jeudi 6 juin 2024

10-Les conséquences sur l’organisation du travail

 

Marchandises, transport, capital et lutte de classes

La restructuration des années 1970 s’est manifestée entre autres par la désagrégation territoriale de la production à l’échelle régionale, nationale et internationale. Ce qui a entraîné une mutation de la fonction du secteur transport dans le processus général de l’économie capitaliste, par son intégration dans les étapes de production /réalisation du capital, alors que parallèlement ce secteur subissait une transformation radicale dans l’organisation de ses réseaux et de ses modes à l’échelle mondiale. Les changements et les conflits liés au transport ne peuvent se comprendre qu’à travers la réorganisation générale du travail du secteur des biens et services dans le cadre de la restructuration des années 1970, tout comme la croissante mobilité (transport des personnes) se comprend à travers la nouvelle organisation du travail à l’échelle du territoire, dans laquelle se déroule aussi l’expansion du commerce touristique. Depuis la fin des années 1960 a lieu une augmentation des échanges, du fait de l’émergence des pays asiatiques dans l’économie mondialisée et la délocalisation des productions.

 Le trafic des conteneurs s’est imposé comme le meilleur moyen de procéder à la rationalisation capitaliste du travail (taylorisation) avec un impact particulièrement important sur le trafic maritime. L’apparition de compagnies de navigation indépendantes (outsiders) avec une stratégie nouvelle basée sur d’énormes porte-conteneurs faisant le tour du monde dans les deux sens (eastbound and westbound), a coulé l’organisation du trafic maritime en « con­férences » qui existait depuis plus de cent ans (46). Tout cela a contribué à doter les ports de nouvelles fonctions, cessant d’être des points de déchargement de cargaison pour devenir des centres de connexion (intermodale) de la chaîne d’approvisionnement, notion clé de l’organisation de la production flexible et de la tendance à l’externalisation (sous-traitance) des activités (47). On peut dire ainsi qu’en accord avec les stratégies actuelles de gestion, l’organisation des activités de l’entreprise repose sur la gestion de la chaîne d’approvisionnement. Mais des difficultés et des contradictions se font jour : selon un rapport d’un consultant Accenture, aux Etats-Unis, alors que 90 % des entreprises accordent une place critique à la chaîne d’approvisionnement, seulement 50 % d’entre elles reconnaissent y avoir investi.

 L’insertion de solutions informatiques de planification dans la chaîne d’approvisionnement, comme l’affirment quelques documents, permet d’augmenter la productivité et de réduire les coûts dans différents domaines de l’activité (inventaire, transport, etc.). Cependant, de telles solutions reposent toujours et en dernière instance sur le transport.

 Il y a une contradiction entre la recherche du moindre coût dans le monde entier, les contraintes du transport si réduites soient-elles, l’élimination des stocks et les impératifs du flux tendu. On assiste d’une part à l’extension de la sous-traitance sous toutes ses formes, tributaires peu ou prou du transport, et la reconstitution d’unités industrielles morcelées dans un même lieu pour éliminer le risque engendré par l’allongement des lignes d’approvisionnement et les aléas du transport. Mais un des avantages remarqués par les spécialistes de l’ensemble de ce nouveau système de production (y compris de son maillon essentiel le transport par conteneur) est son extrême flexibilité qui permet aisément de répercuter rapidement toute réduction dans la demande (voir p. 20 l’exemple des chaussettes) dans tout le processus de production et d’ajuster temporairement toute variation. Sans aucun doute, on évite ainsi toute immobilisation de capital sous forme de marchandise ; la conséquence de cette élasticité, c’est la précarisation de la force de travail qui s’exprime actuellement dans la tendance universelle à la réforme du contrat de travail. Deux exemples pour illustrer cette élasticité : pour contrecarrer l’augmentation du prix des carburants, qui a sensiblement accru le coût du trajet des porte-conteneurs, une distinction a été établie entre naviresà grande vitesse gros consommateurs de fuel, pour certaine denrées à coûts élevés, et navires à vitesse réduite réduisant la consommation de fuel pour des marchandises moins coûteuses. Comme la livraison de quantités fixes de textile produit en Chine, par exemple, nécessite un certain délai, ce sont les ateliers clandestins du pays de destination qui assument la flexibilité, le volant variable de la demande.

