Cahiers du Communisme de Conseils, n°2, Janvier 1969, p. 27-39.
lundi 21 avril 2014
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ANALYSE DE LA BROCHURE DE SEBASTIAN FRANCK
Soziologie der Freiheit. Otto Rülhe Auffasaung von Sozialismus - Ein Gedenkschrift
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L’ouvrage débute par la traduction en allemand d’un article nécrologique consacré à O. RUHLE, paru dans Call, organe du Parti socialiste des Etats-Unis, en 1943.
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On rappelle d’abord
qu’Otto Rülhe fut avec K. LIEBKNECHT le seul social-démocrate à refuser
le vote des crédits militaires au Reichstag. Plus tard, en 1917, Otto
Rülhe est un des fondateurs du Spartakus Bund ; 1918 le trouve, en Saxe,
à la pointe du mouvement révolutionnaire.
Avec
d’autres membres du Spartakus Bund, il fonde la K.P.D. (parti
communiste allemand), mais sa conception du rôle de la conscience et de
la spontanéité, analogue à celle de Rosa LUXEMBOURG, le conduit à
s’opposer à LÉNINE, lors du 2ème congrès du Kommintem. Exclus du parti,
il voit, dans les publications officielles, son nom disparaître du
voisinage de celui, de Liebknecht, dans l’affaire des crédits
militaires, ce dernier ne pouvant, et pour cause, protester. Otto Rülhe
n’en garde pas moins une influence certaine par ses discours, ses
conférences, ses livres.
Dès
1910, il avait publié "Das Proletarische Kind" puis de nombreux écrits
sur l’éducation socialiste. Concuremment, il s’attelle à une
interprétation plus poussée du marxisme. Il veut démontrer comment 2ème
et 3ème Internationales ont trahi l’enseignement de Marx en masquant le
caractère démocratique du socialisme et le rôle essentiel de l’activité
des hommes. Avec sa femme, il s’est essayé à appliquer la méthode
marxiste au domaine psychique de l’homme. Sa biographie de Marx en est,
en partie le résultat. On peut également citer. "Geschichte der
Revolutionen" et "Kultur Geschichte des Proletriats"
Peu
avant la prise du pouvoir par Hitler, il publie "Der Mensch auf der
Flucht" où il dépeint l’écroulement de la pensée libérale, et
"Wirtschaftwende-Weltwende" où il prévoit la transformation de
l’Allemagne en Capitalisme d’État. En 1936, après être passé par Prague,
il émigre au Mexique avec sa femme. Il occupe un poste au ministère de
l’Éducation. Mais l’influence grandissante du stalinisme dans ce pays’
le contraint de démissionner.
Il
fait partie de la commission Dewey qui juge Trotsky innocent des crimes
qui lui sont imputés par les procès de Moscou. Otto Rülhe ne partage
pas pour autant les idées de l’organisateur de l’Armée Rouge. Ses
relations avec Trotsky sont l’occasion d’"heftiger Diskussionen".
Trotsky préface pourtant l’édition abrégée du Capital qu’Otto Rülhe
publie en 1939 (The Living Thought of K. Marx). Bien que très opposé à
la conception monolithique du parti, Otto Rülhe subit un rude choc lors
de l’assassinat de Lev Davidovitch.
Otto
Rülhe étudie avec passion les problèmes du continent américain, surtout
dans la dernière partie de sa vie. Il ne voit pas sans inquiétude
l’entrée en guerre des États-Unis. Pour lui le fascisme ne peut être
vaincu et détruit que par la révolution sociale. L’Amérique doit
s’opposer de toutes ses forces à la Révolution et, pour vaincre le
fascisme tout en évitant celle-ci, elle doit transformer la guerre en
une compétition entre deux capitalismes monopolistiques. La Science
Américaine, dans sa haine du marxisme, ne peut éviter d’être entraînée,
sans rien comprendre ni rien pouvoir, vers le crépuscule des Dieux et la
destruction finale. Sa seule politique est : hurler.
La
grande force créatrice d’Otto Rülhe ne pouvait trouver dans ses écrits
sur la situation mondiale une voie d’expansion suffisante. A 65 ans, il
se découvre un talent de peintre. Sous le nom de Carlos Timonero, il
devient assez connu au Mexique et jouit de l’estime de Diego Ribeira.
Alice
Gürstel-Rühle fut sa compagne pendant vingt ans. Elle le suit
volontairement dans la mort. Alice était l’incarnation même de la
culture européenne. Son dernier ouvrage est la traduction an espagnol de
l’opéra tchèque "die Verkauft Braut".
(Fin de l’analyse de l’article de Call)
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I - L’HOMME ET L’ENSEIGNEMENT
Otto Rülhe est un des
rares hommes à avoir gardé les mêmes idées de la jeunesse à la
vieillesse. L’idée socialiste est partie intégrante de sa vie et non
quelque moyen politique. Pour Otto Rülhe, l’enseignement marxien ne doit
pas mener à une attitude figée, mais être le point de départ de
développements et d’études approfondies. Cette conception lui permettait
d’être à la fois agitateur, organisateur, savant et enseignant. Il
avait, dans ses discours, un côté envoûtant et inoubliable. Sa ligne de
conduite était de ne rien dire, écrire ou faire qui ne puisse être
appuyé par la théorie marxiste, qui doit être à la base de toute Praxis.
Il ne faut jamais sacrifier la théorie à la Praxis, car, en définitive,
ceci revient à sacrifier la vérité. .
C’est
cette attitude qui permit à Otto Rülhe de se montrer bon prophète
lorsqu’il affirmait que ce que les bolcheviks avaient été contraints de
faire les éloignait du but socialiste. La route vers le socialisme ne
présente, d’ailleurs, ni détours ni raccourcis. S’accrocher aux basques
de l’histoire ne signifie, aucunement être dans la bonne direction.
L’action révolutionnaire, celle des Kommandos, du révolutionnarisme
professionnel, de l’autoritarisme sur les masses, des intrigues etc… n’a
rien à voir avec une Praxis correctement appuyée sur la théorie,
puisque celle-ci ordonne de faire mûrir la conscience dans les masses.
