Un des moteurs de la déstabilisation du système capitaliste et de la lutte de classes, c’est le mouvement du capital lui-même.
C’est en 1966 qu’un navire portant 268 conteneurs fit le trajet entre New York et Rotterdam. Cette date marque un tournant dans le conflit qui depuis toujours oppose les dockers du monde entier à tous ceux qui utilisent le trafic maritime, notamment compagnies maritimes et autorités portuaires. Mais cette fois, le conflit a pris un tout autre caractère.
L’attaque contre les ports et les dockers
On ne parlait pas du tout, dans les années 1960, de logistique, de transports intégrés ; cela viendra bien plus tard avec l’essor de l’informatique et des délocalisations ; les mutations du capital ne faisaient alors que s’amorcer. La lutte autour des ports, qui étaient le nœud gordien de l’expansion du conteneur, s’est alors concentrée autour de deux problèmes essentiels, nés de l’expansion du trafic des conteneurs et des nécessités de la rentabilité du capital investi dans ce secteur : c’était une des conditions pour assurer la suprématie du conteneur sur les anciens modes de transport maritime.
D’une part pour le capital fixe, hors les navires eux-mêmes, une modification radicale des installations de manutention, d’autre part, pour le capital variable, la transformation toute aussi radicale du statut des dockers et de leur nombre. Les deux conditions étaient étroitement liées comme toujours, les transformations des techniques impliquant la transformations des conditions de travail et, comme toujours également, leur orientation pour briser les fronts de résistance ouvrière qui avaient pu se constituer dans la période précédente.
Dans l’ensemble des activités économiques, cela implique la privatisation des opérations (concession de contrats à long terme des terminaux de conteneurs à des opérateurs privés) dans le secteur du transport et particulièrement dans les ports. Privatisation qui entre en contradiction avec la forme d’organisation et de gestion traditionnelles de la force de travail ainsi qu’avec son organisation portuaire. Le rôle de l’administration publique était de garantir de bonnes infrastructures et de les rendre disponibles pour le développement des activités portuaires. Ce rôle au service des opérateurs privés n’est plus adapté car ceux-ci réclament des investissements et de l’ordre dans le port autrement plus pointus, car liés à leur profit. Ainsi les conflits autour de la restructuration portuaire concernent-ils la part de pouvoir sur l’organisation et la gestion qui doit être arrachée aux travailleurs plus que les salaires, car ce qui est en jeu c’est le degré de décision et de gestion sur les activités des quais et des terminaux, autrement dit sur le flux des marchandises. Cette dimension politique de la restructuration est le fond des conflits portuaires de ces deux dernières décennies.
Il va sans dire que la répartition du travail entre opérateurs et le contrat de sous-traitance forcent les entreprises de manutention à être regardantes sur le coût de leurs opérations par conteneur, car il induit leur profit. Ceci explique que les liuttes salariales gardent une importance relative, même si le coût du conteneur dans le prix global du transport est assez réduit (61).
A cette mutation technologique étroitement imbriquée à l’évolution du capital, se sont ajoutés d’autres éléments qui ont affaibli la capacité de résistance des dockers. Les mutations économico-politiques de l’après-guerre ont établi de nouveaux courants commerciaux, ce qui a accéléré le déclin de ports autrefois prospères. La décolonisation et, en Europe notamment, des ports comme Liverpool, Londres, Marseille, entre autres, ont été particulièrement touchés. Le développement de l’aviation commerciale, les vols transatlantiques et vers l’Orient, ont réduit à néant l’activité des ports transatlantiques de passagers comme Southampton, Le Havre, Cherbourg ou Marseille. Les ports de la mer du Nord au contraire, grâce au développement du commerce intra-européen, et ceux de la côte ouest des Etats-Unis, en raison des nouveaux courants commerciaux transpacifiques, ont connu un nouvel essor. Renforçant cette nouvelle structuration, le développement du trafic pétrolier et gazier nécessitait des installations encore plus spécifiques et une force de travail spécialisée. Un facteur encore plus radical, fut, peu de temps après, accompagnant l’obsession de la rentabilité, la nécessité d’échapper aux servitudes des marées à cause du gigantisme des porte-conteneurs ; l’obligation de toucher un port en eau profonde a entraîné la mort d’un port comme Londres, qui avait été un des premiers centres mondiaux du transport maritime.
