Echanges N°108 printemps 2004
Descriptif :
Cet article montre comment en 2004 c’est effectué la mise sur pied
d’une "défense autonome européenne" pour le contrôle de ses zones
d’influences
Les deux guerres mondiales ont mis fin aux prétentions
anglaise, puis allemande de dominer l’Europe et ont propulsé les
Etats-Unis sur le devant de la scène mondiale. Les accords de Yalta, en
février 1945, ont été la confirmation du partage du monde entre les deux
grandes puissances de l’époque, les Etats-Unis et l’URSS. Les Etats
européens minés par ces deux guerres ne furent plus que des appendices
du plan Marshall (1948) ou du Comecon (créé en 1949). La Grande-Bretagne
s’adossait aux Etats-Unis, l’Allemagne de l’Ouest devenait
progressivement un géant économique, quant à la France elle se
repositionnait avec ambition entre les deux superpuissances avec sa
force de frappe nucléaire. La reconnaissance de la Chine populaire de
Mao par la France, en 1964, ne fut que la confirmation de ne pas laisser
l’URSS et les Etats-Unis disposer seuls de l’arme nucléaire. L’URSS de
son côté poursuivra sa politique de soutien aux luttes de libération
nationales partout dans le monde, engendrant des guerres nationalistes.
L’« affaire » de Suez (1956) sera la première défaite, après-guerre,
d’une Europe qui n’avait plus les moyens de défendre ses intérêts
impérialistes (sous la forme militaire) et posera en même temps la
question d’une armée européenne pour défendre ses zones d’influence.
Comme nous le verrons ici, les velléités d’indépendance militaire de
l’Europe occidentale s’exprimèrent dès la fin de la seconde guerre
mondiale, et c’est une véritable saga diplomatique que certains Etats
européens ont mené et mènent encore pour parvenir à imposer la mise sur
pied d’une défense autonome de l’Europe. La France, puissance
militaro-industrielle non négligeable, est le pays le plus déterminé et
intéressé à la création d’une défense autonome européenne. Si, durant la
« guerre froide », les contradictions d’intérêts entre les Etats-Unis
et l’Europe n’apparaissent que timidement (retrait de la France en 1966
de l’organisation militaire de l’OTAN [Organisation du traité de
l’Atlantique nord]), le « choc pétrolier » de 1973 devient le révélateur
d’une crise profonde du système capitaliste, crise qui va devenir
chronique. Elle mènera en 1979-1980 au retournement monétariste et à la
remise en cause du keynésianisme. Au cours des années 1980, la pression
entre le bloc occidental et le bloc de l’Est est à son comble : missiles
Pershing et SS 20 se font face en Allemagne, une guerre thermonucléaire
menace l’Europe. L’URSS, pour diverses raisons, n’est plus à même de
poursuivre sa folle course aux armements, qui l’a entraînée dans la
ruine économique. Elle va mettre le genou à terre et en 1985, lance la «
perestroïka » (terme signifiant « restructuration »), dont la
principale mesure sera de réduire les dépenses militaires (1). Les
réformes de Mikhaïl Gorbatchev ne feront qu’aboutir à l’éclatement de
l’URSS. La Russie est rapidement contrainte de se replier sur elle-même
dans ses frontières ancestrales de l’époque des tsars, et même en-deçà
(elle perd l’Ukraine). L’heure d’un nouveau partage semi-pacifique du
monde venait de sonner, l’Allemagne veut retrouver sa MittelEuropa. Tous
les pays de l’Est sont livrés aux carnassiers de l’Occident (Europe et
Etats-Unis). L’équilibre des forces au Proche-Orient est de nouveau
rompu et après la très meurtrière guerre de huit ans entre l’Iran et
l’Irak (2), la décomposition/recomposition de la zone d’influence
soviétique du Proche-Orient est à l’ordre du jour. La « communauté
impérialiste internationale » déclenche la guerre du Golfe de 1991.
Cette guerre va révéler la puissance stratégique des Etats-Unis, et la
faiblesse de l’Europe, qualifiée de « nain militaire », exprimée par la
guerre contre la Serbie. A chaque conflit, les dirigeants français, de
gauche comme de droite, remettront le couvert pour l’affirmation d’une
défense européenne autonome. La question qui se pose donc est la
suivante : l’Europe peut-elle, et sous quelles conditions, se doter
d’une armée qui serait au moins l’égale de celle des Etats-Unis ? Pour
bien sûr défendre ses zones d’influence et mener ses « guerres
humanitaires ».
1- Le rôle particulier de l’Etat français en Europe
Chaque conflit depuis Suez a toujours été l’occasion
pour l’Etat français de vouloir se placer en leader de la « défense
européenne » ; c’est une constante jusqu’à ce jour. Nous ne pouvons pas
parler de défense européenne sans aborder le rôle particulier du
capitalisme français au sein de cette structure. Ce qui caractérise la
France, c’est son important complexe militaro-industriel qui trouve sa
source dans les différentes guerres coloniales de l’après-seconde-guerre
mondiale (Indochine, Algérie, Afrique) et par la prise du pouvoir
d’Etat par un militaire, le général de Gaulle. Au départ, la défense de
l’Europe était une initiative américaine qui assignait (dès les années
1950) au Conseil de l’Europe de mettre en place une « défense » le plus à
l’Est possible, c’est-à-dire à la frontière de l’Allemagne de l’Ouest.