 La densité du trafic et la possibilité d’extension de services sur le territoire mettent au grand jour la fragilité des stratégies de mobilité lancées par les administrations publiques et les entreprises privées. La « libéralisation », et donc la privatisation des services de transports avaient déjà entraîné une saturation plus forte de l’offre sur les voies de comunication considérées comme rentables. Par ailleurs, la flexibilité du travail et sa durée font qu’un nombre toujours plus grand de travailleurs doit se déplacer toujours plus loin de leur domicile alors que les prix des logements dans les centres ville augmentent de façon incontrôlée, ce qui pousse un déplacement des population dans les périphéries. Il en découle une tendance à se concentrer sur de nouveaux territoires, en raison des économies d’échelle et du besoin de s’approcher de la demande. L’expérience montre qu’il ne s’agit pas d’un simple problème d’organisation technique, qui pourrait se résoudre par des palliatifs propres à la logique de la mobilité (augmentation des transports publics, télétravail, etc.), mais bien d’une contradiction inhérente au modèle de développement capitaliste. De la même façon, on peut dire que l’augmentation des possibilités techniques de communication n’a pas diminué les déplacements mais les a augmentés. En fait, c’est la logique de l’accumulation du capital qui domine dans tout, et que ce soit les niches de marché ou les secteurs émergents, tout est plus instable. La prolifération des compagnies aériennes à bas coûts en est une bonne illustration. La concurrence entre elles est impitoyable et malgré les aides et subventions des autorités locales, elles sont arrivé à accumuler parfois les pertes, à abandonner des destinations ou tout simplement à disparaître et, tout cela, bien sûr, dans le cadre d’une inconstance croissante (48).

 On pourrait penser qu’avec les possibilités offertes par Internet et les communications téléphoniques, il serait plus facile à des entreprises de tout commander à l’échelle mondiale, à partir d’un siège social sis dans un Etat déterminé. En fait, c’est presque l’inverse qui se produit : si la recherche du moindre coût (d’exploitation, mais aussi de contraintes environnementales) fait délocaliser les lieux de production dans le monde entier avec des cascades de sous-traitants, d’autres considérations peuvent conduire à déplacer les centres de décision en les divisant en différentes unités financières, techniques, juridique, etc., en cherchant à être plus proche des lieux de production ou de consommation de telle ou telle marchandise, mais aussi plus loin des contraintes financières d’un Etat. Internet permet une grande souplesse dans cette recherche de l’efficacité optimum avec des déplacements rapides de ces centres d’un Etat vers un autre : une tendance qui se confirme dans la période récente de cet éclatement des centres décisionnels des multinationales (49).

 NOTES

(46) Les compagnies organisaient les échanges commerciaux de port à port (de côte à côte) sur toutes les mers du globe ; chaque espace maritime (l’Atlantique Nord, l’Atlantique Sud, le Pacifique, etc.) était géré par une conférence avec laquelle les armateurs fixaient leurs tarifs et les conditions de transport. L’apparition des compagnies appelées « outsiders », qui pratiquaient des prix inférieurs aux conférences, a liquidé le système antérieur. En Europe ce système, dérogatoire aux lois antitrust, a été interdit en 2008 sous la pression des chargeurs qui estimaient que les armateurs, en leur imposant leurs conditions, freinaient la libre concurrence.

 (47) En Espagne, la sous-traitance représente autour de 12 % de la production industrielle pour un chiffre d’affaires de 40 000 millions d’euros en 2001 et un tissu de 19 000 PME regroupant 250 000 emplois. En Chine, rien que dans la région de Wenzhou (900 000 habitants), on compte 300 000 PME, toutes entreprises sous-traitantes qui tentent tant bien que mal de s’adapter aux évolutions du marché.

(48) A cela s’ajoute l’émergence de nouveaux services (compagnie aérienne à bas prix, transport spécialisé, etc.) ainsi que l’expansion du commerce touristique qui a multiplié les besoins en même temps que les problèmes de mobilité. Et les conflits de classes, dans la mesure où la force de travail employée dans la majorité des nouveaux services de transport tout comme dans les services auxiliaires (nettoyage et maintenance) est la moins payée dans les pires conditions. Encore des exemples espagnols, mais on pourrait en trouver de semblables ailleurs : si la grève des bagagistes de l’aéroport de Barcelone de juillet 2006 fut exemplaire au moment de mettre l’accent sur les nouveaux foyers d’exploitation et de conflit de classes, des grèves des services de nettoyage avaient déjà mis les aéroports de Madrid et Barcelone au bord de la fermeture. Le niveau de synchronisation et d’efficacité qu’exigent les activités des services aéroportuaires, ouvre des espaces d’intervention à des groupes de travailleurs auxiliaires (catering de Düsseldorf, par exemple) qui voient revalorisée leur capacité de réponse aux agressions du capital.

(49) « Globalisation, technology and shifty legal land regulatory environments are encouraging a growing number of companies to consider moving their corporate headquarters to new juridictions » T magazine, février 2011.

(50) « Quake in Japan upsets lean supply model », Financial Times, 24 juillet 2007. Depuis, il y a eu le tsunami de 2011 : voir p. 53 « Fukushima, un test pour la chaîne globale d’approvisionnement ».

 (51) Financial Times, 18 novembre 2005.

 

 

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