Echanges N°108 printemps 2004
Descriptif : Cet article montre comment en 2004 c’est effectué la mise sur pied d’une "défense autonome européenne" pour le contrôle de ses zones d’influences
Les deux guerres mondiales ont mis fin aux prétentions anglaise, puis allemande de dominer l’Europe et ont propulsé les Etats-Unis sur le devant de la scène mondiale. Les accords de Yalta, en février 1945, ont été la confirmation du partage du monde entre les deux grandes puissances de l’époque, les Etats-Unis et l’URSS. Les Etats européens minés par ces deux guerres ne furent plus que des appendices du plan Marshall (1948) ou du Comecon (créé en 1949). La Grande-Bretagne s’adossait aux Etats-Unis, l’Allemagne de l’Ouest devenait progressivement un géant économique, quant à la France elle se repositionnait avec ambition entre les deux superpuissances avec sa force de frappe nucléaire. La reconnaissance de la Chine populaire de Mao par la France, en 1964, ne fut que la confirmation de ne pas laisser l’URSS et les Etats-Unis disposer seuls de l’arme nucléaire. L’URSS de son côté poursuivra sa politique de soutien aux luttes de libération nationales partout dans le monde, engendrant des guerres nationalistes. L’« affaire » de Suez (1956) sera la première défaite, après-guerre, d’une Europe qui n’avait plus les moyens de défendre ses intérêts impérialistes (sous la forme militaire) et posera en même temps la question d’une armée européenne pour défendre ses zones d’influence. Comme nous le verrons ici, les velléités d’indépendance militaire de l’Europe occidentale s’exprimèrent dès la fin de la seconde guerre mondiale, et c’est une véritable saga diplomatique que certains Etats européens ont mené et mènent encore pour parvenir à imposer la mise sur pied d’une défense autonome de l’Europe. La France, puissance militaro-industrielle non négligeable, est le pays le plus déterminé et intéressé à la création d’une défense autonome européenne. Si, durant la « guerre froide », les contradictions d’intérêts entre les Etats-Unis et l’Europe n’apparaissent que timidement (retrait de la France en 1966 de l’organisation militaire de l’OTAN [Organisation du traité de l’Atlantique nord]), le « choc pétrolier » de 1973 devient le révélateur d’une crise profonde du système capitaliste, crise qui va devenir chronique. Elle mènera en 1979-1980 au retournement monétariste et à la remise en cause du keynésianisme. Au cours des années 1980, la pression entre le bloc occidental et le bloc de l’Est est à son comble : missiles Pershing et SS 20 se font face en Allemagne, une guerre thermonucléaire menace l’Europe. L’URSS, pour diverses raisons, n’est plus à même de poursuivre sa folle course aux armements, qui l’a entraînée dans la ruine économique. Elle va mettre le genou à terre et en 1985, lance la « perestroïka » (terme signifiant « restructuration »), dont la principale mesure sera de réduire les dépenses militaires (1). Les réformes de Mikhaïl Gorbatchev ne feront qu’aboutir à l’éclatement de l’URSS. La Russie est rapidement contrainte de se replier sur elle-même dans ses frontières ancestrales de l’époque des tsars, et même en-deçà (elle perd l’Ukraine). L’heure d’un nouveau partage semi-pacifique du monde venait de sonner, l’Allemagne veut retrouver sa MittelEuropa. Tous les pays de l’Est sont livrés aux carnassiers de l’Occident (Europe et Etats-Unis). L’équilibre des forces au Proche-Orient est de nouveau rompu et après la très meurtrière guerre de huit ans entre l’Iran et l’Irak (2), la décomposition/recomposition de la zone d’influence soviétique du Proche-Orient est à l’ordre du jour. La « communauté impérialiste internationale » déclenche la guerre du Golfe de 1991. Cette guerre va révéler la puissance stratégique des Etats-Unis, et la faiblesse de l’Europe, qualifiée de « nain militaire », exprimée par la guerre contre la Serbie. A chaque conflit, les dirigeants français, de gauche comme de droite, remettront le couvert pour l’affirmation d’une défense européenne autonome. La question qui se pose donc est la suivante : l’Europe peut-elle, et sous quelles conditions, se doter d’une armée qui serait au moins l’égale de celle des Etats-Unis ? Pour bien sûr défendre ses zones d’influence et mener ses « guerres humanitaires ».
1- Le rôle particulier de l’Etat français en Europe
Chaque conflit depuis Suez a toujours été l’occasion pour l’Etat français de vouloir se placer en leader de la « défense européenne » ; c’est une constante jusqu’à ce jour. Nous ne pouvons pas parler de défense européenne sans aborder le rôle particulier du capitalisme français au sein de cette structure. Ce qui caractérise la France, c’est son important complexe militaro-industriel qui trouve sa source dans les différentes guerres coloniales de l’après-seconde-guerre mondiale (Indochine, Algérie, Afrique) et par la prise du pouvoir d’Etat par un militaire, le général de Gaulle. Au départ, la défense de l’Europe était une initiative américaine qui assignait (dès les années 1950) au Conseil de l’Europe de mettre en place une « défense » le plus à l’Est possible, c’est-à-dire à la frontière de l’Allemagne de l’Ouest. Pour répliquer à cette proposition (redonner des ailes à l’aigle allemand), René Pleven proposa le 24 octobre 1950 la création d’une armée « européenne ». Les Etats-Unis ne voyaient pas d’un très bon œil cette initiative, qui sous-entendait une plus grande indépendance de l’Europe vis-à-vis de l’OTAN. Cependant ils acceptèrent de discuter du projet français de la Communauté européenne de défense (CED). Pour les Etats-Unis, la CED devait obligatoirement rester sous le commandement suprême de l’OTAN. Pour la France, il s’agissait de prendre la tête de la CED en ne laissant pas l’Allemagne de l’Ouest se réarmer avec l’aide des Etats-Unis. La lutte contre la vassalisation de l’Europe par les Etats-Unis venait de commencer. Le 9 juin 1954, les discussions sur la CED n’évoluant pas dans le sens de la France, le projet « américain » de la CED est rejeté (voir le rapport Jules Moch du 9 juin 1954). Le retour au pouvoir du