Fort
de cette conviction, Otto Rülhe se dressait seul contre tous, refusant
tout compromis, comme par exemple de rentrer dans la K.P.D. pour y faire
du fractionnisme etc… Il voyait clairement que, tôt ou tard, les
bolcheviks et leurs séides en viendraient à utiliser des citations de
Marx et Engels, pour servir leur politique contre-révolutionnaire. "Ce
que je fais, disait-il, ne peut porter de fruits dans l’immédiat.
Personne, ne peut éviter au monde de faire ses propres expériences et
celles-ci doivent se faire par l’intermédiaire de graves événements
historiques. Ce qu’on peut faire c’est aider le monde à comprendre et à
accomplir ses propres expériences".
Otto
Rülhe ne devait pas être pris au dépourvu par les événements qui se
succédèrent après 1920. En 1931 il écrivait dans "Weltkrise Weltwende"
que l’économie capitaliste devait adopter le capitalisme d’État. Le taux
de concentration, le niveau des subventions, ne permettaient plus aux
formes et énergies économiques de se développer dans le domaine privé.
Bien
qu’expert dans le domaine économique, Otto Rülhe ne perdait jamais de
vue le coté psychologique de l’homme. En 1932 dans "Der Mensch auf der
Flucht" il décrivait la décomposition du libéralisme intellectuel.
Il
quitte l’Allemagne, six mois avant la prise du pouvoir par Hitler.
Lorsqu’il annonçait la venue de celui-ci, on lui riait au nez, aussi en
conclut-il qu’il était temps de fuir pour le Mexique. L’époque
d’écroulement de toutes les valeurs qui allait suivre, l’irruption de
l’irrationnel, de la confusion et de la peur, ne faisait qu’illustrer ce
que la théorie avait prédit. Otto Rülhe n’en pose pas pour autant au
prophète. Il s’essaya immédiatement à découvrir ce que pourrait être le
monde qui suivrait cette époque malgré tout passagère. Observation et
analyse lui montraient que le processus de concentration lié au fascisme
et au capitalisme d’État conduirait à un ensemble productif mieux
organisé, de plus en plus développé qui, lors d’un processus de crise et
de destruction qui nécessairement menace le capitalisme, pourrait se
transformer en un ensemble dirigé par les producteurs eux-mêmes, les
postes de commandement étant eux-mêmes pris en main de manière
démocratique. Le capitalisme d’État construit les conditions matérielles
mêmes du socialisme.
Otto
Rülhe s’était penché sur la condition de l’enfant prolétarien. Il
insistait toujours sur le fait que l’analyse marxiste, si elle
fournissais des enseignements sur la Praxis révolutionnaire et
politique, devait également en fournir dans le domaine spirituel et
moral. Il critiquait avec F. Mehring, l’attitude de Marx vis-à-vis de
Bakounine et de Lasalle. Les partisans de l’autoritarisme ne voyaient
dans sa biographie de Marx qu’une attaque contre eux- mêmes qui ne
faisaient que suivre les erreurs de Marx et non les enseignements de son
génie, et Otto Rülhe d’écrire :
"Aujourd’hui nous
avons d’autres problèmes à résoudre (que ceux de Marx) et ils ne peuvent
être résolus que par des hommes de valeur, libérés des névroses, qui
comprennent bien les problèmes, qui ont une solide conscience et un profond sentiment collectif."
Tel fut, au fond, le principe qui a toujours guidé Otto Rülhe.
II - L’ÉTUDE MARXISTE DU MARXISME
La poursuite de la vie
humaine ne peut se concevoir sans une aspiration immanente vers la
sécurité. Les différents stades des forces productives et des formes
culturelles ne peuvent être compris que comme un effort de l’espèce
humaine pour protéger son existence. Tout renforcement de la sécurité
exige lui-même la sécurité et par conséquent le développement ne peut
avoir de fin. Capacités physiques insuffisantes, incapacités diverses de
l’espèce humaine sont à la hase même de la lutte pour l’existence. Si
l’homme parvient à émerger de ces conditions "naturelles" de
l’existence, il entre dans l’ère du développement de la culture.
Si
l’existence dé l’humanité est en danger, les hommes commencent à faire
ce qu’ils doivent pour écarter ce danger. De nouvelles forces
productives, de nouvelles formes sociales, de nouvelles formes de pensée
se font jour. "C’est le mauvais côté (des choses) qui produit le
mouvement, qui fait l’histoire en constituant la lutte" (Marx. Misère de
la Philosophie). Dans ce combat la pensée est une arme ; elle conduit à
concevoir un changement du monde. L’homme cesse d’être un objet de la
nature. "Un des moments cruciaux du développement historique du passé a
été la consolidation de nos propres produits en une force objective
agissant contre nous, une force qui échappe à notre contrôle, déçoit
notre attente et réduit à zéro tous nos calculs". L’histoire a donc
placé l’homme devant la nécessité de dominer le devenir social ; mais
aspirer à la liberté, se libérer de la déification, nécessite une
connaissance des "lois naturelles" de la société humaine. Le marxisme
est un pas indispensable dans cette direction.
La
société n’est pas unitaire. Elle comprend des classes et l’existence
même de ces classes démontre qu’il n’y a pas d’ordre rationnel dans la
société. Tout acte pour régler cette société n’est qu’un acte
pseudo-réaliste qui ne sert que les intérêts de la classe dirigeante, ne
renforce pas la sécurité des autres couches sociales et ne fait que
renforcer la lutte de classes qui, selon Marx, a dominé l’histoire
jusqu’à présent. La disparition des contradictions de la société ne peut
se faire que par la suppression des classes. Il faut un mouvement
conscient pour atteindre ce but.
”L’
idée d’association peut n’être que confuse, à peine développée, dans la
brume des instincts et des pressentiments. Si elle se vêtu d’oripeaux
romantiques, sentimentaux ou mystiques, elle détruira les thèses
scientifiques et finira par mener à la dissolution d’un mouvement qui
aurait dû conduire au bien-être et à la sécurité" (Weltkrise-Weltwende).