Dans tous les pays où les luttes ont été suffisamment importantes (en fait les pays industrialisés), les dockers ont en général réussi à arracher aux autorités portuaires des conditions générales d’emploi garantissant un salaire décent, des règles de travail et la composition d’équipes, le tout limitant quelque peu les prérogatives patronales. Souvent un système d’embauche contrôlé par les syndicats (closed shop) permettait de conserver l’intermittence sans la précarité et une certaine indépendance : le docker obtenait son travail du syndicat et n’était pas le salarié d’une entreprise. Dans la plupart des pays industrialisés, le patronat a pu revenir sur ces acquis à partir des années 1960, l’irruption des nouvelles technologies lui offrant les moyens d’une attaque en règle.
Pour atteindre une rentabilité maximum, les compagnies de navigation devaient briser les cadres juridiques et techniques existants, c’est-à-dire les ports gérés en tant que service public avec une main-d’œuvre à statut défini, et réduire le plus possible le nombre des agents de manutention. Entre 1966 et 1986, on ne compte pas les luttes dans tous les ports des pays industrialisés. Mais c’étaient des combats d’arrière-garde qui, s’ils ont pu amortir les effets de l’introduction des nouvelles techniques, de telle sorte qu’elles ne soient pas trop désastreuses pour les dockers, n’ont pu les empêcher finalement de submerger totalement le trafic maritime ; d’autant que d’autres techniques viendront s’y surajouter et en accentuer encore les effets sur l’ensemble des ports mondiaux.
Deux de ces luttes sont exemplaires de ce point de vue, celle des dockers britanniques et celle des dockers de Barcelone. Mais elles ne sont pas les seules, prenant ailleurs des caractères spécifiques à chaque pays et même à chaque port. Ce n’est pas un hasard si l’exemple le plus marquant a eu lieu en Grande-Bretagne : d’une part, c’était une île dont l’activité économique dépendait essentiellement du trafic maritime, d’autre part tout l’appareil économique était obsolète et la lutte des dockers s’insérait dans une résistance globale à toute modernisation, qui a duré plus de trente années, depuis l’après-guerre jusqu’à l’ère Thatcher (62). Le Royaume-Uni était l’exemple le plus caractéristique de « closed shop » des dockers : un National Docks Labour Scheme (NDLS) garantissait l’emploi du docker à vie et un salaire minimum quel que soit l’emploi ; mais ce statut couvrait les 60 ports les plus importants et ne s’appliquait pas aux « petits ports » qui avaient conservé l’embauche quotidienne d’intermittents sans garantie aucune (ce sera d’ailleurs le cheval de Troie du gouvernement lors du démantèlement du NDLS). Les dockers britanniques avaient, à cause précisément de leur position de force dans l’économie britannique, une forte tradition de lutte. D’où leur résistance à la modernisation et au changement de leur statut. Avant 1966, leur lutte est ainsi ponctuée de moment forts : octobre 1945, juin 1948, mai 1959... De 1972 (qui vit des affrontement directs avec le pouvoir se terminant par une lutte globale qui fit chuter le gouvernement) jusqu’à 1979, le combat des dockers consista à préserver le plus possible le statut et le nombre de dockers face à la pression de l’utilisation des conteneurs : les « petits ports » négligés par le NDLS à cause de leur peu d’importance devinrent les plus importants, n’ayant pas les contraintes des vieux ports sous statut. La fin était prévisible : en 1989, le gouvernement abolit le NDLS et une grève des derniers dockers sous statut ne changea rien (63).
En vingt ans le nombre des dockers sous statut était tombé de 50 000 à 10 000 (en France la chute se fit dans la même proportion, le nombre de dockers passant de 22 000 en 1947 à 4 200 aujourd’hui) et les ports sous statut assuraient moins de 70 % du trafic portuaire. Depuis, d’autres conflits ont liquidé les derniers vestiges de l’ancien statut comme la grève des dockers de Liverpool de 1995 à 1999 (64). Mais cette grève concernait aussi un autre problème qui apparaîtra dans d’autres pays, la prise de possession par les compagnies privées de l’ensemble des opérations portuaires pour parvenir à une intégration de la chaîne des transports. au sein d’une même société avec sa main-d’œuvre propre.