général de Gaulle, en 1958, va confirmer cette volonté de la France de retrouver son rôle de grande puissance. Après la seconde guerre mondiale, le gouvernement français va relancer les industries de base sur lesquelles vont se greffer les industries stratégiques, telles l’aérospatiale, l’électronique, le nucléaire. Le réarmement est directement pris en main par l’Etat, avec des participations majoritaires dans ces industries. Sur ces bases, une nouvelle politique fut mise en application. Elle reposait sur la constitution d’une force de dissuasion nationale, la « force de frappe » (3). Cette force nucléaire - qui n’était à ce moment qu’à l’Etat de projet - allait permettre à la France de s’imposer non seulement en Europe et au sein de l’OTAN, mais aussi à l’échelle mondiale. Le 17 septembre 1958, dans un mémorandum au général Eisenhower, de Gaulle avait proposé de créer (en dehors de l’OTAN) un directoire à trois (France, Etats-Unis, Grande-Bretagne) « afin de prendre des mesures conjointes qui intéressent le monde ». Le président Eisenhower, dans sa réponse du 20 octobre 1958, avait rejeté cette requête de partage des responsabilités mondiales (4). Les Américains ne supportent pas la décision française et déclarent « procéder à une révision déchirante de leur politique étrangère vis-à-vis de la France ». Douze ans après, le 7 mars 1966, c’est de Gaulle qui applique « cette révision déchirante » : la France quitte l’organisation militaire de l’OTAN et va désormais jouer la balance entre l’OTAN et le pacte de Varsovie pour renforcer sa propre puissance. Depuis, nous pouvons dire que tous les gouvernements qui ont défilé sur la scène politique sont restés d’une grande fidélité à l’égard de la défense nationale et du rayonnement de la France dans le monde. Jacques Chirac, aujourd’hui président de la République, disait le 23 janvier 1979 : la France a « d’autres atouts que sa capacité marchande (elle doit en être bien consciente) et d’autres responsabilités internationales ». En 1991, lors de la guerre du Golfe, François Mitterrand va réaffirmer cette ambition française : « Il faut que vous en soyez sûrs : protéger le droit dans le Golfe au Moyen-Orient, aussi loin de nous qu’il semble sur une carte de géographie, c’est protéger notre pays. » (Message à la nation, 17 janvier 1991.) Progressivement, l’impérialisme (5) français, qui a perdu toutes ses guerres coloniales, est contraint de se rendre compte qu’il n’a plus les moyens de sa politique. Il ne peut plus faire cavalier seul. Dorénavant ses espoirs passent par l’Europe, la politique nationale n’est plus de mise. La fabrication d’armement doit s’européaniser, cela devient de plus en plus une question de survie pour les industries d’armement. Ce que toute la gauche française de l’époque ne réalise pas encore, c’est qu’une fraction de la bourgeoisie française ne considère plus son avenir dans le cadre national, qui ne lui permet plus d’exister en tant que grande puissance. Dorénavant, le capitalisme français va se poser en leader de la défense des intérêts européens dans le monde, en matière militaire il en a les capacités. Il ira jusqu’à refuser le système d’alerte aéroporté de l’OTAN en se dotant de son propre réseau de « radars volants ». Depuis, la bourgeoisie française a été contrainte de louvoyer. Elle est depuis 1993 de nouveau membre de l’organisation militaire de l’OTAN. En échange de cette participation, la France de Chirac a essayé d’obtenir le commandement sud de l’OTAN (celui qui couvre la zone des Balkans). Les Etats-Unis ont bien entendu rejeté cette demande, parce que leur but est de neutraliser les ambitions françaises d’une Europe militaire indépendante. Le simple fait que le 4 décembre 1998, au sommet franco-britannique de Saint-Malo, Tony Blair se déclare favorable à une armée européenne a provoqué la réaction suivante de Madeleine Albright : « Nous ne voulons pas que l’identité européenne de défense sape la vitalité de l’OTAN. » La mise en garde est sans ambiguïté.
a) Le concept d’autonomie stratégique et la politique dite prototypaire (6) de la France.
Le concept d’« autonomie stratégique » était déjà sous-jacent avec la force de frappe et le retrait de la France de l’OTAN. Il va prendre toute sa dimension avec la publication en 1972 du Livre blanc de la défense nationale (7). Cependant l’Etat français a-t-il les moyens de ses ambitions ? Dans la pratique, nous nous rendrons compte que non. En 1994, le livre blanc en sera l’aveu. Il fixera non seulement la maîtrise des coûts mais aussi leur diminution : l’objectif étant de parvenir à une baisse de 30 % des coûts des programmes sur la durée de la programmation, c’est-à-dire cinq ans. Une telle purge ne pouvait se faire que par la remise en cause du système de régulation administrée par les commandes de l’Etat. La production d’armement étant comme toute autre industrie livrée à la concurrence et à son européanisation. L’autonomie stratégique de la France ne pouvait se concevoir que dans le cadre européen. Même si les crédits d’équipement entre 1991 et 1998 sont (en valeur réelle) en diminution de 31,6 %,il ne semble pas que l’autonomie stratégique soit remise en cause. Le premier ministre de l’époque déclare : « Le maintien d’une autonomie stratégique constitue une singularité de notre défense » (Saint-Mandrier, 3 avril 1998). Ensuite les coupes claires, les interruptions et suppressions de programmes se sont succédé. La loi de programmation (1997-2002) allait réduire ses « cibles » sur 31 programmes et procéder à un étalement sur 20 autres. L’Etat français, sans le dire ouvertement, était contraint de pratiquer une politique « prototypaire » - c’est-à-dire incapable de développer industriellement les protoytypes qu’elle sait encore concevoir - pour conserver les compétences de ses techniciens en attendant l’européanisation militaire industrielle, puis l’armée européenne. Il ne fait aucun doute, que cette politique prototypaire ne pourra pas se prolonger très longtemps. Le gouvernement français va devoir forcer la cadence, il est à un tournant décisif.