Le socialiste a donc comme rôle de montrer le chemin qui mène le
l’utopie à la compréhension marxiste.
Otto
Rülhe ne prenait bas dans l’enseignement marxien la partie,
c’est-à-dire l’enseignement économique, pour le tout. L’histoire ne lui
apparaissait pas comme seul produit, final de-l’activité humaine. Mais
alors, est-ce que le marxisme pouvait encore servir d’outil dans la
libération de l’homme ? Oui, si on n’y voit pas une fin en soi, mais le
plus sûr moyen de comprendre, une méthode que l’on peut appliquer dans
tous les domaines de l’activité humaine, cette application conduisant au
développement même de la méthode. Par conséquent il fallait appliquer
la méthode au marxisme lui-même.
Dans
sa première phase le marxisme a eu comme, effet de montrer que le
prolétariat avait un rôle historique à jouer. Les masses furent alors
délivrées de leur "futur sans histoire" (unhistorische Dasein) et
cessèrent d’être condamnées à la lutte sporadique de forces naturelles.
Le prolétariat ante-marxiste (Cf Engels : La Lutte de Classes en
Angleterre, ou O.Ruhle und Kultur und Sittengeschichte, à propos du
prolétariat russe) n’est capable que de révoltes de désespoir. Le
marxisme et sa prévision de l’écroulement inévitable du monde bourgeois
pouvaient politiser le prolétariat européen et. l’entraîner,. "Le
prolétariat avait besoin d’un élixir de vie, du philtre que constitue
une grande conviction, du fanatisme d’une énorme idée fixe". Ce fut là
le rôle de Marx qui put affirmer au prolétariat "L’avenir t’appartient".
Ces paroles le sortirent de sa léthargie. Le socialisme passait de but
religieux et vague au stade de résultat
du développement. Le fruit serait recueilli par ceux qui secoueraient l’arbre.
Cet
évangile n’était pas le résultat d’un naïf acte de foi, mais celui
d’une logique stricte et rationnelle. Il devait imprimer au prolétariat
un élan spirituel "inouï".
Le
fait que l’exploitation était lice à l’appropriation de la plus value et
que la théorie de l’accumulation prévoyait la disparition de l’économie
capitaliste, tel fut l’essentiel pour toute une époque du mouvement
socialiste (Kautsky). Otto Rülhe affirmait, lui, que le marxisme doit
repousser vigoureusement tout système logique ou utopique du socialisme.
Maintenant que sa première mission avait été remplie, le marxisme
devait développer de nouvelles conceptions, abandonner les conceptions
utopistes et rationalistes, dégager de la lutte de classes elle-même les tendances et les devoirs pratiques de l’époque.
"Le marxisme vulgaire qui voyait l’essentiel du développement dans le
mécanisme des choses doit céder la place à un marxisme dynamique et
approfondi qui voit l’essentiel du développement dans l’activité des
hommes". Comment les causes matérielles se transforment-elles en idées
dans l’esprit humain ? telle est la question à poser. Le marxisme ne
peut être confondu avec un déterminisme fataliste et son analyse du
capitalisme a montré à la fois les ressorts économiques et le contenu
humain qui s’y rattache, que l’homme soit devenu l’esclave de l’économie
montrait à l’évidence que le but était de transformer l’économie en
esclave de l’homme. Et, parce que la société capitaliste n’avait pu
dominer ses fondements économiques, Marx prédisait sa destruction
future, destruction .qui pouvait plonger l’humanité dans une barbarie
extrême. Il fallait la révolution pour éviter cela, mais cette
révolution avait elle-même besoin du mûrissement d’un certain nombre de
forces et parmi celles-ci la plus importante, c’est-à-dire la force
subjective, le développement même de la classe révolutionnaire. C’est au
problème du mûrissement qu’Otto Rülhe s’était attaqué. L’homme doit
comprendre que sa "nature" est sociale et pour cela le marxisme est un
outil précieux. Le mûrissement des conditions de la révolution se fait
par le biais de la "tourbillonnante Praxis". Selon l’interprétation de
Ruhle, l’économie capitaliste d’après la première guerre mondiale
courait à la ruine et, par conséquent, se posait le problème de
l’activité humaine.
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Mais si les temps étaient
venus de mettre au premier plan les implications humanistes du
marxisme, il n’en fallait pas pour autant rejeter les connaissances
économiques et les implications sociales. Les hommes font l’histoire,
dit Marx, mais ils la font soumis à des conditions prédéterminées.
Seules les activités qui tiennent compte de ces conditions ont un sens.
La transformation en socialisme exige des conditions bien précises. Une
classe ne peut en renverser une autre que lorsque cette dernière n’est
plus en état de remplir ses fonctions. (Cf Engels et son étude sur
Thomas Münzer) "jamais une société n’expire avant que soient développées
toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir,
jamais dos rapports supérieurs de production ne se mettent en place
avant que les conditions matérielles de leur existence ne soient écloses
dans le sein même de la vieille société" (Marx. Critique de l’Économie
Politique).
La victoire sur la
tzarisme, remportée sous l’égide socialiste, ne détourna pas pour autant
Otto Rülhe de son idée qu’on ne pouvait s’opposer à certaines
conditions du développement social. Le 18 Septembre 1920, il écrivait
dans "die Aktion" :
"Les
bolcheviks veulent franchir d’un bond toute une période : celle du
développement capitaliste. Ils s’imaginent que la prise du pouvoir est
suffisante pour construire le socialisme… Ce qui doit se développer
lentement, résultat d’un développement organique, ils pensent pouvoir
l’accomplir méthodiquement… Révolution et socialisme sont pour eux, au
premier chef, une affaire politique. Comment peuvent-ils oublier,
marxistes qu’ils sont, que c’est tout d’abord une affaire économique ?