Pour répliquer à cette proposition (redonner des ailes à l’aigle
allemand), René Pleven proposa le 24 octobre 1950 la création d’une
armée « européenne ». Les Etats-Unis ne voyaient pas d’un très bon œil
cette initiative, qui sous-entendait une plus grande indépendance de
l’Europe vis-à-vis de l’OTAN. Cependant ils acceptèrent de discuter du
projet français de la Communauté européenne de défense (CED). Pour les
Etats-Unis, la CED devait obligatoirement rester sous le commandement
suprême de l’OTAN. Pour la France, il s’agissait de prendre la tête de
la CED en ne laissant pas l’Allemagne de l’Ouest se réarmer avec l’aide
des Etats-Unis. La lutte contre la vassalisation de l’Europe par les
Etats-Unis venait de commencer. Le 9 juin 1954, les discussions sur la
CED n’évoluant pas dans le sens de la France, le projet « américain » de
la CED est rejeté (voir le rapport Jules Moch du 9 juin 1954). Le
retour au pouvoir du général de Gaulle, en 1958, va confirmer cette
volonté de la France de retrouver son rôle de grande puissance. Après la
seconde guerre mondiale, le gouvernement français va relancer les
industries de base sur lesquelles vont se greffer les industries
stratégiques, telles l’aérospatiale, l’électronique, le nucléaire. Le
réarmement est directement pris en main par l’Etat, avec des
participations majoritaires dans ces industries. Sur ces bases, une
nouvelle politique fut mise en application. Elle reposait sur la
constitution d’une force de dissuasion nationale, la « force de frappe »
(3). Cette force nucléaire - qui n’était à ce moment qu’à l’Etat de
projet - allait permettre à la France de s’imposer non seulement en
Europe et au sein de l’OTAN, mais aussi à l’échelle mondiale. Le 17
septembre 1958, dans un mémorandum au général Eisenhower, de Gaulle
avait proposé de créer (en dehors de l’OTAN) un directoire à trois
(France, Etats-Unis, Grande-Bretagne) « afin de prendre des mesures
conjointes qui intéressent le monde ». Le président Eisenhower, dans sa
réponse du 20 octobre 1958, avait rejeté cette requête de partage des
responsabilités mondiales (4). Les Américains ne supportent pas la
décision française et déclarent « procéder à une révision déchirante de
leur politique étrangère vis-à-vis de la France ». Douze ans après, le 7
mars 1966, c’est de Gaulle qui applique « cette révision déchirante » :
la France quitte l’organisation militaire de l’OTAN et va désormais
jouer la balance entre l’OTAN et le pacte de Varsovie pour renforcer sa
propre puissance. Depuis, nous pouvons dire que tous les gouvernements
qui ont défilé sur la scène politique sont restés d’une grande fidélité à
l’égard de la défense nationale et du rayonnement de la France dans le
monde. Jacques Chirac, aujourd’hui président de la République, disait le
23 janvier 1979 : la France a « d’autres atouts que sa capacité
marchande (elle doit en être bien consciente) et d’autres
responsabilités internationales ». En 1991, lors de la guerre du Golfe,
François Mitterrand va réaffirmer cette ambition française : « Il faut
que vous en soyez sûrs : protéger le droit dans le Golfe au
Moyen-Orient, aussi loin de nous qu’il semble sur une carte de
géographie, c’est protéger notre pays. » (Message à la nation, 17
janvier 1991.) Progressivement, l’impérialisme (5) français, qui a perdu
toutes ses guerres coloniales, est contraint de se rendre compte qu’il
n’a plus les moyens de sa politique. Il ne peut plus faire cavalier
seul. Dorénavant ses espoirs passent par l’Europe, la politique
nationale n’est plus de mise. La fabrication d’armement doit
s’européaniser, cela devient de plus en plus une question de survie pour
les industries d’armement. Ce que toute la gauche française de l’époque
ne réalise pas encore, c’est qu’une fraction de la bourgeoisie
française ne considère plus son avenir dans le cadre national, qui ne
lui permet plus d’exister en tant que grande puissance. Dorénavant, le
capitalisme français va se poser en leader de la défense des intérêts
européens dans le monde, en matière militaire il en a les capacités. Il
ira jusqu’à refuser le système d’alerte aéroporté de l’OTAN en se dotant
de son propre réseau de « radars volants ». Depuis, la bourgeoisie
française a été contrainte de louvoyer. Elle est depuis 1993 de nouveau
membre de l’organisation militaire de l’OTAN. En échange de cette
participation, la France de Chirac a essayé d’obtenir le commandement
sud de l’OTAN (celui qui couvre la zone des Balkans). Les Etats-Unis ont
bien entendu rejeté cette demande, parce que leur but est de
neutraliser les ambitions françaises d’une Europe militaire
indépendante. Le simple fait que le 4 décembre 1998, au sommet
franco-britannique de Saint-Malo, Tony Blair se déclare favorable à une
armée européenne a provoqué la réaction suivante de Madeleine Albright :
« Nous ne voulons pas que l’identité européenne de défense sape la
vitalité de l’OTAN. » La mise en garde est sans ambiguïté.
a) Le concept d’autonomie stratégique et la politique dite prototypaire (6) de la France.
Le concept d’« autonomie stratégique » était déjà
sous-jacent avec la force de frappe et le retrait de la France de
l’OTAN. Il va prendre toute sa dimension avec la publication en 1972 du
Livre blanc de la défense nationale (7). Cependant l’Etat français
a-t-il les moyens de ses ambitions ? Dans la pratique, nous nous
rendrons compte que non. En 1994, le livre blanc en sera l’aveu. Il
fixera non seulement la maîtrise des coûts mais aussi leur diminution :
l’objectif étant de parvenir à une baisse de 30 % des coûts des
programmes sur la durée de la programmation, c’est-à-dire cinq ans. Une
telle purge ne pouvait se faire que par la remise en cause du système de
régulation administrée par les commandes de l’Etat. La production
d’armement étant comme toute autre industrie livrée à la concurrence et à
son européanisation. L’autonomie stratégique de la France ne pouvait se
concevoir que dans le cadre européen. Même si les crédits d’équipement
entre 1991 et 1998 sont (en valeur réelle) en diminution de 31,6 %,il ne
semble pas que l’autonomie stratégique soit remise en cause. Le premier
ministre de l’époque déclare : « Le maintien d’une autonomie
stratégique constitue une singularité de notre défense »
(Saint-Mandrier, 3 avril 1998). Ensuite les coupes claires, les
interruptions et suppressions de programmes se sont succédé. La loi de
programmation (1997-2002) allait réduire ses « cibles » sur 31
programmes et procéder à un étalement sur 20 autres. L’Etat français,
sans le dire ouvertement, était contraint de pratiquer une politique «
prototypaire » - c’est-à-dire incapable de développer industriellement
les protoytypes qu’elle sait encore concevoir - pour conserver les
compétences de ses techniciens en attendant l’européanisation militaire
industrielle, puis l’armée européenne. Il ne fait aucun doute, que cette
politique prototypaire ne pourra pas se prolonger très longtemps. Le
gouvernement français va devoir forcer la cadence, il est à un tournant
décisif.
b) La politique de défense sous le règne du socialiste François Mitterrand (1981-1995)
L’élection du socialiste François Mitterrand à la
présidence de la république française ne va pas atténuer les tensions
mondiales. Le premier acte du gouvernement socialiste français fut
d’envoyer Claude Cheysson, ministre des relations extérieures, dans les
bras de Reagan et Haig pour les remercier du soutien américano-sioniste
au gouvernement socialiste. Le remerciement fut de taille puisque
Cheysson s’est déclaré favorable à l’installation des missiles
américains en Europe. En fait, le 10 mai 1981 aura été une victoire de
l’OTAN et des plans agressifs de l’administration connus sous le nom de «
stratégie Weinberger ». Ces plans visaient à imposer aux alliés de
l’OTAN d’accroître leurs dépenses militaires et à les impliquer de plus
en plus dans le maintien de l’ordre mondial. Les déclarations
américaines voulaient faire de l’Europe le champ de bataille entre
l’OTAN et le pacte de Varsovie. En février 1980, l’amiral Sanguinetti
accusait, dans le quotidien portugais Diaro de Lisboa : « Les Etats-Unis
prévoient une guerre en Europe et n’ont même plus la pudeur de le nier.
Les hauts responsables américains prévoient qu’un tel conflit aura lieu
dans trois ans. » Reagan ne se gênait pas pour déclarer tout haut que
les Etats-Unis étaient prêts à employer l’arme nucléaire tactique sur
l’Europe. En visite en France, Weinberger fut particulièrement
impressionné « par l’effort réalisé par la France en matière de défense »
(Les Echos, 16 octobre 1981) (8). A l’époque, cette perspective d’une
guerre thermonucléaire allait créer le plus puissant mouvement
anti-guerre et antinucléaire de l’après-guerre, notamment en Allemagne
fédérale. Les Verts (Grünen), s’opposant aux installations des Pershing,
réalisèrent une importante percée électorale. Le chancelier Helmut
Kohl, pour contrer le slogan « Plutôt rouges que morts » et obtenir de
justesse des Persching supplémentaires, va faire appel à Mitterrand.