Un autre exemple significatif des résistances des dockers est celui de la Coordinadora dans le port de Barcelone en 1986 et 1987 (65). Ce n’est pas non plus un hasard si ce conflit mondial se cristallise alors autour des dockers du premier port d’Espagne. La fin du franquisme a donné carte blanche au capital pour adapter les structures économiques et les rendre compétitives avec l’ouverture au marché européen et mondial. Contrairement à la Grande-Bretagne où les grèves souvent sauvages sont restées dans le cadre syndical au moins de base, les dockers de Barcelone créent un collectif de lutte avec un système d’assemblées souveraines qui va mener la lutte contre les restructurations dans les années 1980, tentant d’étendre ses méthodes d’organisation à tous les ports espagnols. Mais finalement, après pas mal de vicissitudes au cours de cette lutte, la Coordinadora deviendra un syndicat comme les autres et devra entériner la restructuration des ports espagnols.
Maints pays, au cours de cette
période, connaîtront des conflits similaires, qui se termineront de même
façon que les plus radicaux que nous venons de citer (66).
La
concurrence entre les ports a été intensifiée du fait de la recherche,
par les compagnies de navigation, d’une réduction du nombre des navires
(favorisée par leur gigantisme) et du nombre des escales dans la
rotation des services autour du monde. Les exigences des compagnies de
transport influent sur l’organisation des travailleurs portuaires ; la
nécessité d’améliorer la productivité à chaque escale a eu des
conséquences sur les stratégies syndicales en créant des alliances
d’intérêts entre patronat et syndicats portuaires pour offrir les
meilleures conditions de tarifs, productivité, etc., afin d’attirer de
nouvelles compagnies de transport. D’un côté les compagnies cherchent à
améliorer la productivité de l’escale (faire monter de 29 à 39 le
mouvement horaire des conteneurs sur le quai) par l’automatisation et
l’intensification du travail, de l’autre les syndicats acceptent tout
cela pour garantir les emplois. Comme les transporteurs disposent d’un
pouvoir accru de négociation par rapport aux ports, les dockers font
front commun avec l’ensemble des interlocuteurs pour conserver ou
prendre une avance dans la concurrence avec les autres ports.
Le
trafic maritime de la période précédant l’apparition des conteneurs se
satisfaisait dans les pays en développement de terminaux portuaires
équipés seulement d’une force de travail abondante et d’engins de
levages rudimentaires. Le trafic des conteneurs, au contraire, a imposé à
ces pays les mêmes types de contraintes qu’aux« vieux » ports des pays
industrialisés. On a vu ainsi apparaître dans le monde entier, en
quelque sorte en différé, les mêmes conflits, autour des conditions de
travail des dockers et du passage des installations portuaires du public
au privé (67).
Des luttes sur toute la chaîne du transport
Dans une période plus récente, c’est ce dernier type de conflit qui est devenu dominant. Mais les conflits se sont finalement insérés dans toute la chaîne logistique. Il n’ya plus de conflits portuaires à proprement parler, mais des conflits identiques à tous ceux qui interrompent la chaîne logistique, devenue plus vulnérable depuis qu’elle traite la marchandise de façon continue, grâce au conteneur, depuis le lieu de production jusqu’au stade ultime de la distribution.
Il est symptomatique de l’importance prise par le secteur des transports de voir des travailleurs d’autres secteurs ou des étudiants impliqués dans des actions ne concernant que leur propre position, utiliser comme arme de lutte le blocage des réseaux routiers ou ferroviaires, ou les accès aux voies d’approvisionnement ou d’évacuation des marchandises. Le piquet de grève, qui ne se concevait autrefois qu’à la porte du lieu de travail, s’est ainsi étendu à tout lieu où un lien vital de l’économie peut être atteint.
La chaîne du transport est devenue en même temps de plus en plus vitale pour l’ensemble du système de production et de plus en plus complexe dans la course toujours plus poussée vers la rentabilité, d’où le développement des vulnérabilités de toutes sortes dont nous avons parlé. On trouve à une extrémité des entreprises spécialisées tendant à pratiquer l’intégration de l’ensemble de leurs opérations mais ne négligeant pas pour autant le recours à la sous-traitance : le danois Maersk ou le franco-libanais CGM-CSM dans le transport par conteneurs, les américains UPS ou Fed’ex dans la messagerie, l’américain Wal-Mart dans la distribution, l’américain Verizon dans la communication. A l’autre extrémité, on trouve par le canal des entreprises de logistique toutes sortes de sous-traitants.