Production capitaliste étendue, technique développée, classe ouvrière
éduquée, production importante… sont des préconditions indispensables de
la société socialiste… Seule une extension accélérée de la révolution
mondiale pourrait combler ces vides… Les bolcheviks ont tout fait pour
l’étendre (écrit en 1920) , mais elle ne se développe pas. Alors reste
le vide, un socialisme politique sans assises économiques, une
construction théorique, un règlement bureaucratique, un ensemble de
décrets, du papier, une phraséologie agitatrice, une terrible
désillusion."
Le "vide" ne pouvait être comblé que par un régime bureaucratique.
L’action
et la manière de penser d’un tel régime devait fatalement entrer en
conflit avec les idées du socialisme marxiste. Pour celui-ci il ne
s’agit pas, en effet, d’installer un régime éclairé, une production
rationnelle et planifiée il faut, selon Marx, établir la "vraie
démocratie" pour laquelle l’économie n’est qu’un moyen. Pour cela il ne
suffit pas d’une classe ouvrière englobée au sein du procès de
production, il faut que l’idée socialiste se soit emparée des masses et
qu’elles se battent pour sa réalisation. Il ne suffit pas que la classe
ouvrière installe un nouveau "régime", il faut qu’elle développe les
conditions mêmes d’une vie démocratique pour pouvoir exercer son
auto-domination.
Port de la
méthode marxiste, Ruhle pouvait, dès 1920, prévoir le développement
ultérieur de la Russie. Son article de "die Aktion" se terminait ainsi :
"La révolution, dès qu’elle
s’est étendue au stade d’affaire internationale, reste quand même, au
premier chef, une affaire de chaque pays, de chaque peuple. Si un
prolétariat d’un pays peut trouver précieux l’enseignement
révolutionnaire de la Russie, la révolution qu’il mène doit cependant
rester libre… A Moscou, on a d’autres idées : elles du schéma normal.
Selon ce schéma, la révolution russe est terminée et les autres
révolutions doivent s’accomplir selon les mêmes voies". C’est-à-dire :
"Révolution ist ParteiSache, Staat ist Partei Sache, Diktatur ist Partei
Sache, Sozialismus ist Partei Sache … Partei ist eiserne Disciplin."
Concrètement
ceci signifie : "En haut : autorité, bureaucratisme, culte de la
personnalité, dictature des chefs, etc… En bas : obéissance aveugle,
raideur cadavérique, subordination."
En conclusion : pas de voie vers le socialisme dans les conditions de la révolution bourgeoise.
III - PRINCIPES DE LA TRANSFORMATION SOCIALISTE
La conception marxiste de
l’histoire montre que des événements comme les révolutions ne peuvent
entrer dans des schémas. Dans une perspective de crise mortelle de
l’ordre capitaliste, s’élèvent d’autres tâches que celles de la
révolution bourgeoise. Mais il ne faut pas perdre de vue que le but d’un
mouvement doit être le critère de l’opportunité des moyens, qui doivent
faire apparaître nettement dans leur nature la nature même du but. La
révolution bourgeoise consistait essentiellement à remplacer la noblesse
de naissance par celle de la fortune. Elle menait au système
parlementaire,lieu de confrontation des divers intérêts de la classe
bourgeoise, représentés par les partis. L’existence individuelle, pour
obtenir la sécurité, devait utiliser l’intermédiaire de la concurrence,
véritable Weltanschaung de la bourgeoisie. La production se fondait sur
la valeur d’échange. Rapports d’autorité et de commandement découlent
directement des rapports de propriété. Affairisme et renforcement de
l’autorité sont à la base de la politique bourgeoise. Aussi,
concurremment au parlement qui est l’image politique du système de
marché, se développe une tendance à la centralisation où le principe
d’autorité trouve son incarnation.
La
transformation en socialisme a d’autres buts que la révolution
bourgeoise ; elle a donc besoin de préconditions différentes. Il faut
d’abord qu’il existe une classe ouvrière et que celle-ci ait fait partie
de la société bourgeoise pendant toute une période. Dans cette période,
la classe ouvrière forme des, ou un, partis politiques défendant ses
intérêts de classe au sein de la société bourgeoise existante,
c’est-à-dire organisant la vente de la force de travail au meilleur
cours possible. Il faut souligner que, contrairement aux allégations
anarchistes (lesquels n*existent en force d’ailleurs que dans des pays
arriérés où persistent encore des liens étroits entre ouvriers et petits
paysans), on ne peut sauter le développement entier de la société
bourgeoise. Mais dès que la crise mortelle de la société bourgeoise
apparaît, la forme bourgeoise de la politique ouvrière doit disparaître.
Dans une telle situation, le parlement cède la place au capitalisme de
monopole, toute la puissance est concentrée en quelques mains, le marché
mondial s’écroule, la disproportion entre capacité de production et
distribution s’accroît. Seule une planification
peut mener à une solution et, comme le parlementarisme a disparu la
classe ouvrière ne peut faire entendre sa voix au sein du concert
"bourgeois. Il est temps de s’attaquer à la solution socialiste dos
problèmes. Les anciennes organisations sont liées à la société
bourgeoise, Elles étaient contraintes de se plier aux règles du jeu
bourgeois. Elles sont maintenant,incapables de faire face à la nouvelle
situation. Aucun groupe ne peut échapper aux lois de son existence et
les dirigeants ouvriers ni plus ni moins que tout autre. Par leur
situation même au sein de la société bourgeoise, ils ont des conceptions
réactionnaires. Les organisations ont une forme autoritaire et
centralisée elles se divisent en dirigeants et en membres obéissants ?
elles ont au sein d’elles-mêmes le caractère de la société de classes.
Elles ne valent rien pour la période de transition.
Il
faut donc en venir à une conception totale du mouvement. Coopération et
solidarité sont le ciment du socialisme. Il s’ensuit que, dans le
domaine théorique, l’accent doit se déplacer des considérations
économiques vers l’activité humaine. Mais ceci, encore une fois, ne peut
être vrai que dans le cadre de l’écroulement de la société bourgeoise.
