus-value maximum partout dans le monde, fait éclater l’entreprise intégrée en un noyau central (dans l’automobile une simple chaîne de montage finale) relié à une cascade de sous-traitants, parfois très éloignés, dont la fonction a évolué avec les possibilités de l’informatique de simple constructeur à celui de concepteur. En sens inverse, l’entreprise commerciale de distribution est devenue un donneur d’ordre précis à des entreprises de main-d’œuvre auxquelles est fourni l’ensemble des éléments concourant au processus de production, à la seule exception du capital variable.
On assiste ainsi à des phénomènes de
dissociation des fonctions dévolues autrefois à une seule entreprise,
particulièrement dans les secteurs où l’importance prise par le
transport autonomise en quelque sorte certaines d’entre elles.
Partout
où l’entreprise unique possédait à la fois les infrastructures et leur
exploitation, on voit une séparation de ces deux fonctions :
l’exploitation des autoroutes séparées de la propriété des autoroutes,
celle des lignes de chemin de fer séparée de la propriété du réseau
lui-même, celle de l’utilisation des lignes électriques séparée de la
production d’électricité... de même pour le gaz, le pétrole, le
téléphone, les ports, les aéroports... Les compagnies aériennes privées
peuvent s’approprier des droits d’utilisation privilégiés, les sociétés
de messagerie peuvent se voir attribuer des droits d’utilisation
privative de certains secteurs du service postal public, toute société
privée peut acheter des droits de passage à n’importe quelle radio ou
télévision possédée par une autre société ou par l’Etat. Tout cela
comporte un transfert de valeur, du capital public investi en
infrastructures, dont bénéficie le capital privé qui peut se concentrer
sur les activités les plus rentables. Autrement dit, les investissements
publics dans les infrastructures créent les conditions les plus
favorables pour maximiser la rentabilité du capital privé, comme on peut
le voir par exemple dans les activités portuaires.
On
se trouve devant un système complexe d’interpénétration de fonctions
diverses qui peuvent, toutes sous-tendues par la recherche du profit, se
décomposer ou se recomposer, la plupart du temps suivant une
utilisation imprévue ou des innovations technologiques de la
communication et des transports.
Parallèlement, les structures du capital ont été modifiées : les anciennes compagnies de navigation dont le rôle se bornait à acheminer le navire – les opérations de chargement, déchargement, stockage et distribution restant hors de leur champ d’action, ont dû intégrer l’ensemble de ces activités : la première compagnie mondiale de porte-conteneurs, Maersk, doit posséder des terminaux dans le monde entier (gérés par sa filiale APM, deuxième groupe mondial d’installations portuaires) ainsi que des filiales qui se chargent de l’acheminement fluvial, ferroviaire et routier.
Depuis dix ans, le commerce international a grandi en moyenne plus vite que l’économie globale, résultat de différents facteurs comme la diminution du coût des transports, l’abaissement des tarifs douaniers et la spécialisation des différents éléments de la chaîne de production (voir page 15 les chiffres concernant le trafic des conteneurs).
Dans la forme actuelle de production mondiale de marchandises, le transport s’est mué en un domaine où s’étendent les contradictions du développement capitaliste, révélant ainsi des limites physiques, objectives, que la direction capitaliste pallie en recourant d’une part aux technologies (qui, comme nous l’avons vu, reproduisent plus qu’elles ne résolvent les problèmes du transport à un autre niveau avec un cycle raccourci) et d’autre part en s’aidant de l’arsenal idéologique, sous la dénomination de durabilité.
Mobilité et saturation
Le développement incontrôlé du transport de marchandises et de personnes, comme il ne peut en être autrement dans les conditions de production et de distribution capitalistes, a généré une situation réelle de saturation et, éventuellement, de paralysie, autant dans les principaux couloirs de communication que dans les concentrations urbaines. Une réalité dont les effets évidents se traduisent en problèmes pratiques au moment de garantir la fluidité nécessaire pour la bonne marche de la reproduction du capital. Les problèmes des transports, conséquences directes de la logique de l’accumulation du capital, ne peuvent trouver de solution qu’à travers la remise en question de la logique propre au modèle de reproduction -capitaliste. C’est ainsi que se développe le discours sur la durabilité ou le développement durable ; une notion insoutenable en soi et qui se heurte frontalement à la dynamique réel du transport.
Ces dernières années, les gestionnaires du transport et plus particulièrement de celui des personnes, devant la croissante saturation des voies de communication qui accompagne le processus d’urbanisation effréné, ont dû s’affronter à la mobilité (déplacements des personnes). Dans une économie capitaliste de production et de distribution flexible, les besoins de mobilité augmentent non seulement pour les marchandises (prévision de développement du trafic), mais aussi pour la marchandise force de travail et celle des consommateurs (tourisme). Quand il se produit une interruption ou, simplement, quand la logique propre de la mobilité pousse à une concentration le long des axes de la richesse, la fragilité du système se traduit par une concentration des modes et des moyens de transport dans une aire géographique déterminée.
La concurrence industrielle des ports, pour le transport des larchandises, ou celle des compagnies aériennes, ferroviaires, pour le transport des personnes, accentue la tendance à la saturation et à la paralysie alors que dans d’autres aires géographiques immenses, considérées comme non rentables, les services de transport sont réduits ou supprimés (37). Dans ce contexte, les possibilités de développement d’un transport durable sont absolument incohérentes avec l’économie capitaliste. Les tendances qui dictent le rythme et l’orientation d’une éventuelle durabilité se heurtent directement aux principes d’optimisation du temps et des moyens qui régissent le modèle d’activité capitaliste et qui ont précisément amené la situation actuelle. Le trafic routier en Europe a crû de 50 % entre 1998 et 2010. Les tentatives de diminuer les transports routiers au profit du rail, ne sont arrivées qu’à se convertir en un lieu commun de plus du discours du transport durable, avec des déclarations d’intention tous azimuts, de la Commission européenne jusqu’aux débardeurs et transporteurs, alors que la réalité montre chaque année que la part du transport de marchandises par voie ferrée baisse par rapport à celui sur route ou par mer. Ceci parce que la compétition capitaliste ou, si on préfère, la compétitivité entrepreneuriale requiert une flexibilité dans la production et la circulation des marchandises et des services que le ferroviaire n’offre pas, hormis sur quelques segments du trafic et pour certains produits. Les solutions proposées sont bien évidemment plus lentes et moins flexibles que sur route ou, plus coûteuses. Elles sont donc abandonnées ou se transforment en petites notes du discours idéologique (durabilité) précisément parce qu’elles sont ingérables du point de vue économique dominant.
NOTES
(35) En 2005, par exemple, les 900
entreprises de logistique automobile du marché espagnol ont un chiffre
d’affaires de 917 millions d’euros avec une prévision de croissance de
5% ;
75 % du total effectué par le transport routier
et 12% par le transport ferroviaire.
(36) « Maersk chants new course », Financial Times, 27 mai 2008 ; « Maersk costs cutting to threaten jobs », Financial Times, 28 mai 2008 ; « Magnat du fret : Maersk McKinney Moeller », Le Monde, 25 avril 2012.
(37) Dans ce domaine on expérimente ou modifie sans cesse pour abandonner si cela n’est pas rentable à court terme. On ressuscite des cargos mixtes voile-moteur ; on projette des lignes ferroviaires directes seulement pour le fret ou on modifie le profil des voies et des wagons pour qu’ils puissent transporter des camions entiers, on étudie des itinéraires pour des ferries de camions (les « rouliers ») de port à port pour désengorger le trafic routier, Financial Times, 8 avril 2008.
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