mercredi 24 juillet 2024

KARL KORSCH La guerre et la révolution

 



KARL KORSCH

La guerre et

la révolution

AB IRATO

2001

abirato.free.fr

Le texte de cette brochure est extrait

de Marxisme et contre-révolution

de Karl Korsch (Seuil, 1975, épuisé),

présenté et traduit en français par Serge Bricianer.

Le texte original, « War and Revolution », a été

publié en 1941 dans Living Marxism, VI, 1.

Nous tenons à remercier Claude Orsoni

et Michel Prat pour leur aide précieuse.

La guerre et la révolution


Sommaire

Relire Korsch, collectif Ab Irato, p. 3

Karl Korsch, Paul Mattick, p. 5

La Guerre et la Révolution, Karl Korsch, p. 7

Korsch et les anarchistes, Paul Mattick, p. 25

Repères Biographiques (1886-1961), p. 27

Bibliographie de Karl Korsch

Marxisme et Philosophie, traduction

par Claude Orsoni, Minuit, 1964.

Karl Marx, traduction par

Serge Bricianer, Champ Libre, 1971.

L'anti-Kautsky, ou la conception matérialiste

de l'histoire, traduction par Alphé Marchadier,

Champ Libre, 1973.

Marxisme et contre-révolution, traduction

et présentation de S. Bricianer, Seuil, 1975.

Dans la Critique sociale : « Lenine : sur le matérialisme

historique » (n°7, janvier 1933) ; « Le marxisme en

France de 1871 à 1905 », (n°7) ; « Biographie de Karl

Marx », (n°8, avril 1933). In La Critique sociale, réimpression

complète, Éditions de la Différence, 1983.

en allemand :

Gesamtausgabe, oeuvres complètes en cours de publication,

éd. par M. Buckmiller, Amsterdam, IISG,

4 vol. parus.


Relire Korsch

F IDÈLE à sa conception de la « spécificité historique »,

Karl Korsch traite de la guerre en la situant historiquement,

c’est-à-dire qu’il replace les conflits dans leur époque.

Il distingue ainsi deux grandes périodes : l’époque moderne,

laquelle s’étend de l’essor du capitalisme, à la Renaissance,

jusqu’au début du XXème siècle, époque du développement

progressiste de la bourgeoisie – « progressiste » au sens où

elle est encore en lutte avec la société féodale –, et l’époque

contemporaine débutant avec la Première guerre mondiale.

Serge Bricianer 1, présentant en 1975 les textes de Korsch

dans Marxisme et contre-révolution, rappelait que les guerres de

l’époque moderne sont marquées, pour Korsch, par une « intime

liaison » entre la guerre totale et le mouvement révolutionnaire

de l’essor de la bourgeoisie : la première unifiant et exaltant

les forces de ce développement. Korsch s’étend longuement sur

cette liaison entre la guerre et le développement historique du

capitalisme à l’époque moderne. Durant toute cette période,

la guerre a été un élément constitutif du développement du

capitalisme, un moyen de dépasser ses conditions féodales

d’existence et les rapports sociaux anciens qui leur étaient liés.

Les guerres contemporaines, qu’inaugure la Première guerre

mondiale, apparaissent dans un tout autre contexte, elles n’ont

plus le caractère révolutionnaire bourgeois qu’elles avaient

précédemment. Ce premier conflit mondial du XXème siècle

clôt pour Korsch la longue période des guerres comme moments

progressistes du développement capitaliste. Avec la Deuxième

guerre – dont le texte proposé ici est une analyse à chaud

datant de 1941 – il n’y a plus pour Korsch de caractère

progressiste des guerres capitalistes ni de possibilité de leur

transformation en révolution sociale. Comme le précise Serge

Bricianer, l’élément impérialiste a désormais pris le dessus sur

l’élément « progressiste ». Les guerres deviennent essentiellement

des luttes intestines aux classes dirigeantes et non plus des

moments constitutifs du développement capitaliste ; elle vont

de pair, entre autre, avec l’intégration « démocratique » ou

autoritaire du mouvement ouvrier dans l’appareil d’Etat (New

Deal américain, Fronts populaires, fascismes et résistances

démocratiques antifascistes). La guerre s’est modifiée à mesure

que se transformait la société capitaliste.

La Première guerre mondiale voit le triomphe du défaitisme

comme mot d’ordre révolutionnaire, la fin de la barbarie

guerrière ouvrant sur la révolution, en Russie et en Allemagne.

Dans le contexte nouveau des guerres contemporaines, le mot

d’ordre de défaitisme révolutionnaire a perdu tout le sens qu’il

avait à l’époque précédente. Tout d’abord, remarque K. Korsch,

au moment de la Deuxième guerre mondiale, il est même

devenu le mot d’ordre de la bourgeoisie française pour conserver

son pouvoir économique et social : « Plutôt Hitler que le Front

populaire ». Plus lourd de conséquences, la transformation de la

guerre signifie l’entrée en scène des corps militaires spécialisés, la

population est maintenue dans une attitude passive, par la peur,

et devient la principale victime des guerres. Ces changements

sont perceptibles dans le langage militaire récent, où les pertes

civiles deviennent des « dommages collatéraux », prévisibles et

inscrits dans le cahier des charges.

La Deuxième guerre s’inscrit, en effet, comme le fascisme,

dans une perspective de contre-révolution et d’époque nouvelle,

marquée par un capitalisme monopoliste étatique plutôt que

concurrentiel et privé. Le fascisme allemand n’avait pas seulement

pour tâche de briser la résistance ouvrière à l’exploitation

accrue, mais aussi, dans le contexte historique de la période

d’agitation révolutionnaire 1917-1936, de supprimer pour

longtemps tout mouvement indépendant de la classe ouvrière

européenne. La leçon de 1917 a été retenue, il s’agit d’éviter

pour les classes dirigeantes, que se reproduise le cauchemar russe

et allemand de 1917-18 : des Etats en crise face a une armée

de conscription emportée par l’agitation révolutionnaire. Avant

tout, il s’agit d’éviter que la désintégration de l’Etat capitaliste,

du fait de la guerre ne crée un vide politique qui favorise une

subversion sociale de l’ordre capitaliste et n’ouvre la voie à

une réorganisation non capitaliste de la société. Le pouvoir de

l’Etat capitaliste, même en pays vaincu, doit demeurer intact.

Ce sera, lors de la Deuxième guerre mondiale, le principal

souci de la classe dirigeante des pays vainqueurs dans les pays

vaincus (Allemagne, Japon). De plus, plusieurs exemples, depuis

la Deuxième guerre mondiale, montrent la fragilité d’une armée

de conscription, dès lors qu’elle est engagée dans un conflit

de longue durée 2.

La validité de cette analyse fut confirmée, à nouveau, lors des

guerres récentes où les pouvoirs occidentaux ont tout fait pour

laisser intacts les appareils d’Etat dits ennemis. En effet, le soucis

durant la guerre du Golfe fut de ne pas laisser l’Etat irakien

en totale perdition ; ou durant la guerre de l’OTAN contre la

Serbie d’occuper, au Kosovo, le terrain abandonné par l’armée

serbe, en créant rapidement un protectorat sur la région. Ainsi

les analyses de Karl Korsch, faites pendant la deuxième guerre

mondiale dégageaient et mettaient en évidence les principales

tendances des guerres à venir dans la nouvelle période capitaliste.

Dans la présentation déjà citée, Serge Bricianer soulignait

toutefois que Korsch avait passé sous silence la guerre de

partisans ; la disparition de « la horde armée », caractérisant

la guerre totale, devant être ainsi relativisée par l’apparition,

dans l’après-guerre, de mouvements de guérilla nationalistes

mobilisant des populations, dans le but de l’émancipation

nationale ce qui implique la création de rapports salariaux

modernes. On peut remarquer que même ces luttes tendent à

se soumettre à cette spécialisation militaire dont parlait Korsch.

Ce fut, en particulier, le cas au Kosovo et dernièrement en

Tchétchénie, où les résistances armées nationalistes se sont

constituées sous la forme de corps spécialisés, les populations

étant moins leur base logistique que les victimes et les enjeux

des affrontements 3.

Aujourd’hui, les armées d’intervention impérialiste des Etats

poursuivent leur transformation et leur spécialisation. Dans

un contexte de restructuration des économies fondée sur

une précarisation croissante du marché du travail et une

marginalisation massive de la surpopulation prolétaire, et de

conflits sociaux prévisibles, l’armée doit protéger également

l’Etat contre les nouvelles classes dangereuses. Encore plus que

par le passé, l’armée doit être prête à assumer un rôle de police

interne. Pour mieux comprendre ces développements, il n’est

pas inutile de relire Karl Korsch.



1. Pour une courte biographie de Serge Bricianer on se reportera au

texte de Charles Reeve, « Serge Bricianer, des nuances du noir et du

rouge vif », Oiseau-tempête, n° 2, automne 1997, Paris.

2. Ce fut le cas de l’armée portugaise enlisée, de 1961 à 1974, dans

une guerre coloniale en Afrique, et avec des conséquences différentes

celui de l’armée américaine au Vietnam, de 1965 à 1973.

3. Par opposition, la lutte de l’EZLN au Chiapas correspond davantage

à une forme classique de guerilla.

5


KARL KORSCH

NÉ EN 1886 à Tostedt, dans les landes de Lunebourg,

Karl Korsch est mort en 1961, à Cambridge

(Massachusetts). Issu d'une famille de la classe moyenne, il

fréquenta le lycée de Meiningen avant d'entreprendre des

études de droit, d'économie, de sociologie et de philosophie

à Iéna, Munich, Berlin et Genève. Il obtint en 1911 le titre

de docteur en droit (Doktor Juris) de l'Université d'Iéna. De

1912 à 1914, il est en Angleterre où il étudie et pratique les

droits anglais et international. La Première guerre mondiale

le ramène en Allemagne et il est incorporé dans l'armée

allemande où il passe les quatre années suivantes : il y gagne

deux blessures et subit dégradation et promotion militaires

au gré des fluctuations politiques. Personnellement, il prend

position contre la guerre, ce qu'il exprimera en adhérant au

parti socialiste indépendant d'Allemagne (U.S.P.D.).