Alors qu’expropriation des moyens de production et planification ont pu
être réalisées de manière formelle et technique par la transformation en
capitalisme d’État, il s’agit maintenant de tout autre chose : les
masses doivent pouvoir prendre en main, elles-mêmes, la production et sa
planification. L’apparition des organes de gestion exprimant la volonté
générale revêt donc une signification décisive. Ces organes se
construisent au sein même de la lutte, la prise du pouvoir par les
masses se faisant et devant se faire au niveau même de l’unité de
production, c’est-à-dire de l’usine. Tandis que seul un mouvement
politique, lié à la théorie marxiste mais débarrassé des formes et des
conceptions du passé, peut dégager le sens réel de ces organes et leur
donner conscience de leur rôle, les anciennes organisations
bureaucratiques doivent nécessairement s’opposer a ces organes et au
développement socialiste.
La
réalisation de la "vraie démocratie" exige l’existence d’une production
industrielle étendue, mais ce n’est que lorsque les usines seront
saisies par les nouvelles institutions qu’elle prendra corps, et,
parallèlement à l’installation des cellules fondamentales du socialisme,
se fera la disparition de l’ordre ancien. L’usine est le fondement
naturel de l’organisation de classe des travailleurs : le marxisme doit
amener ce fait à la conscience des ouvriers-
Cet
énorme processus de transformation nécessite une organisation qui
englobe la classe ouvrière dans sa totalité et non une minorité. La
transformation socialiste n’est pas une affaire de parti (keine Partei
Sache). Au sein de la société capitaliste les partis suivaient une route
toute tracée ; se hisser au pouvoir. Cette tâche n’ayant rien à voir
avec la transformation socialiste, les marxistes n’ont même pas à former
de partis au sein de la société bourgeoise, ils n’ont pas à se
substituer aux organes de gestion de la classe.
Dès
les premiers pas de la révolution russe Otto Rülhe s’était oppose à
l’idée du parti unique et de son monopole. Il développe cette thèse dans
sa brochure "die Révolution ist keine Partei Sache".
Si
le manifeste communiste avait fixé aux marxistes le devoir de défendre
les intérêts du mouvement général, d’en être la partie la plus avancée,
il ne leur avait pas dit d’aller se scléroser dans une organisation
unique. Évidemment les révolutions, quelles qu’elles soient, ont des
ressemblances.
Dans une
première phase s’y ébranle l’ensemble de la société. Ce sont les masses
qui entrent en action, prennent la Bastille, créent les conseils de
soldats de la révolution allemande, les comités, les sections ou la
Commune de Paris de la révolution française. Dans une deuxième phase au
contraire, il y a restauration du pouvoir étatique, étouffement ou
sclérose des organes de la vraie démocratie. Les masses fatiguées ou
déçues sont rejetées dans le train-train de la vie quotidienne. Une
révolution socialiste ne peut avoir de telle seconde phase et pour cela
elle exige la collaboration de la grande majorité. Elle ne peut se
transformer en dictature une minorité. Les masses ne peuvent être
seulement la piétaille lancée à l’assaut dos citadelles de l’ancien
régime. Ce sont elles qui sont l’indispensable constructeur de la
société nouvelle, le réalisateur de la vie collective, de la
politisation de l’homme.
"Quand
l’homme reconnaît dans ses propres forces une force sociale et lés
organise comme telles, et quand cette force sociale n’est plus séparée
de la force politique, alors l’émancipation humaine est réalisée". "Ce
que nous avons amené de l’époque individualiste, personnalisme,
sentiment de sa propre valeur, complexe de supériorité, fétichisme de
l’autorité, volonté de puissance, devient, en ce moment crucial,
absolument absurde, autant de dangers et d’ obstacles au développement
futur" (Otto Rülhe, Geschichte der Revolutionen Europas). Dans la
deuxième phase de la révolution socialiste, la structure même du
caractère doit se modifier pour entrer dans le moule de la coopération.
Pour les marxistes de la génération de Ruhle une tells argumentation
devait paraître extraordinaire, mais Otto Rülhe avait la conviction que
l’activité politique et le développement du caractère doivent être menés
conjointement.
Dans la société
pré-socialiste, l’homme développe une tendance à la sécurité purement
individualiste. Face au monde hostile de la concurrence, il a des
réflexes de défense. Ces mécanismes s’opposent à sa fusion dans le
groupe coopératif. Dans la société de classes, sécurité est synonyme de
possession et de puissance et cela laisse des traces dans le caractère.
Mais les masses n’ ont que peu ou pas de puissance et de sécurité
réelles. Le sentiment d’insécurité se renforce.et conduit à la recherche
de compromis. "Le but de chacun n’est rien d’autre que la sécurité, la
recherche de ce qui a une valeur, de ce qui en a encore plus, de la
supériorité". Une telle mentalité est une entrave au travail collectif.
Les individus devront faire l’apprentissage de la conduite collective
dans le mouvement pratique ; dans la coopération pour l’édification de
la vie commune ils créeront la sécurité collective. C’est ce que Marx
voulait dire lorsqu’il écrivait : "Pour créer cette conscience
communiste parmi les masses aussi bien que pour faire triompher la cause
elle-même, il faut une transformation massive des hommes. Cette
transformation ne peut se produire que dans un mouvement pratique, dans
la révolution. Cette révolution est nécessaire, non seulement parce
qu’il n’est pas possible de renverser autrement la classe dominante,
mais encore parce que la classa destructrice ne peut réussir que dans
une révolution à se débarrasser de toute la vieille ordure et à devenir
ainsi capable de donner à la société de nouveaux’ fondements" (Idéologie
Allemande). Pendant des décennies le mouvement socialiste a négligé
cette forme de l’enseignement marxien. "La conscience humaine s’est
abaissée au niveau des relations de causalité du fonctionnariat et s’est
écartée, pour un temps très long, de tout, intérêt pour le socialisme"
(Alice Ruhle ; Selbstbewusztein und Klassebewusztein). La conscience de
classe n’est pas un produit automatique du développement du capitalisme.
