Ce texte est paru dans {Echanges} n° 113 (été 2005), p. 24.
Parallèlement aux provocations, à la répression directe, patronat et pouvoir recherchent en permanence de nouvelles méthodes d’exploitation qui toutes pour l’essentiel relèvent de la vieille idée de l’association capital-travail. Ces méthodes sont de plus en plus pernicieuses, et d’autant plus dangereuses qu’elles sont moins perceptibles. Nous allons essayer d’en montrer quelques aspects.
Des cabinets comme la Cegos, des consultants, des spécialistes en management, des audits, des experts comptables, des psychologues, des médecins, des sociologues, des syndicalistes... se chargent en permanence de trouver des recettes pour lubrifier les rouages de la paix sociale. Prenons par exemple Hyacinthe Dubreuil (1) qui a le mérite d’avoir été ouvrier, syndicaliste, et sociologue. Nous pouvons dire sans trop nous tromper que les études de Hyacinthe Dubreuil ont inspiré tous les réformateurs de l’organisation des entreprises, et même qu’il sert encore de référence. Voici ce qu’il dit :
« Dans tous les cas, et pour rester sur le simple plan du problème social qui se pose à l’occasion de l’organisation du travail, cette analyse nous conduit vers la nécessité de fournir simultanément à l’ouvrier et selon des dispositions organiques concevables, les moyens d’accomplir son existence sur les trois plans, économique, intellectuel et moral. Sans la satisfaction simultanée, répétons-le, des trois catégories de besoins que nous avons reconnus dans ces trois directions, il sera toujours vain d’espérer atteindre à la "paix sociale" (2). »
Homme de la base, Dubreuil est celui qui a le mieux cerné comment effectivement enrayer la lutte de classe. C’est lui qui va prôner la décentralisation des grandes entreprises, afin que dans l’entreprise disparaisse le sentiment de subordination ; la juxtaposition des cellules autonomes comme base d’une nouvelle organisation du travail ; et même une rémunération du groupe de travail distincte de celle de chacun de ses membres, qu’il entrevoit comme la fin du salariat.
Même si la bourgeoisie ne va pas appliquer toute la doctrine du travail de Dubreuil, elle va amplement s’en inspirer.
D’abord, il y a cette idée clé chez Dubreuil selon laquelle il faut agir sur la spiritualité et l’affectivité des travailleurs. Il veut émanciper la classe ouvrière dans le cadre même de son exploitation par libération mentale, il ne faut plus que l’ouvrier soit animé d’un sentiment de subordination et de frustration. A noter qu’Alfred Rosenberg, l’idéologue du nazisme (3), voulait lui aussi émanciper la classe ouvrière par libération/restriction mentale comme en témoigne le philosophe Georges Politzer :
« L’émancipation des travailleurs en
Allemagne national-socialiste, est l’œuvre "spirituelle" des
capitalistes eux-mêmes. Ils réalisent cette émancipation en accordant
aux travailleurs leur "considération intérieure", leur "innere Achtung".
"Le national-socialisme a supprimé le capitalisme, par restriction
mentale". "Toute la question sociale est du domaine de la « vie
intérieure »." Il en est de l’exploitation comme de la vieillesse : on
est exploité quand on se sent exploité ; on est inférieur quand on se
sent inférieur ; on est égal quand on se sent égal. Il ne faut donc pas
supprimer l’exploitation, mais la conscience de l’exploitation... »
(Georges Politzer, La Philosophie et les Mythes, éd. Sociales, p. 299-300)
Cette démarche idéologique n’est pas spécifique au régime nazi, mais au
capitalisme en général, et elle est toujours présente comme nous le
verrons plus loin.
Taylor salaud le peuple aura ta peau (4)
Le monde du travail connaît bien la « participation » et l’« intéressement » de même que la distribution d’actions comme formules je dirais grossières d’intégration, qui dans la pratique n’ont pas eu les effets de paix sociale attendus.
L’introduction du taylorisme première
génération va radicaliser les luttes des OS (ouvriers spécialisés)
contre les « cadences infernales ». Le turn-over, l’absentéisme
croissant, les grèves thromboses, le sabotage, ainsi qu’un rejet du
travail feront prendre conscience à la bourgeoisie que l’OST
(Organisation scientifique du travail)Le développement de l’OST en France a ses limites.