En étudiant le droit, Korsch s'était rendu compte de la nécessité

de remonter à la base matérielle de celui-ci, c'est-à dire à

l'étude de la société. La débâcle devait transformer le socialiste

d'avant-guerre en socialiste révolutionnaire. Professeur en titre

de l'Université d'Iéna depuis 1920, ses préoccupations et son

activité principale étaient essentiellement politiques. Par suite

de la fusion des socialistes indépendants et des communistes,

en 1921, Karl Korsch devint député communiste à la diète

de Thuringe, ministre de la justice de cet État, dont le

gouvernement ouvrier dura presque trois semaines de l'an

1923, et, de 1924 à 1928, député au Reichstag. Pendant

cette période il écrit beaucoup sur les sujets politiques et

théoriques qui passionnaient le mouvement ouvrier radical de

la première après-guerre. Rédacteur de l'organe théorique du

parti communiste – Die Internationale – il devait peu après

éditer le journal d'opposition Kommunistische Politik pour

lequel il écrivait également des articles.

Mécontent de l'évolution de plus en plus opportuniste de

l'Internationale communiste après 1921, Korsch, dont la

connaissance et la compréhension de la théorie marxienne

étaient supérieures à celles de la plupart de théoriciens

éminents du parti, ne pouvait qu'entrer rapidement en conflit

avec l'idéologie officielle du parti bolchevique. En 1926,

leurs routes devaient diverger. Il devint alors porte-parole de

l'aile radicale du parti communiste (Entschiedene Linke) qui,

bien qu'adhérant encore au parti, était considérée, par suite

du caractère de cette organisation, comme ennemie de la

Troisième Internationale. Après 1928, Korsch poursuivit ses

activités politiques en dehors de toute organisation définie. Il

écrivit dans les revues qui lui restaient ouvertes, prépara une

nouvelle édition du premier volume du Capital, voyagea, fit

des conférences dans divers pays et écrivit une étude sur Karl

Marx destinée à une collection sur les sociologues modernes

publiée par un éditeur anglais.

L'arrivée d'Hitler au pouvoir, en 1933, contraint Korsch à

quitter l'Allemagne. Il passe en Angleterre, réside pour une

courte période au Danemark, puis, en 1936, émigre aux

États-Unis. Tout en exerçant une charge d'enseignement à

la Nouvelle-Orléans, Korsch, pendant les années passées en

Amérique, se consacre à la théorie marxienne. En Amérique

comme en Allemagne, son influence principale fut celle de

l'éducateur. Ses amis, respectueusement, l'appelaient le Lehrer.

Ses connaissances encyclopédiques, son acuité d'esprit le

désignaient pour ce rôle particulier bien qu'il eût préféré être

« au coeur des choses », c'est-à-dire mêlé aux luttes réelles pour

le bien-être et l'émancipation de la classe ouvrière, à laquelle il

s'identifiait. Son intelligence, son intégrité morale le mettaient

à part, lui interdisaient de participer à la « curée » qui était

une des caractéristiques saillantes et du monde académique

et du mouvement ouvrier officiel. Le fait que sa mort soit

passée à peu près inaperçue semble confirmer la conviction,

nourrie par Korsch, que le marxisme révolutionnaire ne peut

exister qu'en liaison avec un mouvement révolutionnaire de

la population laborieuse.

Paul Mattick


Ce texte , ainsi que celui publié en fin de brochure, constituent

respectivement les chapitres I et III d'un essai de

Mattick sur la pensée politique de Karl Korsch, publié aux

États-Unis à l'occasion de la disparition de celui-ci. Les titres

sont de la responsabilité d'Ab irato. La traduction française,

« Karl Korsch », fut publiée dans Études de marxologie,

n°7, août 1963, (sous la direction de Maximilien Rubel).


La guerre et la révolution 1

L E RAPPORT de la guerre à la révolution

est devenu l’un des problèmes centraux

de ce temps. En outre, il est devenu

l’un des plus déconcertants d’une époque au cours de

laquelle on a vu des anti-interventionistes réclamer à

cor et à cri l’intervention 2, des pacifistes la guerre et

des nationaux-socialistes la paix, tandis que les apôtres

communistes de la classe révolutionnaire renonçaient

humblement à tout recours à la violence comme

instrument politique nationale et internationale.

Alors qu’il serait parfaitement absurde de vouloir

traiter des questions de la guerre et de la paix en

général, une étude historique approfondie révèle que

la guerre, telle que nous la connaissons aujourd’hui, a

été implicite au sein de la société bourgeoise moderne

dès l’origine, aux XVe et XVIe siècles, et que, plus

particulièrement, tous les progrès majeurs de cette

société ont été réalisés sinon grâce à la guerre, du

moins grâce à une chaîne d’événements violents dont

la guerre constituait une part essentielle. Cela ne

revient certes pas à dire que la guerre, et d’autres

formes de violence collective, ne saurait être graduellement

réglée et, en fin de compte, totalement

éliminée de la vie sociale. Mais on ne s’intéressera pas

ici à ces développements à long terme. Les pages qui

suivent seront uniquement consacrées au rapport qu’à

notre époque la guerre entretient avec la révolution,

et aux conflits et tendances complémentaires qu’on

peut déceler dans les phases antérieures de son

développement historique.

Si la plupart des historiens admettent volontiers qu’il

y eut, pendant presque toutes les phases des quatre

cents dernières années, une relation étroite entre des

formes de guerre bien déterminées et le changement

social, deux périodes au moins font exception à

la règle. Ces deux périodes sont aussi le terrain

d’élection de toutes sortes d’auteurs qui se plaisent à

traiter de la guerre non sur une base strictement empirique

(sous un angle stratégique, social, politique,

économique, historique), mais d’un point de vue plus

large, esthétique, philosophique, religieux, moral ou


_________________________________________

1. K. Korsch, « War and Revolution », Living Marxism, VI,

1, fin 1941, p.1-14. Comme il l’a fait plus d’une fois, Korsch

réemploie dans cette étude de fond certains matériaux

rassemblés à l’occasion d’un compte rendu de lecture, en

l’occurrence The Armed Horde, 1793-1939 (New York, 1940)

de Hoffman Nickerson ; cf. Studies of Philosophy and Social

Science, (New York), VIII, 2, p. 358-361.

2. Il s’agit, bien entendu de l’intervention américaine dans la

guerre mondiale (NdT).

La guerre et la révolution


humanitaire. C’est à cette catégorie qu’appartient la

célèbre description que Jacob Burckhardt, l’historien

allemand de la Renaissance italienne, a donné de la

guerre (et de l’État) considérée comme une « oeuvre

d’art ». Un autre exemple en est la fréquente glorification

des guerres du XVIIIe siècle prérévolutionnaire,

posées en summum de civilisation. Malgré son visible

parti pris contre-révolutionnaire, cette catégorie de

littérature a, pour notre propos, l’avantage d’être

relativement exempte des superstitions particulières

aux XIXe et XXe siècles. Il se trouve donc que ce

furent justement les auteurs de cette catégorie-là –

une singulière espèce d’« historiens à rebours » – qui

se révélèrent capables de porter au grand jour un

certain nombre de phénomènes qui, pour négligés

qu’ils soient par ailleurs, revêtent une importance

capitale pour l’étude de la guerre et de la révolution.

1 –

LA PREMIÈRE DES DEUX « exceptions » apparentes à

la thèse soutenue dans ces pages se situe vers le milieu

de la Renaissance italienne, période que vinrent

clore, à partir de la dernière décennie du XVe siècle,

les invasions françaises, espagnoles et germaniques,

lesquelles devaient mettre un terme, pour plus de

trois siècles, au développement politique autonome

de l’Italie. À première vue, il n’existe guère d’unité

en effet entre les mille et une petites guerres que

se faisaient les chefs d’armées bien équipées et bien

payées, au service des princes, des républiques et des

papes, et les troubles qui sans cesse se rallumaient

au sein de chaque communauté de ce microcosme

politique.

Loin de pouvoir relever un fil directeur très net,

nous nous trouvons en occurrence devant une multitude

déconcertante de connexions superficielles. On

recourait alors fréquemment à la guerre pour vider

des querelles d’ordre intérieur autant qu’extérieur,

et le sort des luttes civiles se décidait souvent sur

les champs de bataille d’une guerre menée contre

un ennemi du dehors. Pourtant, cette imbrication

de la guerre et de la discorde civile était de nature

toute fortuite et momentanée ; ni les mercenaires,

qui livraient les combats extrêmement meurtriers de

cette époque, ni les sujets des parties aux prises, n’en

avaient cure. « Une ville peut se révolter dix et vingt

fois, notait alors un observateur, on ne la détruit

jamais. Les citadins conservent l’intégralité de leurs

biens ; tout ce qu’ils ont à craindre, c’est d’avoir

à payer un tribut. » Néanmoins le grand homme

d’État Nicolas Machiavel avait su, grâce à son génie

politique, élever à l’unité conceptuelle l’ensemble

de ces éléments disparates. Machiavel se pencha sur


9

les dissensions politiques et les conflits belligérants

de son temps, comme Platon et Aristote s’étaient

penchés sur l’expérience tout aussi restreinte du leur

en la matière. Il était convaincu qu’une conspiration

révolutionnaire d’en bas, ou, en cas d’échec, une

intervention révolutionnaire d’en haut, du « prince »,

unifierait de force la nation italienne, dans le cadre

d’un régime soit républicain, soit monarchique, mais

bourgeois en tout état de cause 3. Ce noble rêve

perdit tout fondement et fut balayé – comme le fut, à

notre époque, le projet révolutionnaire plus grandiose

encore conçu par un autre génie politique –, faute

de conditions extérieures propices et par suite du

cours absolument inattendu pris par les événements.

En effet, le théâtre de la grande action historique

passa du monde méditerranéen de Machiavel, et de

ses États-villes, aux grandes monarchies riveraines

de l’Atlantique, de la manière même dont il passe

aujourd’hui de l’Europe divisée en nations du XIXe

siècle au gigantesque champ de bataille d’une guerre

aux dimensions mondiales. Quoi qu’il en soit, le

raisonnement de Machiavel reste valide au regard

des faits historiques sur lesquels il se fondait. Un

penseur plus réaliste, qui n’admettrait pas que les

rapports chaotiques et fragmentaires de la guerre

et de la guerre civile, dans l’Italie du XVe siècle,

eussent présenté une base suffisante pour justifier

les vastes spéculations politiques de Machiavel, pourrait

néanmoins déceler en elles, à un état encore

embryonnaire, cette unité de la guerre et de la

révolution qui, sous des formes plus achevées, devait

caractériser les phases subséquentes de la société

bourgeoise moderne.

