Marchandises, transport, capital et lutte de classes
Les mots ont leur propre évolution, liée à l’évolution des techniques de production et, partant, des caractères du mode de production dominant. Mais il est parfois difficile de se débarrasser des anciens usages pour en adapter de nouveaux (8).
Le transport, dans son sens classique, est le service d’un particulier ou d’une entreprise assurant le déplacement de marchandises ou de personnes d’un point géographique à un autre, soit pour son propre compte, soit pour le compte d’un tiers. Ce service peut impliquer bien des activités auxiliaires individualisées ou regroupées : manutention, entreposage ; gestion d’infrastructures, messageries, affrètement, organisations modales ou multimodales. Chacune de ces activités connexes peut être intégrée dans une entreprise de production de marchandises, définie ou regroupée dans une seule entreprise, ou devenir vecteur d’utilisation commandé de l’extérieur pour une marchandise qui elle-même au cours de son périple peut changer de propriétaire et de destination.
Quand, communément, nous parlons de « transport » dans l’état ancien du mode de production capitaliste, habituellement nous pensons à ce transport de marchandises ou de personnes. Mais nous devons considérer que ces mots « marchandise » (c’est-à-dire des biens mis sur le marché) et « transport » (le déplacement d’une marchandise d’un point à un autre) ont pris dans une période récente des sens très différents si nous observons leur usage dans le présent procès de production et de distribution. D’une certaine façon, ces deux mots ont, dans leur sens économique, suivi des évolutions parallèles, n’incluant autrefois que des choses matérielles ; ils incluent aujourd’hui des choses immatérielles :
– « marchandise » est toute chose
pouvant faire l’objet d’une utilisation personnelle (consommation,
usage) ou d’un échange sur le marché : ce qui aujourd’hui implique non
seulement qu’elle puisse être possédée matériellement mais aussi qu’elle
puisse être définie uniquement par un droit de propriété reconnu par
les législations internationales. Cela peut être aussi bien une
possession matérielle qu’un droit immatériel sur une chose dont on peut
revendiquer la « propriété » exclusive, que l’on peut consommer, vendre,
louer ou échanger dans le but d’en tirer un prix et/ou un profit. De
toute façon, quelle qu’en soit sa définition et son utilisation, une
« marchandise » c’est-à-dire un produit que l’on a mis sur un marché,
concourt à la pérennité du mode de production capitaliste : elle
contribue à la production d’une autre marchandise (comme matière
première, comme machine ou comme technique de production) par le canal
de l’exploitation de la force de travail et elle concourt alors à la
reproduction de la force de travail et/ou à la production d’autres
marchandises ;
– « transport »
n’implique pas seulement ce qui peut être utilisé matériellement sur
terre (chemins de fer, voitures et camions, pipelines et toutes sortes
de tuyauteries, égouts, relais, conduites forcées, lignes électriques,
câbles, fils et fibres...). eau (mer, rivières et canaux) et air
(avions, hélicoptères, satellites) mais aussi quelque chose d’immatériel
et largement utilisé aujourd’hui : « les ondes », « l’espace », toutes
sortes de télécommunications sans fil. Il va sans dire que, matériel ou
immatériel, le « transport » peut être aussi l’objet d’une appropriation
(y compris par un Etat autour de la notion de « service public ») et
devient en quelque sorte aussi une marchandise. Toutes sortes de
regroupements sémantiques expriment ces réalités commerciales ; on
parle ainsi de routes alternatives pour toutes sortes de transports,
« d’autoroutes de l’énergie ou de l’information », d’interconnexions, de
« modal » ou « intermodal ». Jusqu’à récemment le transport visait des
marchandises matérielles transportées par des moyens matériels.
L’utilisation de moyens immatériels (téléphone, radio, Internet) n’est
que le complément des autres moyens de la circulation des marchandises
matérielles ou immatérielles dans la transmission des ordres, des
contrôles et des réceptions (9).