b) La politique de défense sous le règne du socialiste François Mitterrand (1981-1995)
L’élection du socialiste François Mitterrand à la présidence de la république française ne va pas atténuer les tensions mondiales. Le premier acte du gouvernement socialiste français fut d’envoyer Claude Cheysson, ministre des relations extérieures, dans les bras de Reagan et Haig pour les remercier du soutien américano-sioniste au gouvernement socialiste. Le remerciement fut de taille puisque Cheysson s’est déclaré favorable à l’installation des missiles américains en Europe. En fait, le 10 mai 1981 aura été une victoire de l’OTAN et des plans agressifs de l’administration connus sous le nom de « stratégie Weinberger ». Ces plans visaient à imposer aux alliés de l’OTAN d’accroître leurs dépenses militaires et à les impliquer de plus en plus dans le maintien de l’ordre mondial. Les déclarations américaines voulaient faire de l’Europe le champ de bataille entre l’OTAN et le pacte de Varsovie. En février 1980, l’amiral Sanguinetti accusait, dans le quotidien portugais Diaro de Lisboa : « Les Etats-Unis prévoient une guerre en Europe et n’ont même plus la pudeur de le nier. Les hauts responsables américains prévoient qu’un tel conflit aura lieu dans trois ans. » Reagan ne se gênait pas pour déclarer tout haut que les Etats-Unis étaient prêts à employer l’arme nucléaire tactique sur l’Europe. En visite en France, Weinberger fut particulièrement impressionné « par l’effort réalisé par la France en matière de défense » (Les Echos, 16 octobre 1981) (8). A l’époque, cette perspective d’une guerre thermonucléaire allait créer le plus puissant mouvement anti-guerre et antinucléaire de l’après-guerre, notamment en Allemagne fédérale. Les Verts (Grünen), s’opposant aux installations des Pershing, réalisèrent une importante percée électorale. Le chancelier Helmut Kohl, pour contrer le slogan « Plutôt rouges que morts » et obtenir de justesse des Persching supplémentaires, va faire appel à Mitterrand. Celui-ci déclare en 1983 devant le Bundestag (Parlement allemand) : « Les euromissiles sont à l’Est et les pacifistes à l’Ouest. » Si la bourgeoisie française, par le truchement du gouvernement socialiste, épouse les thèses guerrières des Etats-Unis, c’est toujours avec l’idée d’accélérer la constitution de l’Europe militaire et de contraster avec le « neutralisme » de l’ancien président Giscard d’Estaing. Pour preuve les commentaires du journal Le Monde du 15 septembre 1982 : « Les récentes déclarations de Ronald Reagan sur la guerre nucléaire limitée à l’Europe devraient inciter les Européens à “réfléchir” à une “défense autonome” comme le leur a demandé M. Mauroy. » La bourgeoisie française n’a jamais digéré que le partage du monde à Yalta se soit fait sans elle. C’est pourquoi, au travers de de Gaulle et Mitterrand, elle fera tout pour réviser Yalta et l’Alliance atlantique. Elle souhaite que cette « alliance » soit plus « cohérente » et qu’enfin l’Amérique reconnaisse le poids de la France en Europe, sa capacité et sa suprématie. Ce que l’Etat socialiste français revendique, ce n’est plus un directoire à trois (France, Grande-Bretagne, Etats-Unis) que voulait de Gaulle, mais un directoire à deux (France, Etats-Unis). Cette question fut à l’ordre du jour du sommet occidental de Versailles en juin 1982. De son côté, en 2003, Tony Blair espérait obtenir cette même position avec son engagement sans limite aux côtés des Américains dans la guerre de mars-avril contre l’Irak. Sous le règne de Mitterrand, la question d’une Europe de la défense restera du domaine de l’hypothèse. Voici quelques extraits de son allocution devant les auditeurs de l’Institut des hautes études de la défense nationale le 11 octobre 1988 : « La défense de l’Europe, je suis pour, je la veux. J’en cherche patiemment les chemins, mais j’en vois aussi les obstacles. Et c’est par la lucidité que nous atteindrons notre but. » « Je note, en premier lieu, la différence de statut des douze pays de la Communauté. Seules la France et la Grande-Bretagne détiennent l’arme nucléaire. Encore, la France dispose-t-elle, et non la Grande-Bretagne, d’une décision autonome. L’Allemagne, elle, conséquence de la dernière guerre mondiale, ne peut accéder à ce type d’armement. Elle ne le demande d’ailleurs pas. Cette différence de statut entraîne des différences d’approche. L’Irlande est neutre. La Grèce obéit à d’autres critères que nous. Le Danemark a des traditions, une Constitution qui l’éloignent de nos perspectives. Avec la Grande-Bretagne, nous entretenons des relations cordiales, mais lorsqu’il s’agit d’armement et de défense commune, la conversation en reste là. Après Reykjavik (9), j’ai vu Mme Thatcher s’interroger. L’option européenne semblait se rapprocher. On en est resté là. » « Et l’armement ? Certes, le groupement européen des industries de programme et d’armement travaille. Les discours y sont valeureux. Mais pour quel résultat ? Y a-t-il un avion européen ? Deux sont en projet. L’un qui regroupe quatre pays. Il est lourd, il est cher, beaucoup plus cher que le nôtre, qui coûte déjà très cher, et il ne remplit pas la même mission stratégique. Des confidences laissent entendre que certains des quatre partenaires trouvent la note lourde. La France, de son côté, fabrique le sien, le Rafale ; elle serait heureuse d’un arrangement, mais n’en cultive pas l’illusion. Elle emploiera donc le Rafale, dont tout laisse penser qu’il fournira à nos armées un remarquable instrument. » « Au point où nous en sommes, il y aura au moins deux avions européens sans oublier les autres, puisque les Etats-Unis d’Amérique se proposent pour arranger les choses. Et les choses seront considérées comme arrangées le jour où l’Europe aura choisi de se doter... d’un avion américain. En matière d’armement, on avance donc à pas lents vers l’unité européenne. Pas d’avion, pas de char, un hélicoptère franco-allemand. Et pour les fusées, pas grand-chose. » - (Extrait de la revue Défense nationale de novembre 1988.)
Si, sous le règne de Mitterrand, l’Europe de la défense reste du domaine de l’hypothèse, les événements mondiaux, la fin de la situation de Yalta et le démantèlement de la Yougoslavie vont servir d’arguments à la relance de l’Europe de la défense.
2 - La fin de Yalta et le redécoupage des zones d’influence
Alors que l’URSS acceptait le démantèlement « pacifique » de son empire, que l’ancien patron du KGB devenu secrétaire général du parti (Mikhaïl Gorbatchev) s’entendait avec son homologue américain, ancien patron de la CIA (George Bush) pour mettre fin à la guerre froide, des résistances au redécoupage du monde qui ne faisait que commencer allaient se manifester. Ceausescu, président de la Roumanie, fut purement et simplement renversé pour n’avoir pas compris le sens profond de la « perestroïka », contrairement à son homologue polonais, le général W. Jaruzelski, qui se livra sans discuter.
a) L’éclatement de l’URSS et le démantèlement des républiques yougoslaves.