Cette situation, doublée de l’explosion de Mai 68, va engendrer une
remise en cause du taylorisme première génération. Dès les années 1970,
les premières tentatives anti-Taylor se font sous des appellations
diverses : formation de groupe autonomes, fin du travail à la chaîne,
contrat de progrès, direction par objectif... Les premières expériences
semblent concluantes.
« Grâce à une certaine "auto-organisation" et à des stocks
intermédiaires ou "tampons", chaque travailleur gère son temps de
travail en fonction de son rythme naturel. » « Deux conséquences
apparaissent déjà : d’une part le travail de chaque OS se trouve
"élargi" au niveau des responsabilités, d’autre part la productivité est
meilleure » (Entreprise du 13 juillet 1973).
L’expérience est satisfaisante, puisque à l’époque 30 % des 5 000 trains avant et arrière de voitures sorties de l’usine Renault du Mans seront fabriqués selon les nouvelles méthodes. La nouvelle usine de Douai suivra tandis qu’à Sandouville des recherches sur l’automation étaient effectuées. Au début des années 1980, l’usine de Cléon inaugure une chaîne de montage new-look où l’assemblage des moteurs se fait sur des chariots guidés au sol. L’ensemble circule sur des boucles et chaque salarié participe au montage de plusieurs organes.
Pendant de cette nouvelle organisation des postes de travail, se mettent en place dès 1983, les « conseils d’ateliers », chers au ministre PS Auroux ; caricature d’intégration visant à rapprocher encadrement et salariés autour d’objectifs communs mais dont Renault abandonnera vite l’idée. Dans le même temps, reprenant les travaux du sociologue Elton Mayo (1880-1949) d’avant-guerre et ceux déjà cités de Dubreuil qui considéraient que « l’homme au travail n’est pas un être rationnel uniquement motivé par la perspective de gain que décrivaient les tayloristes. L’homme au travail est au contraire un être passionnel et ses réactions peuvent être tout à fait illogiques. Que l’atmosphère soit bonne dans un atelier et le rendement augmente en flèche. Qu’un ou plusieurs leaders provoquent des mouvements de mauvaise humeur et les courbes de productivité s’écroulent. »
De nouveaux prophètes de la productivité, comme Frederick Herzberg, vont prôner le job enrichment, ou enrichissement des tâches, ainsi que la polyvalence. Le but est d’« enrichir le travail » de façon à ce que le travailleur fasse une œuvre « personnalisée », qui lui amènera la « considération » tout en lui donnant des responsabilités et un « pouvoir d’autocontrôle » afin d’éviter toutes les frustrations génératrices de conflits sociaux. Ces méthodes ne briseront pas les « chaînes » elles vont les rendre moins monotones. La nouvelle organisation du travail qui veut briser le taylorisme, va devoir se coupler d’un système de contrôle adapté au groupe autonome de production.
L’introduction de la Direction par objectif (DPO)
Au cours des années 1970, sur la base d’une critique du taylorisme Echec du taylorisme ? et de son autoritarisme, la bourgeoisie, après quelques expériences menées en 1954 puis dans les années 1960, va déployer une nouvelle méthode de conditionnement du monde du travail par la mise en place de la DPO (Direction participative par objectif). Ce produit made in USA sera lancé en France par Octave Gélinier (de la Cegos) avec son texte La DPO (1968).
Directement inspirée des études de Hyacinthe Dubreuil, la DPO veut décentraliser les pouvoirs dans l’entreprise et la découper en centre de profit, comme reprise modernisée de la commandite de travail chère à Dubreuil. La DPO veut que dorénavant, « les collaborateurs » se fixent des objectifs à atteindre et que le contrat de travail ne repose plus sur une obligation de moyen mais sur une obligation de résultat.