Les entreprises intégrées ne sont pas à l’abri de conflits sociaux. Des grèves peuvent toucher l’ensemble des activités, comme celle d’UPS en 1997 (68) ou de Verizon en 2001 (69) ou les services postaux de n’importe quel pays (70). Mais, tout comme l’ensemble de la chaîne de transports, ces entreprises peuvent être touchées, plus sévèrement peut-être que par les conflits globaux, par des mouvements ne touchant qu’une catégorie très limitée, souvent considérée comme marginale, de travailleurs ; leur activité a parfois été confiée à la sous-traitance pour des questions de rentabilité (échapper, pour ces travailleurs, aux contraintes légales ou contractuelles de salaires et conditions de travail consenties aux catégories de travailleurs de la société mère, plus en position de force). Des conflits marquants ont touché les aéroports ou les trains.
Les causes intrinsèques, objectives, de la fragilité du système de transport sont liées d’un point de vue formel à sa complexité technologique et organisationnelle ; mais elles renvoient aussi directement à la relation sociale (salariale ou de dépendance pour les sous-traitants) ou plus concrètement au conflit potentiel que comporte l’intervention de la force de travail et à la subjectivité qui est en jeu dans le processus de grève. Les grèves des dernières années dans le transport ont montré la croissante faiblesse du système devant l’action consciente des travailleurs, qu’ils soient salariés (dockers) ou chauffeurs (travailleurs indépendants). Une vulnérabilité qui, par ailleurs, exprime clairement les conflits d’intérêts qui existent tout au long de la chaîne de logistique et ses répercussions sur l’ensemble de l’activité économique.
Le secteur connaît lui aussi la tendance à la baisse des tarifs. Les entreprises de manutention ou les opérateurs logistiques sous-traitants sont en position de force pour imposer le prix du service sur les transporteurs, qui subissent la pression de la hausse de leurs coûts (de fonctionnement : crédits, assurances, etc., ou opérationnels : prix du carburant) augmentée d’autres contraintes (temps de route et repos). De surcroît, il existe une offre excédentaire de transport au niveau le plus bas de la chaîne (transporteurs indépendants) ce qui déclenche une concurrence intense faisant pression à la baisse sur les prix et entraînant même des pratiques mafieuses (71).
Les bénéfices économiques des entreprises de manutention et des opérateurs logistiques reposent en dernière instance sur l’exploitation du maillon inférieur de la chaîne de transport, à savoir le travail des transporteurs, qu’ils soient salariés ou indépendants. Concernant ces derniers, dont le nombre montre l’importance pour le secteur, ils seraient une sorte de faux entrepreneurs ou plus exactement des salariés camouflés, du fait de leur grande dépendance aux entreprises contractantes.
La complexité des intérêts comme la complexité organisationnelle entraînent des divergences entre les entreprises du secteur. La baisse des tarifs pousse à l’emploi de salariés sous-payés (immigrés) ainsi qu’à l’auto-exploitation des transporteurs indépendants qui augmentent le temps d’utilisation des camions pour rester compétitifs. Ils n’hésitent pas non plus à dépasser les limites légales de vitesse, ce qui augmente les accidents et se résume par un climat de pression et de malaise croissant dans le travail (72).
Indépendamment du pays où se déclenchent des conflits dans le transport (de marchandises comme de passagers), ils répondent à la croissante détérioration des conditions d’exploitation de la force de travail sur toute la longueur de la chaîne logistique que nous avons décrite ; la fragilité critique de l’approvisionnement (stock zéro, juste à temps) a des effets multiples sur l’activité, ce qui donne à chaque interruption volontaire (grève) ou à chaque incident involontaire, un caractère paralysant.
