Paru dans Echanges N°157
Sans le métal, l’humanité ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui et les archéologues découpent l’Histoire suivant l’utilisation de ce matériau après l’âge de pierre : à l’âge du cuivre ont succédé l’âge du bronze puis l’âge du fer. Malgré certains classements plus ou moins fantaisistes d’un dépassement de cet âge, nous sommes toujours dans l’âge du fer. La production de produits ferreux est passée de 200 millions de tonnes en 1950 à 1 400 millions de tonnes en 2010.
Rien ne pourrait exister présentement sans le fer et ses dérivés : il est nécessaire à toute la production d’électricité, quelle que soit l’énergie primaire utilisée, à toutes les formes de transport y compris les fusées et stations spatiales, à tous les objets de la vie courante. Même les produits de substitution comme les métaux légers ou les plastiques sont tributaires du fer pour leur élaboration.
Comme le fer n’est presque jamais à l’état natif, il est nécessaire de le produire à partir de composants ferriques que l’on trouve abondamment dans la nature, principalement des oxydes. Pour atteindre le métal pur, ces composés doivent subir une transformation chimique appelée réduction. Le charbon joue toujours un rôle essentiel dans ce processus ; même si d’autres procédés ont pu être mis en œuvre, ils n’ont jamais détrôné ce rôle essentiel du charbon, et la crise n’a guère ralenti cette production, même si la sidérurgie est en crise à cause d’une surproduction compétitive (1). 70 % de la production de produits ferreux se font toujours à partir du minerai, les 30 % restants venant de la récupération de la ferraille, production utilisant les fours électriques mais restant souvent complémentaire de la production centrale qui s’opère essentiellement dans des hauts-fourneaux.
Si le charbon reste un élément essentiel de la production des produits ferreux (ce qui explique la croissance de sa production, en dépit de la crise), il a quand même perdu la place capitale qu’il occupait encore il y a une centaine d’années. Cette place due à son utilisation dans la sidérurgie et le chauffage domestique avait été promue à des sommets par l’introduction de la machine à vapeur qui devint au xixe siècle la principale source d’énergie dans l’industrie et les transports terrestres et maritimes. Mais cette place dans ce secteur fut peu à peu détrônée au début du xxe siècle par les autres énergies fossiles (pétrole, gaz et atomique) et aujourd’hui par les énergies renouvelables, soit par leur utilisation directe avec le moteur à explosion, soit par le canal de l’électricité produite initialement dans des centrales à charbon.
Cette place qu’occupait le charbon qui, au début du xxe siècle, était encore pour une bonne part exploitée dans des mines profondes, donnait aux mineurs un pouvoir dont ils se servirent pour améliorer les conditions de leur dur travail et à l’occasion d’affronter le pouvoir politique. Ce qui fut le cas jusqu’à la moitié du xxe siècle.
Ce pouvoir incontestable des mineurs dans la plupart des pays développés se délita peu à peu, non seulement par le déclin de l’importance du charbon dans la production d’électricité, qui avec l’utilisation directe du pétrole, du gaz, révolutionna tout le secteur des transports. Un déclin qui s’accéléra dans une période plus récente avec des changements techniques qui permirent une concurrence mortelle pour les mines profondes de la plupart des pays industrialisés.
Ce n’est pas tant les engins mécaniques qui permirent l’exploitation à bas coût des mines à ciel ouvert, que la révolution dans la transformation du produit, les transports maritimes et les opérations de chargement et de déchargement. Le charbon extrait avec des engins de forte puissance était broyé par des concasseurs tout aussi puissants, acheminé par convoyeur jusqu’au quai de déversement, directement dans des vraquiers spécialisés dans le transport de pondéreux. Au port de déchargement un système d’aspiration et de convoyeur à bandes le transportait jusqu’à l’usine sidérurgique ave une intervention humaine minimale. Le charbon venant souvent de pays lointains comme l’Australie ou l’Afrique du Sud pouvait être rendu dans n’importe quel port à des prix largement inférieurs à celui d’une mine profonde ; de plus la puissance de lutte des mineurs avait fait monter les coûts de production. Face à une telle concurrence, tout le secteur minier (cela touchait aussi le minerai de fer) subissait dans les pays développés une restructuration profonde : toutes les mines fermaient et la sidérurgie était transférée partout dans les ports capables d’accueillir des navires gigantesques. La lutte des mineurs se transforma en une lutte perdue d’avance pour avoir des garanties lors de la fermeture des mines profondes. Ils n’avaient plus du tout le rapport de force qui avait existé pendant près d’un siècle. Mais souvent ces luttes prirent une grande dimension, poussée par l’énergie du désespoir.