Avec la DPO vont commencer les sondages d’opinion des salariés sur l’entreprise. Ainsi l’entreprise Bergerat-Monnayeur, après un projet pilote, compte savoir si elle peut pratiquer l’extension de la DPO à l’ensemble de l’entreprise. La conclusion de l’enquête sera que l’entreprise n’utilise qu’une faible partie de son potentiel humain (comme par hasard) et que cette mauvaise exploitation du personnel humain tient au fait que le travailleur ne s’identifie pas assez à l’entreprise, qu’il ne raisonne pas en terme de profit, que les mauvais rapports entre les cadres et leurs subordonnés ne favorisent pas l’action de la direction qui est de faire du travailleur un « collaborateur ». La DPO donc va s’en prendre au départ à l’encadrement jugé trop autoritaire. Celui-ci devra passer par un redressement idéologique et comportemental qui sera payant, puisque en novembre 1968 un groupe d’ouvriers demande à la direction technique de l’entreprise qu’on lui fixe des standards de performance. On lui répondra qu’on ne lui fixera pas ses standards mais qu’on les négociera avec lui. Le travailleur, de subordonné devient « adulte » - au sens de l’analyse transactionelle (5) - et se déclare prêt à participer à sa propre exploitation. En faisant croire au salarié qu’il peut traiter d’égal à égal avec son employeur, les idéologues de l’entreprise pensent ainsi « rendre au travailleur sa dignité au travail ». Là encore la bourgeoisie et tous ses sbires des entreprises de communication et autres vont échouer.
La mise en place de la réforme Sudreau
L’entreprise dans le coup se doit de déclarer la guerre à un passé révolu. Fini le despotisme patronal et le taylorisme ! A bas les petits chefs ! Il n’y a plus de chefs du personnel ni de contremaîtres, mais des responsables gestionnaires de la ressource humaine, et des animateurs d’atelier. Le balayeur devient un technicien de surface. Le tout emballé dans le paquet cadeau de la réforme Sudreau (6).
Quant aux syndicats, ils prendront le relais en insérant dans leurs programmes l’instauration de conseils d’atelier et de bureau et l’autogestion, relayés par les lois Auroux après 1981. Tout cela, sous le slogan de « revalorisation du travail manuel ». Le résultat ne fut pas à la hauteur de ce que l’Etat attendait d’une telle mobilisation. Si l’implantation de la DPO fut un échec global, du fait que Mai 68 avait fait émerger une certaine conscience de classe, il n’en reste pas moins que quand la vigilance du monde du travail va s’assoupir, que de nouveaux embauchés formatés à l’idéologie d’entreprise vont arriver sur le marché du travail, les principes fondamentaux de la DPO seront remis au goût du jour ; les salariés auront droit (en fait seront soumis) à un ou des entretiens annuels. Ils seront notés en accord avec l’encadrement et devront se fixer des objectifs. L’obligation de moyen devient une obligation de résultat qui va d’abord figurer avec la mobilité géographique dans les nouveaux contrats de travail, puis à la faveur de la révision/liquidation des conventions collectives dans les conventions elles-mêmes. Quant à la fin des chaînes, mise en spectacle par l’expérience de Volvo à Kalmar (Volvo crée en 1974 dans cette ville de Suède une usine entièrement nouvelle, qui devait fermer en 1994), elle préfigurait l’arrivée massive des robots et la disparition des OS (7). Cependant, après une brève parenthèse d’humanisation du travail plus médiatique que réelle, elle laisse place à un taylorisme nouvelle génération.
« Ce que Taylor et Ford n’étaient finalement parvenus à faire que dans un petit secteur de l’activité économique (les ateliers de fabrication de l’industrie en série), s’impose partout. Le taylorisme est maintenant en train de devenir le mode de travail dominant dans la totalité des activités économiques. La nouvelle organisation du travail, c’est le taylorisme. Si le travail à la chaîne continue de progresser, il ne concerne en France qu’autour de 5 % des salariés, là n’est pas la nouveauté du taylorisme (même si la chaîne n’est plus celle des années 1960). La nouveauté réside dans son extension et dans l’application de ses principes autrement que par la forme de la chaîne : contrainte de qualité et de délai, travail sous cadence imposée (presse à injecter le plastique ou bac à frites dans un fast-food), travail répétitif (+50 % dans les années 1980, selon les déclarations des salariés dans une enquête du ministère du travail), rythme de travail imposé par la dépendance d’un collègue, extension du champ des normes dans l’entreprise, demande des clients... Devenue contre-productive à la fin des années 1960, la taylorisation des tâches a retrouvé (et bien au-delà) sa dynamique après la crise des années 1970. Le travail n’a pas été "humanisé", la discipline est celle de nouvelles formes de rémunérations, de primes et de sanctions, de nouveaux critère de promotion, elle est celle du système des "flux", de la "qualité", du "groupe", de la polyvalence, elle est celle de la crainte du chômage. » (Théorie communiste n°19, juin 2004, p. 36-37 : « Prolétariat et capital : une trop brève idylle ? ».)