L’extension de la nouvelle
organisation du travail fait naître un nouvel espace objectif de
conflit, au-delà de l’usine, tout au long des différents cycles de la
marchandise qui, en dernière instance, repose sur l’intervention de la
force de travail sur le travail même. Face à cela, et c’est là une des
inévitables contradictions du processus d’accumulation du capital, les
dirigeants d’entreprises et les administrateurs publics, tout en
intensifiant la fragilité et la vulnérabilité du système de transport,
tentent d’enrayer par des moyens techniques et répressifs les
contradictions qui dérivent de la relation sociale sur laquelle
s’établit le système de reproduction du capital. Si les mesures
technico-organisationnelles mises en place augmentent la complexité, la
fragilité, la vulnérabilité de l’ensemble du processus, on tente de
compenser par des stratégies de consentement rétribué dans les endroits
névralgiques (gel des moyens de défense dans le travail, remise en cause
du droit de grève et de manifestation, etc.).
Le
consensus, établi par le canal des syndicats, qui régit les autres
secteurs d’activité, règne, comme on a pu le voir concernant les
dockers, dans le secteur du transport. La difficulté intervient au
moment d’étendre et de consolider ce consensus quand les travailleurs
demandent de meilleures conditions de travail et un meilleur salaire ;
revendications qui se heurtent précisément aux besoins d’améliorer la
rentabilité.
La direction patronale pousse à privilégier certaines couches du système de transport au détriment d’autres, mais le problème pour les dirigeants réside dans le fait qu’une action d’indiscipline ou de grève menée par des travailleurs à chaque fois moins nombreux peut avoir un effet chaque fois plus négatif sur l’ensemble de l’activité. La nature de la relation sociale capitaliste remet au premier plan les limites des mécanismes de maîtrise des conflits, en faisant comme si les contradictions de classe pouvaient se résoudre simplement par des moyens technologiques ou législatifs.
Dans le transport, de sa restructuration à l’échelle mondiale et de sa concrétisation dans l’organisation de la chaîne d’approvisionnement, on observe une reproduction des contradictions dans la nouvelle forme d’organisation perceptibles non seulement dans le secteur même, mais aussi dans d’autres sphères de la reproduction sociale : expropriation de territoires pour les infrastructures ; saturation du trafic ; exclusion et désapprovisionnement de certaines zones géographiques, tout cela allant de pair avec une croissante et sans doute irrémédiable dévastation environnementale.
Un corps vivant peut-il vivre si son appareil circulatoire est constamment menacé ?
Rappelons Clausewitz : « La longueur de la route épuise toujours une partie des forces, ce qui entraîne l’affaiblissement de l’armée » ; la débilité du mode de production capitaliste dans l’état actuel de son évolution repose sur l’allongement de ses lignes de communications, sur ces artères où circule son sang : la marchandise.
L’ennemi attaque toujours les points faibles de l’adversaire. Sans aucun doute, la production des marchandises reste un de ces points faibles, et la grève de ceux qui vendent leur force de travail un élément central, puisqu’il interrompt la production de la valeur, source de la reproduction et de l’accumulation du capital. Mais la mondialisation permet, pour le moment, de contourner l’impact de n’importe quelle grève sur un lieu de production (qu’il s’agisse de grève générale ou de grève bouchon), en permettant des transferts de production d’un point à un autre, alimentant le flux de marchandises presque dans l’immédiat, pour répondre à la demande.
L’importance de la chaîne de transport s’en trouve accrue. Outre son rôle normal de transfert des marchandises, déjà essentiel, elle doit assumer cette fonction de régulation des hoquets du mode de production capitaliste. Ce qui n’est pas toujours possible ou sans complications car la chaîne de transport, question rentabilité, travaille toujours aux limites de ses possibilités.