Son obtention rencontre force obstacles et pas seulement objectifs
comme, par exemple, la position sociale du prolétariat, ni
intellectuels, comme, par exemple, la pression de l’idéologie de la
classe dominante, mais aussi psychologiques comme l’absence
d’autoconscience ou le sentiment d’auto-supériorité. Ces sentiments
individualistes ne peuvent être combattus par la psychothérapie ou
l’éducation. Ils doivent être détruits et cela ne peut se faire que par
le mouvement politique, par l’action collective. La conception marxiste
non seulement nous fait comprendre que la modification des rapports
entre hommes est identique à une transformation de l’homme, mais elle
nous montre que c’est l’activité même qui mène a cette transformation
qui agit sur la pensée et le comportement des individus.
IV - L’HOMME DE LA PÉRIODE DE TRANSITION
Derrière, les "lois
naturelles" de l’économie se trouvent en réalité les rapports humains :
Ceux-ci peuvent se modifier, les lois "éternelles" de l’économie peuvent
disparaître.
Dans la société
capitaliste existe ce que Marx appelle le fétichisme de la marchandise.
"La marchandise prend, pour ainsi dire, une existence indépendante de
l’homme." (Cf. par exemple le langage de la bourse qui prête aux choses
un comportement "humain" : les pétroles résistent, le cuivre se
développe, le charbon fléchit, etc.) "C’est seulement un rapport social
déterminé des hommes entre eux qui revêt ici, pour eux, la forme
fantastique d’un rapport de choses entre elles". (Marx, Capital, I, 4).
Pour modifier ce rapport de choses l’homme doit d’abord se modifier
lui-même et cette modification ne peut se faire que -par la praxis
révolutionnaire. La théorie est la conscience de cette praxis.
Chaque
époque a son style de vie, ses types de rapports humains particuliers,
ses propres formes caractérielles. Il n’y a pas de lois éternelles, de
la "nature humaine". Mais il ne suffit pas de dénoncer le caractère
fétichiste de la marchandise, la causalité biologique étroite, le rôle
néfaste de l’idéologie sociale, pour voir disparaître tous ces
comportements. Ce n’est qu’en certaines circonstances privilégiées que
les hommes, saisis de peur, dominés par leur sentiment d’insécurité,
peuvent changer leurs conceptions.
L’appartenance
de l’homme à une organisation est déterminée par sa position sociale et
par ses intérêts. Dans cette appartenance s’affirment les qualités
moyennes, le style de vie dominant. Les organisations ont du succès
lorsqu’elles s’associent à ce style de vie, y subordonnent leur Praxis,
et l’exploitent. Un mouvement qui se fixe comme but la coopération
volontaire et l’auto-détermination sociale, doit nécessairement au style
de vie, aux rapports sociaux, aux réactions typiques de l’humanité.
L’intelligence, la raison peuvent très bien rester insuffisantes dans
cette lutte, l’action inconsciente du mode de vie subsiste. La
"tourbillonnante" Praxis exige en plus d’un nouveau savoir, une nouvelle
signification.
L’homme de la
période de transition doit développer des qualités anti-autoritaires
puisque l’autorité est à la hase même des relations humaines dans la
société de classes et l’absence d’autorité à la base de la coopération.
Avec le développement de la vie sociale et des formes de production
socialistes devra coïncider l’apparition d’une unité de pensée et
d’action, de morale et de conduite, correspondante.
Sang,
sueur et larmes furent les outils nécessaires pour faire entrer
.l’homme dans, la discipline de l’usine et du salariat. Cette entrée ne
pouvait se faire sans un changement de l’idéologie. (Cf Max Weber). Le
capitalisme avait besoin d’une glorification de l’appât-du gain. On peut
dire que le marxisme devra jouer un rôle analogue dans la période de
transition, mais il demeurera une différence essentielle en ce qu’il
veut développer la conscience.
Le
bourgeois c’est l’homme isolé. Il s’est "libéré" des lois de l’entraide
pour pouvoir fixer ses propres buts. Pour lutter contre l’insécurité,
il prône la force de l’intelligence. "Le maniement’ systématique de la
raison, l’utilisation d’un intellect aiguisé deviennent des moyens
prédominants typiques pour assurer sa sécurité dans la société."
(Ruhle : Kultur und Sittengeschichte). La prospérité individuelle, qui
résulte : du travail individuel, est l’expression du règne de la
sécurité. Mais cette sécurité n’est qu’illusion. Les masses n’y ont pas
accès et les crises économiques y irruption de forces "naturelles"
incoercibles, réduisent à néant les efforts individuels. De nouveaux
sentiments d’insécurité et d’impuissance s’installent dans la société
bourgeoise.
Les gens finissent
par s’en remettre à des Führers, à des guides, qui leur promettent le
retour de la stabilité. Otto Rülhe décrit longuement ce processus dans
"der Mensch auf der Flucht". Les bourgeois rejetant toute connaissance
sociale sont incapables de voir la réalité de leur destruction. Ils
traitent le marxisme par le mépris et lui délèguent … la police. Bien
que le marxisme soit issu du développement de la raison et de la pensée
rationnelle bourgeoises, ces dernières s’y opposent dès qu’il ose
prédire la disparition de la société bourgeoise ; ce qui ne doit pas
être ne peut pas être. Autrement dit, aux premiers signes de la crise,
la raison perd de son infaillibilité aux yeux des gens ; elle ne peut
suffire à donner un sens à la vie. Les professionnels de l’intelligence
inclinent de nouveau à des essais d’interprétation longtemps méprisés.