La fin de Yalta et du pacte de Varsovie redonna des ailes à l’aigle allemande qui passa à l’offensive pour regagner ses anciennes sphères d’influences de la Mitelleuropa au détriment de la zone slave. Le dépeçage de la Yougoslavie fut programmé en 1991 par la RFA et les Etats-Unis, les uns voulant un accès à la Méditerranée, les autres s’assurant le contrôle du Sud de l’Europe, donnant ainsi une raison au maintien de l’OTAN. En effet, l’OTAN était surtout un organe de défense du bloc de l’Ouest contre le pacte de Varsovie. Comme celui-ci ne présentait plus de danger, la question du maintien de l’OTAN se posait et avec elle celle de l’émergence d’une armée européenne. Quand, le 25 juin 1991, les parlements slovène et croate déclarent l’indépendance de leurs pays, le ver est dans le fruit. Le 23 décembre1991, l’Allemagne reconnaît les deux Etats, le 13 janvier 1992 c’est au tour du Vatican, le 15 janvier de la CEE, le 17 janvier de la Russie et le 7 avril les Etats-Unis... L’Allemagne, depuis, n’a pas cessé d’étendre son influence vers les pays de l’Europe de l’Est, pendant que les Etats-Unis installaient une base militaire en Albanie. Ce repartage en chaîne des Balkans va rapidement se heurter à la Serbie et à la Russie. En mars 1999, 19 pays de l’OTAN déclarent la guerre à la Serbie et font le ménage dans la région. Après les grandes manœuvres militaires au Kosovo et en Serbie, l’Union européenne (UE) est entrée dans une stratégie de rééquilibrage des forces avec l’Amérique qui se concrétise par un curieux marchandage ; « plus de responsabilités aux Européens dans l’alliance en échange d’une meilleure contribution militaire ; un engagement maintenu de Washington dans la sécurité européenne en échange d’une implication plus forte des Européens à son coté face aux défis stratégiques globaux. » Comme le dira la presse, les Etats-Unis veulent s’occuper du ciel et laisser les missions terrestres aux européens... c’est tout le sens de l’opération Concordia (10). La Yougoslavie (11) était dépecée et son dernier foyer de résistance, la Serbie, noyée sous un déluge de bombes, dit « frappes chirurgicales ». Tous les proches de l’ex-empire soviétique allaient subir pour des raisons diverses une remise en cause de leur souveraineté nationale. (L’Irak, Cuba, la Corée du Nord, l’Iran, la Syrie, la Libye...) au nom du « droit à l’ingérence humanitaire ». L’arme alimentaire sera amplement utilisée contre l’Irak, Cuba, le Nicaragua. Le chef d’orchestre américain battant la mesure pour le compte de l’Occident. C’est dans ce contexte de repartage des zones d’influence que l’opération Tempête du désert (l’attaque contre l’Irak de 1991) fut montée de toutes pièces par la CIA.
3 - Le réarmement international sur fond de crise
Selon l’Institut international de recherche sur la paix à Stockholm (Sipri), les dépenses militaires dans le monde ont globalement augmenté de 6 % en 2002 (progression régulière depuis les attentats du 11 septembre 2001). Plusieurs raisons poussent au réarmement mondial : il y a la simple modernisation et le renouvellement de matériel, c’est le cas des pays européens qui ne veulent pas se laisser distancer par les Etats-Unis. Il y a la volonté politique des pays militaro-industriels de faire marcher leur industrie d’armement (les Etats-Unis, la Russie, la Grande-Bretagne, la France et la Chine). Il y a les pays qui se trouvent au centre des nouvelles tensions internationales, suite au redécoupage des zones d’influence de la planète, et ceux qui pensent toujours que la relance de l’économie passe par l’augmentation des dépenses militaires qui auraient de bonnes retombées pour le civil et optent pour un concept civilo-militaire (Etats-Unis, France, Grande-Bretagne, Russie et, dans une moindre mesure, Israël, Corée du Nord, Chine, Italie, Espagne). En effet la Chine et l’Inde se réarment notamment auprès de la Russie ; la Syrie et l’Iran font de même. La Russie a atteint en 2002 un niveau important de vente d’armes (4,8 milliards de dollars, soit 36 % du marché mondial), en hausse de 30 % par rapport à l’année précédente. L’Allemagne de Schröder veut, elle aussi, accroître les capacités militaires de l’UE. Elle demande que lors des opérations de l’ONU, les casques bleus ne soient plus des forces nationales, mais européennes (Le Monde du 5 avril 2003). Le Japon veut se doter de l’arme nucléaire. La France de Chirac se targue d’une hausse du montant des commandes à l’exportation de 10 % par rapport à 2001 (Le Monde du 1er juillet 2003) malgré l’échec du char Leclerc en Grèce et du Rafale en Corée du Sud. Pour la Direction générale de l’armement (DGA), ces ventes sont très insuffisantes ; il faut que la France exporte encore plus (environ 40 % de son chiffre d’affaires, soit 5 à 6 milliards d’euros.). En même temps qu’ils augmentent les budgets, les Etats procèdent à des économies au sein même des armées. Par exemple, les forces armées britanniques vont devoir réduire leurs exercices d’entraînement, pour faire face à une crise financière « sans précédent ». Le ministère de la défense doit négocier des ajustements budgétaires qui s’élèvent à 44,8 milliards d’euros) pour les années à venir. Il est même question d’annuler un tiers des 232 avions de combat Eurofighter programmés. L’Italie de Berlusconi, qui veut une armée de professionnels, vient de réduire la production du Dardo (char d’assaut dernier cri) de 300 à 200 unités. L’Allemagne, après avoir fait chuter son budget de 29 milliards d’euros en 1990 à 24,4 milliards (montant gelé juqu’à 2006), compte renégocier le prix des 620 Eurofigther commandés. Quant à la France, elle cherche à savoir sur quel budget elle va devoir imputer ses 600 millions d’euros pour ses opérations au Kosovo, en Afghanistan et en Côte d’Ivoire. Les attentats du 11 septembre 2001 seront une véritable aubaine pour les industriels de la guerre ; partout l’entreprise sécuritaire est mise en avant. Au niveau européen, prise en charge budgétaire d’une Force de réaction rapide (FRR) (12) destinée aux « missions de Petersberg » (13). Cette force doit être articulée avec d’autres, cette fois civiles : service de police, moyens de renforcement de l’Etat de droit. Entre janvier et juin 2001, les nouvelles institutions politique européenne de sécurité et de défense (PESD) (14) sont devenues permanentes (traité de Nice). Depuis, l’UE dispose théoriquement d’environ 60 000 hommes, 100 bâtiments et 400 avions. Cette force est encore virtuelle en l’absence d’un conseil des ministres européens de défense. Pour mettre en place la FRR, l’UE va devoir dépenser plus, c’est-à-dire 2 % du PNB collectif. Seuls cinq Etats sont dans ce créneau. L’Europe militaire est surtout budgétaire. Pour le moment la puissance militaire de l’Europe n’est « qu’un tigre de papier » ; l’UE dépend pour toute intervention militaire sérieuse des Etats-Unis qui contrôlent l’espace aérien. C’est donc cette faiblesse que l’UE va devoir combler avec son programme Galiléo.