Celui-ci déclare en 1983 devant le Bundestag (Parlement allemand) : «
Les euromissiles sont à l’Est et les pacifistes à l’Ouest. » Si la
bourgeoisie française, par le truchement du gouvernement socialiste,
épouse les thèses guerrières des Etats-Unis, c’est toujours avec l’idée
d’accélérer la constitution de l’Europe militaire et de contraster avec
le « neutralisme » de l’ancien président Giscard d’Estaing. Pour preuve
les commentaires du journal Le Monde du 15 septembre 1982 : « Les
récentes déclarations de Ronald Reagan sur la guerre nucléaire limitée à
l’Europe devraient inciter les Européens à “réfléchir” à une “défense
autonome” comme le leur a demandé M. Mauroy. » La bourgeoisie française
n’a jamais digéré que le partage du monde à Yalta se soit fait sans
elle. C’est pourquoi, au travers de de Gaulle et Mitterrand, elle fera
tout pour réviser Yalta et l’Alliance atlantique. Elle souhaite que
cette « alliance » soit plus « cohérente » et qu’enfin l’Amérique
reconnaisse le poids de la France en Europe, sa capacité et sa
suprématie. Ce que l’Etat socialiste français revendique, ce n’est plus
un directoire à trois (France, Grande-Bretagne, Etats-Unis) que voulait
de Gaulle, mais un directoire à deux (France, Etats-Unis). Cette
question fut à l’ordre du jour du sommet occidental de Versailles en
juin 1982. De son côté, en 2003, Tony Blair espérait obtenir cette même
position avec son engagement sans limite aux côtés des Américains dans
la guerre de mars-avril contre l’Irak. Sous le règne de Mitterrand, la
question d’une Europe de la défense restera du domaine de l’hypothèse.
Voici quelques extraits de son allocution devant les auditeurs de
l’Institut des hautes études de la défense nationale le 11 octobre 1988 :
« La défense de l’Europe, je suis pour, je la veux. J’en cherche
patiemment les chemins, mais j’en vois aussi les obstacles. Et c’est par
la lucidité que nous atteindrons notre but. » « Je note, en premier
lieu, la différence de statut des douze pays de la Communauté. Seules la
France et la Grande-Bretagne détiennent l’arme nucléaire. Encore, la
France dispose-t-elle, et non la Grande-Bretagne, d’une décision
autonome. L’Allemagne, elle, conséquence de la dernière guerre mondiale,
ne peut accéder à ce type d’armement. Elle ne le demande d’ailleurs
pas. Cette différence de statut entraîne des différences d’approche.
L’Irlande est neutre. La Grèce obéit à d’autres critères que nous. Le
Danemark a des traditions, une Constitution qui l’éloignent de nos
perspectives. Avec la Grande-Bretagne, nous entretenons des relations
cordiales, mais lorsqu’il s’agit d’armement et de défense commune, la
conversation en reste là. Après Reykjavik (9), j’ai vu Mme Thatcher
s’interroger. L’option européenne semblait se rapprocher. On en est
resté là. » « Et l’armement ? Certes, le groupement européen des
industries de programme et d’armement travaille. Les discours y sont
valeureux. Mais pour quel résultat ? Y a-t-il un avion européen ? Deux
sont en projet. L’un qui regroupe quatre pays. Il est lourd, il est
cher, beaucoup plus cher que le nôtre, qui coûte déjà très cher, et il
ne remplit pas la même mission stratégique. Des confidences laissent
entendre que certains des quatre partenaires trouvent la note lourde. La
France, de son côté, fabrique le sien, le Rafale ; elle serait heureuse
d’un arrangement, mais n’en cultive pas l’illusion. Elle emploiera donc
le Rafale, dont tout laisse penser qu’il fournira à nos armées un
remarquable instrument. » « Au point où nous en sommes, il y aura au
moins deux avions européens sans oublier les autres, puisque les
Etats-Unis d’Amérique se proposent pour arranger les choses. Et les
choses seront considérées comme arrangées le jour où l’Europe aura
choisi de se doter... d’un avion américain. En matière d’armement, on
avance donc à pas lents vers l’unité européenne. Pas d’avion, pas de
char, un hélicoptère franco-allemand. Et pour les fusées, pas
grand-chose. » - (Extrait de la revue Défense nationale de novembre
1988.)
Si, sous le règne de Mitterrand, l’Europe de la défense
reste du domaine de l’hypothèse, les événements mondiaux, la fin de la
situation de Yalta et le démantèlement de la Yougoslavie vont servir
d’arguments à la relance de l’Europe de la défense.
2 - La fin de Yalta et le redécoupage des zones d’influence
Alors que l’URSS acceptait le démantèlement « pacifique »
de son empire, que l’ancien patron du KGB devenu secrétaire général du
parti (Mikhaïl Gorbatchev) s’entendait avec son homologue américain,
ancien patron de la CIA (George Bush) pour mettre fin à la guerre
froide, des résistances au redécoupage du monde qui ne faisait que
commencer allaient se manifester. Ceausescu, président de la Roumanie,
fut purement et simplement renversé pour n’avoir pas compris le sens
profond de la « perestroïka », contrairement à son homologue polonais,
le général W. Jaruzelski, qui se livra sans discuter.
a) L’éclatement de l’URSS et le démantèlement des républiques yougoslaves.
La fin de Yalta et du pacte de Varsovie redonna des
ailes à l’aigle allemande qui passa à l’offensive pour regagner ses
anciennes sphères d’influences de la Mitelleuropa au détriment de la
zone slave. Le dépeçage de la Yougoslavie fut programmé en 1991 par la
RFA et les Etats-Unis, les uns voulant un accès à la Méditerranée, les
autres s’assurant le contrôle du Sud de l’Europe, donnant ainsi une
raison au maintien de l’OTAN. En effet, l’OTAN était surtout un organe
de défense du bloc de l’Ouest contre le pacte de Varsovie. Comme
celui-ci ne présentait plus de danger, la question du maintien de l’OTAN
se posait et avec elle celle de l’émergence d’une armée européenne.
Quand, le 25 juin 1991, les parlements slovène et croate déclarent
l’indépendance de leurs pays, le ver est dans le fruit. Le 23
décembre1991, l’Allemagne reconnaît les deux Etats, le 13 janvier 1992
c’est au tour du Vatican, le 15 janvier de la CEE, le 17 janvier de la
Russie et le 7 avril les Etats-Unis... L’Allemagne, depuis, n’a pas
cessé d’étendre son influence vers les pays de l’Europe de l’Est,
pendant que les Etats-Unis installaient une base militaire en Albanie.