2 –

IL N’EN DEMEURE PAS MOINS que le développement

général, dans ses songes visionnaires comme dans

ses réalisations modestes, se trouva interrompu, non

seulement en Italie, mais aussi dans l’ensemble de la

société européenne, par l’inauguration violente d’une

période nouvelle. On vit au cours de cette période

l’intensité de la guerre, autant que son intime liaison

avec les événements que nous savons aujourd’hui

avoir été le prélude historique des révolutions du

XVIIe et du XVIIIe siècle, atteindre un comble resté

insurpassé depuis, même par les guerres du XXe

siècle, lors des guerres de Religion qui s’ouvrirent

avec la Réforme et dont le summum fut marqué par

la guerre de Trente Ans et l’extermination du tiers

____________________________________________________

3. Cette alternative est exposée, avec une totale impartialité,

dans les deux grands ouvrages de Machiavel : Discours sur la

première Décade de Tite-Live et Le Prince.

4. Bacon, « De l’unité religieuse », Essais, III.

La guerre et la révolution

10

des peuples de langue allemande, soit sept millions

d’hommes et demi sur vingt et un. En vérité, il

s’agissait de la première apparition dans l’histoire des

atrocités inhérentes aux guerres « idéologiques » de

notre temps. Raison pour laquelle elle fut dénoncée,

dès l’origine, par les Thomas More et les Erasme

avec une véhémence pareille à celle que les pacifistes

d’aujourd’hui mettent à dénoncer les abominations

de la « guerre totale ». Ainsi, François Bacon se disait

horrifié par les effets que la propension à « placer

le glaive dans les mains du peuple », pour trancher

les questions de religion, ne manquerait pas d’avoir

sur la stabilité politique et culturelle de son temps.

C’était là une « chose monstrueuse », qu’il adjurait

de « laisser aux anabaptistes et autres furies 4 ».

On retrouve à toutes les époques révolutionnaires

cette révolte d’une partie des intellectuels contre

les aspects violents et plébéiens d’un mouvement

fondamentalement progressiste. Qui dira combien

d’esprits humanitaires, découvrant non sans retard

que la lutte révolutionnaire, comme ses répercussions

contre-révolutionnaires, ne vont pas sans la violence,

se sont détournés ces temps-ci d’un but progressiste

qui ne peut visiblement être rempli qu’à un prix

aussi effroyable ?

3 –

ON A FAIT UNE FOULE de conjectures superficielles

sur les raisons pour lesquelles cette première phase

catastrophique de développement de la guerre idéologique

moderne trouva une fin si rapide, alors

même qu’elle semblait atteindre son intensité maximale.

C’est mysticisme pur, assurément, que de

supposer que les hommes, dans des moments aussi

extrêmes que ceux auxquels étaient parvenues la

société romaine au siècle qui précéda le siècle

d’Auguste, ou la société européenne à la fin de

la guerre de Trente ans, en 1648, réussirent en

quelque sorte à « se rétablir sur le bord de l’abîme

5 » Aucune preuve historique non plus ne vient

confirmer la thèse plus intéressante selon laquelle,

à dater de la mi-XVIIIe siècle, le déchaînement

de passion religieuse céda graduellement la place

à une attitude plus tolérante envers les différences

de religion. Il vaut mieux suivre à ce propos

l’homme de grand savoir qui a dit qu’en cette

période nouvelle « le démon du fanatisme sectaire

fut exorcisé », non « par la grâce d’une connaissance

____________________________________________________

5. H. Nickerson, op. cit., p.35.

6. A.J.Toynbee, A Study of History, t.4, Londres, 1939, p.

139. L’auteur du présent article doit aux six volumes de

M. Toynbee parus à ce jour nombre d’informations et d’idées

précieuses.

7. Selon Toynbee, « le mal de la guerre se trouva au

XVIIIe siècle réduit à un minimum qui, ni avant ni après,

n’a jamais été approché en aucun autre chapitre de l’histoire

de l’Occident ».

La guerre et la révolution


11

plus intime de la religion », mais, au contraire,

« dans un esprit de cynisme désabusé 6 ».

Malgré les progrès indéniables réalisés au XVIIIe

siècle, la très sensible diminution des maux de la

guerre dont l’époque précédente avait été accablée

7, seuls de fieffés réactionnaires font aujourd’hui des

guerres du XVIIIe siècle des temps de félicité sans

nuages, des jours vraiment « alcyoniens », l’unique

« intervalle lucide » que la sombre histoire de la

folie humaine ait connu 8. « Intervalle lucide »,

oui, mais pour autant qu’il s’agissait des horreurs

immédiates de la guerre. D’un point de vue plus

général, toutefois, ce bref intermède entre deux

époques dynamiques eut une vertu de caractère

surtout négatif : la modération apparente de la guerre

prenait son origine dans le fait que, tout en ayant

cessé d’être un instrument de politique religieuse,

la guerre n’était pas encore devenue un instrument

de politique nationale. Pendant plus d’un siècle,

aux temps généralement dits des « Lumières », elle

se trouva donc transformée en une véritable institution,

on ne peut mieux adaptée aux exigences des

puissances qui, à l’époque, étaient seules capables

d’en faire usage. Du point de vue du socialisme,

maintenant presque partout adopté en la matière, il

serait inconcevable de souscrire si peu que ce soit aux

vibrants éloges qu’on a prodigués récemment encore

à l’époque où la guerre était censée être le « sport

des rois ». En vérité, celle-ci ne faisait que manifester

un état d’arriération semblable à celui que présentait

alors, dans des conditions de maturité insuffisante,

n’importe quel autre genre d’opération capitaliste.

De nos jours, l’« intérêt personnel bien compris » des

producteurs indépendants de marchandises a cessé

de se voir considéré, même dans le domaine économique,

comme un moyen satisfaisant de suppléer

un certain contrôle social de production. Dès lors,

comment poser en modèle de perfection une période

au cours de laquelle on appliquait encore naïvement

ce même esprit de l’« intérêt personnel bien compris »

à tous les champs de la vie politique et sociale ?

Il suffit de regarder de plus près les descriptions

enchanteresses que des enthousiastes attardés viennent

aujourd’hui, en ces « temps sans enthousiasme »,

nous faire des guerres « civilisées » du XVIIIe siècle,

pour découvrir la vérité prosaïque que toutes ces

belles métaphores poétiques recouvrent. Ne s’agissaitil

pas d’une époque où « le petit nombre, la misère

et les lois de l’honneur » avaient encore pour effet

de freiner les affaires autant que la guerre ? La survie


12

de ces « lois de l’honneur » était assurée, dans la

sphère des affaires, par ce qui subsistait des règles

du compagnonnage médiéval, et, dans la sphère

de la guerre, par une sorte de code de chevalerie,

artificiellement ressuscité mais chargé cependant d’un

contenu nouveau et bourgeois en tous points. Voici,

brossé par l’un de ses plus fervents admirateurs

modernes, un tableau de ce « sport des rois » :

« Une guerre est une partie qui a ses règles et ses

gageures : un territoire, une succession, un trône, un

traité ; celui qui perd la partie paye ; mais on se soucie

de maintenir toujours la proportion entre la valeur

de l’enjeu et le risque de la partie ; et on se tient en

garde contre l’entêtement qui aveugle le joueur. On

veut rester maître du jeu et savoir s’arrêter à temps.

C’est pour cette raison que les grands théoriciens

de la guerre du XVIIIe siècle recommandent de ne

jamais mêler à la guerre ni la justice ni le droit ni

aucune des grandes passions populaires. Malheureux

les belligérants qui prennent les armes convaincus

de se battre pour la justice et le droit ! Persuadés

tous les deux d’avoir raison, ils se battront jusqu’à

l’épuisement ; et la guerre deviendra interminable. Il

faut aller à la guerre en admettant que la cause de

son adversaire est aussi juste que la sienne ; il faut

prendre garde de rien faire, même pour vaincre, qui

puisse exaspérer l’adversaire, ou fermer son esprit à

la voix de la raison, son coeur au désir de paix ; il

faut s’abstenir des procédés perfides et cruels. Rien

n’exaspère davantage les belligérants 9. »

La voilà bien, l’essence de la philosophie bourgeoise à

son entrée dans le monde : Liberté, Égalité, Propriété,

et Bentham 10. Des lignes qui élèvent les idées

du boutiquier des premiers temps du capitalisme

à la dignité de lois universelles et les appliquent à

toutes les institutions comme à toutes les aires du

développement humain ! Ne voit-on pas y poindre

quelque chose de l’esprit paradoxal de ce bon vieux

Mandeville ? « Vices privés, profits publics », énonçait

Mandeville en 1706. « La guerre s’humanise par

avarice et calcul », lui fait écho en 1933 le célèbre

historien bourgeois.

Même en ce que concerne cette époque, où l’ampleur

et l’intensité des opérations militaires tombèrent à

leur niveau le plus bas, la relation entre la guerre

et la révolution ne laisse pas de subsister. Certes,

__________________________________________________

8. H. Nickerson, op. cit., p.63.

9. Les termes cités entre guillemets sont ceux que l’historien

italien Guglielmo Ferrero utilise pour dépeindre la guerre du

XVIIIe siècle in Peace and War, Londres, 1933, p.7-8. Cité

d’après la version française antérieure, légèrement différente :

G. Ferrero, La fin des aventures. Guerre et Paix, Paris, 1931,

p.20-21 (NdT)

10. On a reconnu les termes par lesquels Karl Marx définissait

« ce qui règne dans la sphère de la circulation des marchandises

» (le Capital, livre I, chap.6, in fine). (NdT)

La guerre et la révolution

13

il s’agit d’un temps où les vestiges des processus

révolutionnaires ont été jusqu’au dernier balayés de

la surface de la société, d’un temps où le déclin

relatif de la guerre s’assortit d’un égal déclin relatif

du processus révolutionnaire. Mais les événements de

l’époque subséquente prouvent à l’évidence que ce

XVIIIe siècle, à l’air si pacifique et si stable, constitua

très précisément une phase d’incubation et pour la

guerre et pour la révolution. Des révolutions et des

guerres d’une tout autre ampleur, appelées à éclater

bientôt en Europe et en Amérique, étaient déjà en

gestation sous le couvert de cet équilibre apparent

des forces politiques et sociales. si on se place du

point de vue de la psychologie, de la psychanalyse

et de ce qu’il est convenu appeler « psychologie

des masses », il paraît curieux de voir historiens et

sociologues persister à tenir pour quantité négligeable

les formes et les phases des forces motrices d’une

époque donnée, forces qui ne se manifestent certes

pas à la surface, mais sont refoulées dans l’inconscient

ou canalisées dans d’autres directions par le biais d’un

processus de « sublimation sociale 11 ». Toutes ces

formes, portées au pinacle, dans lesquelles le « Siècle

des Lumières » tenta de restreindre et de civiliser

la guerre, n’étaient en réalité qu’autant de formes à

l’intérieur desquelles mijotait ce déchaînement sans

précédent des forces motrices, lentement accumulées,

de la guerre moderne parfaitement développée de

style bourgeois, dont le point d’explosion ne fut autre

que les guerres de la Révolution française.