Pourtant, cette situation commune aux pays développés n’est pas celle de l’ensemble du monde. Tant qu’il y a des travailleurs exploités, il y a des luttes. Etant donné que, sur cette question des exploitations minières, on trouve encore toute la gamme des conditions d’exploitation, des plus archaïques aux plus modernes, cette lutte prend toutes les formes qu’elle a pu prendre antérieurement, le seul critère étant le bas coût de production, avec des conditions d’exploitation primitive permettant de concurrencer le coût précédemment le plus bas, qui avait causé la disparition des mines des pays industrialisés où la lutte avait amené ces coûts à des niveaux trop élevés et incompressibles.
Les exemples qui suivent permettent d’illustrer ce propos. D’un côté, en Bolivie, on trouve toute la gamme des conditions d’exploitation d’une force de travail encore nombreuse ; de l’autre, en Australie, on ne trouve plus qu’une lutte bien spécifique d’une force de travail réduite à sa plus simple expression.
La Bolivie est un Etat assis sur des richesses minières de tous ordres dont le charbon. Les mines de charbon sont exploitées concurremment par l’Etat, les multinationales étrangères et un système particulier de coopératives minières, mais c’est l’Etat qui réglemente et distribue les autorisations d’exploitation par le biais d’une organisation d’Etat, la Conibol. Les multinationales tiennent le haut du pavé : très bien équipées, exploitant 10 000 à 15 000 travailleurs (20 % des emplois miniers) relativement bien payés, elles assurent 80 % de la production globale minière du pays. Ces proportions sont exactement inverses pour ce qu’on appelle le secteur coopératif, qui n’assure que 20 % de cette production minière avec 80 % de la main-d’œuvre de ce secteur.
La gestion de cette main-d’œuvre est assez complexe. Formellement, plus de 500 coopératives regroupées dans une fédération, la Fencomin (Federación nacional de cooperativas mineras), œuvrent dans de petites mines artisanales qui sont souvent plus ou moins déviées de leur forme coopérative par le fait qu’elles sont devenues de petites entreprises avec patrons et salariés. Là les conditions d’exploitation nous ramènent aux tout débuts du capitalisme, y compris avec le travail des enfants.
« Marteau et burin comme outils principaux, des heures de labeur pour percer un trou, y placer de la dynamite dans une obscurité étouffante. Puis des dizaines de kilos de charbon sur le dos à remonter du fond de la mine. C’est le dur métier de mineur coopérativiste… Parfois un marteau piqueur bon marché “made in China”. Mais le perçage à sec – impossible d’amener l’eau dans les profondeurs de la mine pour refroidir la mèche – se transforme vite en cauchemar, un nuage de poussière qui s’insinue dans les poumons… Souvent, les “coopérateurs” engagent des auxiliaires payés à la journée ou à la tâche, dépourvus de tout statut : pas de contrat de travail, pas d’assurances, une précarité totale. Le travail artisanal, vécu quotidiennement au fond des galeries qui menacent en permanence de s’effondrer, n’a presque pas changé depuis les temps de la colonie (2). »
L’autre problème pour ces « coopératives », c’est l’écoulement de la production qui ne peut se faire que par le canal des multinationales pour lesquelles le secteur « coopératif » est une variable d’ajustement de leur propre production. C’est sur ce point que le présent gouvernement, sous l’égide du président Evo Morales, veut introduire une réforme destinée à renforcer le contrôle de l’Etat dans le secteur minier. C’est cette réforme qui déclenche une révolte de tout le secteur coopératif sans que l’on sache trop si les patrons « coopérateurs » s’y sont associés au côté des travailleurs qu’ils exploitent dans de telles conditions (il y aurait un conflit constant entre la Fencomin et les syndicats boliviens, soutiens de Morales). Les protestataires demandent des subventions pour la fourniture d’électricité, l’élimination d’obligations environnementales et que la Fencomin ait le pouvoir de signer des contrats avec les multinationales. Grèves, blocages routiers, batailles rangées avec la police, avec tués et blessés et pour couronner le tout le meurtre, en août 2016, du vice-ministre de l’intérieur venu « pacifier » la région minière de Paduro. La grève se poursuivait encore fin octobre lorsque Morales a annoncé l’ouverture de pourparlers pour tenter de résoudre ce conflit.