a) L’industrie militaire américaine et européenne en crise
La fin de la guerre froide n’allait pas être une bonne affaire pour les marchands de morts. Les budgets militaires vont se réduire, touchant les industriels de l’armement de plein fouet. Lockheed Martin, le plus grand trust d’armement du monde, se languissait de l’absence de guerre, lui qui en 1995 se vantait d’employer dans sa sinistre production de mort plus de 200 000 salariés, et dont les chaînes de production ne parvenaient plus à suivre durant la guerre du Golfe de 1991. « A la fin des années 1990, l’entreprise croulait sous les dettes (plus de 10 milliards de dollars), son action n’avait pas plus de valeur qu’un junk bond [« titre pourri »], et ses dirigeants ont cru que le département de la défense allait les sauver... ce qui ne s’est pas produit. » (Jacques Gansler, professeur d’université, à l’époque sous-secrétaire à la défense chargé des acquisitions.) Lockheed Martin a été écarté par le gouvernement de Bill Clinton de commandes géantes, soit près de 80 milliards de dollars de contrats (satellite espion, nouvelle génération de destroyers pour la marine, remplacement de véhicules blindés de l’armée de terre) au cours des cinq dernières années. L’élection de George W. Bush et les attentats du 11 septembre 2001 contre le Pentagone à Washington et les tours jumelles du World Trade Center à New York furent une véritable aubaine pour Lockheed Martin. Le budget de la défense retrouva une santé de jeune homme : sur un PIB de + 3,1 % annuel, l’industrie de mort se taillait la part du lion : + 1,75 %. En octobre 2001, le Pentagone amputé, de 54 généraux suite aux attentats du 11 septembre (informations de la télévision jamais rediffusées) retenait Lockheed Martin contre Boeing pour la construction du F35 JSF. Sans cette commande de 3 000 appareils, le plus gros contrat militaire de l’histoire - 200 milliards de dollars, dont 19 pour Lockheed Martin -, le groupe n’aurait plus existé dans le secteur de l’aéronautique de défense, estime un spécialiste (Loren Thompson). Non seulement le 11 septembre 2001 relançait au plan international la machine de guerre, mais il allait servir la plus grande machinerie d’intoxication médiatique sur la sécurité intérieure ; pas seulement des Etats-Unis, mais de nombreux pays. La Russie à sa manière ayant elle aussi son 11 septembre avec les attentats suicides des Tchétchènes.
b) Mise en place d’un contrôle social civilo-militaire
« La sûreté est le plus haut concept social de la société bourgeoise ; le concept de la police, c’est l’idée que la société toute entière n’existe que pour garantir à chacun de ses membres la conservation de sa personne de ses droits et de la propriété. » (Marx, La Question juive.)
Un concept civilo-militaire est mis en action au niveau de la planète. En effet, depuis les attentats du 11 septembre 2001, les gouvernements veulent une articulation plus poussée entre militaires et civils pour contrer la menace terroriste. Il semblerait que la cible soit plutôt préventive. La crise du capitalisme prenant plus d’ampleur, la bourgeoisie mondiale va devoir gérer les débordements et réprimer les « classes dangereuses ». En mai 2001 s’était tenue une conférence des responsables nationaux des forces de polices pour lancer un plan d’action dont l’objectif était de sélectionner, former et équiper jusqu’à 5 000 agents destinés à des missions internationales. Le terrorisme est mis en exergue pour justifier et faire oublier un autre terrorisme, celui des Etats qui se préparent à gérer une crise sociale permanente qui commence à toucher les classes moyennes (comme en Argentine) et donc le vernis de la démocratie. La machine à cogner les « classes dangereuses » est en route et il faut à chaque instant que le système justifie le renforcement du contrôle social sans que cela apparaisse comme tel : mise en place de systèmes de vidéo-surveillance dans les villes, utilisation d’hélicoptères à projecteurs pour le contrôle de l’immigration clandestine (France). Tout cela se met en place sous le couvert de discours humanitaires, sécuritaires et anti-terroristes. Comme on ne lésine pas avec la sécurité, tant le monde devient instable et dangereux avec la montée de la pauvreté, certains bâtissent des murs. D’autres, comme les Etats-Unis depuis janvier 2003, mettent en place un ministère de la sécurité intérieure (15). Le budget de ce ministère est époustouflant : 38 milliards de dollars, pour surveiller les aéroports, les frontières... Une huile de Lockheed ne peut s’empêcher de s’exclamer : « C’est énorme, c’est l’une des principales opportunités de business pour nous » (Bob Trice). Les bonnes nouvelles, pour « les marchands de canons », ne s’arrêtent pas là. Le déclenchement de la guerre contre l’Irak allait avoir un effet Viagra sur l’entreprise moribonde. En 2002 elle était redevenue bénéficiaire (plus 500 millions de dollars, pour un chiffre d’affaire de 26,6 milliards de dollars). De l’autre côté de l’Atlantique, on s’active aussi pour équilibrer les forces en présence. Il semble, à observer les faits, que l’émergence d’une armée européenne soit aujourd’hui, pour des raisons économiques et stratégiques, décisive pour l’Allemagne, la France, la Belgique et d’autres - Espagne, Portugal, Italie. Les autres pays européens sont soit dans l’expectative, soit du côté américain. Le cas de la Grande-Bretagne est ambivalent, tantôt, elle penche comme au sommet franco-britanique de Saint-Malo vers une armée européenne indépendante, tantôt elle redevient atlantiste et cherche à négocier avec les Etats-Unis un rôle de second. Ces aléas et retournements diplomatiques sont le propre des crises économiques où chacun cherche à faire retomber le poids de la crise sur celui qui sera à un moment le plus vulnérable. Toute l’histoire de l’avant-seconde-guerre-mondiale en témoigne.
c) Pour la défense européenne, il est minuit moins cinq
Juqu’à présent, les différents gouvernements qui se sont succédé en France ont tous, avec plus ou moins de difficultés, essayé de maintenir le potentiel technologique de l’industrie militaire française, même sous la forme prototypaire. La force de frappe a été contrainte de mettre en place le plan Calcul. Plus récemment, la France s’est dotée de moyens autonomes pour disposer d’images satellite (16), et le projet Galiléo semble en bonne voie. Ces faits vont dans le sens d’une Europe militaire indépendante. Cependant des facteurs contraires doivent être pris en considération et il semble à y regarder de prêt que pour nos pourvoyeurs d’armements européens et notamment français, il y ait le feu au lac. « Cela peut être une question de vie ou de mort. Cette phrase-là, qui n’est pas neutre, le président de la République l’a prononcée, le 30 septembre, devant le ministre de la défense, les chefs d’Etat-major et les militaires des trois armées rassemblés sur la base aérienne de Creil. Nous devons être prêts à assumer nos responsabilités : pour notre sécurité, pour celle de l’Europe, et celle aussi des nations auxquelles nous attachent des liens particuliers. » (Valeurs actuelles, 4 octobre 2002.) Après le président Chirac, c’est le PDG de Dassault qui s’alarme : « Les dirigeants politiques européens voulaient créer l’Europe de la défense, les Américains l’ont fait. » (Charles Edelstenne.) Les Américains auraient fait de l’Europe leur terrain de jeu. Dans l’aéronautique