Il est donc patent qu’au cours des trois siècles ayant

précédé la venue à majorité complète de la guerre

bourgeoise moderne, il n’y eut jamais un instant de

rupture dans l’unité essentielle de la guerre et de

la révolution. Plus particulièrement, on ne saurait

regarder le siècle si hautement prisé des Lumières

comme un intervalle pendant lequel le sens moral

et la raison auraient véritablement réussi, grâce

à un effort suprême, à calmer et à maîtriser les

passions révolutionnaires des guerres de Religion. En

vérité, ces passions n’avaient essuyé qu’une défaite

provisoire, par suite de l’incapacité de l’un comme

de l’autre parti de prendre le dessus. Chez les gens

influents, on s’apercevait de plus en plus qu’il valait

mieux opter pour les nouveaux modes d’acquisition

des richesses matérielles que de continuer à sacrifier

son confort personnel au triomphe de la foi la plus

vraie. Les grandes forces motrices révolutionnaires

_______________________________________________

11. Pour une critique de cette attitude – critique assez

énigmatique dans la forme mais judicieuse dans le fond –,

cf. Denis de Rougement, L’Amour et l’Occident, Paris, 1933

(éd. américaine : New York, 1940), livre V, « L’amour et la

guerre », P.239 sqq. ; et l’essai du même auteur : « Passion

and the Origin of Hitlerism », Review of Politics, III, 1, Janv.

1941.

14

de la classe bourgeoise qui, après s’être manifestées

pour la première fois dans la fureur des guerres de

Religion, devaient faire leur réapparition lors des violentes

batailles politiques et sociales de la Révolution

française, ne furent nullement détruites, ou affaiblies,

durant l’époque intermédiaire des « Lumières ».

Simplement refoulées à ce moment-là, elles acquirent

par la suite une puissance extraordinaire en raison

justement de ce refoulement qu’elles avaient subi.

4 –

IL N’EST GUÈRE NÉCESSAIRE d’examiner à fond les

phases de développement de la guerre et de la

révolution qui se sont succédées de 1789 à 1914. Sans

doute assène-t-on un rude coup aux démocrates naïfs

d’Europe et des États-Unis qui, hier encore, croyaient

de bonne foi la thèse contraire de la propagande

nazie, quand on leur rappelle ce fait historique que

la « guerre totale » moderne, loin d’être l’une des

inventions diaboliques de la révolution nazie, est

bel et bien, dans tous ses aspects – sans excepter le

langage –, le produit indiscutable de la démocratie

elle-même et, plus particulièrement, le fruit de la

guerre de l’Indépendance américaine et de la grande

Révolution française. Mais il s’agit en l’occurrence

d’un fait d’histoire contemporaine si évident, et si

souvent exposé en termes dépourvus d’ambiguïté par

tous les experts en matière d’histoire et d’art militaire

12, que la négligence absolue dont il est l’objet de la

part de l’opinion publique, dans les pays totalitaires

comme dans les pays démocratiques, ne laisse pas

à elle seule de poser un problème. Le secret qui

n’a jamais cessé à ce jour d’envelopper tout ce qui

se rattache à la guerre semble être une condition

intrinsèque et nécessaire à l’existence de la société

actuelle. « Nous ignorons tout de la guerre », voilà

qui signifie, entre autres choses, que nous n’avons

aucun pouvoir sur ce que nous ignorons. Si nous

savions, nous nous refuserions à vivre dans le cadre

d’une société reposant sur la concurrence capitaliste,

et même dans une société fondée sur des formes

imparfaites et fragmentaires de planification qui

restent compatibles avec le maintien de la propriété

et du travail salarié. Une connaissance complète de

la guerre, et l’emprise des hommes sur ses conditions

qui s’ensuivrait, présuppose la société de producteurs

______________________________________________________

12. On trouvera l’exposé le plus à jour, et riche de faits, de la

montée graduelle, de la survivance et de l’hypothétique déclin

des armées de masse et autres facteurs de la guerre moderne

dans l’ouvrage susmentionné de Hoffman Nickerson. Pour

un traitement magistral de ce même sujet, sous une forme

condensée, cf. le chapitre concernant « les répercussions de

la démocratie et de l’industrialisation sur la guerre », au tome

4 de l’ouvrage de Toynbee (p. 141-151)

La guerre et la révolution

15

librement associés qui sortira d’une authentique

révolution sociale. Sur cette base, la guerre deviendra

inutile. On s’aperçoit donc que l’étonnant degré

d’ignorance en la matière comme le manque non

moins surprenant de préparation à réfléchir sur la

guerre avec rigueur, clarté et réalisme ne découlent

pas d’une insuffisance quelconque de notre éducation

politique générale. Ce sont là traits caractéristiques

d’une société présocialiste et liés à l’essence même

de la guerre.

5 –

AU COURS DES CENT CINQUANTE dernières années,

la théorie et la pratique de la guerre bourgeoise ont

été dans l’ensemble dominées par l’idée de « guerre

totale ». Conçue à une échelle gigantesque et faite

pour la première fois à cette même échelle par les

quatorze armées de citoyens organisées et mises en

campagne aux heures les plus sombres de la nouvelle

république française, la guerre totale visait à défendre

la révolution contre une nuée d’ennemis du dehors

et du dedans. Tel fut le sens de la fameuse « levée

en masse » décrétée par la loi du 23 août 1793 qui,

fait sans précédent, plaça toutes les ressources d’une

nation belligérante – soldats, denrées alimentaires,

fabriques, travailleurs, tout le génie et toute la

passion d’un peuple transporté d’enthousiasme –

au service de la guerre révolutionnaire. En fait, et

dans les limites imposés par le niveau de développement

technique et industriel, il s’agissait là d’une

« conscription universelle », d’une véritable « guerre

totale ». Abstraction faite un instant d’une infinie

différence de langage – entre une période où la

classe bourgeoise était animée d’un authentique et

fervent esprit révolutionnaire et la phase actuelle

où son déclin s’amorce –, le texte des discours

prononcés à la Convention nationale comme celui

du décret lui-même auraient pu être rédigés hier :

« Les jeunes gens iront au combat ; les hommes

mariés forgeront les armes et transporteront les

subsistances ; les femmes feront des tentes, des

habits, et serviront dans les hôpitaux ; les enfants

mettront le vieux linge en charpie ; les vieillards se

feront porter sur les places publiques pour exciter

le courage des guerriers, prêcher la haine des rois et

l’unité de la République.

« Les maison nationales seront convertie en casernes

et les places publiques en ateliers d’armes ; le sol des

caves sera lessivé pour en extraire le salpêtre.

« Les armes de calibre seront exclusivement remises

à ceux qui marcheront à l’ennemi ; le service de

l’intérieur se fera avec des fusils de chasse et l’arme

blanche.


16

« Les chevaux de selle seront requis pour compléter

les corps de cavalerie ; les chevaux de trait autres que

ceux employés à l’agriculture conduiront l’artillerie

et les vivres 13. »

Même cela pourtant, ce point le plus élevé jamais

atteint dans l’histoire de la guerre bourgeoise, la

guerre révolutionnaire totale, portait la marque

fatidique d’une ambiguïté intrinsèque. Cette guerre

pour défendre la révolution et délivrer tous les peuples

opprimés ne pouvait être conçue et poursuivie

que sous la forme d’une guerre nationale du peuple

français contre les pays ennemis. Guerre de défense

à l’origine, elle ne tarda pas à se transformer en

une guerre de conquête ; l’émancipation promise

aux peuples opprimés fut ravalée au thème de

propagande destiné à faciliter l’annexion de leurs

territoires, et la guerre révolutionnaire frappa indistinctement

tous les pays, libres ou non, qui ne

prenaient pas parti pour la République française

dans la lutte à mort qu’elle livrait aux coalitions

de ses ennemis. Fait caractéristique, les premières

mesures allant dans le sens de la « guerre d’expansion

révolutionnaire », c’est à dire visant l’emploi

de mots d’ordre révolutionnaires à des fins de

politique extérieure, furent prises non par les extrémistes

jacobins, mais par les modérés girondins,

lesquels aspiraient déjà, en secret, à mettre un

terme au processus révolutionnaire, non à l’entendre

et à l’intensifier. Mais ce furent ensuite les

Jacobins révolutionnaires qui poursuivirent, avec

leur extraordinaire énergie, la nouvelle politique

de guerre et de conquête qu’ils n’avaient adopté

qu’à contrecoeur comme un instrument de politique

intérieure. Semblable développement devait

se reproduire, après un long intervalle mais dans

des conditions singulièrement analogues, dans la

politique intérieure et extérieure de la révolution

russe de 1917. À présent, le vieux slogan girondin

de la guerre révolutionnaire est devenu une des

principales armes idéologiques de la propagande

national-socialiste, malgré la récente conversion de

la guerre nazie en une attaque sans discrimination

et contre les « démocraties capitalistes décadentes »

d’Occident, et contre le nouveau régime totalitaire

de l’Union soviétique.

Ce développement, dernier en date, eut pour prélude

la dissolution progressive, pendant tout le XIXe

siècle, du contenu de la guerre totale bourgeoise et

l’affaiblissement correspondant de cette formidable

force de frappe qui s’était manifestée entre 1792

et 1815, à l’époque des guerres révolutionnaires et

______________________________________________________

13. Cité d’après le Moniteur universel du 25 août 1793, (NdT).

14. F. Foch, Les Principes de la guerre (1903), cité par D. de

La guerre et la révolution

17

napoléoniennes. Selon le maréchal Foch, la longue

période de désagrégation et de déclin graduels des

guerres dites nationales, que connut l’Europe du

XIXe siècle, a compté trois phases successives :

« La guerre fut nationale au début pour conquérir

et garantir l’indépendance des peuples : Français

de 1792-1793, Espagnols de 1804-1814, Russes

de 1812, Allemands de 1813, Europe de 1814,

et comporta alors ces manifestations glorieuses

et puissantes de la passion des peuples qui s’appellent :

Valmy, Saragosse, Tarancon, Moscou, Leipzig, etc.