Ce repartage en chaîne des Balkans va rapidement se heurter à la Serbie
et à la Russie. En mars 1999, 19 pays de l’OTAN déclarent la guerre à la
Serbie et font le ménage dans la région. Après les grandes manœuvres
militaires au Kosovo et en Serbie, l’Union européenne (UE) est entrée
dans une stratégie de rééquilibrage des forces avec l’Amérique qui se
concrétise par un curieux marchandage ; « plus de responsabilités aux
Européens dans l’alliance en échange d’une meilleure contribution
militaire ; un engagement maintenu de Washington dans la sécurité
européenne en échange d’une implication plus forte des Européens à son
coté face aux défis stratégiques globaux. » Comme le dira la presse, les
Etats-Unis veulent s’occuper du ciel et laisser les missions terrestres
aux européens... c’est tout le sens de l’opération Concordia (10). La
Yougoslavie (11) était dépecée et son dernier foyer de résistance, la
Serbie, noyée sous un déluge de bombes, dit « frappes chirurgicales ».
Tous les proches de l’ex-empire soviétique allaient subir pour des
raisons diverses une remise en cause de leur souveraineté nationale.
(L’Irak, Cuba, la Corée du Nord, l’Iran, la Syrie, la Libye...) au nom
du « droit à l’ingérence humanitaire ». L’arme alimentaire sera
amplement utilisée contre l’Irak, Cuba, le Nicaragua. Le chef
d’orchestre américain battant la mesure pour le compte de l’Occident.
C’est dans ce contexte de repartage des zones d’influence que
l’opération Tempête du désert (l’attaque contre l’Irak de 1991) fut
montée de toutes pièces par la CIA.
3 - Le réarmement international sur fond de crise
Selon l’Institut international de recherche sur la paix à
Stockholm (Sipri), les dépenses militaires dans le monde ont
globalement augmenté de 6 % en 2002 (progression régulière depuis les
attentats du 11 septembre 2001). Plusieurs raisons poussent au
réarmement mondial : il y a la simple modernisation et le renouvellement
de matériel, c’est le cas des pays européens qui ne veulent pas se
laisser distancer par les Etats-Unis. Il y a la volonté politique des
pays militaro-industriels de faire marcher leur industrie d’armement
(les Etats-Unis, la Russie, la Grande-Bretagne, la France et la Chine).
Il y a les pays qui se trouvent au centre des nouvelles tensions
internationales, suite au redécoupage des zones d’influence de la
planète, et ceux qui pensent toujours que la relance de l’économie passe
par l’augmentation des dépenses militaires qui auraient de bonnes
retombées pour le civil et optent pour un concept civilo-militaire
(Etats-Unis, France, Grande-Bretagne, Russie et, dans une moindre
mesure, Israël, Corée du Nord, Chine, Italie, Espagne). En effet la
Chine et l’Inde se réarment notamment auprès de la Russie ; la Syrie et
l’Iran font de même. La Russie a atteint en 2002 un niveau important de
vente d’armes (4,8 milliards de dollars, soit 36 % du marché mondial),
en hausse de 30 % par rapport à l’année précédente. L’Allemagne de
Schröder veut, elle aussi, accroître les capacités militaires de l’UE.
Elle demande que lors des opérations de l’ONU, les casques bleus ne
soient plus des forces nationales, mais européennes (Le Monde du 5 avril
2003). Le Japon veut se doter de l’arme nucléaire. La France de Chirac
se targue d’une hausse du montant des commandes à l’exportation de 10 %
par rapport à 2001 (Le Monde du 1er juillet 2003) malgré l’échec du char
Leclerc en Grèce et du Rafale en Corée du Sud. Pour la Direction
générale de l’armement (DGA), ces ventes sont très insuffisantes ; il
faut que la France exporte encore plus (environ 40 % de son chiffre
d’affaires, soit 5 à 6 milliards d’euros.). En même temps qu’ils
augmentent les budgets, les Etats procèdent à des économies au sein même
des armées. Par exemple, les forces armées britanniques vont devoir
réduire leurs exercices d’entraînement, pour faire face à une crise
financière « sans précédent ». Le ministère de la défense doit négocier
des ajustements budgétaires qui s’élèvent à 44,8 milliards d’euros) pour
les années à venir. Il est même question d’annuler un tiers des 232
avions de combat Eurofighter programmés. L’Italie de Berlusconi, qui
veut une armée de professionnels, vient de réduire la production du
Dardo (char d’assaut dernier cri) de 300 à 200 unités. L’Allemagne,
après avoir fait chuter son budget de 29 milliards d’euros en 1990 à
24,4 milliards (montant gelé juqu’à 2006), compte renégocier le prix des
620 Eurofigther commandés. Quant à la France, elle cherche à savoir sur
quel budget elle va devoir imputer ses 600 millions d’euros pour ses
opérations au Kosovo, en Afghanistan et en Côte d’Ivoire. Les attentats
du 11 septembre 2001 seront une véritable aubaine pour les industriels
de la guerre ; partout l’entreprise sécuritaire est mise en avant. Au
niveau européen, prise en charge budgétaire d’une Force de réaction
rapide (FRR) (12) destinée aux « missions de Petersberg » (13). Cette
force doit être articulée avec d’autres, cette fois civiles : service de
police, moyens de renforcement de l’Etat de droit. Entre janvier et
juin 2001, les nouvelles institutions politique européenne de sécurité
et de défense (PESD) (14) sont devenues permanentes (traité de Nice).
Depuis, l’UE dispose théoriquement d’environ 60 000 hommes, 100
bâtiments et 400 avions. Cette force est encore virtuelle en l’absence
d’un conseil des ministres européens de défense. Pour mettre en place la
FRR, l’UE va devoir dépenser plus, c’est-à-dire 2 % du PNB collectif.
Seuls cinq Etats sont dans ce créneau. L’Europe militaire est surtout
budgétaire. Pour le moment la puissance militaire de l’Europe n’est «
qu’un tigre de papier » ; l’UE dépend pour toute intervention militaire
sérieuse des Etats-Unis qui contrôlent l’espace aérien. C’est donc cette
faiblesse que l’UE va devoir combler avec son programme Galiléo.
