La tendance à la réduction du cycle des affaires et au développement des stratégies de fabrication flexible se répercute tout au long de la chaîne logistique : flexibilité croissante dans les services, et en conséquence souplesse plus grande de l’exploitation de la force de travail. Pour ce faire, apparaissent des changements dans la législation du travail afin d’adapter les conditions d’embauche aux nécessités opérationnelles de l’entreprise (disponibilité permanente de la main-d’œuvre face aux fluctuations de la demande, donc aux pics de travail certains mois de l’année : rappelons ici tout l’intérêt pour les employeurs de l’annualisation du temps de travail introduite en France avec la notion de travail effectif dans la loi sur les 35 heures, etc.), sachant que dans la situation actuelle de concurrence, la réponse à la demande est vitale pour le cycle des affaires des entreprises, principalement au moment de gagner des parts de marché.
Comme nous l’avons vu, ceci n’est pas sans conséquences sur la sphère de la production (chaîne d’approvisionnement) comme dans celle de la distribution. Dans les deux cas, la rationalisation capitaliste du processus revient à maximiser la productivité de chaque maillon de la chaîne logistique (entreprises de déchargement, prestataires en logistique, entrepôts continentaux et régionaux, transporteurs, etc.) et les activités moins rentables sont repoussées au plus bas de la chaîne. Dans le cas de la distribution, par exemple, commerçants et détaillants tentent aussi de réduire leurs coûts en diminuant leurs stocks et l’espace d’entrepôt des marchandises du fait de la hausse des prix des espaces urbains. Eux aussi demandent aux prestataires logistiques et aux transporteurs des services à la demande (juste à temps), comme dans le secteur de l’automobile. Cela implique une pression croissante sur les transporteurs du fait de la hausse du nombre des services (deux fois par jour) et l’obligation d’assumer le retour des invendus ou des marchandises périmées (logistique inversée) dont les coûts sont répercutés sur toute la chaîne. Une première conséquence est la multiplication de petits transporteurs qui se chargent du transport dit « capillaire » dans les agglomérations urbaines déjà saturées, avec ce que cela implique de retards, contraventions et stress pour les transporteurs. Il est ainsi plus facile de comprendre à quel point cette pression à la productivité influe directement sur les conditions de travail de tous (travailleurs d’entrepôts, employés d’opérateurs logistiques, chauffeurs routiers, livreurs, etc.). Le développement des technologies d’automatisation des opérations de manutention comme de celles d’organisation (logiciels de gestion des commandes, contrôle des stocks, gestion des parcours, etc.) est un facteur supplémentaire de pression sur la force de travail car, s’il diminue la charge de travail pour chaque tâche, il permet à la direction d’augmenter le nombre de tâches à réaliser par jour.
La production flexible, en séries courtes, et, bien plus, la production à la demande qui s’est développée dans tous les secteurs de production de biens de consommation repose sur une réactivité immédiate ; l’opportunité des affaires pour un fabricant dépend de son temps de réponse. Cela signifie que l’utilisation du capital variable doit être totalement flexible : les travailleurs impliqués doivent être totalement flexibles, ils doivent travailler irrégulièrement dans une vie totalement perturbée. D’autre part, les travailleurs manipulant les paquets de marchandises lors du chargement ou déchargement peuvent être contraints de scanner les codes barres qui, non seulement enregistrent le départ et la livraison des marchandises mais aussi contrôlent le travail, permettant d’établir le salaire au rendement et les sanctions possibles (et de prévenir le vol). Ainsi, la combinaison de différents « moyens de transport » a changé tout le procès de production et de distribution, l’organisation et le contrôle tout au long du procès de travail.
Le transport et la logistique sont soumis à des changements constants. Il s’agit en réalité d’un secteur émergent, d’une fonction nouvelle à l’intérieur de l’activité économique, ce qui explique qu’il soit en situation d’ajustement et de restructuration permanentes - acquisitions, concentrations d’entreprises et prises de position dans les premiers maillons de la chaîne. Dans l’articulation de la chaîne logistique, si c’est bien le fabricant/société de manutention qui exerce son hégémonie en imposant ses conditions sur l’opérateur logistique (prestataire de service en sous-traitance) dans l’organisation de la chaîne d’approvisionnement et de distribution, l’opérateur logistique à son tour exerce sa pression sur le dépositaire, l’entreprise de transport, qui à leur tour pressurent l’opérateur ou l’entreprise de transport de niveau inférieur (sous-traitante) qui, en dernière instance, exploitent le livreur final (généralement chauffeur indépendant ne possédant que son camion).
Nous verrons comment la restructuration portuaire a entraîné et entraîne encore des luttes chez les dockers mais aussi chez les marins. Le trafic maritime international est le centre d’une concurrence acharnée ; on y assiste à la prolifération de pavillons de complaisance échappant à toutes les régulations nationales du travail des marins et conduisant à l’embauche d’équipages multinationaux sous-payés (60).
Par leur importance croissante dans le commerce mondial, les ports sont les centres d’attention dans la transformation de la chaîne de transport. Traditionnellement, il était donné aux dockers un certain crédit et une certaine autonomie quant à leur capacité d’organisation du travail (rotation et répartition du travail, organisation des groupes de travail, etc.). Les restructurations menées dans les ports tout au long des dernières décennies avaient pour objectif d’ôter aux ouvriers portuaires cette capacité de contrôle sur leur propre travail, la suppression du statut de travail des dockers apparaît bien comme une condition de base de la récupération des ports par le capital.