militaire, ils ont réussi à faire financer par plusieurs pays d’Europe (Grande-Bretagne, Danemark, Norvège, Italie et Pays-Bas) une partie du développement de leur nouvel avion de combat, le F-35. C’est plus de 4 milliards d’euros qui n’iront pas dans les programmes européens de défense. Objectif des Etats-Unis : marginaliser l’industrie aéronautique européenne, puis la vassaliser. Pas un secteur de la défense n’échappe à l’appétit des groupes américains. Rachat de 100 % du capital du chantier naval allemand HDW, n°1 mondial des sous-marins conventionnels, par One Equity Partner. Ce fonds d’investissement lié à Bank One jouerait en effet au cheval de Troie pour le compte de Northrop Grumman, qui convoiterait la technologie de propulsion ultra-silencieuse du dernier sous marin d’HDW, le U-35. Ces cinq dernières années, les Américains ont pris le contrôle d’un pan de l’armement terrestre européen : le suédois Bofors et l’espagnol Santa Barbara, le suisse Mowag par General Motors en 1999, et l’autrichien Steyr par General Dynamics en 1998 (« OPA yankee sur l’Europe de la défense », La Tribune, 12 novembre 2002). Le sommet historique de l’OTAN à Prague du 21 novembre 2002 ira dans le même sens : depuis le 11 septembre 2001, les dirigeants américains ont décuplé les pressions politiques pour placer leur armement. « Il n’y a qu’à voir comment le Rafale s’est fait déclasser en Corée du Sud au profit du F 15, pourtant moins performant. Il en est de même en matière civile, avec la compétition Boeing-Airbus. » (Un haut responsable de l’aéronautique française). Les pays candidats à la fois à l’OTAN et à l’intégration européenne sont pris en sandwich entre les Etats-Unis et l’Union européenne, chacun faisant pression pour placer son arsenal militaire. La Pologne vient de préférer, en 2003, le F-16 US au Mirage 2000-5 français. Les pays de l’Europe de l’Est n’ont pas les moyens de s’armer. Tous les projets d’achat sont retardés au profit des infrastructures civiles (transports, télécommunications). (« Prague le 21 novembre, sommet historique de l’OTAN », La Tribune, 21 novembre 2002.) Quelques mois après, c’est le journal Le Monde qui fait une description semblable :
« En pleine bataille au sommet, six pays, dotés d’une défense et d’une industrie de défense, viennent de signer une lettre d’intention dans laquelle ils fixent les règles d’échange d’information technologique et d’exportations de matériels sensibles. Une avancée notable. Le début de déblocage du projet Galiléo (le GPS européen) va dans le même sens. (...) Mais il est minuit moins cinq. L’industrie européenne estime désormais très proche le moment où elle va définitivement perdre pied. A Davos, en janvier, lors d’une réunion sur le sujet des différents PDG du domaine et d’experts, le pessimisme était de mise. Le patron du suédois Saab estimait que les entreprises européennes perdraient “toute capacité d’intégration générale”, cruciale dans l’“infowar”, et qu’elles devaient, l’une après l’autre, se réfugier dans des “niches” en espérant participer aux programmes de recherche américains. » Un industriel français, un peu plus optimiste, précise : “Tout va se jouer dans les deux ans qui viennent. Ou bien nous accélérons la convergence de nos moyens militaires et la standardisation des matériels, nous planifions enfin les dépenses sur plusieurs années, nous lançons des programmes multinationaux d’envergure et, enfin, nous multiplions nos efforts technologiques, ou bien le déclin est assuré.” » (« L’Europe de la défense : il est minuit moins cinq », Le Monde du lundi 31 mars 2003.)
Le même journal précisera : « Il s’agit aussi [pour M. Schröder, le chancelier allemand] d’avancer dans la voie d’une Europe de la sécurité et de la défense pour que le continent non seulement puisse “parler d’une seule voix”, mais surtout, se fasse entendre. “L’Europe doit développer ses capacités militaires de façon qu’elles expriment notre engagement et notre responsabilité dans la prévention des conflits et la consolidation de la paix”, a-t-il dit. » (« M. Schröder veut accroître les capacités militaires de l’UE », Le Monde du 5 avril 2003.)
d) EADS, fer de lance de l’industrie militaire européenne
Ces déclarations montrent que la situation exige des décisions rapides et surtout un financement important des Etats européens pour imposer la mise en place de l’armée européenne. Le groupe EADS (géant de l’aéronautique de la défense et de l’espace) lié au groupe Lagardère est le principal espoir pour les industriels européens de voir se constituer un puissant pôle civil et militaire face aux Etats-Unis. « Il est aujourd’hui généralement admis que l’industrie européenne d’armement s’est développée seule, sans l’aide des Etats, et la constitution d’EADS, entreprise française, allemande et espagnole, est souvent citée à l’appui de cette démonstration. Toutefois, c’est oublier que EADS trouve son origine dans une déclaration commune signée par trois Etats - la France, l’Allemagne, et le Royaume-Uni - le 9 décembre 1997, appelant à la constitution d’une grande entreprise européenne aéronautique et de défense. A cette époque, les grandes entreprises européennes d’armement sont en discussion perpétuelle afin d’envisager des regroupements. Le constat est simple : isolées sur un plan national avec un marché trop restreint et des budgets d’équipement en contraction, inquiètes de voir leur compétitivité se réduire du fait d’immenses regroupements réalisés aux Etats-Unis, les entreprises européennes cherchent la stratégie qui leur permettra de rebondir. » (Problèmes économiques, n° 2804 du 9 avril 2003, p. 23.) Pour y parvenir, il faudrait qu’EADS absorbe Thales (ex-Thomson-CSF) et procède à des accords avec la Russie de Poutine (17). A savoir une participation d’EADS dans Mig, qui est sur la liste des privatisables. Comme nous venons de le voir, la constitution d’une armée européenne indépendante se fait tailler régulièrement des croupières par l’Oncle Sam (18). Ceci n’empêche pas les Européens de réagir ; ainsi Gerhard Schröder et Jacques Chirac poussent les entreprises allemandes et françaises à reprendre HDW (le leader mondial de la construction de sous-marins conventionnels) aux Américains, afin de créer un « EADS naval ». Etaient sur les rangs pour cette opération : les français Thales et DCN, l’allemand Thyssen Krupp et l’italien Fincantier. Cependant, One Equity Partners (OEP) (fonds d’investissement américain) allait injecter 400 millions d’euros dans HDW, réduisant pour un temps les ambitions d’une reprise européenne du chantier naval allemand. L’Europe de la défense ou, plus exactement, la constitution d’une Europe capable de défendre ses anciennes colonies et son approvisionnement énergétique se met en place de manière très chaotique. Chaque Etat (il y en a 25 maintenant) voulant, en échange d’achat d’armement européen, être associé à sa fabrication. Le ministre de la défense espagnol Federico Trillo souhaite que son pays participe à la mise en place de l’« EADS naval » (La Tribune du 4 et du 8 septembre 2003). Pour y accéder, l’Espagne vient de procéder à l’achat de 24 hélicoptères Tigre et, de ce fait, entre dans le programme de fabrication d’Eurocopter au même titre que la France et l’Allemagne. Comme nous l’avons vu précédemment, en septembre 2003 la presse indiquait que la Grande-Bretagne (19) était d’accord pour une défense européenne