a) L’industrie militaire américaine et européenne en crise
La fin de la guerre froide n’allait pas être une bonne
affaire pour les marchands de morts. Les budgets militaires vont se
réduire, touchant les industriels de l’armement de plein fouet. Lockheed
Martin, le plus grand trust d’armement du monde, se languissait de
l’absence de guerre, lui qui en 1995 se vantait d’employer dans sa
sinistre production de mort plus de 200 000 salariés, et dont les
chaînes de production ne parvenaient plus à suivre durant la guerre du
Golfe de 1991. « A la fin des années 1990, l’entreprise croulait sous
les dettes (plus de 10 milliards de dollars), son action n’avait pas
plus de valeur qu’un junk bond [« titre pourri »], et ses dirigeants ont
cru que le département de la défense allait les sauver... ce qui ne
s’est pas produit. » (Jacques Gansler, professeur d’université, à
l’époque sous-secrétaire à la défense chargé des acquisitions.) Lockheed
Martin a été écarté par le gouvernement de Bill Clinton de commandes
géantes, soit près de 80 milliards de dollars de contrats (satellite
espion, nouvelle génération de destroyers pour la marine, remplacement
de véhicules blindés de l’armée de terre) au cours des cinq dernières
années. L’élection de George W. Bush et les attentats du 11 septembre
2001 contre le Pentagone à Washington et les tours jumelles du World
Trade Center à New York furent une véritable aubaine pour Lockheed
Martin. Le budget de la défense retrouva une santé de jeune homme : sur
un PIB de + 3,1 % annuel, l’industrie de mort se taillait la part du
lion : + 1,75 %. En octobre 2001, le Pentagone amputé, de 54 généraux
suite aux attentats du 11 septembre (informations de la télévision
jamais rediffusées) retenait Lockheed Martin contre Boeing pour la
construction du F35 JSF. Sans cette commande de 3 000 appareils, le plus
gros contrat militaire de l’histoire - 200 milliards de dollars, dont
19 pour Lockheed Martin -, le groupe n’aurait plus existé dans le
secteur de l’aéronautique de défense, estime un spécialiste (Loren
Thompson). Non seulement le 11 septembre 2001 relançait au plan
international la machine de guerre, mais il allait servir la plus grande
machinerie d’intoxication médiatique sur la sécurité intérieure ; pas
seulement des Etats-Unis, mais de nombreux pays. La Russie à sa manière
ayant elle aussi son 11 septembre avec les attentats suicides des
Tchétchènes.
b) Mise en place d’un contrôle social civilo-militaire
« La sûreté est le plus haut concept social de la
société bourgeoise ; le concept de la police, c’est l’idée que la
société toute entière n’existe que pour garantir à chacun de ses membres
la conservation de sa personne de ses droits et de la propriété. »
(Marx, La Question juive.)
Un concept civilo-militaire est mis en action au niveau
de la planète. En effet, depuis les attentats du 11 septembre 2001, les
gouvernements veulent une articulation plus poussée entre militaires et
civils pour contrer la menace terroriste. Il semblerait que la cible
soit plutôt préventive. La crise du capitalisme prenant plus d’ampleur,
la bourgeoisie mondiale va devoir gérer les débordements et réprimer les
« classes dangereuses ». En mai 2001 s’était tenue une conférence des
responsables nationaux des forces de polices pour lancer un plan
d’action dont l’objectif était de sélectionner, former et équiper
jusqu’à 5 000 agents destinés à des missions internationales. Le
terrorisme est mis en exergue pour justifier et faire oublier un autre
terrorisme, celui des Etats qui se préparent à gérer une crise sociale
permanente qui commence à toucher les classes moyennes (comme en
Argentine) et donc le vernis de la démocratie. La machine à cogner les «
classes dangereuses » est en route et il faut à chaque instant que le
système justifie le renforcement du contrôle social sans que cela
apparaisse comme tel : mise en place de systèmes de vidéo-surveillance
dans les villes, utilisation d’hélicoptères à projecteurs pour le
contrôle de l’immigration clandestine (France). Tout cela se met en
place sous le couvert de discours humanitaires, sécuritaires et
anti-terroristes. Comme on ne lésine pas avec la sécurité, tant le monde
devient instable et dangereux avec la montée de la pauvreté, certains
bâtissent des murs. D’autres, comme les Etats-Unis depuis janvier 2003,
mettent en place un ministère de la sécurité intérieure (15). Le budget
de ce ministère est époustouflant : 38 milliards de dollars, pour
surveiller les aéroports, les frontières... Une huile de Lockheed ne
peut s’empêcher de s’exclamer : « C’est énorme, c’est l’une des
principales opportunités de business pour nous » (Bob Trice). Les bonnes
nouvelles, pour « les marchands de canons », ne s’arrêtent pas là. Le
déclenchement de la guerre contre l’Irak allait avoir un effet Viagra
sur l’entreprise moribonde. En 2002 elle était redevenue bénéficiaire
(plus 500 millions de dollars, pour un chiffre d’affaire de 26,6
milliards de dollars). De l’autre côté de l’Atlantique, on s’active
aussi pour équilibrer les forces en présence. Il semble, à observer les
faits, que l’émergence d’une armée européenne soit aujourd’hui, pour des
raisons économiques et stratégiques, décisive pour l’Allemagne, la
France, la Belgique et d’autres - Espagne, Portugal, Italie. Les autres
pays européens sont soit dans l’expectative, soit du côté américain. Le
cas de la Grande-Bretagne est ambivalent, tantôt, elle penche comme au
sommet franco-britanique de Saint-Malo vers une armée européenne
indépendante, tantôt elle redevient atlantiste et cherche à négocier
avec les Etats-Unis un rôle de second. Ces aléas et retournements
diplomatiques sont le propre des crises économiques où chacun cherche à
faire retomber le poids de la crise sur celui qui sera à un moment le
plus vulnérable. Toute l’histoire de l’avant-seconde-guerre-mondiale en
témoigne.
c) Pour la défense européenne, il est minuit moins cinq
Juqu’à présent, les différents gouvernements qui se sont
succédé en France ont tous, avec plus ou moins de difficultés, essayé
de maintenir le potentiel technologique de l’industrie militaire
française, même sous la forme prototypaire. La force de frappe a été
contrainte de mettre en place le plan Calcul. Plus récemment, la France
s’est dotée de moyens autonomes pour disposer d’images satellite (16),
et le projet Galiléo semble en bonne voie. Ces faits vont dans le sens
d’une Europe militaire indépendante. Cependant des facteurs contraires
doivent être pris en considération et il semble à y regarder de prêt que
pour nos pourvoyeurs d’armements européens et notamment français, il y
ait le feu au lac. « Cela peut être une question de vie ou de mort.
Cette phrase-là, qui n’est pas neutre, le président de la République l’a
prononcée, le 30 septembre, devant le ministre de la défense, les chefs
d’Etat-major et les militaires des trois armées rassemblés sur la base
aérienne de Creil. Nous devons être prêts à assumer nos responsabilités :
pour notre sécurité, pour celle de l’Europe, et celle aussi des nations
auxquelles nous attachent des liens particuliers. » (Valeurs actuelles,
4 octobre 2002.) Après le président Chirac, c’est le PDG de Dassault
qui s’alarme : « Les dirigeants politiques européens voulaient créer
l’Europe de la défense, les Américains l’ont fait. » (Charles
Edelstenne.) Les Américains auraient fait de l’Europe leur terrain de
jeu. Dans l’aéronautique militaire, ils ont réussi à faire financer par
plusieurs pays d’Europe (Grande-Bretagne, Danemark, Norvège, Italie et
Pays-Bas) une partie du développement de leur nouvel avion de combat, le
F-35. C’est plus de 4 milliards d’euros qui n’iront pas dans les
programmes européens de défense. Objectif des Etats-Unis : marginaliser
l’industrie aéronautique européenne, puis la vassaliser. Pas un secteur
de la défense n’échappe à l’appétit des groupes américains. Rachat de
100 % du capital du chantier naval allemand HDW, n°1 mondial des
sous-marins conventionnels, par One Equity Partner. Ce fonds
d’investissement lié à Bank One jouerait en effet au cheval de Troie
pour le compte de Northrop Grumman, qui convoiterait la technologie de
propulsion ultra-silencieuse du dernier sous marin d’HDW, le U-35. Ces
cinq dernières années, les Américains ont pris le contrôle d’un pan de
l’armement terrestre européen : le suédois Bofors et l’espagnol Santa
Barbara, le suisse Mowag par General Motors en 1999, et l’autrichien
Steyr par General Dynamics en 1998 (« OPA yankee sur l’Europe de la
défense », La Tribune, 12 novembre 2002). Le sommet historique de l’OTAN
à Prague du 21 novembre 2002 ira dans le même sens : depuis le 11
septembre 2001, les dirigeants américains ont décuplé les pressions
politiques pour placer leur armement. « Il n’y a qu’à voir comment le
Rafale s’est fait déclasser en Corée du Sud au profit du F 15, pourtant
moins performant. Il en est de même en matière civile, avec la
compétition Boeing-Airbus. » (Un haut responsable de l’aéronautique
française). Les pays candidats à la fois à l’OTAN et à l’intégration
européenne sont pris en sandwich entre les Etats-Unis et l’Union
européenne, chacun faisant pression pour placer son arsenal militaire.