Le "vitalisme" redevient à la mode, le "mécanicisme" est un mot
malsonnant. Les psychologues redécouvrent l’inconscient et le présentent
comme le grand artisan de la vie. L’action de la raison n’est plus
qu’un travail mesquin de petites corrections à celui, fondamental, de
l’inconscient. Dans la situation nouvelle (chômage, surproduction,
destruction de marchandises, sous-consommation, marque de produits,
dictature, guerre etc…) logique et raison s’écroulent. "L’irrationnel
devient fétiche, l’illogique révélation" (Otto Rülhe, der Mensch auf der
Flucht). C’est au marxisme de relever l’étendard de la raison et de le
tendre au prolétariat. "Lorsque les auteurs socialistes ont attribué ce
rôle historique aux prolétaires, ils ne les considèrent pas pour autant
pour des dieux. C’est tout juste le contraire. C’est parce que dans le
prolétariat pleinement développé la destruction de toute humanité et
même de toute apparence d’ humanité est pratiquement achevée, c’est
parce que les conditions de vie du prolétariat résument de la façon le
plus inhumaine toutes les conditions de Vie" de la société actuelle,
c’est parce que l’homme prolétarien s’est lui-même perdu et a non
seulement acquis en même temps, la conscience théorique de cette
perdition mais se voit irrésistiblement poussé à la révolte contre cette
inhumanité à cause de sa détresse implacable et nue - détresse qui est
l’expression pratique de la nécessité. C’est pour toutes ces raisons que
le prolétariat peut et doit s* affranchir lui-même" (Marx, Sainte
Famille).
Mais l’homme
prolétaire est partie de la société bourgeoise ; il en subit le modelage
par la radio, la presse, etc… S’il peut acquérir en combattant une
place dans cette société, le prolétariat verra se développer
l’embourgeoisement. Mais cette adaptation est vaine. Dans le processus
de crise, les existences petites bourgeoises sont détruites et les
organisations fonctionnarisées du prolétariat voient disparaître
l’approbation des masses ; celle-ci n’était que fumée. C’est d’ailleurs
la destruction de l’autoritarisme qui permet la nouvelle orientation. Au
contraire de la bourgeoisie, le prolétariat a lui l’espoir de faire
entrer dans les faits "ce qui ne doit pas être".
Mais les premiers essais de cette nouvelle orientation ont échoué.
Les
organisations prolétariennes qui apparurent gardaient des traits de la
société bourgeoise, étaient autoritaristes dans leur principe. Le
prolétaire, être isolé au sein de la société bourgeoise, écrasé par sa
condition matérielle et sociale, en vint à s’abandonner à son "guise", à
la protection de son organisation.
C’est
précisément le sentiment d’insécurité et d’impuissance qui conduit le
prolétaire vers l’organisation. Il a le sentiment d’y devenir quelque
chose. L’association lui fournit l’occasion d’agir, l’efficacité,
l’influence. Celui qui n’était qu’un zéro devient partie d’une
collectivité. La force collective est la vraie compensation à
l’insuffisance individuelle. Mais cette véritable compensation ne
s’obtient pas par l’appartenance à une "organisation". Elle résulte du
travail en commun, auquel, par sa position sociale, le prolétaire est
prédestiné, dans lequel se développent l’aide réciproque, la solidarité,
bases de nouveaux rapports, de nouvelles conceptions de vie. Le
prolétaire, dans le travail en commun, perd de vue la poursuite de "buts
petits bourgeois et se tourne vers la mise en actes de la
transformation socialiste. Au sein de la grosse entreprise se construit,
dans la vie quotidienne, la nouvelle démocratie, la coopération
socialiste, les relations humaines nécessaires. Ces forces sont déjà à
l’oeuvre dans la société bourgeoise, il faut qu’elles viennent à la
conscience du prolétariat.
Le
marxisme est une méthode de prise de conscience. Il enseigne que
l’installation de la vraie démocratie entraîne la destruction de la
différence entre la "vie privée" et la "vie politique", c’est-à-dire que
le marxisme démontre le caractère politique des relations privées. Les
relations entre hommes et femmes, adultes et enfants ne sont pas
véritablement des relations privées. La société de classes est basée sur
une culture masculine, une domination des adultes. Le rôle du mouvement
est donc tout tracé. Tout mouvement qui ne s’intéresse qu’à l’homme
politique reste au sein de la conception bourgeoise.
Le
socialiste qui ne recherche pas la destruction des rapports
autoritaires dans les relations sexuelles, pédagogiques et autres
"relations privées" soutient l’ordre social existant.
Pour
Otto Rülhe, le marxisme est le début de la science de l’homme
socialisé, qui ne peut étudier un phénomène sans le savoir en relation
avec la totalité. Conception politique et praxis doivent se correspondre
et s’étendre à la totalité des relations humaines.
V - LA CONCEPTION SOCIALISTE DE LA LIBERTÉ</p<
Le
marxisme englobe la totalité des relations sociales, c’est-à-dire que
doivent y apparaître non seulement l’analyse, la critique et l’activité
politique, mais encore le but à atteindre. Ce but c’est libérer l’homme
de son esclavage économique, "sauter du règne de la nécessité au règne
de la liberté". Quand l’homme aura été modelé par les conditions, il
faudra rendre les conditions humaines. Mais pour que ces conditions
s’humanisent, il faut les soumettre à la raison. C’est pourquoi, pas
plus la planification que la direction des activités économiques ne
peuvent être considérées en soi comme une humanisation des conditions.
Pas plus, en tout cas, que le développement de la technique ou du
commence.
La planification
n’est qu’une technique nécessaire à un certain moment du développement
des forces productives. Lorsque celles-ci s’accroissent énormément, il
n’est plus possible de les laisser aller à leur guise sans mettre en
danger l’existence même de la classe dominante. D’où l’idée de direction
de l’économie, de planification qui jusqu’alors passait pour une
chimère socialiste.
Dans
"Weltkrise-Weltwende", Otto Rülhe prévoyait l’avalanche de "plans"
destinés à réguler l’économie, Mais ces plans servent en fait des
intérêts bien définis ; les producteurs n’y entrent que comme objets,
comme machines a produire. Pourtant, pendant une brève période qui
suivit la première guerre mondiale, les hommes avaient pu concevoir un
"ordre socialiste" où l’état n’aurait plus servi que les intérêts des
consommateurs, où les producteurs auraient bâti leurs associations
coopératives libres. Au lieu de cela, sont venus les plans, avec comme
résultat de rendre les hommes encore plus esclaves, d’aggraver les
conditions. Avec la disparition des institutions, locales
traditionnelles qui en résulté, l’individu a de moins en moins de
possibilités de s’occuper d’affaires générales.