Elle fut nationale par la suite pour conquérir l’unité

des races, la nationalité. C’est la thèse des Italiens et

des Prussiens de 1866, 1870. Ce sera la thèse au

nom de laquelle le roi de Prusse devenu empereur

d’Allemagne revendiquera les provinces allemandes

de l’Autriche. Mais nous la voyons maintenant

encore nationale, et cela pour conquérir des avantages

commerciaux, des traités de commerce avantageux.

Après avoir été le moyen violent que les peuples

employaient pour se faire une place dans le monde

en tant que nations, elle devient le moyen qu’ils

pratiquent encore pour s’enrichir 14 »

Incontestablement, c’est là une description brillante

des diverses phases que la guerre bourgeoise dut

traverser tour à tour, en même temps que les

tendances et les accomplissements révolutionnaires

de la classe bourgeoise dominante connaissaient

un déclin similaire. Et, une fois de plus, force

est de relever l’erreur du commun des pacifistes

confondant les périodes de paix relative avec les

phases véritablement progressistes du développement

humain. Comme Rougement le note, la dernière

période de paix dont l’Europe put jouir de 1879

à 1914 fut bel et bien une période d’absolu déclin

culturel. « La guerre s’embourgeoisait. Le sang se

commercialisait. (…) La guerre coloniale n’est en

somme que la continuation de la concurrence capitaliste

par des moyens plus onéreux pour le pays, sinon

pour les grandes compagnies. »

Cet état de choses eut pour conséquence la plus

impressionnante l’écroulement définitif des conceptions

stratégiques révolutionnaires napoléoniennes

et clausewitziennes, liées au capitalisme de la concurrence

et au nationalisme bourgeois, lors de la

Première Guerre mondiale de 1914-18. Préparée

de longue date, cette guerre, qui mit le comble

à l’ère du nationalisme, opposa non point des

nations particulières, mais des groupes de nations

extrêmement hétérogènes. Elle prouva que l’ancienne

forme concurrentielle de la guerre totale à outrance

___________________________________________________

Rougemont, op. cit. 263-264.

15. K. Korsch, « The Fight for Britain, the Fight for Democracy,

and the War Aims of the Working Class » Living Marxism, V,

La guerre et la révolution

18

se trouvait dans l’incapacité absolue soit de procurer

la victoire, soit de permettre la conclusion d’une

paix réelle après la fin des hostilités. Il n’est pas

jusqu’aux répercussions révolutionnaires de l’effondrement

militaire, et aux impossibilités subséquentes

de la paix dans les pays d’Europe centrale, qui ne

semblent avoir ajouté, et non porté atteinte, au

tableau général d’écroulement et de décomposition

irrémédiables présenté par la structure traditionnelle

globale de la société capitaliste d’Occident.

Quand au rapport de la guerre à la révolution, il

ne connut pas plus une nouvelle phase positive au

cours de l’après-guerre. D’un point de vue purement

formaliste il est permis de dire que l’importance

révolutionnaire de la guerre s’est accrue pendant le

dernier quart de siècle, en ce sens que la séparation

tranchée qui subsistait naguère entre la guerre et la

guerre civile s’est faite de plus en plus fluide, avant

de disparaître complètement. Alors que, pendant la

Première Guerre mondiale, le projet de « transformer

la guerre capitaliste en guerre civile » était encore

regardé comme un mot d’ordre sans la moindre

portée pratique par la majorité des ouvriers socialistes

eux-mêmes 15, on vit, vingt ans après, la guerre

d’Espagne tirer son origine d’une guerre civile et,

dans la suite de son processus, se métamorphoser

en répétition générale de l’actuelle guerre entre pays

totalitaires et pays démocratiques. Celle-ci a porté

la confusion à un degré plus élevé encore. Dès le

premier jour, et à tous ses moments critiques, cette

guerre a revêtu une caractère « idéologique » et

« politique », c’est à dire de lutte mettant aux prises

les diverses fractions d’une guerre civile, bien plus

que d’une guerre à l’ancienne entre un pays et un

autre.

Le développement retracé dans cette étude paraît

donc avoir bouclé le cercle. Ne serait-on pas revenu

tout droit aux guerre idéologiques des XVIe et

XVIIe siècles ? À y regarder de plus près, ce regain

de vigueur, que marque à première vue l’intime

liaison de la guerre et de la révolution, semble être

cependant affaire d’apparence, et loin d’avoir une

portée historique réelle. Pour rendre compte du

cours effectif des choses, il vaut mieux recourir à

la formule paradoxale selon laquelle non seulement

la guerre, mais encore la guerre civile, a perdu

à l’époque actuelle son caractère révolutionnaire

d’autrefois. Guerre civile et révolution ont cessé d’être

synonymes.

En outre, il n’est pas du tout certain que ce nouveau

_________________________________________________________

4, printemps 1941, p. 2-4. (NdT).

16. C. von Clausewitz, De la guerre, livre II, chap. 3, section

3.


19

caractère pseudo-révolutionnaire de la guerre en

cours, qui a pour effet de déchaîner de si vives

passions dans le monde entier, soit appelé à perdurer.

L’éventualité contraire reste tout aussi possible, et

cette possibilité se trouve même accrue depuis la

récente extension de la guerre à la Russie. Il se peut

que le régime nazi soit amené à rompre avec sa

tendance actuelle qui consiste à raffermir sa position

relativement faible dans le champ de la concurrence

capitaliste en reconstruisant le système social sur une

base totalitaire, sans relâcher pour autant son effort de

guerre. Dès lors, le conflit marquerait un retour aux

formes de la guerre capitaliste traditionnelle, menée

de part et d’autre en vue d’acquérir à l’extérieur un

surcroît de puissance nationale. Mais rien n’interdit

de penser que la continuation de la guerre, revenue

ainsi à l’ancien style bourgeois, ne puisse en définitif

aboutir elle aussi à un changement par l’intérieur de

la structure donnée de société. Dans cette hypothèse,

les répercussions internes de la guerre ne s’ensuivront

nullement cependant de l’action consciente d’aucune

des parties belligérantes, quels que soient les « buts »

dont leur propagande fait état. Le cas échéant, elles

découleront de la force de circonstances imprévues,

elles que l’intervention d’une nouvelle classe révolutionnaire

qui n’était pas représentée dans les conseils

de cette guerre. Elles se feront jour en dehors des

intentions communes aux deux camps belligérants, et

à l’encontre de ces intentions mêmes. Quant à savoir

si l’on peut s’attendre à pareil développement de la

crise actuelle, nous reviendrons sur cette question

dans la section finale de la présente étude.

6 –

LES NAZIS AUTANT QUE LEURS ADVERSAIRES démocrates

attribuent volontiers les différences que la

guerre « totalitaire » actuelle présente avec ses formes

passées au fait que la société bourgeoise aborderait

aujourd’hui une phase nouvelle de son essor révolutionnaire.

Si cette assertion relève clairement de la

propagande, il n’en demeure pas moins que ces

différences sont l’expression d’un changement bien

réel survenu dans la structure et le développements

économiques objectifs de cette société-là. De tout

temps, répétons-le, la guerre a constitué en société

capitaliste un complément indispensable à la conduite

normale des affaires. Le général Carl von

Clausewitz, le grand théoricien de l’art de la guerre au

XIXe siècle, assortissait déjà sa célèbre définition de

la guerre « continuation de la politique par d’autres

moyens », de cette remarque que la guerre, « plus




20

encore qu’à l’art, ressemble au commerce, qui se

présente lui aussi comme un conflit d’intérêts et

d’activités humaines, et que la politique elle-même

devrait à son tour être considérée comme une sorte

de commerce à grande échelle16 ». Il disait encore de

la guerre de la première moitié du XIXe siècle qu’elle

tenait « beaucoup de la concurrence commerciale

poussée à ses ultimes conséquences et soumise à

nulle autre loi que celle du moment ». Telle est la

manière dont on veillait sur « les grands intérêts de

la nation », en d’autres termes, l’intérêt général de la

classe capitaliste et, plus spécialement, de ses milieux

dirigeants, en un temps où le production capitaliste se

trouvait encore réglée d’une façon prédominante par

la concurrence que des producteurs apparemment

indépendantes de marchandises si livraient. De la

même manière encore, les toutes dernières méthodes

de l’art de la guerre, telles que les deux camps

aujourd’hui aux prises les mettent plus au moins

parfaitement en pratique, ressortissent à une forme

de gestion plus récente et bien plus élaborée que celle

des vieilles affaires capitalistes. « Les formes nouvelles

de la production matérielle, soulignait Marx, se

développent par la guerre avant de se développer

dans la production du temps de paix. » Ainsi donc,

la guerre totalitaire actuelle préfigure les formes économiques

nouvelles que viendra parachever ensuite

le passage de tous les pays du monde à un mode de

production capitaliste planifié plutôt que déterminé

par le marché, et à un capitalisme monopoliste et

étatique plutôt que concurrentiel et privé. C’est

avant tout pour cette raison que la guerre actuelle,

loin d’être une « répétition » pure et simple de

la précédente, ne laisse pas de présenter avec cette

dernière une « différence essentielle 17 ».

Cette différence se lit notamment dans la baisse

d’importance de la « horde armée ». Suivant une

source en général bien informée, le tiers seulement de

l’armée allemande appartient, même nominalement,

à l’infanterie, dont beaucoup de tâches, voire la

plupart, reviennent par ailleurs aux militaires de

carrière de l’arme blindée et de l’aviation 18. Jusqu’à

la campagne de Russie, presque toutes les opérations

_____________________________________________________

17. Cf. Clement Greenberg et Dwight MacDonald, « Ten

Propositions on the war », Partisan Review, vol. VII, août 1941,

p. 271. Ces deux auteurs divergent d’opinions sur le caractère

de cette « différence » effective. (Selon l’un d’eux, la guerre

en cours se caractérise par le fait qu’un « type nouveau de

société » existe d’ores et déjà en Allemagne.) Mais, sans

chercher à approfondir cette question, ils e perdent ensuite

dans une discussion de ce que le fascisme peut avoir de

plus ou moins « désirable » et autres questions en grande

partie subjectives. Cette tendance diminue dans une certaine

mesure l’intérêt, par ailleurs considérable, de cet essai de

discuter sérieusement l’un des principaux problèmes de notre

temps.