La Pologne vient de préférer, en 2003, le F-16 US au Mirage 2000-5
français. Les pays de l’Europe de l’Est n’ont pas les moyens de s’armer.
Tous les projets d’achat sont retardés au profit des infrastructures
civiles (transports, télécommunications). (« Prague le 21 novembre,
sommet historique de l’OTAN », La Tribune, 21 novembre 2002.) Quelques
mois après, c’est le journal Le Monde qui fait une description semblable
:
« En pleine bataille au sommet, six pays, dotés d’une
défense et d’une industrie de défense, viennent de signer une lettre
d’intention dans laquelle ils fixent les règles d’échange d’information
technologique et d’exportations de matériels sensibles. Une avancée
notable. Le début de déblocage du projet Galiléo (le GPS européen) va
dans le même sens. (...) Mais il est minuit moins cinq. L’industrie
européenne estime désormais très proche le moment où elle va
définitivement perdre pied. A Davos, en janvier, lors d’une réunion sur
le sujet des différents PDG du domaine et d’experts, le pessimisme était
de mise. Le patron du suédois Saab estimait que les entreprises
européennes perdraient “toute capacité d’intégration générale”, cruciale
dans l’“infowar”, et qu’elles devaient, l’une après l’autre, se
réfugier dans des “niches” en espérant participer aux programmes de
recherche américains. » Un industriel français, un peu plus optimiste,
précise : “Tout va se jouer dans les deux ans qui viennent. Ou bien nous
accélérons la convergence de nos moyens militaires et la
standardisation des matériels, nous planifions enfin les dépenses sur
plusieurs années, nous lançons des programmes multinationaux d’envergure
et, enfin, nous multiplions nos efforts technologiques, ou bien le
déclin est assuré.” » (« L’Europe de la défense : il est minuit moins
cinq », Le Monde du lundi 31 mars 2003.)
Le même journal précisera : « Il s’agit aussi [pour M.
Schröder, le chancelier allemand] d’avancer dans la voie d’une Europe de
la sécurité et de la défense pour que le continent non seulement puisse
“parler d’une seule voix”, mais surtout, se fasse entendre. “L’Europe
doit développer ses capacités militaires de façon qu’elles expriment
notre engagement et notre responsabilité dans la prévention des conflits
et la consolidation de la paix”, a-t-il dit. » (« M. Schröder veut
accroître les capacités militaires de l’UE », Le Monde du 5 avril 2003.)
d) EADS, fer de lance de l’industrie militaire européenne
Ces déclarations montrent que la situation exige des
décisions rapides et surtout un financement important des Etats
européens pour imposer la mise en place de l’armée européenne. Le groupe
EADS (géant de l’aéronautique de la défense et de l’espace) lié au
groupe Lagardère est le principal espoir pour les industriels européens
de voir se constituer un puissant pôle civil et militaire face aux
Etats-Unis. « Il est aujourd’hui généralement admis que l’industrie
européenne d’armement s’est développée seule, sans l’aide des Etats, et
la constitution d’EADS, entreprise française, allemande et espagnole,
est souvent citée à l’appui de cette démonstration. Toutefois, c’est
oublier que EADS trouve son origine dans une déclaration commune signée
par trois Etats - la France, l’Allemagne, et le Royaume-Uni - le 9
décembre 1997, appelant à la constitution d’une grande entreprise
européenne aéronautique et de défense. A cette époque, les grandes
entreprises européennes d’armement sont en discussion perpétuelle afin
d’envisager des regroupements. Le constat est simple : isolées sur un
plan national avec un marché trop restreint et des budgets d’équipement
en contraction, inquiètes de voir leur compétitivité se réduire du fait
d’immenses regroupements réalisés aux Etats-Unis, les entreprises
européennes cherchent la stratégie qui leur permettra de rebondir. »
(Problèmes économiques, n° 2804 du 9 avril 2003, p. 23.) Pour y
parvenir, il faudrait qu’EADS absorbe Thales (ex-Thomson-CSF) et procède
à des accords avec la Russie de Poutine (17). A savoir une
participation d’EADS dans Mig, qui est sur la liste des privatisables.
Comme nous venons de le voir, la constitution d’une armée européenne
indépendante se fait tailler régulièrement des croupières par l’Oncle
Sam (18). Ceci n’empêche pas les Européens de réagir ; ainsi Gerhard
Schröder et Jacques Chirac poussent les entreprises allemandes et
françaises à reprendre HDW (le leader mondial de la construction de
sous-marins conventionnels) aux Américains, afin de créer un « EADS
naval ». Etaient sur les rangs pour cette opération : les français
Thales et DCN, l’allemand Thyssen Krupp et l’italien Fincantier.
Cependant, One Equity Partners (OEP) (fonds d’investissement américain)
allait injecter 400 millions d’euros dans HDW, réduisant pour un temps
les ambitions d’une reprise européenne du chantier naval allemand.