En effet il est dorénavant possible d’étendre les principes de productivité de Taylor à d’autres branches d’activités. Les économistes parlent des services industrialisables :
« Il s’agit des activités susceptibles de connaître la rationalisation et la mécanisation des tâches caractéristiques de l’industrie. Elles auront donc une intensité capitalistique croissante et pourront être organisées en unités de grandes dimensions permettant la division du travail. Le caractère répétitif de la production facilitera l’industrialisation du travail. On peut classer dans cette première catégorie la grande distribution, la poste, les télécommunications, les banques et les assurances, ainsi que certains services aux entreprises. » (Pascal Combemale et Arnaud Parienty, La Productivité, éd. Nathan, collection « Circa », 1994, p. 149.)
Partout, de l’enseignement aux
hôpitaux, le capital cherche à imposer des normes de productivité et de
contrôle. Les plates-formes téléphoniques en sont une illustration.
Plus le personnel des entreprises sera soumis à l’informatisation et à
la robotique, plus ses initiatives personnelles seront réduites et plus
ses connaissances se réduiront à n’être qu’un appendice de la nouvelle
division du travail. Cet accroissement de la division entre travail
manuel et intellectuel que Marx en son temps avait analysé comme une
tendance du capitalisme va prendre une dimension planétaire. Il apparaît
de plus en plus que la haute technologie sera l’apanage des élites de
la triade et que le travail de saisie, d’assemblage, de transport...
sera l’activité résiduelle des pays ou zone à faible coût (salaires et
charges).
Illustration récente : « Schneider, entreprise d’équipements électriques, vient d’annoncer la délocalisation de ses activités en République tchèque et en Chine. De ce fait, cinq sites français seront fermés d’ici 2006 : Saint-Appolinaire, près de Dijon, une usine à Angoulême, une à Grenoble ; en Normandie, les sites d’Evreux et de Beau-le-Roger seront restructurés et celui de Pacy-sur-Eure fermé. "La direction veut délocaliser toutes les activités d’assemblage simple de pièces ou de matériel pour ne conserver en France que l’assemblage d’automatisme à forte valeur ajoutée", estime Maurice Carrobourg, délégué syndical central. » (La Tribune du 6 juin 2005.)
Quand, en 1986, le ministre des affaires sociale et de l’emploi déclare vouloir « faire de chaque Français un militant de l’entreprise », il ne s’agit plus de « revaloriser le travail manuel » pour étouffer les conflits latents. Il indique une volonté d’intégration sans réserve à l’entreprise que chaque travailleur doit épouser et chérir avec passion.
L’arrière-plan économique
du capital dans les modèles productifs
Rapidement, dès le début des années 1990, s’impose la notion du « client » autour de laquelle vont s’articuler tous les dérivés du taylorisme nouvelle génération. Le secteur automobile développe le concept à l’échelle de masse : « Le service au client peut en effet apparaître dans bien des cas comme la forme euphémisée qu’a pris dans cette période le rapport d’exploitation en faisant apparaître le management comme presque transparent dans une vie économique des salariés dévolue à la satisfaction de ceux sans lesquels ils disparaitraient : les clients » (8).
Petit à petit mais de manière radicale, la ligne hiérarchique se simplifie : les contremaîtres disparaissent et sont remplacés par des chefs d’unité voire des « team leaders » recrutés y compris parmi les P3, dont les directions comprennent le rôle idéologique pour la mise en place auprès de la base ouvrière des « groupes de résolutions de problèmes « et autres « idées concrètes de progrès ». Les grands groupes automobiles américains comme Ford ou GM, implantés au Japon pour y développer après 1945 cette industrie, reprennent leurs vieux concepts de qualité, développés dans les années 1940 dans l’industrie de l’armement aux Etats-Unis, pour y redessiner les nouveaux contours du taylorisme baptisés dorénavant modèles productifs tels que le Toyotisme ou le modèle de Honda (9).