indépendante de l’OTAN et la constitution d’un quartier général. Cette information sera démentie par certains journaux britanniques. Quelque temps après, au sommet de Naples, les 25 pays de l’Europe s’entendaient pour mettre en place un embryon (noter le terme) de défense européenne, la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne ayant présenté une proposition commune pour la création d’une structure militaire autonome de l’OTAN. Il en est résulté que l’UE aura désormais une capacité militaire mobilisable en permanence, et non plus envisagée au cas le cas, comme pour Bunia et le Congo. Le sommet de Bruxelles des 12 et 13 septembre sur la constitution européenne va capoter, l’Espagne et la Pologne étant désignés comme co-responsables de l’échec. Cependant, sur la question de la défense européenne, « la vieille Europe » va marquer encore un point : il est prévu la mise en place d’ici à 2004 d’une agence européenne de l’armement destinée à développer les capacités de défense, la coopération en matière d’armement, et le renforcement des bases technologiques et industrielle européenne. En ce mois de février 2004, nous pouvons dire que le Grande-Bretagne vient de basculer en faveur d’une défense autonome de l’Europe suite à quelques événements révélateurs. En effet un spécialiste de la défense à la London School of Economics, Willliam Wallace, indiquait que « Bae [British Aerospace] essaye une stratégie d’intégration aux Etats-Unis, alors même que ceux-ci deviennent plus protectionnistes. Son partenaire Boeing est lui-même en difficulté. » (La Tribune du 26 janvier 2004). Visiblement Bae Systems est en situation d’échec face à ses concurrents nationaux (Rolls Royce et Cobham), qui ont leurs intérêts au sein d’EADS. Le ministère de la défense (MoD) passe à l’attaque contre Bae, qui est accusé d’être responsable d’un dépassement de 3 milliards de livres et de la perte d’un énorme contrat de 18,6 milliards d’euros. Le 27 janvier, la presse annonce qu’EADS vient de décrocher un contrat de 18,8 milliards d’euros avec le ministère de la défense britannique, pour la fourniture d’avions ravitailleurs à la Royal Air Force. Le choix fait par le président Chirac (le 13 février) du deuxième porte-avions à propulsion classique scellait la nouvelle entente des « marchands de canons » européens. Thales et EADS sont très satisfaits. Ils vont pouvoir positionner EADS comme « leader européen des drones ».
Conclusion
Nous avons au cours de ce texte voulu montrer les tendances profondes et historiques de l’évolution des contradictions entre impérialistes (anciens et nouveaux). Tout d’abord la dislocation de l’Europe sous les coups de boutoirs des deux guerres mondiales et le repartage du monde entre les Etats-Unis et l’URSS. Ensuite nous avons montré comment, petit à petit, l’Europe va se manifester pour mettre fin aux accords de Yalta, comment la France et l’Allemagne pour des raisons différentes vont agir, de connivence avec les Etats-Unis, pour faire éclater le bloc de l’Est et ouvrir la boîte de Pandore d’un redécoupage du monde. Enfin, les grandes guerres du Moyen-Orient ont été engagées pour le recyclage de la rente pétrolière au travers de la course aux armements dans cette région (20), mais aussi comme guerre souterraine contre le dollar, sa remise en cause par une alliance financière euro-arabe que les Etats-Unis devaient nécessairement briser chaque fois par la guerre. L’émergence de l’euro et la prétention du noyau dur de l’Europe de constituer une « Europe de la défense autonome » avec son quartier général déplace le champ des contradictions internationales vers l’Europe. L’explication des rivalités impérialistes, bien que nécessaires, ne s’écarte pas de la « politique » c’est-à-dire de la longue histoire des Etats,de leur démembrement et recomposition en fonction des rapports de force internationaux. Dans ce cadre, la contradiction fondamentale entre bourgeoisie et prolétariat cède le pas aux contradictions inter-bourgeoises et toutes les oppositions a-classiques qu’elles engendrent pour le maintien global de la domination de classe. A ce titre, prendre la défense de l’Europe et de son armée sous prétexte de s’opposer à l’unilatéralisme américain, c’est déjà participer au futur patriotisme européen et aux guerres que l’Europe mène en Afrique. De même que soutenir toutes les campagnes « anti-terroristes » des Etats-Unis c’est plonger dans l’idéologie sécuritaire, qui n’est qu’une tentative de contrôle préventif des futurs conflits de classe qui vont se déchaîner. Nous assistons, comme avant la seconde guerre mondiale, à la mise en place de blocs et d’axes militaires et économiques prêts à s’affronter militairement, la course actuelle aux armements les plus destructeurs en est la preuve. Cette course terrifiante aux armes les plus sophistiquées menace déjà l’ensemble de l’espèce humaine (21) dans sa propre reproduction et donc génétiquement. Jamais dans l’histoire une extermination de population n’avait atteint ce but ; avec les bombes à uranium appauvri, c’est fait. La terreur technologique, au sens ou elle expulse le prolétaire par le perfectionnement des machines et le décime par des opérations dites chirurgicales sur le champ de bataille, semble ne laisser que peu d’espoir à une sortie révolutionnaire de la crise catastrophique du capital quand elle se manifestera sans appel. En temps de « paix », la seule existence du capitalisme provoque la mort d’un être humain toutes les quatre secondes, le Sida toutes les onze secondes ; à ce niveau tout devient relatif. Placer au centre de sa théorie la question d’un holocauste nucléaire ou autres armes terrifiantes encore à l’étude pour en conclure que toute action révolutionnaire est vouée à l’échec, c’est placer au centre du devenir historique, non pas la solution sociale « le communisme », mais la force titanesque de la bourgeoisie et reconnaître que le capitalisme est bien « la fin de l’histoire. » Depuis son avènement, le Capital s’est très rapidement adapté aux guerres ; elles ne seront jamais totales pour lui, mais toujours conventionnelles. Il y aura des conventions et un droit de la guerre, on décidera avant le bouillon rouge des armes à utiliser, afin de pouvoir, en cas de dérapage, condamner le perdant pour « crime contre l’humanité », distinction finale qui justifie le bien-fondé de la guerre. En fait de guerre totale, c’est le prolétariat mondial qui va devoir se charger de l’entreprendre et, toujours poussé par les événements, c’est-à-dire par sa réalité économique, réalité qui fait que peu importe ce que pense sa « conscience individuelle » à tel ou tel moment, c’est ce qu’il sera contraint de faire, pour la survie collective de l’espèce humaine.
Gérard Bad janvier 2004
(1) C’est en décembre 1987 que Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbatchev signent le traité FNI prévoyant l’élimination de ces forces nucléaires.
(2) Voir « Bilan de la guerre Iran-Irak » de la brochure de René Berthier Il y a dix ans la guerre du Golfe.
(3) Cette force de frappe nucléaire avait déjà été mise sur les rails par les gouvernements de la IVe République. En 1963, l’Amérique refusera de livrer à la France un gros ordinateur (Control Data) dont celle-ci avait besoin pour développer sa force de frappe nucléaire. l’Etat français fut contraint de développer sa propre filière informatique (le plan Calcul) très coûteux.