L’Europe de la défense ou, plus exactement, la constitution d’une Europe
capable de défendre ses anciennes colonies et son approvisionnement
énergétique se met en place de manière très chaotique. Chaque Etat (il y
en a 25 maintenant) voulant, en échange d’achat d’armement européen,
être associé à sa fabrication. Le ministre de la défense espagnol
Federico Trillo souhaite que son pays participe à la mise en place de
l’« EADS naval » (La Tribune du 4 et du 8 septembre 2003). Pour y
accéder, l’Espagne vient de procéder à l’achat de 24 hélicoptères Tigre
et, de ce fait, entre dans le programme de fabrication d’Eurocopter au
même titre que la France et l’Allemagne. Comme nous l’avons vu
précédemment, en septembre 2003 la presse indiquait que la
Grande-Bretagne (19) était d’accord pour une défense européenne
indépendante de l’OTAN et la constitution d’un quartier général. Cette
information sera démentie par certains journaux britanniques. Quelque
temps après, au sommet de Naples, les 25 pays de l’Europe s’entendaient
pour mettre en place un embryon (noter le terme) de défense européenne,
la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne ayant présenté une
proposition commune pour la création d’une structure militaire autonome
de l’OTAN. Il en est résulté que l’UE aura désormais une capacité
militaire mobilisable en permanence, et non plus envisagée au cas le
cas, comme pour Bunia et le Congo. Le sommet de Bruxelles des 12 et 13
septembre sur la constitution européenne va capoter, l’Espagne et la
Pologne étant désignés comme co-responsables de l’échec. Cependant, sur
la question de la défense européenne, « la vieille Europe » va marquer
encore un point : il est prévu la mise en place d’ici à 2004 d’une
agence européenne de l’armement destinée à développer les capacités de
défense, la coopération en matière d’armement, et le renforcement des
bases technologiques et industrielle européenne. En ce mois de février
2004, nous pouvons dire que le Grande-Bretagne vient de basculer en
faveur d’une défense autonome de l’Europe suite à quelques événements
révélateurs. En effet un spécialiste de la défense à la London School of
Economics, Willliam Wallace, indiquait que « Bae [British Aerospace]
essaye une stratégie d’intégration aux Etats-Unis, alors même que
ceux-ci deviennent plus protectionnistes. Son partenaire Boeing est
lui-même en difficulté. » (La Tribune du 26 janvier 2004). Visiblement
Bae Systems est en situation d’échec face à ses concurrents nationaux
(Rolls Royce et Cobham), qui ont leurs intérêts au sein d’EADS. Le
ministère de la défense (MoD) passe à l’attaque contre Bae, qui est
accusé d’être responsable d’un dépassement de 3 milliards de livres et
de la perte d’un énorme contrat de 18,6 milliards d’euros. Le 27
janvier, la presse annonce qu’EADS vient de décrocher un contrat de 18,8
milliards d’euros avec le ministère de la défense britannique, pour la
fourniture d’avions ravitailleurs à la Royal Air Force. Le choix fait
par le président Chirac (le 13 février) du deuxième porte-avions à
propulsion classique scellait la nouvelle entente des « marchands de
canons » européens. Thales et EADS sont très satisfaits. Ils vont
pouvoir positionner EADS comme « leader européen des drones ».
Conclusion
Nous avons au cours de ce texte voulu montrer les
tendances profondes et historiques de l’évolution des contradictions
entre impérialistes (anciens et nouveaux). Tout d’abord la dislocation
de l’Europe sous les coups de boutoirs des deux guerres mondiales et le
repartage du monde entre les Etats-Unis et l’URSS. Ensuite nous avons
montré comment, petit à petit, l’Europe va se manifester pour mettre fin
aux accords de Yalta, comment la France et l’Allemagne pour des raisons
différentes vont agir, de connivence avec les Etats-Unis, pour faire
éclater le bloc de l’Est et ouvrir la boîte de Pandore d’un redécoupage
du monde. Enfin, les grandes guerres du Moyen-Orient ont été engagées
pour le recyclage de la rente pétrolière au travers de la course aux
armements dans cette région (20), mais aussi comme guerre souterraine
contre le dollar, sa remise en cause par une alliance financière
euro-arabe que les Etats-Unis devaient nécessairement briser chaque fois
par la guerre. L’émergence de l’euro et la prétention du noyau dur de
l’Europe de constituer une « Europe de la défense autonome » avec son
quartier général déplace le champ des contradictions internationales
vers l’Europe. L’explication des rivalités impérialistes, bien que
nécessaires, ne s’écarte pas de la « politique » c’est-à-dire de la
longue histoire des Etats,de leur démembrement et recomposition en
fonction des rapports de force internationaux. Dans ce cadre, la
contradiction fondamentale entre bourgeoisie et prolétariat cède le pas
aux contradictions inter-bourgeoises et toutes les oppositions
a-classiques qu’elles engendrent pour le maintien global de la
domination de classe. A ce titre, prendre la défense de l’Europe et de
son armée sous prétexte de s’opposer à l’unilatéralisme américain, c’est
déjà participer au futur patriotisme européen et aux guerres que
l’Europe mène en Afrique. De même que soutenir toutes les campagnes «
anti-terroristes » des Etats-Unis c’est plonger dans l’idéologie
sécuritaire, qui n’est qu’une tentative de contrôle préventif des futurs
conflits de classe qui vont se déchaîner. Nous assistons, comme avant
la seconde guerre mondiale, à la mise en place de blocs et d’axes
militaires et économiques prêts à s’affronter militairement, la course
actuelle aux armements les plus destructeurs en est la preuve. Cette
course terrifiante aux armes les plus sophistiquées menace déjà
l’ensemble de l’espèce humaine (21) dans sa propre reproduction et donc
génétiquement. Jamais dans l’histoire une extermination de population
n’avait atteint ce but ; avec les bombes à uranium appauvri, c’est fait.
La terreur technologique, au sens ou elle expulse le prolétaire par le
perfectionnement des machines et le décime par des opérations dites
chirurgicales sur le champ de bataille, semble ne laisser que peu
d’espoir à une sortie révolutionnaire de la crise catastrophique du
capital quand elle se manifestera sans appel. En temps de « paix », la
seule existence du capitalisme provoque la mort d’un être humain toutes
les quatre secondes, le Sida toutes les onze secondes ; à ce niveau tout
devient relatif. Placer au centre de sa théorie la question d’un
holocauste nucléaire ou autres armes terrifiantes encore à l’étude pour
en conclure que toute action révolutionnaire est vouée à l’échec, c’est
placer au centre du devenir historique, non pas la solution sociale « le
communisme », mais la force titanesque de la bourgeoisie et reconnaître
que le capitalisme est bien « la fin de l’histoire. » Depuis son
avènement, le Capital s’est très rapidement adapté aux guerres ; elles
ne seront jamais totales pour lui, mais toujours conventionnelles. Il y
aura des conventions et un droit de la guerre, on décidera avant le
bouillon rouge des armes à utiliser, afin de pouvoir, en cas de
dérapage, condamner le perdant pour « crime contre l’humanité »,
distinction finale qui justifie le bien-fondé de la guerre. En fait de
guerre totale, c’est le prolétariat mondial qui va devoir se charger de
l’entreprendre et, toujours poussé par les événements, c’est-à-dire par
sa réalité économique, réalité qui fait que peu importe ce que pense sa «
conscience individuelle » à tel ou tel moment, c’est ce qu’il sera
contraint de faire, pour la survie collective de l’espèce humaine.
Gérard Bad janvier 2004
(1) C’est en décembre 1987 que Ronald Reagan et Mikhaïl
Gorbatchev signent le traité FNI prévoyant l’élimination de ces forces
nucléaires.
(2) Voir « Bilan de la guerre Iran-Irak » de la brochure de René Berthier Il y a dix ans la guerre du Golfe.
(3) Cette force de frappe nucléaire avait déjà été mise
sur les rails par les gouvernements de la IVe République. En 1963,
l’Amérique refusera de livrer à la France un gros ordinateur (Control
Data) dont celle-ci avait besoin pour développer sa force de frappe
nucléaire. l’Etat français fut contraint de développer sa propre filière
informatique (le plan Calcul) très coûteux.