Est-ce vraiment si inconsciemment que « l’ennemi » attaque, de façons diverses, les plus vulnérables des maillons de cette chaîne ? Qu’ont en commun les faits suivants que nous avons relevé au cours des pages précédentes :
– le vol non seulement de la
marchandise au cours du transport (du piratage d’un camion ou d’un
navire au détournement d’un pipeline, du truandage d’un compteur
électrique ou téléphonique à l’appropriation d’un média protégé ou d’un
programme sur Internet, de l’emprunt gratuit d’un mode de transport au
vidage d’un compte bancaire, etc.) mais aussi des instruments même de ce
transport pour une utilisation ou une autre (depuis le vol de voitures,
camions et autres engins de chantier au vol de câbles divers –
électriques, de signalisation [voir p. 49]). Le vol de marchandise
pouvant s’accompagner de la création d’un moyen de transport parallèle
protégé car, comme toute marchandise, elle doit réaliser sa valeur ;
– le sabotage – qui ne touche pas cette fois la marchandise
ou
tout ce qui entoure la production de la marchandise elle-même comme les
outils de travail ou le temps de travail, mais le moyen même de
transport (depuis les incendies de véhicules divers dans les émeutes de
banlieues aux coupures de pipelines aux incendies de câbles de
signalisation ferroviaire, au sabotage des parcmètres et autres engins
de la circulation style vidéos de surveillance ou radars routiers, au
sabotages informatiques (virus ou introduction de fausses données). aux
détournements d’utilisation avec introduction de la gratuité ;
– le blocage qui interrompt temporairement, à un point déterminé le flux de transport d’une marchandise. Cela va du piquet de grève aux portes d’une usine, d’un entrepôt ou d’un dépôt de véhicules de transports pour bloquer entrées et/ou sorties de marchandises jusqu’aux blocages ponctuels, fixes ou itinérants (opérations tortues) d’une artère routière ou ferroviaire et à des blocages de longue durée comme dans les grèves des routiers ou des cheminots ou des dockers Mais cela peut aussi concerner les lignes de communication virtuelles comme la saturation des lignes téléphoniques par la multiplication des appels ou des boîtes de courrier électronique ou de sites d’administrations ou d’entreprises. Le boycottage peut s’interpréter comme un tel blocage, car il vide le transport de toute marchandise, ou au contraire l’engorge totalement si l’ensemble du procès de production n’est pas rapidement interrompu.
Chacun ou plusieurs des moyens énoncés sont souvent des instruments accessoires pour renforcer l’efficacité d’une grève classique sur le lieu de production mais ils peuvent être aussi, et apparemment de plus en plus, l’arme directe d’une lutte plus globale de catégories sociales qui n’ont pas le moyen de faire directement pression sur le procès de production. On assiste dès lors à une généralisation d’une forme d’action qui concerne précisément toute la chaîne de transport. Cette extension contient-elle les germes d’une généralisation de la lutte de classes qui, faute d’être efficace sur les lieux de production, passerait par une attaque sur le maillon aujourd’hui le plus vulnérable du mode de production capitaliste ? C’est ce qu’ont pu penser des groupes en France, lors du mouvement contre la réforme des retraites à laquelle se superposa une grève des raffineries, autour du slogan « Bloquons l’économie » ; il est certain qu’en s’attaquant à ce qui est en quelque sorte les artères dans lesquelles coule le sang du capital, il est possible de réduire ou paralyser tout le mouvement de l’économie ; mais cela suppose un rapport de forces à un niveau global qui non seulement rende difficile la répression mais aussi empêche le capital de substituer à un secteur paralysé un autre en fonctionnement.
Les Etats, en se regroupant, tentent d’endiguer une attaque mondiale qu’un Etat national ne peut résoudre seul à cause de la compétition et de l’ampleur des moyens à mettre en œuvre.
Dans la première moitié du xviiie siècle la piraterie maritime acquit une telle force qu’elle put entraver le processus d’accumulation primitive et, malgré des rivalités pour la suprématie des mers, une législation britannique, un « Acte pour la répression plus effective de la piraterie », devint le code d’une répression unifiée. qui finalement vint à bout de la piraterie. On peut faire une comparaison avec tout l’arsenal juridique et policier que les pays industrialisés mettent en place présentement au-delà des cadres nationaux pour protéger le droit de propriété (des biens matériels ou immatériels) c’est-à-dire toutes formes de vol, mais aussi toutes les voies de communications (notamment maritimes et/ou électroniques).
La mise en place et le développement de tels réseaux mondiaux de répression, sur la chaîne des transports plus que sur la propriété de la marchandise témoignent précisément du fait que la vulnérabilité des artères vitales dans le mode de production capitaliste a plus d’importance que celle qu’on lui reconnaît habituellement. On assiste à une attaque mondiale bien que faite d’événements locaux, une hydre aux mille têtes, non reconnue comme telle. Elle fait partie de la généralisation de la lutte de classes qui dépasse les cadres traditionnels de l’opposition directe à l’exploitation de la force de travail.