Mais la paupérisation de la classe productive ainsi que celle des Etats posent aussi le problème de la seule satisfaction des besoins de la clientèle solvable - abusivement appelée « classes moyennes » (qui ne masquent souvent le début de leur descente sociale vers les couches prolétarisées que par un recours intensif au crédit bon marché). Une clientèle réduite pour l’essentiel à la seule couche parasitaire, grands actionnaires et rentiers de Wall Steet ou du CAC 40, les élites mondialisées dont les revenus sont garantis et en progression à deux chiffres chaque année. Les marchés rentables dans les pays de naissance du capitalisme sont entre les mains de clients riches et fortunés mais qui deviennent, pour les capitalistes, de plus en plus exigeants et difficiles à fidéliser parce que versatiles et sensibles à toutes les modes comme on le voit à travers l’explosion des budgets publicitaires. A tel point que, devant les actuels modèles productifs tournés essentiellement vers les besoins des élites, certains chercheurs remettent en cause l’incapacité des industriels à redéployer leurs stratégies en direction des clientèles depuis longtemps délaissées (Bernard Jullien, op. cit.). Ceci implique une recherche permanente pour adapter les nouvelles formes productives et d’organisation du travail à un marché instable dominée par une clientèle restreinte socialement mais aux revenus illimités. Cela conduit ces mêmes pays à se réorienter vers la seule production haut de gamme à forte valeur ajoutée en renvoyant vers les nouveaux marchés émergents comme l’Europe de l’Est, la Chine ou l’Inde, les productions de masse. Il ne faut pas perdre de vue que le taylorisme de la première génération reposait sur le principe d’une production à grande échelle de produits souvent standardisés, à bas prix et de piètre qualité.
Il s’agit aussi, parallèlement à l’émergence de ces nouveaux marchés en Asie ou à l’Est et à l’intégration rapide de ces pays au système dominant mondial, de la mise en place des modèles productifs tayloriens reposant sur une main-d’œuvre jeune, nombreuse et à faible coût. Mais on ne pourra pas se contenter d’un simple copier-collé en reprenant le modèle de Taylor tel que Ford l’a développé au début du xxe siècle. L’automobile peut dans un premier temps se passer de robots et d’installations trop sophistiquées mais demandant une longue mise au point, pour se replier, tel Renault avec sa Logan roumaine, sur une main-d’œuvre nombreuse et peu payée [sur le changement technique au tournant des années 1980,voir pages 30-31]. Déjà, les autorités chinoises exigent pour leurs constructeurs locaux en joint-ventures (filiales dont les capitaux sont partagés à 50/50) avec leurs partenaires occidentaux, un transfert à terme de leur haute technologie, vitrine prestigieuse pour la tyrannie post-maoïste mais qui à son tour induira la mise en place de systèmes d’exploitation plus sophistiqués, plus huilés reposant le problème de l’ouverture démocratique de la Chine comme prix à payer.
Les sectes managériales
Si, auparavant, les règlements intérieurs des entreprises visaient à
normaliser les comportements au travail par toute une série
d’interdictions et de sanctions qui n’avaient rien à envier à la
discipline des prisons, au cours des années ils allaient évoluer jusqu’à
devenir paternalistes. Il y avait toujours le volet disciplinaire et
les sanctions, mais aussi figuraient certains avantages maison. Depuis
la société des droits de l’homme a voulu standardiser les règlements et
les soumettre à des normes nouvelles par la loi, des chartes et projets
devant édicter les comportements (par exemple la loi contre le
tabagisme).
Le management actuel veut adjoindre
aux contraintes disciplinaires externes des méthodes et techniques
visant à intérioriser les contraintes et normes d’identification à
l’entreprise. Il veut que chaque salarié fasse fonctionner le « flic
qu’il a dans la tête » pour en quelque sorte participer a sa propre
exploitation, comme le voulait déjà la DPO. Ceci afin d’éviter de
revenir aux sanctions et brimades pouvant affecter le bon climat de
l’entreprise, les nouveaux outils d’évaluation et de contrôle devant
suffire à transformer le salarié en « collaborateur ».