18. H. Nickerson, op. cit., p. 397.


19. L’ironie du sort a voulu que ni la Russie soviétique ni

l’Allemagne ne furent les premières, dans l’Europe de l’aprèsguerre,

à donner une consécration formelle au principe de

la « guerre totale ». En effet, ce fut en France que, le 3

mars 1927, la Chambre des députés adopta à une majorité

écrasante, les communistes étant seuls à voter contre, une

proposition de loi qui, défendue par le leader socialiste Paul-

Boncour, prévoyait la mobilisation de toutes les forces et

ressources du pays en vue de la « guerre totale ».



21

de la Wehrmacht ont été accomplie par des « troupes

de choc » triées sur le volet, et dont l’effectif,

étonnamment réduit, n’a éprouvé que des pertes

relativement légères.

Un autre trait distinctif du caractère propre à la

guerre totalitaire d’aujourd’hui, trait lié cette fois au

déclin universel que connaît l’esprit de concurrence

à outrance durant la phase actuelle de capitalisme

monopoliste, n’est autre que l’amoindrissement de

la vague d’enthousiasme général qu’engendrèrent les

guerres nationales du XIXe siècle, et qui atteignit

son ampleur maximale au début de la guerre de

1914-1918. Malgré l’énorme surcroît d’efforts fourni

par les services de propagande spécialisés, rien dans

l’attitude de l’opinion publique envers la guerre

actuelle ne rappelle en quelque façon cette intoxication

idéologique massive de nations entières qui fut si

caractéristique des guerres de l’époque précédente.

Enfin, bien que toutes les guerres du siècle dernier,

puis chaque année de guerre de 1914 à 1918, aient

vu le principe de la planification se trouver étendu,

au-delà des limites traditionnelles du domaine militaire,

à des sphères toujours plus nombreuses, ce

principe est maintenant appliqué systématiquement

pour la première fois à la mobilisation complète des

ressources en matériaux et en hommes d’une société

qui, par suite de son développement technique et

industriel, se situe à un niveau incomparablement

plus élevé que ceux du passé. Ce qui est nouveau

en occurrence, ce n’est pas l’idée de « conscription

universelle » per se, mais le fait que ni l’initiative

individuelle ni l’empoignade concurrentielle n’ont

plus la moindre part à sa mise en oeuvre. Autre

nouveauté encore : les principes de l’« économie de

guerre » furent cette fois appliqué dès le temps de

paix. Le système industriel de pays tels que l’Allemagne

et la Russie a été dans son ensemble conformé

à l’avance, méthodiquement, aux exigences d’une

guerre qui ne devait s’ouvrir que bien des années plus

tard 19. Et, depuis le déclenchement de la guerre

actuelle, les barrières séparant traditionnellement

production de guerre et production de paix ont

partout volé en éclats. Les ressources de tous les

pays ont été mises en commun dans le cadre d’une

économie de guerre à l’échelle mondiale.

La « guerre totale » nazie diffère, sous tous ces


22

rapports, des anciennes formes de guerre totale

dans lesquelles l’esprit d’un capitalisme à dominante

concurrentielle venait se répercuter. La guerre totale

d’aujourd’hui se révèle donc une forme nouvelle

de guerre totale : guerre totale du capitalisme des

monopoles et du capitalisme d’État, par opposition

aux guerres totales liées au système de la concurrence

qui furent le propre d’une période économique

révolue.

7 –

LES DÉVELOPPEMENTS ÉCONOMIQUES mêmes qui

détruisent graduellement la fonction positive de

la guerre en tant qu’instrument de la révolution

bourgeoise ont créé les prémisses objectives d’un

nouveau mouvement révolutionnaire. L’essor du

mouvement indépendant de la classe ouvrière a

eu pour effet de donner un aspect nouveau au

problème de la guerre et de la révolution. Face à cette

menace, la classe bourgeoise dirigeante doit assumer

aujourd’hui une fonction répressive. De nos jours, vu

le changement des conditions historiques, il devient

de plus en plus ardu de juger si une forme donnée

de guerre, voire la guerre elle-même, conserve encore

une valeur positive quelconque pour la révolution

du XXe siècle.

En premier lieu, force est de noter, à propos des

diverses occasions où, au cours des vingt ou trente

dernières années, la classe prolétarienne s’est lancée

dans une lutte pour ses buts propres, que la révolution

sociale des travailleurs n’a tiré aucun avantage des

fonctions positives qu’une guerre révolutionnaire est

censée remplir en ce qui concerne l’émancipation

d’une classe opprimée. C’est un chapitre particulièrement

sombre de l’histoire de la révolution

bolchevique en Russie que celui de ses « guerres

révolutionnaires ». Et ce chapitre eut pour conclusion

tragique le message radiodiffusé du 3 juillet 1941,

dans lequel Staline s’abstenait de toute référence au

socialisme et à la classe ouvrière. Au lieu de quoi, il

exhortait les peuples de l’URSS à défendre l’existence

de leur État national, dans le cadre de l’Empire

russe, et à faire montre des « qualités inhérentes à

notre peuple ». Depuis lors, les forces prodigieuses,

auxquelles la révolution de 1917 donna libre essor,

ont été utilisées comme des instruments pour la

défense du statu quo capitaliste en Europe et aux

États-Unis contre les innovations non moins ambiguës

qui s’ensuivraient de la défaite des puissances

« démocratiques » occidentales à l’issue du conflit

qui les oppose aux forces « totalitaires » du fascisme

nazi.

En quel sens faut-il entendre la thèse paradoxale


23

selon laquelle la guerre, ce puissant instrument de la

révolution bourgeoise du passé, aurait perdu toute

importance positive pour la révolution socialiste de

l’époque actuelle ? Car, enfin, le mouvement historique

du XXe siècle n’est pas séparé de ses devanciers

par une muraille de Chine. Et, s’il était exact que

la guerre ait rempli hier une fonction absolument

positive dans la transformation révolutionnaire de la

société, on aurait du mal à comprendre comment il

se fait qu’elle ait perdu aujourd’hui cette fonction

progressiste.

C’est dans les ambiguïtés, ci-dessus retracées, qui, dès

l’origine, furent inhérentes à la guerre bourgeoise,

et dans les ambiguïtés cachées de la révolution

bourgeoise elle-même, qu’on trouvera réponse à cette

question. Il ne fait aucun doute que les guerres

révolutionnaires et nationalistes des XVIIIe et XIXe

siècles constituèrent des étapes nécessaires du processus

qui aboutit à l’établissement de la société capitaliste

actuelle et de sa classe bourgeoise dirigeante.

Pourtant, malgré toute la passion dont étaient animés

les soldats-citoyens appelés à vaincre ou à mourir,

la fonction réelle de ces guerres avait à voir bien

moins avec l’élément authentiquement émancipateur

et démocratique de la révolution qu’avec les effets

simultanément répressifs de celle-ci. Présenter la

guerre de masse moderne comme le produit de la

Révolution française en général, c’est se livrer à une

généralisation historique abusive. Un examen plus

attentif révèle, en effet, qu’elle fut liée à une phase

particulière de cette révolution. De fait, son origine

se situe au moment critique où le soulèvement de

la Vendée et l’agression étrangère imposèrent le

remplacement des principes bien plus démocratiques

de la première phase de la révolution par les mesures

autoritaires et violentes de la dictature révolutionnaire

des Jacobins.

En second lieu, le développement de la conscription

universelle et de tous les autres traits de la « guerre

totale » fut poursuivi au XIXe siècle moins par la

France que par l’État antidémocratique de Prusse.

Mais il ne s’agissait nullement d’une simple ironie

du sort, comme on l’a parfois soutenu. À la base

de ce phénomène se trouve le fait que l’usage

effréné de la force convenait mieux encore aux visées

des gouvernements réactionnaires d’Europe centrale,

lesquels entendaient borner la « guerre de libération »

au rétablissement de l’indépendance nationale de

leurs États, assujettis à l’Empire français, tout en

refusant en même temps d’octroyer à leur sujets des

institutions véritablement démocratiques. en outre,

bien plus que la démocratie, ce fut le nationalisme

bourgeois, et le plus cocardier, que ces guerres

toujours plus violentes et sanguinaires eurent pour


24

effet d’implanter au centre de l’Europe pendant

les décennies suivantes, tandis que la guerre de

Sécession américaine et les trois guerres bismarckiennes

d’agrandissement de la Prusse faisaient progresser

encore la forme nouvelle de la guerre de masse.

Dorénavant, et jusqu’à 1914, toutes les guerres

capitalistes et impérialistes devaient se heurter à

l’opposition plus ou moins résolue des divers courants

composant le mouvement international de la classe

ouvrière. Ce fut seulement sous l’effet de choc

provoqué par la guerre mondiale et la crise politique

et économique subséquente que les deux minorités

du socialisme allemand redécouvrirent la valeur

« positive » de la guerre pour la révolution socialiste.

L’une de ces minorités dirigea la révolution avortée

des ouvriers allemands, pour se réfugier ensuite dans

les activités pro russes du parti communiste. Quand

à l’autre, elle consentit à la guerre elle-même comme

à un accomplissement indiscutable des aspirations

sociales des travailleurs, et, par là, anticipa la guerre

« révolutionnaire » que les forces contre-révolutionnaires

du national-socialisme font aujourd’hui à

la Russie soviétique, de même qu’au capitalisme

démocratique.

À l’heure actuelle, l’indécision la plus absolue continue

de régner en ce qui concerne la portée de la

guerre pour le futur mouvement révolutionnaire de

la classe ouvrière. Quelles que soient les conséquences

de la guerre « totale » en cours pour les fractions

rivales de la classe dirigeante internationale, une chose

est certaine : pour les ouvriers, cette guerre censée

être « révolutionnaire » ne constitue jamais qu’une

autre forme, et une forme aggravée, de leur condition

normale d’oppression et d’exploitation. En dépit de

tout ce qui se dit et se vocifère, cette lutte intestine

à la classe dirigeante capitaliste n’est nullement –

comme tel fut le cas des anciennes guerres capitalistes

une forme nécessaire et une partie intégrante

du progrès historique. Elle a même pour effet de

dénaturer jusqu’à ces changements mineurs de la

structure économique et politique actuelle que le

maintien de l’ancien système exige. La guerre capitaliste

a épuisé toutes ses potentialités révolutionnaires.