Le
pouvoir exécutif de l’état voit croître sa puissance, il tend de plus
en plus à intervenir dans tout, à tout réglementé. ’’L’idée de l’État
est si profondément ancrée, dans l’esprit des hommes de ce temps, leur
conception de la ferme même de leur destin est si indissolublement liée à
la puissance de l’État, qu’ils adoptent l’idée d’un abandon à la
machine d’État de peur de perdre leur sécurité sociale, par crainte
panique d’une chute dans le chaos. Seul l’État peut encore nous sauver.
C’est le dernier moyen pour échapper au désespoir dans une époque de
dépression économique et de crise. C’est en l’État que bons bourgeois et
capitalistes recherchent leur salut. Ils lui mendient aide et
subventions, garanties, commandes et crédits. Les épigones de la raison
d’état, sentant le sol se dérober sous leurs pieds, réclament à cor et à
cri le renforcement de l’autorité de l’état, le règne de la terreur
étatique, l’absolutisme. Les travailleurs attendent de l’État la
garantie des salaires, le maintien des prix, les aumônes de l’allocation
chômage. La croyance en l’État est la forme bourgeoise spécifique de la
croyance en l’entraide de la communauté. Elle apparaît quand la force
de l’individu lui refuse le maintien de la sécurité de son existence".
(Otto Rülhe, der Mut zur Utopie, 1935).
Concuremment
se développent des idées dirigées contre l’individu, état et société se
construisent à ses dépens. La collectivité a tous les droits toutes les
qualités, l’individu, expirant en tant que tel, n’est plus qu’un objet,
un esclave privé de tous droits.
Cette
conception d’une collectivité étatisée n’a rien de commun avec la
conception marxiste du socialisme, même si elle s’assortit de la
nationalisation de la propriété privée. Otto Rülhe avait bien vu que la
Russie s’engageait sur le chemin qui mène à la toute puissance de
l’état, à la supériorité intangible du tout sur la partie, à un nouveau
fétichisme derrière lequel se tapissent les intérêts de la classe
dominante. La suppression de la propriété privée n’équivaut pas à la
formation de la société socialiste, à l’avènement du règne de la liberté
humaine, même si tel a été le credo du mouvement marxiste. Il n’y a
transformation socialiste que lorsque la suppression de la propriété
privée coïncide avec l’association libre des travailleurs, que lorsque
ceux-ci ne placent pas la "société" sur un "piédestal". Les problèmes
sociaux ne peuvent être résolus uniquement par l’expropriation des
moyens de production, par la soumission des Individus à l’État
expropriateur. "Il faut éviter de reconstituer la "société" comme une
abstraction face à l’individu". (Marx : Nattonalökonomie und
Philosophie).
En 1932, Otto Rülhe fut très heureux de la publication des manuscrits du jeune Marx [1].
Dans ces manuscrits, Marx s’élève contre le communisme grossier qui nie
la personnalité humaine et dans lequel la condition ouvrière sera
étendue à tous les hommes. La communauté n’y est qu’une communauté de
travail. Le salaire est distribué par un capitalisme généralisé. Ce
communisme n’est qu’une apparence de disparition de la propriété privée,
à forme communautaire, mais qui, véritablement, n’est que la forme
ultime de la propriété conservant ses caractères fondamentaux. A
l’opposition est le communisme qui détruit la propriété privée et
conduit à la libération de l’homme : c’est l’humanisme total, la
solution réelle de l’opposition entre liberté et nécessité, entre
individu et collectivité, entre homme et homme. L’homme se retrouve en
face de son devenir humain.
La
propriété privée nous a rendus si bêtes et si impuissants que nous ne
considérons un objet comme nôtre que lorsque nous le possédons sans
partage. Nos sens, tant physiques qu’intellectuels, sont si pervertis et
atrophies que nous ne pouvons nous réjouir que dans la possession. La
destruction de la propriété sera donc l’émancipation totale de l’homme.
Otto
Rülhe trouva, dans ce manuscrit inachevé, confirmation de ce que
l’analyse marxienne ne peut être séparée des "rêves utopiques et
humanitaires" de son créateur. C’est à ce Marx total qu’Otto Rülhe
pensait lorsqu’on 1942 il écrivait dans une de ses dernières lettres :
"On aura, me semble-t-il, encore plus besoin de Marx dans le futur que
dans le passé, bien qu’il ait peu écrit sur ce futur".
Ruhle
lui-même n’avait jamais pu séparer l’analyse du but. Dans
Weltkrise-Weltwende, il voyait nettement se profiler l’avenir du
capitalisme d’État. Il prévoyait que l’Allemagne, après son intermède
d’autarcie nationaliste, finirait par se raccrocher aux puissances
occidentales qui à l’aide du crédit international, d’une rationalisation
des relations économiques entre puissances tenteraient de sauver leur
monde. Il annonçait à l’humanité qu’il était possible qu’elle connût
encore force guerres et révolutions. "Une société ne disparaît jamais
avant que ne soient développées toutes les forces productives qu’elle
est assez large pour contenir et jamais de nouveaux et supérieurs
rapports de production ne se substituent à elle avant que les conditions
d’existence matérielle de ces rapports aient été couvées dans le sein
même de la vieille société. C’est pourquoi l’humanité ne se pose jamais
que des problèmes qu’elle peut résoudre, car, à y regarder de plus près,
il se trouvera toujours que le problème lui-même ne se présente que
lorsque les conditions matérielles pour le résoudre existent ou du moins
sont en voie de devenir" (K. Marx : Critique de l’économie politique).
Et "der Mut zur Utopie" pouvait s’achever par ces mots :
"Nature,
technique, force de travail, richesse, désir de vivre, joie de créer,
tout est à notre disposition, sans limites. Que nous manque-t-il
encore ?
Rien, si ce n’est la foi en nous-mêmes, la volonté de nous mettre à l’œuvre.
Mut zur Utopie".
[1] Résumé des idées du jeune Marx, par Sébastian Franck
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