Tout comme leurs prédécesseurs « autoritaires », les managers actuels
veulent impliquer totalement et même plus les salariés à l’idéologie de
l’entreprise, au parti de l’entreprise. Ils ont cela en commun avec les
partis politiques.
Seulement ils sont plus malins, ils ne s’opposent plus de manière frontale aux salariés et à leurs manifestations spontanées, à cette part de l’existence qui ne se laisse pas réduire même dans les moments les plus ténébreux. Comme dans les sports de combat, ils entendent se servir de la force de l’adversaire pour la retourner contre lui, et la canaliser à des fins productives. Aussi vont-ils tenter de s’approprier les événements internes qui ponctuent la vie au travail pour en faire leur terrain de jeu en faveur de l’idéologie d’entreprise.
Il ne faut plus s’opposer aux « pots » qu’organisent les salariés pour un anniversaire, une naissance, un départ... mais s’y introduire pour éviter qu’ils deviennent, une occasion de critiquer l’entreprise et ses dirigeants. Il faut que de l’intérieur le manager recadre les débats en positif dans l’esprit du discours annuel du président.
Cette « culture d’appartenance » fait désormais partie intégrante de la formation interne des entreprises, on pourrait même penser que c’est sa principale fonction, et les méthodes employées par les spécialistes du management culturel sont les mêmes que celles émises par Taylor consistant dans « le rassemblement délibéré par ceux qui font partie de la direction de la grande masse des connaissances traditionnelles qui, dans le passé, se trouvait dans la tête des ouvriers qui s’extériorisait par l’habileté physique qu’ils avaient acquise par des années d’expérience (10). »
Que peut donc signifier aujourd’hui la mise en avant par l’Union européenne de l’économie de la connaissance ?
Si la connaissance, la technicité... font partie de l’économie en général, il n’y a pas une catégorie spécifique et indépendante qui serait « l’économie de la connaissance », car nous pourrions dans ce cas objecter qu’il y a une économie de la méconnaissance (le nombre d’enfants ne sachant ni lire ni écrire en France). L’économie de la connaissance semble être le problème du management et des évolutions rapides de la logistique des entreprises ou il faut en permanence s’adapter ce qui suppose certaines compétences. La formation tout au long de la vie (nous l’avons vu dans le n° 109 d’Echanges) est plus une condition à « l’employabilité » c’est-à-dire une mesure qui vise à se débarrasser en douceur des forces de travail ne pouvant plus être utiles (11), qu’une réelle formation impliquant une promotion et une meilleure rémunération.
En fait l’économie de la connaissance, s’adresse aux élites de la société, à ceux qui font partie du « cœur de compétence », comme le disent les managers. Le problème majeur qui se pose aux entreprises, c’est le babélisme. Les « élites » et les « collaborateurs de base » ne se comprennent pas et le phénomène est accentué par l’individualisation prescrite par l’Etat et relayée par les managers. En effet, le système ne produit plus de cadre venant des rangs, ils arrivent directement des grandes écoles et ne savent rien de l’entreprise réelle. Pour pallier cette situation les entreprises mettent en place le management par projet.
« Citons enfin le management par projet, mode désormais dominant dans les activités de conception et dont l’enjeu est de permettre à une équipe dédiée de fonctionner selon des règles propres. L’autonomie de l’équipe-projet par rapport au reste de l’entreprise permet en fait d’adapter son fonctionnement aux exigences d’un travail à haute intensité intellectuelle - qu’il s’agisse d’élaborer un nouveau produit ou un simple processus - quand le reste de l’entreprise continue de fonctionner "normalement". » (« L’évolution du management dans l’économie de la connaissance », Humanisme et entreprise, n° 2-13, 2003)
Cependant, si le management par projet décloisonne, sur un projet type les séparations il ne le fait le plus souvent qu’au niveau des élites. La division entre travail de conception et travail d’exécution reste entière et le fossé entre les deux pôles ne fait que s’accentuer. Il faut donc que le système trouve d’autres moyens pour communiquer avec sa base productive. Le système du tutorat et les pratiques du coaching se veulent une réponse positive et individuelle d’accompagnement. Elles sont comme le temps elles passent, et finalement tout redevient comme avant ou presque. Alors, des années après ce que Hyacinthe Dubreuil avait déjà perçu, on redécouvre « l’apprentissage d’équipe » parce que « les capacités individuelles d’élaboration ou d’assimilation de la connaissance dépendent fortement des capacités de partage collectif au sein des équipes. Pour le dire autrement, il existe une dimension collective du savoir en entreprise, encore mal comprise des observateurs, mais qui détermine l’efficacité de chacun. » (Humanisme et entreprise n°2-13.)