C’est ailleurs que sur les champs de bataille de la guerre

capitaliste que se passe la lutte pour le nouvel ordre de

soc i é t é . L ’ a c t i o n d é c i s i v e des travailleurs

commence là où la g u e r r e capitaliste finit.


25

Korsch et les anarchistes

L a Deuxième Internationale n'avait pu réussir à transformer

le mouvement ouvrier en organisation contrôlant

les travailleurs ; la Troisième Internationale y parvint.

Désormais, l'autodétermination ouvrière devrait s'affirmer

contre toutes les organisations ouvrières existantes, fussentelles

politiques ou économiques. Le parti traditionnel de

la bourgeoisie et, avec lui, le syndicat, soit sous sa forme

artisanale, soit sous sa forme industrielle, se révélaient des instruments

de manoeuvre aux mains des colossales bureaucraties

du travail. Celles-ci identifiaient leurs propres intérêts au

maintien du statu quo social, ou bien devenaient franchement

des institutions de contrôle dépendant des gouvernements.

Il était clair que les formes organisationnelles dans lesquelles

Marx et Engels avaient mis, dans des circonstances toutes différentes,

leurs espoirs pour un développement de la conscience

de classe prolétarienne, ne pouvaient plus être considérées

comme des forces d'émancipation. Bien plus, elles apparaissent

bientôt comme les nouvelles formes d'asservissement du

prolétariat. Bien qu'à contre-coeur – vu l'inexistence d'une

forme nouvelle et mieux adaptée d'organisation de la lutte de

classe prolétarienne – Korsch en vint à reconnaître que la fin

du capitalisme présuppose et comporte la fin des organisations

ouvrières traditionnelles. C'est précisément au soutien que les

ouvriers apportent à ces organisations que se mesure l'absence

de la conscience de classe.

Cependant, bien que passagères et localisées au début, des

manifestations d'indépendance prolétarienne se font jour dans

des actions directes tendant à des objectifs de classe ; Korsch

les considérait comme autant de signes d'une renaissance de

la conscience de classe prolétarienne au sein d'une expansion

totalitaire des contrôles autoritaires sur des sphères de plus

en plus étendues de la vie sociale. Là où on pouvait trouver

de telles actions indépendantes de la classe ouvrière, le

marxisme révolutionnaire n'était pas mort. Et le point crucial

de la renaissance d'un mouvement révolutionnaire ne se

déterminait pas par l'adhésion idéologique à la doctrine

marxiste, mais dans l'action de la classe ouvrière pour son

propre compte. Jusqu'à un certain point, ce genre d'action

était encore pratiqué par le mouvement anarcho-syndicaliste ;

Korsch se tourna vers les anarchistes, sans pour autant

abandonner ses conceptions marxistes. Il se tournait non vers

les anarchistes petits-bourgeois, idéologues du “ laissez-faire

, mais vers les travailleurs anarchistes et les paysans pauvres

d'Espagne, qui n'avaient pas encore succombé sous les coups

de la contre-révolution internationale ; laquelle avait fait, du

nom même de Marx, l'un de ses symboles.

On a souvent prétendu que la doctrine marxiste ne s'était

intéressée à l'anarchisme que pour remettre à leur place les

éléments anarchistes qui jouèrent un rôle dans la formation de

la Première Internationale. Les anarchistes mettaient l'accent

sur la liberté et la spontanéité, sur l'autodétermination et

par conséquent sur la décentralisation, sur l'action plutôt

que sur l'idéologie, sur la solidarité plutôt que sur les

intérêts économiques. C'étaient précisément ces qualités qui

faisaient défaut à un mouvement socialiste, qui aspirait à

l'influence politique et au pouvoir, dans des nations où le

capital était en expansion. Korsch se souciait peu de savoir

si cette interprétation, marquée d'anarchisme, du marxisme

révolutionnaire était fidèle à Marx ou non. L'important, dans

les conditions du capital au XXe siècle, était de retrouver

ces attitudes anarchistes pour ressusciter un mouvement

ouvrier. Korsch soulignait que le totalitarisme russe était très

étroitement lié à la conviction de Lénine que l'on devait

craindre, plutôt que stimuler, la spontanéité de la classe

ouvrière et que certaines couches non-prolétariennes de la

société – l'intelligentsia – avaient pour fonction d'apporter aux

masses la conscience révolutionnaire, celles-ci étant incapables

d'acquérir par elles-mêmes leur propre conscience de classe.

Lénine ne fit que dégager, et adapter aux conditions russes,

ce qui, silencieusement sans doute, avait depuis longtemps

pris place dans le mouvement socialiste, savoir : le règne de

l'organisation sur les organisés, le contrôle de l'organisation

par la hiérarchie des dirigeants

Paul Mattick


26


REPERES BIOGRAPHIQUES

(1886-1961)

1886 – Né à Tostedt, le 15 août 1886.

1909-11 – Études de droit à l'université d'Iéna. Rejoint la

social-démocratie. Ses études finies, il part travailler à Londres

où il prend contact avec la société des Fabiens.

1914 – Mobilisé. Le lieutenant Korsch commande une

compagnie de canonniers à Douaumont, il est blessé deux

fois.

1918 – Pendant la révolution allemande Korsch participe à la

fondation d'un conseil d'ouvriers et de soldats.

1919 – Korsch s'éloigne de la social-démocratie lors des débats

sur la socialisation de l'économie, il prend position pour une

socialisation décentralisée de l'économie à base de conseils,

en opposition à l'idée dominante d'étatisation centralisée. Il

s'oppose une première fois à Kautsky – le grand leader de

la social-démocratie allemande – pour qui le socialiste “ ne

pouvait faire de propositions que pour la société actuelle ”.

Pour Korsch, “seule l'imagination créatrice du révolutionnaire

ayant accompli au préalable par la pensée, en fonction de

la situation économique et psychologique globale, le passage

du vieux monde au monde nouveau1” permettait d'anticiper

l'avenir. Il adhère au parti socialiste de gauche (USPD),

lequel se situe entre le jeune parti communiste et la socialdémocratie.


1920 – Suite à la grève générale contre le putsch de Kapp,

Korsch se rallie aux thèses bolcheviques et défend l'adhésion

de l'USPD au parti communiste pro-Moscou (KPD) et à la

Troisième Internationale. Il est alors critique des positions

du parti communiste ouvrier (KAPD) qui oppose la représentation

et gestion directe sur la base de conseils au mode de

représentation de la démocratie bourgeoise. Korsch critique

Kautsky et les partisans des thèses déterministes qui voyaient

dans le délin du capitalisme et l'avènement de la sociééar socialiste”

la conséquence d'“ une nécessité économique "s'accomplissant de soi-même",

tôt ou tard, avec la fatalité d'une loi de la nature 2 ”.


1921 – Les tensions sociales (insurrection en Allemagne

centrale, dite “ action de mars 1921 ”) s'accompagnent de la

montée du nationalisme et du renforcement du mouvement

national-socialiste. Les gouvernements socialistes de Saxe et

de Thuringe, confient des portefeuilles à des communistes,

dont celui de la Justice, en Thuringe, à Korsch. Quelques

jours après, l'armée intervient et destitue ces gouvernements,

premières expériences de front populaire. À cette période, la

politique du parti communiste pro-Moscou soumet le soutien

aux soulèvements révolutionnaires à la tactique d'alliance avec

la social-démocratie.


1923 – Korsch publie Marxisme et philosophie, dans lequel il

critique l'orthodoxie marxiste social-démocrate qui présente

la conception matérialiste de l'histoire comme une “ science

séparée de la lutte révolutionnaire. Contre cette conception,

qui transforme le marxisme en une idéologie, Korsch revendique

un marxisme révolutionnaire, activité essentiellement

critique. Marxisme et philosophie est qualifié d' “ hérésie

par les bolcheviques et par les idéologues de la IIIème

Internationale, tandis que le leader de la social-démocratie,

Kautsky, le traite d'“ activiste ”. Au même moment Georg

Lukacs publie Histoire et conscience de classe. Les deux ouvrages

mettent l'accent sur le rôle de la conscience dans l'activité

révolutionnaire, contre le déterminisme et le fatalisme historique.

Plus que Korsch, Lukacs insiste sur le rôle du parti

léniniste dans la formation de cette conscience.

1924 – Élu député au Reichstag, Korsch est nommé rédacteur

en chef de la revue théorique du KPD, Die Internationale.

C'est sa période de grande fidélité au léninisme, un léninisme

qu'il concevait comme une politique “ révolutionnaire ”, anti

front populaire.

______________________________________________________

1. Schriften zur Sozialisierung, p.72-73, Frankfort, 1969.

2. Marxisme et Philosophie , p. 164

3. Discours au 6e plénum de l’Internationale communiste,

17-3-26.


1925-26 – La “ bolchévisation ” du KPD et l'alliance de

front uni avec la social-démocratie sont inséparables du

rapprochement entre l'État russe et le capitalisme allemand

sous la république de Weimar. Le traité commercial germanorusse

(qui précéda celui entre Hitler et Staline, en 1939),

comporte des clauses permettant l'entraînement de l'armée

allemande en Russie. Lors de la ratification du traité au

Reichstag, en juin 1926, Korsch sera un des trois seuls députés

à voter contre. Il rappela au Parlement les craintes de Rosa

Luxembourg exprimées déjà en 1917 : “ Un socialisme russe

appuyé sur les réactionnaires baïonnettes prussiennes serait la

pire chose qui pourrait encore arriver au mouvement ouvrier

révolutionnaire. ”

À partir de là, Korsch s'affirme comme “ oppositionnel

à la ligne officielle du KPD et rejoint une tendance

au sein du même KPD. Ce groupe est en contact avec

quelques petits syndicats communistes dissidents qui forment

une organisation syndicaliste révolutionnaire (Associations

d'industrie). Il s'oppose au projet de reconquête des vieux

appareils, propose la création de réseaux autonomes de comités

d'entreprises et de conseils de chômeurs. En 1926, Korsch et

ses camarades seront exclus pour “ déviation d'ultra-gauche ”.

Boukharine, dirigeant russe de l'Internationale, définira ainsi

ce terme alors nouveau : “ Incompréhension du problème de

la conquête des masses et des objectifs tactiques, c'est-à-dire

du front unique et de l'action énergique dans les syndicats 3 ”.