Par cette nouvelle fonction dans la chaîne d’approvisionnement à l’échelle mondiale, les ports – tout comme les aéroports pour certaines marchandises de valeur (électronique, fleurs, poissons...) et les passagers – se concurrencent pour s’imposer comme grande base opérationnelle du trafic intercontinental. Ainsi une hiérarchie s’établit entre les ports « terminaux » de transit (feeder) et les ports régionaux subsidiaires et il en va de même pour les aéroports. On constate une tendance à l’établissement sur chaque continent d’un ou deux grands ports-aéroports (hubs) dotés de bonnes connexions intermodales afin de canaliser les flux du trafic intercontinental. Ceci provient de la stratégie de déploiement des compagnies transnationales qui, dans le cas de l’Europe, établissent une base opérationnelle généralement au centre du continent (Belgique ou axe rhénan) d’où elles réalisent l’approvisionnement de leurs filiales européennes, ce qui réclame une logistique de très haute efficacité.
Relocalisations
En fait, l’intermodalité (connexion entre les ports par rail, autoroute et aéroport) est la clé de la concurrence entre les ports pour obtenir plus de chargements et pour consolider leur position au sein des réseaux logistiques à l’échelle mondiale. Selon certaines projections, le système européen de transport intermodal attirera en 2020 40 % des marchandises transportées dans le monde, favorisé par l’utilisation croissante des conteneurs pour le transport de vrac. Mais cette tendance vers l’intermodalité soulève maints problèmes techniques et administratifs, tels que ceux qui dérivent du manque de standardisation des unités de charge, des divers systèmes d’information et de leur manque de compatibilité, etc.
Parallèlement, autour des ports maritimes se développent des activités de logistique, de manutention et de conditionnement des marchandises qui sont ensuite distribuées sur le marché intérieur. La personnalisation des produits et la production à la demande font de ces zones d’activité des centres nerveux de la chaîne d’approvisionnement car il ne faut pas oublier que la délocalisation de la production a aussi ses limites et ses inconvénients, et que d’ailleurs de nombreuses entreprises sont déjà revenues sur ce choix. Au mois d’octobre 2007, l’hebdomadaire allemand Der Spiegel abordait justement le cas des entreprises qui réfléchissaient à un retour au pays.
Les fabricants d’électronique, par exemple, importent les composants des pays asiatiques et les déposent dans les zones franches portuaires, afin qu’ils y soient assemblés en fonction de la demande sur les marchés continentaux. La personnalisation du produit liée à la rapidité de réponse au marché est la cause de l’installation d’usines d’assemblage aux alentours immédiats des ports (principaux centres de réception de la production déplacée en Asie). Et c’est justement parce que la difficulté réelle à répondre au marché peut faire s’évaporer les bénéfices obtenus grâce à la réduction des coûts liée à la production en Asie, que les fabricants de prêt-à-porter ou de n’importe quel produit saisonnier sur lequel la concurrence est sauvage et le temps de réalisation des gains très court font des stocks en Europe.
La tendance à la délocalisation des productions qui a caractérisé les dernières décennies montre ses contradictions dans les conditions de la crise prolongée, car elle a des effets négatifs sur la flexibilité, sur sa capacité de réaction aux changements de plus en plus rapides de la demande.
Toute la problématique du transport et son importance croissante dans le processus global de l’économie capitaliste renvoie au problème de l’accumulation du capital. Bien que l’on parle de marché mondial, la réalité est que le marché, en termes de consommation, s’étend chaque fois moins. En général, la croissance des marchés, malgré l’émergence de la Chine et dans une moindre mesure de l’Inde, n’est pas comparable à celle qu’ont connue les pays capitalistes développés après la deuxième guerre mondiale. Le rythme de croissance du marché (de la demande) se trouve en dessous de la capacité de production qui, par le développement des techniques d’automatisation, a intensifié le phénomène de surproduction inhérent à la production capitaliste. Tout cela alors que dans les grands pays capitalistes développés l’utilisation des capacités de production se situe aux alentours de 85 %, ce qui fait penser qu’une bonne part du commerce des entreprises dans le marché mondial ne répond pas tant aux opportunités des marchés émergents qu’au besoin d’arracher des parts de marché aux concurrents.
Par ailleurs, la consommation intérieure reste fondamentale pour la dynamique économique des principales zones du capitalisme développé (Europe, Etats-Unis, Japon), ce qui signifie que la réalisation du processus d’accumulation du capital repose en dernière instance sur le transfert de la plus-value produite dans les pays émergents et sur une exploitation plus intense du prolétariat autochtone.
NOTE
(60) L’immatriculation des compagnies de navigation dans des lieux isolés échappant à toute régulation (certaines compagnies françaises sont ainsi enregistrées aux îles Kerguelen, rochers quasi déserts du sud de l’océan Indien) permettent l’embauche de marins étrangers aux salaires et conditions proches de l’esclavage. La seule obligation est d’avoir le capitaine et son second de la nationalité d’origine. Cette pratique de longue date a souvent fait l’objet de conflits animés par les syndicats nationaux qui n’ont pas pu empêcher son développement et a parfois soulevé des scandales, des marins étant souvent abandonnés sans ressources, leur navire immobilisé pour des raisons diverses dans un port qui leur est totalement étranger.
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