Ce que l’on doit retenir de cette situation complexe, ce sont les conditions effroyables de ceux qui œuvrent au fond. Une situation que l’on retrouve partout , y compris dans des pays comme les Etats-Unis, et qui s’est développée avec l’effondrement des mines profondes et la fin des résistances collectives quand le charbon était roi. Les oppositions présentes, dans le monde entier, vont des résistances collectives (là où comme en Chine ou en Inde, on trouve encore des exploitations minières classiques) à des réactions confuses (comme en Bolivie) et à d’autres résistances difficiles à estimer tant le niveau d’exploitation renvoie aux tous débuts du capitalisme, avec des coûts de production capables de rivaliser avec les mines les plus modernes et suréquipées. Capital variable contre capital fixe, surexploitation humaine contre automatisation
En Australie comme ailleurs, le propre des mines exploitées à ciel ouvert est leur extrême automatisation qui a fait considérablement baisser les coûts globaux de la tonne de charbon rendue au lieu de consommation. Mais cette forme d’exploitation ne peut abstraire l’emploi, même considérablement réduit, du capital humain. C’est la leçon que nous apprend l’Australie, un facteur essentiel dans la mise sur le marché mondial de cette production charbonnière à bas coût. Dans le Nord-Est du pays, en plein désert, le trust minier basé à Londres Anglo American exploite à German Creek, dans deux mines à ciel ouvert et deux mines profondes, le tout suréquipé, 900 travailleurs dont seulement 140 dans les mines à ciel ouvert. Le charbon pulvérisé est acheminé par trains chargés automatiquement vers un port côtier à 360 km de la mine et chargé tout aussi automatiquement dans les vraquiers.
Dans ce processus, la seule intervention humaine importante est celle des conducteurs d’engins (des excavateurs à godets, les plus grands engins mécaniques jamais construits) et les chauffeurs de cette noria de camions qui remontent le charbon du trou toujours plus profond dans le dépôt de charbon. Pris dans la crise mondiale, Anglo American en est réduit à vendre une partie de ses investissements miniers et à restructurer les secteurs les plus producteurs de profit, dont ces mines à ciel ouvert. Pour le renouvellement du contrat collectif expiré depuis avril 2014, la multinationale propose l’embauche de jeunes sous contrats précaires, une réduction des salaires et des modifications des conditions de travail. Plus de seize rencontres paritaires n’ayant rien résolu, en août 2016 les 140 ouvriers des mines à ciel ouvert se sont mis en grève, ce qui bloque la totalité de cette production. Le 4 novembre, la grève étant toujours aussi puissante, Anglo American licencie 83 grévistes et en même temps mobilise des gardes armés et embauche en décembre des jaunes (salaires inférieurs, « contrats » sans droit à congés de maladie ni retraite, sans congé annuel, sans garanties fondamentales).
Relativement à la production mondiale du charbon, qui reste absolument nécessaire pour l’élaboration de l’acier, pilier du monde moderne, on se trouve dans une situation extrêmement diversifiée qui a peu à voir avec ce que fut cette industrie voilà à peine un demi-siècle. Ce qui existait encore d’un secteur minier capable de mener efficacement des conflits nationaux, tant pour les conditions de travail que pour des motifs politiques, a été balayé par l’évolution des techniques. La globalisation a détruit les solidarités nationales et comme on peut le voir en Bolivie on trouve une division encore plus grande entre un secteur hautement développé et un secteur retourné à des stades primaires d’exploitation du travail. C’est cette même situation que l’on constate un peu partout et on voit mal comment pourrait se reconstituer ce qui fit autrefois la force des mineurs de charbon.
H. S.
NOTES
(1) Voir Planetoscope - Statistiques : Production mondiale d'acier : www.planetoscope.com/Commerce/1149-production-mondiale-d-acier.html
Pour l’évolution des aciéries et les conséquences sociales, voir Echanges n° 155 (printemps 2016) : « Acier et charbon, sidérurgie et mines. »
(2) « Les coopératives dans les mines de Bolivie comme au temps de la colonie », Bernard Perrin, 14 janvier 2012, correspondant du quotidien genevois Le Courrier :
http://www.lecourrier.ch/journaliste/bernard_perrin
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