(4) Depuis ce refus, de Gaulle proposera constamment des solutions « européennes » qui excluront toujours les Etats-Unis.
(5) Ici le terme « impérialisme » est employé pour signifier la période colonialiste de la France. Ensuite ce terme n’aura de valeur que dans un cadre plus large, celui de l’Europe en construction qui veut défendre ses zones d’influence.
(6) Ce terme veut dire, que l’Etat français n’est pas en mesure d’aller au-delà de la fabrication de prototypes, voir le Ramsès 1999.
(7) Livre blanc de la défense nationale (1972,1973). Voir les notions de « dessein politique autonome », ou de « liberté de décision ».
(8) Le budget militaire de 1983 a procédé à d’importantes restrictions budgétaires de l’armée de terre en faveur du nucléaire. Dans le projet de budget un accroissement des crédits supérieur de 15 % par rapport à 1982. (11, Stratégie et défense, p 33).
(9) Après le sommet de Reykjavik, l’éloignement de la menace soviétique sur l’Europe occidentale va relancer l’ambition française d’une Europe de la défense autonome.
(12) La présidence belge déclarait que la FRR serait opérationnelle fin 2001. (13) Ce qu’on a appelé les « tâches de Petersberg ». L’expression est tirée d’une déclaration de l’UEO de juin 1992, qui présente l’engagement à développer les moyens d’intervention, dans le domaine des opérations humanitaires et de secours comme dans les fonctions plus traditionnelles de maintien de la paix et d’instauration de la paix par des moyens militaires. Les « tâches de Petersberg » ont été adoptées par l’UE dans le traité d’Amsterdam. Les moyens pratiques d’exécuter ces tâches sont toujours en cours de développement. (14) Politique européenne de sécurité et de défense.
(15) Le PDG de Thales vise le marché de la sécurité intérieure européenne, de la surveillance des frontières à la sécurité industrielle en passant par les centres de commandement de la police. Il a indiqué que dans l’UE, 1 milliard d’euros avait été attribué aux dix nouveaux membres pour la sécurité des frontières.Aux Etats-Unis, ce budget s’élève à 55 milliards de dollars. (Les Echos, 18 novembre 2003).
(16) « Il y a dix ans, nous n’avions pas d’images satellites. Il fallait les demander au Pentagone. Quand on montrait à François Mitterrand une vue satellite du théâtre d’opérations du Koweït, il était prié de bien vouloir la restituer aux services américains ». Depuis le lancement des Hélios, la France a ses propres photos fournies par la base de Creil.(Valeurs actuelles du 4 octobre 2002.). Coût de la photo : 3000 euros selon le journal Libération du14 octobre 2003.
(17) EADS renforce sa coopération avec le groupe russe Soukhoï et Rosoboronexport, organisme d’Etat russe d’exportation d’armes. Ils ont signé le 21 août des accords sur la défense (La Tribune du 22 août 2003). (18) Les Etats-Unis viennent une nouvelle fois d’isoler le coq français de sa basse-cour. Paris vient de confier à Dassault la réalisation d’un démonstrateur d’avion de combat non piloté (Ucav) contournant ainsi le projet européen Scafe (avions et drones) qui traîne les pieds.
(20) Pour la France, les ventes d’armes ont payé, en 1976, l’équivalent de 20 % de ses importations de pétrole. (Problèmes économiques du 20 novembre 1978.)
ANNEXES
Les 10 premiers industriels américains et européens de l’armement
Rang mondial et chiffre d’affaires (en milliards de dollars) 2002
Rang société C.A. 1 Lochkeed Martin (E-U) 23 2 Boeing (E-U ) 22 3 Raytheon (E-U) 15 4 BAE Systems ( R-U) 15 5 Northrop Grumman (E-U ) 12 6 General Dynamics 10 7 Thales (Fr) 8 8 EADS (Fr. All. Esp.) 6 9 Finmeccanica (Italie) 4 10 Honeywell (E-U ) 4
Les dépenses militaires en 2002 en % du PIB
Etats-Unis 3,3 % France 2,6 % Royaume -Uni 2,4 % Europe 2,0 % Italie 1,9 % Allemagne 1,5 % Espagne 1,2 % (Source : Otan)
La guerre des drones
Il fallait s’y attendre, la robotisation des armées prend le relais pour les guerres du futur proche. D’ores et déjà, plus de trente pays ont lancé des projets de fabrication de drones (avion sans pilote). Les drones ont été utilisé, pour la première fois par les USA au Vietnam ; ensuite c’est l’Etat d’Israël qui les a modernisés et rendus opérationnels durant la guerre du Kippour, en 1973. En 1995 les Etats-Unis avaient à leur disposition le drone Predator (28 millions de dollars l’unité) qui fut utilisé lors des conflits en Irak, au Kosovo, et en Afghanistan. L’Iran a même annoncé qu’il allait prochainement exporter des drones. La France fabrique des drones depuis vingt ans. Elle en a même utilisé en Bosnie et au Kosovo (drones tactiques Crécerelle, CL-289...) et vient ( le 17/6/2003) de se doter d’un programme de 300 millions d’euros pour la mise en place d’un prototype de drone de combat. Il s’agit d’une « grosse opération « destinée à mobiliser des compétences technologiques stratégiques, a estimé le Délégué Général pour l’Armement. L’idée est de produire un engin qui puisse effectuer un premier vol d’ici 2008 avec une capacité de tir. Ce « futur système aérien de combat « vise la relève des appareils européens actuels - l’Eurofighter des groupes britanique BAE Systems, européen EADS et italien Alenia, le Gripen du suédois Saab et le Rafale du français Dassault. La DGA vient de solliciter des étudiants de dix écoles d’ingénieurs et universités pour qu’ils réalisent un prototype de drone miniature, pour en équiper les fantassins à partir de 2010 ( le Monde du 21/06/2003). La France de Chirac essaye de se maintenir à la hauteur des Etats-Unis, seulement les américains disposent de milliers de chercheurs, des universités, des laboratoires et intellectuels qui collaborent avec le Pentagone. Au Etats-Unis, la RMA (Révolution Inthe Military Affairs) est en marche et avec elle de nouveaux concepts stratégiques et opérationnels. Le journal Le Monde ( 4 juillet 2003) faisait Etat d’un projet américain nommé Falcon, acronyme de Force Application and Launch from the Continental US. Ce projet compte doter les Etats-Unis d’un drone apte à transporter une charge de 6 tonnes ( missiles ou bombes guidées avec précision) à une vitesse de cinq à dix fois la vitesse du son sur une distance de 14500 km. Le Pentagone se fixant ainsi l’objectif de pouvoir frapper n’importe qui dans le monde en moins de 2 heures. Le système devrait devenir opérationnel en 2010, avec des prototypes dès 2006-2007.
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