Devant l'impuissance de la politique de l'Internationale face à

la montée du national-socialisme, on assiste à la prolifération

des mini-groupuscules communistes d'opposition. Korsch

continue à mener un travail d'agitation en direction de la

gauche du KPD.


1927 – Pour les courants oppositionnels il devient évident

qu'un front anticommuniste – allant de la droite réactionnaire

à la gauche réformiste – prend forme contre l'émergence

d'une solution révolutionnaire à la crise capitaliste et que ce

front trouve un allié dans le pouvoir bolchevique en Russie.

Dès 1925, Korsch dénonce la nature capitaliste du régime

soviétique, issu du développement simultané d'une révolution

______________________________________________________


4. “ Thèses sur le concept fasciste de l’État ”, 1932.

5. «The fascist counter-revolution», Living Marxism, V, 2,

1940, Marxisme et contre-révolution, p.191.

6. Lettre à Roman Rosdolsky, 1951.(cité par Bricianer, op.cit.

p.54)

29

prolétarienne et d'une révolution bourgeoise, et parle d'un

impérialisme rouge ”. Pour lui, comme pour d'autres “

gauchistes ” de l'époque, l'appareil du KPD se mettait au

service du capitalisme d'État russe qui subordonnait le mouvement

communiste international à ses intérêts nationaux.

Pour les groupes de la gauche communiste allemande et même

russes (dont le plus connu fut alors celui du “ Centralisme

démocratique ” de Sapronov), il ne s'agit plus de réformer

la Troisième internationale, ni de faire de l'entrisme dans

les organisations bolcheviques. Il faut oeuvrer désormais à

l'apparition d'une nouvelle opposition à la nouvelle forme

étatique de production de capital, en dehors des partis

communistes existants.

1928 – Fin du mandat de parlementaire de Korsch. Certains

membres de sa tendance se dispersent, d'autres retournent

dans la gauche de la social-démocratie ou militent dans

le KAPD et dans les organisations syndicales radicales (les

Unions). Politiquement isolé Korsch vit à Berlin. Il fréquente

Bertolt Brecht, avec qui il est lié d'amitié, reprend l'étude de

Marx et le travail théorique.

1931 – Korsch assiste, en tant qu'observateur délégué par les

syndicalistes révolutionnaires allemands, au Congrès de l'AIT,

à Madrid. Il ne cache pas ses sympathies pour ce courant et

pour la CNT espagnole, attachés à l'idée d'auto-émancipation

sociale et d'action collective autonome.

1932 – Premières réflexions sur le fascisme, que Korsch

voit non comme un simple mouvement réactionnaire lié au

grand capital, mais comme un phénomène de rupture contrerévolutionnaire,

puisant ses forces dans le “ désabusement

envers les idéaux politiques du libéralisme et du socialisme

4 ”, en reprenant à son compte des critiques du marxisme

et du syndicalisme révolutionnaire contre les institutions.

L'édification du nouvel État fasciste devait répondre aux

nouveaux besoins de la classe bourgeoise, tout en sauvegardant

les rapports sociaux d'exploitation existants.


1933-36 – Après avoir passé quelque temps dans la clandestinité

participant à la construction de réseaux révolutionnaires

anti-nazis, Korsch quitte l'Allemagne pour le Danemark, où il

est l'invité de Brecht. Il se fixe ensuite à Londres où il rédige

Karl Marx pour un éditeur anglais.


1936 – Korsch émigre aux États-Unis. Sa femme Hedda,

spécialiste de pédagogie d'avant-garde, obtient un poste d'enseignement.

Korsch effectue quelques travaux de recherche

pour l'Institut de Francfort replié à New York, avec lequel

il a des relations tendues.


1938-43 – Il écrit pour les revues communistes de conseils,

Living Marxism et New Essays, animées par Paul Mattick, avec

qui il a une forte relation d'amitié et de complicité politique,

malgré des divergences. Sur la question du volontarisme

révolutionnaire, en particulier, Korsch restait moins critique

de l'action de Lénine pendant la révolution russe. Il poursuit

ses études sur deux axes essentiels : la critique du marxisme

en tant qu'idéologie et la critique de la contre-révolution

totalitaire, le rôle de l'État. Korsch remarque que si l'État fut

au centre de la question révolutionnaire dans les conceptions

classique du socialisme (social-démocratie et bolchevisme), il

est désormais au centre de la question de la contre-révolution.

Le fascisme doit être compris non comme une perturbation

anormale et provisoire mais comme un développement normal

de la société bourgeoise moderne.“ La loi de la contrerévolution

fasciste pleinement développée de notre temps

peut s'énoncer comme suit : après la défaite complète des

forces révolutionnaires, la contre-révolution fasciste essaie

d'accomplir à l'aide de nouvelles méthodes révolutionnaires,

et sous une forme grandement différente, les tâches sociales

et politiques que les partis et les syndicats réformistes avaient

promis d'exécuter sans pouvoir y parvenir dans les conditions

historiques données.5 ”


1939 – Poursuivant sa critique marxiste du marxisme, Korsch

met en valeur l'influence du principe jacobin bourgeois dans

les conceptions marxistes de l'État et de la révolution et

s'intéresse, plus particulièrement, à Bakounine – cette “ pensée

en action ”, disait-il. Il considère l'oeuvre de Bakounine sur

l'État de grande actualité, et le texte “ L'État et l'Anarchie ”

comme faisant “ partie des prémisses d'une théorie moderne

de la révolution ”, car celui-ci aurait “ prévu plus clairement

que Marx les principaux développements survenus dans les

révolutions contemporaines.6”. De même, il voit dans les

idées fédéralistes, une alternative au centralisme étatique.

1941 – Korsch continue à analyser le fascisme et les implications

du combat politique. Dans les pays où le fascisme était

la forme nouvelle du pouvoir capitaliste la lutte anticapitaliste

était inévitablement une lutte antifasciste. Korsch mettait,

par contre, en garde contre l'illusion de l'anti-fascisme là

où le pouvoir capitaliste avait gardé sa forme démocratique.

Soulignant le fait que les démocrates se montraient admiratifs

des réussites du fascisme dans le domaine social et économique,

il y voyait la manifestation de l'évolution autoritaire

des démocraties libérales. Sur fond de concentration du

pouvoir économique et politique, c'était tout le capitalisme

qui présentait des aspects fascistes : “ l'ennemi le pire et aussi

le plus intime de la démocratie est (…) la "démocratie" ellemême,

voici le "secret" que dissimulent les batailles verbales

entre le "totalitarisme" et l'"antitotalitarisme" 7 ”. C'est

pourquoi, et contre ce que proposent les forces de la gauche

classique, on ne peut lutter contre le fascisme à l'aide de

ses propres méthodes. C'est pourquoi il est impossible de “

participer au "combat de la démocratie contre le fascisme"

pour la simple et bonne raison que ce combat n'existe pas.8”.

Mettant en garde contre les “ objectifs de remplacement

(sauver une démocratie qui s'est elle-même suicidée),

Korsch affirmait la nécessité, au contraire, de lutter contre

la branche démocratique du fascisme. Se démarquant des

positions qui passaient vite sur la spécificité du fascisme

comme contre-révolution politique, Korsch voyait là les

bases d'un “ programme positif ”. Dans tous les cas,

pour lui, seule la lutte de la classe ouvrière pouvait battre


______________________________________________

7. “ Workers’ fight against Fascism ”, Living Marxism,V,3,

1941. On trouvera la version française de ce texte, ainsi que

celui cité note 5, en Marxisme et contre-révolution, Seuil, 1975,

p. 200-201.

8. Ibid. , p.203.

9. Ibid., p. 209.

10. in Marxisme et Philosophie, p. 185-187.


31

véritablement le fascisme. Le seul antifascisme conséquent

était l'anticapitalisme. Faute de quoi, le prix à payer serait

la consolidation des traits fascistes (l'autoritarisme) par les

sociétés démocratiques. Pour reprendre la formule de Serge

Bricianer dans l'introduction aux textes de Korsch : “ le

fascisme vaincu [aurait] conquis ses vainqueurs 9”

1950 – Dans les “ Dix thèses sur le marxisme aujourd'hui ”

écrites pour une conférence à Zurich lors d'un voyage

en Europe – Korsch discute le changement de fonction

du marxisme. Il défend la nécessité de “ rompre avec ce

marxisme qui prétend monopoliser l'initiative révolutionnaire

et la direction théorique et pratique ”, qui a “ surestimé l'État

comme instrument décisif de la révolution sociale10 ” et qui

a fétichisé la croissance économique.

1961 – Gravement malade depuis 1956, Korsch meurt le 21

octobre 1961 à Belmont (Massachusetts, USA).

Sources utilisées : « Karl Korsch » de Paul Mattick, et

« Karl Korsch, un itinéraire marxiste », introduction de Serge

Bricianer au choix de textes publiés sous le titre Marxisme et

contre-révolution, Seuil, 1975. À ce dernier texte nous avons

emprunté de nombreux passages et citations.

32

DEPUIS 1994, le collectif Ab

irato publie des textes de critique

sociale. Une équipe prend

en charge l'ensemble des tâches, du choix et préparation

des textes à la réalisation matérielle et à sa diffusion.

La réalisation matérielle et la diffusion sont le fruit

d’une activité collective. Vous pouvez nous soutenir,

commander nos publications ou nous demander notre

catalogue.

« L’effort de compréhension de ce monde n’a de sens que

s’il a pour but de le changer »

Ab irato

Titres publiés :

�� Malcom X à Hollywood.

Charles Reeve, 1994. 15 F.

�� Au delà des passe-montagnes

du sud-est mexicain.

Charles Reeve, Sylvie Deneuve,

Marc Geoffroy, 1996. 20 F.

�� Portrait de Phillippe Sollers.

Arthur Cravan, 1996 rééd. 1999.

10F

�� Un art d’économie mixte.

Barthélemy Schwartz, 1997. 20 F.

�� Contrôle urbain, l’écologie

de la peur.

Mike Davis, 1998. 20 F.

�� De la pauvreté et de la nature

fétichiste de l’économie.

Paul Mattick, 1998. 20F.

�� D’une guerre à l’autre – parole

sur l’Algérie.

Entretien anonyme, 1999. 10 F.

La plupart de nos titres sont disponibles sur :

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Ab Irato

BP 328 – 75525 Paris cedex 11 France

abirato@free.fr

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