(4) Depuis ce refus, de Gaulle proposera constamment des solutions « européennes » qui excluront toujours les Etats-Unis.
(5) Ici le terme « impérialisme » est employé pour
signifier la période colonialiste de la France. Ensuite ce terme n’aura
de valeur que dans un cadre plus large, celui de l’Europe en
construction qui veut défendre ses zones d’influence.
(6) Ce terme veut dire, que l’Etat français n’est pas en
mesure d’aller au-delà de la fabrication de prototypes, voir le Ramsès
1999.
(7) Livre blanc de la défense nationale (1972,1973).
Voir les notions de « dessein politique autonome », ou de « liberté de
décision ».
(8) Le budget militaire de 1983 a procédé à
d’importantes restrictions budgétaires de l’armée de terre en faveur du
nucléaire. Dans le projet de budget un accroissement des crédits
supérieur de 15 % par rapport à 1982. (11, Stratégie et défense, p 33).
(9) Après le sommet de Reykjavik, l’éloignement de la
menace soviétique sur l’Europe occidentale va relancer l’ambition
française d’une Europe de la défense autonome.
(12) La présidence belge déclarait que la FRR serait
opérationnelle fin 2001. (13) Ce qu’on a appelé les « tâches de
Petersberg ». L’expression est tirée d’une déclaration de l’UEO de juin
1992, qui présente l’engagement à développer les moyens d’intervention,
dans le domaine des opérations humanitaires et de secours comme dans les
fonctions plus traditionnelles de maintien de la paix et d’instauration
de la paix par des moyens militaires. Les « tâches de Petersberg » ont
été adoptées par l’UE dans le traité d’Amsterdam. Les moyens pratiques
d’exécuter ces tâches sont toujours en cours de développement. (14)
Politique européenne de sécurité et de défense.
(15) Le PDG de Thales vise le marché de la sécurité
intérieure européenne, de la surveillance des frontières à la sécurité
industrielle en passant par les centres de commandement de la police. Il
a indiqué que dans l’UE, 1 milliard d’euros avait été attribué aux dix
nouveaux membres pour la sécurité des frontières.Aux Etats-Unis, ce
budget s’élève à 55 milliards de dollars. (Les Echos, 18 novembre 2003).
(16) « Il y a dix ans, nous n’avions pas d’images
satellites. Il fallait les demander au Pentagone. Quand on montrait à
François Mitterrand une vue satellite du théâtre d’opérations du Koweït,
il était prié de bien vouloir la restituer aux services américains ».
Depuis le lancement des Hélios, la France a ses propres photos fournies
par la base de Creil.(Valeurs actuelles du 4 octobre 2002.). Coût de la
photo : 3000 euros selon le journal Libération du14 octobre 2003.
(17) EADS renforce sa coopération avec le groupe russe
Soukhoï et Rosoboronexport, organisme d’Etat russe d’exportation
d’armes. Ils ont signé le 21 août des accords sur la défense (La Tribune
du 22 août 2003). (18) Les Etats-Unis viennent une nouvelle fois
d’isoler le coq français de sa basse-cour. Paris vient de confier à
Dassault la réalisation d’un démonstrateur d’avion de combat non piloté
(Ucav) contournant ainsi le projet européen Scafe (avions et drones) qui
traîne les pieds.
(20) Pour la France, les ventes d’armes ont payé, en
1976, l’équivalent de 20 % de ses importations de pétrole. (Problèmes
économiques du 20 novembre 1978.)
ANNEXES
Les 10 premiers industriels américains et européens de l’armement
Rang mondial et chiffre d’affaires (en milliards de dollars) 2002
Rang société C.A. 1 Lochkeed Martin (E-U) 23 2 Boeing
(E-U ) 22 3 Raytheon (E-U) 15 4 BAE Systems ( R-U) 15 5 Northrop Grumman
(E-U ) 12 6 General Dynamics 10 7 Thales (Fr) 8 8 EADS (Fr. All. Esp.) 6
9 Finmeccanica (Italie) 4 10 Honeywell (E-U ) 4
Les dépenses militaires en 2002 en % du PIB
Etats-Unis 3,3 % France 2,6 % Royaume -Uni 2,4 % Europe 2,0 % Italie 1,9 % Allemagne 1,5 % Espagne 1,2 % (Source : Otan)
La guerre des drones
Il fallait s’y attendre, la robotisation des armées
prend le relais pour les guerres du futur proche. D’ores et déjà, plus
de trente pays ont lancé des projets de fabrication de drones (avion
sans pilote). Les drones ont été utilisé, pour la première fois par les
USA au Vietnam ; ensuite c’est l’Etat d’Israël qui les a modernisés et
rendus opérationnels durant la guerre du Kippour, en 1973. En 1995 les
Etats-Unis avaient à leur disposition le drone Predator (28 millions de
dollars l’unité) qui fut utilisé lors des conflits en Irak, au Kosovo,
et en Afghanistan. L’Iran a même annoncé qu’il allait prochainement
exporter des drones. La France fabrique des drones depuis vingt ans.
Elle en a même utilisé en Bosnie et au Kosovo (drones tactiques
Crécerelle, CL-289...) et vient ( le 17/6/2003) de se doter d’un
programme de 300 millions d’euros pour la mise en place d’un prototype
de drone de combat. Il s’agit d’une « grosse opération « destinée à
mobiliser des compétences technologiques stratégiques, a estimé le
Délégué Général pour l’Armement. L’idée est de produire un engin qui
puisse effectuer un premier vol d’ici 2008 avec une capacité de tir. Ce «
futur système aérien de combat « vise la relève des appareils européens
actuels - l’Eurofighter des groupes britanique BAE Systems, européen
EADS et italien Alenia, le Gripen du suédois Saab et le Rafale du
français Dassault. La DGA vient de solliciter des étudiants de dix
écoles d’ingénieurs et universités pour qu’ils réalisent un prototype de
drone miniature, pour en équiper les fantassins à partir de 2010 ( le
Monde du 21/06/2003). La France de Chirac essaye de se maintenir à la
hauteur des Etats-Unis, seulement les américains disposent de milliers
de chercheurs, des universités, des laboratoires et intellectuels qui
collaborent avec le Pentagone. Au Etats-Unis, la RMA (Révolution Inthe
Military Affairs) est en marche et avec elle de nouveaux concepts
stratégiques et opérationnels. Le journal Le Monde ( 4 juillet 2003)
faisait Etat d’un projet américain nommé Falcon, acronyme de Force
Application and Launch from the Continental US. Ce projet compte doter
les Etats-Unis d’un drone apte à transporter une charge de 6 tonnes (
missiles ou bombes guidées avec précision) à une vitesse de cinq à dix
fois la vitesse du son sur une distance de 14500 km. Le Pentagone se
fixant ainsi l’objectif de pouvoir frapper n’importe qui dans le monde
en moins de 2 heures. Le système devrait devenir opérationnel en 2010,
avec des prototypes dès 2006-2007.