NOTES
(62) Lutte de classe autonome en Grande-Bretagne, 1945-1977, de Cajo Brendel (Echanges et Mouvement) ; et Shake it and Break it, de David Brown et Henri Simon (Echanges et Mouvement).
(63) « La grève des dockers anglais », Echanges, n° 62 (octobre-décembre 1989), p. 23.
(64) La grève des dockers de Liverpool, si elle avait bien les caractères d’une grève sauvage et enfreignait délibérément la législation Thatcher attaquant la solidarité entre dockers divisés juridiquement autour de la sous-traitance, n’en était pas moins un combat d’arrière-garde dans le conflit mondial concernant la restructuration de tout le trafic maritime. Magnifiée dans le milieu ultra-gauche, cette lutte ne bénéficia pourtant que d’une solidarité virtuelle et pratiquement pas d’une solidarité réelle du secteur, déjà bien atteint par la modernisation. Echanges nos 84 (1997), 88 (1998) et 92 (1999).
(65) Nombre d’ouvrages en français et en espagnol ont traité de l’expérience de la Coordinadora : notamment La Estiba, le journal de cette organisation autonome, Echanges nos 44, 50, 53, 57, 67 et 68 (1985 à 1991), et « El puerto de Barcelona » dans Asalto a la fàbrica. Luchas autónomas y restructuración capitalista (1960-1990), Francisco Quintana coord., Alikornio Ediciones, Barcelona 2002.
(66) Les grèves de dockers touchent
de longue date les mêmes problèmes que ceux que nous venons d’évoquer
pour les britanniques ou les espagnols : néerlandais (Echanges nos 20, 43, 52 et 56 [1980 à 1988]), australiens (Echanges nos 87 et 88, 1998), américains (grève des dockers de la côte Ouest (Echanges
n° 103, 2002)... En France on se trouve en présence d’un statut
complexe pour tous les travailleurs d’un port, certains salariés
d’entreprises privées, d’autres, notamment les opérateurs d’engins de
manutention, dépendant des autorités autonomes semi-publiques du port.
Un des derniers actes se joue actuellement dans huit ports en vue du
transfert à des opérateurs privés des activités de manutention et des
quelque 2 000 dockers, avec garanties de salaire et d’emploi. Le conflit
s’est polarisé sur Marseille où les problèmes découlant de cette
multiplicité de statuts et d’employeurs sont légion et où une forte
présence syndicale (CGT) les complique à souhait autour de la défense de
positions de pouvoir bureaucratique (Le Monde, 28 mars et 7 avril 2007, 8 et 24 avril 2008,
9 juillet 2008).
(67) On peut voir de tels conflits notamment presque chaque jour dans les pays en développement, là où les délocalisations industrielles imposent les mêmes restructurations portuaires que dans les pays industrialisés. Par exemple au Bangladesh, en Inde ou dans des pays d’Afrique.
(68) « La grève à UPS, une routine ou l’esquisse d’un dépassement ? » (1), UPS (2), UPS (3) Echanges n° 85 (septembre-décembre 1997).
(69) « Etats-Unis, aperçus sur les luttes récentes. 87 000 grévistes chez Verizon », Echanges n° 96 (printemps 2001).
(70) Dans les pays européens où les services postaux étaient, de temps immémoriaux, des services publics, la pression du capital démantèle progressivement ces services, aujourd’hui beaucoup moins nécessaires à la sécurité de l’Etat, pour en faire un champ d’exploitation du capital en l’intégrant dans la chaîne des transports. Tous les pays européens notamment la France et la Grande-Bretagne sont le théâtre de résistances pied à pied qui ne parviennent qu’à retarder cette reconquête par le capital.
(71) La presse a révélé l’arrestation de représentants de certains transporteurs, qui en obligeaient d’autres à payer pour pouvoir opérer au sein des installations portuaires de Valence, Bilbao (octobre 2006) et Barcelone (juillet 2006).
(72) En Espagne, chaque jour, des centaines de fourgonnettes de transports urgents, principalement entre Madrid et Barcelone, dépassent les limites légales de vitesse et utilisent pour cela des systèmes de dépistage des radars. Sans quoi il leur serait impossible de remplir le contrat de livraison urgente interrégionale. Le ministère préfère bien entendu fermer les yeux.
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