Encore faudrait-il que des cabinets d’audit viennent prendre régulièrement la température des entreprises malades en communication, viennent nous expliquer « Comment gérer les salariés peu performants ? (12) » où le collaborateur le moins performant est étiqueté du sigle CMP et défini par les dirigeants d’entreprises comme un animal de zoo.
« Selon eux, les CMP sont généralement
moins motivés (faisant rarement plus que "le strict nécessaire" ; moins
autonomes ("il faut penser à leur place") ; sur la défensive ("il faut
leur arracher les informations") ; peu proactif (n’anticipant pas les
problèmes et se laissant submerger) ; peu innovant (proposant moins
d’idées et rétifs au changement) ; plus bornés (manquant souvent de
vision et de recul) ; ils sont aussi souvent de piètres leaders (ayant
du mal à impliquer leurs propres subordonnés ou à participer à leur
développement). »
En conclusion, par ce texte trop court vu l’importance du sujet, j’ai
voulu attirer l’attention sur les nouvelles méthodes d’exploitation et
l’idéologie managériale en ce début du xxie siècle.
G. Bad juin 2005
NOTES
(1) Hyacinthe Dubreuil est nommé en 1912 secrétaire de l’Union des ouvriers mécaniciens de la Seine. En 1930 il est membre du Comité national de l’organisation française (CNOF) et de 1930 à 1938 il siégera au Bureau international du travail.
(2) Les Trois Bases de la vie, clé de toute organisation sociale, Hyacinthe Dubreuil, 1951.
[3] Alfred Rosenberg a rejoint le parti nazi (fondé à Munich en 1920) peu de temps après Hitler. En raison de son habileté à rédiger des textes de propagandes, il est nommé éditeur du Völkischer Beobachter, le journal du parti nazi, en 1921. Rosenberg a écrit sur et a participé à l’élaboration de virtuellement tous les aspects du programme national-socialiste.
(4) Début 1973, le CNPF prend la tête d’une vaste offensive pour la « revalorisation du travail manuel » et annonce la fin du misérable système de Taylor dans la presse, sous le titre « Taylor salaud le peuple aura ta peau », mot d’ordre du groupe maoïste La Cause du peuple à l’égard du ministre Pleven.
(5) A la mode dans les années 1990, l’analyse transactionnelle concernait « les trois états du moi » : enfant, parent, adulte une réplique du père du fils et du saint esprit. Pour en savoir plus voir le livre de Jean-Pierre Le Goff, Le Mythe de l’entreprise, aux éditions La Découverte.
(6) Le 17 juillet 1974 M. Giscard président de la république française mettait en place un comité d’étude pour la réforme de l’entreprise, animé par Sudreau, qui publia mi-1975 ses conclusions.
(7) En juillet 1973, Renault commence ses premières expériences pour « briser la chaîne » au Mans où, deux ans auparavant, les OS avaient paralysé toute l’entreprise par une « grève thrombose ». Des groupes de travail de 2 ou 3 ouvriers réalisent un ensemble de 140 opérations qui aboutit à un train avant complet de véhicule.
(8) Bernard Jullien, « Comment penser la variété du capitalisme et la diversité des modèles productifs ? ». 12e Rencontre internationale du Gerpisa, juin 2004.
(9) Robert Boyer, Michel Freyssenet, Les Modèles productifs, éd. La Découverte, 2000.
(10) Frederik Winslow Taylor, La Direction scientifique des entreprises, Dunod, Paris, 1971, p.68, cité par Jean-Pierre Le Goff in Le Mythe de l’entreprise, éd. La Découverte.
(11) Les fameux « seniors », que les entreprises ne veulent surtout pas conserver.
(12) Article paru dans Problèmes économiques du 13 avril 2005.
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