Mais actuellement, l’information n’est plus seulement complémentaire. Elle fait partie intégrante de la circulation générale de la marchandise dans le procès production-distribution. Des systèmes pour la gestion des routes empruntées par la marchandise, l’entreposage, etc. sont tous orientés vers une meilleure productivité du transport. Des systèmes de gestion des stocks aux points de vente, des systèmes pour la prévision de la demande, etc. touchent directement la réalisation du capital puisqu’ils offrent de meilleures opportunités pour la vente des marchandises. En fait, les technologies de l’information (le transport d’information) deviennent fondamentales dans l’organisation et la réalisation du transport, bien au-delà des tâches tout simplement administratives (commande, facture, ordre d’envoi, etc.) ou systèmes EDI (Electronic Data Interchange) traditionnels.
Dans ce chapitre des transports on doit classer également le transport de la force de travail sous différentes formes, d’une part du lieu de vie au lieu d’exploitation, d’autre part les déplacements nécessaires à la gestion du système (voyages d’affaires) mais aussi ceux participant de la récupération de la force de travail (vacances et tourisme). Au sujet du transport de la marchandise force de travail, un expert en logistique pouvait déclarer récemment : « Celui qui n’a pas les moyens de se déplacer n’est pas employable » (voir aussi l’introduction de la notion de temps de transport pour la mise des chômeurs au travail). L’utilisation par les immigrants de tous les moyens de transports concevables et souvent dangereux pour gagner le lieu précis de leur exploitation pourrait illustrer cette réflexion selon laquelle il faut se déplacer pour être « employable ». Mais aussi, les travailleurs ayant un emploi dans des zones éloignées des centres-villes mal desservies ont des frais de transports plus lourds (ils doivent acheter une voiture) que les cadres mieux payés vivant et travaillant en ville ou dans des banlieues cossues bien desservies (voir aussi p. 22, note 22, et p. 46-47).
La récupération de la force de travail impliquant le repos sous une forme ou sous une autre, l’industrie du logement comme du tourisme, vecteur de cette récupération implique une utilisation importante de tous les moyens de communication matériels ou immatériels à la fois dans l’exploitation de ces moyens (régulation des trafics, organisation et gestion des séjours) et dans leur consommation (achat, réservation, etc.).
NOTES
(8) Le jargon technocratique étend le sens commun des mots ou leur substitue des termes prétendument « techniques », en fait plus imprécis. Les journaux empilent les clichés, parlent d’« autoroutes de l’énergie » pour les lignes électriques de connexion (Le Monde, 15 novembre 2006), d’« autoroutes de l’information » pour le réseau de câbles sous-marins (Le Monde, 12 mai 2008) eux-mêmes baptisés « tuyaux », d’« autoroutes de la mer » (voir Fortunes de mer, lignes maritimes à grande vitesse, les illusions bleues d’un « capitalisme vert », 2010, Acratie). La centralisation des conteneurs à l’intérieur des terres est qualifiée de « port sec ». Le terme « piratage », utilisé à l’origine uniquement pour les attaques maritimes, a été étendu à toutes les copies illégales faites sur le réseau Internet. On pourrait trouver d’autres exemples qui ne sont pas dus entièrement au hasard mais témoignent de l’apparition d’un langage commun à toutes les formes de transport.
(9) Bien avant qu’Internet pose ce problème, Marx l’avait en quelque sorte anticipé : « Il y a cependant des branches d’industries autonomes dans lesquelles le produit du procès de production n’est pas un nouveau produit matériel, une marchandise. L’industrie des transports est la seule d’entre elles qui ait une importance économique, qu’il s’agisse du transport proprement dit des marchandises et des hommes ou de la simple transmission de communications, lettres, télégrammes, etc. » (Marx, Le Capital, éd. Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », note 1 p. 1697 ; Editions sociales, Livre deuxième, p. 50).
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