Fête de l'ëtre suprême, 1794.
Sous le Second Empire, dont on célèbre le 150e anniversaire de la chute, les enseignants sont surveillés par les procureurs qui adressent des rapports au gouvernement. L’enseignement supérieur est épuré de ses éléments jugés «républicains», c’est-à-dire hostiles à toute forme de monarchie. L’enseignement de la philosophie et de l’histoire, matières éminemment «dangereuses» par leur esprit critique, est supprimé. À l’époque, l’enseignement est entièrement sous le contrôle de l’Église catholique (loi Falloux de 1850, «amendée» par les lois de Jules Ferry de 1881, formellement abolie 150 ans plus tard…)[1].
Lorsque triomphe le mode républicain de gouvernance, puis lorsqu’est appliquée la loi de séparation des Églises et de l’État (9 décembre 1905), la bourgeoisie républicaine – souvent athée ou agnostique et franc-maçonne – affirme garantir « la liberté de conscience » et le « libre exercice des cultes » sans les subventionner et sans en salarier les ecclésiastiques.
Néanmoins, les inspirateurs de cette loi – à l’exception du Petit Père Combes (ancien séminariste devenu athée) – firent vite comprendre que la soumission de la religion et de l’école à l’État républicain n’était pas un acte d’athéisme. Pour le pédagogue protestant Ferdinand Buisson, inspirateur des lois scolaires de Jules Ferry, que Macron et ses sherpas aiment à citer, l’école se nourrit d’une exigence quasi théologique : «Élever les enfants dans le constant souci du respect de leur nature et dans le constant effort pour s’élever au bien, c’est précisément les élever dans l’atmosphère même du divin... C’est les pénétrer de Dieu»[2]. Bref, une république laïque (séparation du trône républicain et de l’autel catholique) mais ayant implicitement le « fait divin » comme base sacrée[3].
Cette prétendue laïcité ne veut reconnaître qu’une seule religion, celle de la patrie, qu’elle baptise républicaine. Mais lorsque les instituteurs, « les hussards noirs de la République » (selon Charles Péguy) se mettent en mouvement pour soutenir les droits des travailleurs, Clemenceau, le très laïc briseur de grèves et premier flic de France, menace de toutes ses arrogantes moustaches :
« La très grande majorité du Parti radical n’admettra pas que les instituteurs de France s’embrigadent derrière les révolutionnaires partisans de l’action directe, du sabotage, de la violence et de la grève générale, débaucheurs de l’armée et blasphémateurs de la patrie»[4].
Ce discours patriotique et militariste frappa en premier lieu les fameux « hussards noirs de la République » : Marius Nègre, instituteur et militant syndical fut révoqué sur intervention directe du premier flic de France en avril 1907 pour avoir appelé à rallier la CGT partisane de la grève générale et avoir fièrement affirmé que les instituteurs étaient des «prolétaires de l’État»[5]. D’ailleurs, sous le très « laïc » Clemenceau les sanctions touchant les enseignants se multiplièrent sous diverses formes allant jusqu’à la suspension. De 1900 à 1914, une cinquantaine de militants furent sanctionnés pour leur opposition à la militarisation de la société «républicaine» et à la montée de l’impérialisme.
Clemenceau, comme tant d’autres après lui, affirmait donc clairement que, vis-à-vis des travailleurs – enseignants inclus – que la République est naturellement contre-révolutionnaire dès qu’il s’agit de défendre les « droits » du capital contre le travail, dès qu’il est porté atteinte à l’« honneur » de l’armée, dès qu’il est blasphémé contre la «sainte patrie» porteuse des valeurs suprêmes de la nation impérialiste conquérante.
Cette vision religieuse de la «patrie» ne tolère aucun «blasphème» contre la République, finalement héritière de la monarchie, puisqu’il s’agit de l’État de classe lui-même, celui des classes dominantes. Toute atteinte à l’incarnation jupitérienne de l’État républicain est considérée comme un blasphème[6]. La loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881 sanctionne le délit d’offense au premier Président de la République par une peine de prison. Dans les années 2000, l’État français (« République ») a créé le délit d’outrage (= blasphème) aux symboles dits républicains : Marseillaise et drapeau tricolore. Il n’est pas inutile de rappeler que ce type de blasphème n’est pas sanctionné aux USA. Profaner la bannière étoilée est un droit fondamental reconnu par la Cour suprême dans deux arrêts majeurs (Texas versus Johnson, 21 juin 1989 et 11 juin 1990). Les dispositions adoptées par plusieurs États pour sanctionner les outrages au drapeau sont contraires au premier amendement de la Constitution fédérale.
Si la séparation des Églises et de l’État (dit républicain) est parfaitement acceptée par les cultes catholique, protestant (luthériens et calvinistes), orthodoxe, israélite, c’est à condition que les subventions à ces cultes se poursuivent plus ou moins discrètement.
En ce qui concerne les 4,1 millions de musulmans en France (seuls 6. p. 100 d’entre eux sont incroyants ou athées)[7], leur enjeu n’est pas leur adhésion à la laïcité, mais bel et bien la question de la subvention du culte. Les subventions viennent surtout du Maroc, d’Algérie et de la Turquie d’Erdogan. Les imams turcs forment la moitié du vivier de prédicateurs islamiques.
On comprendra que pour un certain nombre d’États ou moyennes puissances justifiant leur existence par l’idéologie politico-religieuse de l’islam (qu’il soit chiite ou sunnite), à prétention universelle, le contrôle de toutes les communautés de musulmans, surtout dans les pays capitalistes les plus développés, est un problème géostratégique plus que «religieux».
Dans le monde en pleine décompositions où nous vivons, la religion peut pour certains constituer une « consolation », le « soupir de la conscience malheureuse » (Marx), tant que la misère sociale ne devient pas totalement insupportable. Devant tous les aspects intolérables d’une société dont ils ne voient pas toute la monstruosité capitaliste, certains – les plus faibles, vite fanatisés – peuvent glisser dans un terrorisme encouragé, pour des raisons géostratégiques, par certains États impérialistes musulmans.
La formation d’une unité des exploités, quelle que soit leur religion, ne peut venir que de la lutte de classe elle-même, à condition qu’elle ait pour finalité la destruction de tous les Etats capitalistes, quelle que soit leur idéologie religieuse.
Dans un texte de 1925, Trotsky donne les grandes lignes de ce que pourrait être une propagande à l’égard des croyants, quelle que soit leur religion :
« Il est de nos jours parfaitement évident et incontestable que nous ne pouvons pas mener notre propagande antireligieuse par la voie d’un combat direct contre Dieu… La lutte contre une religion donnée, ou contre la religion en général et contre toutes les formes de mythologies et de superstitions, n’est ordinairement couronnée de succès que si l’idéologie religieuse entre en conflit avec les besoins d’une classe donnée dans un nouvel environnement social… Les méthodes formalistes de critique antireligieuse, la satire, la caricature, etc., ne peuvent pas faire grand-chose. Et si l’on y va trop fort, on risque d’obtenir un résultat inverse… En fermant simplement les églises, comme il a été fait en quelques endroits, ou par d’autres excès administratifs, non seulement vous serez incapables d’atteindre un succès décisif, mais au contraire, vous préparerez la voie pour un retour en force de la religion… Seule l’abolition du chaos terrestre peut supprimer à jamais son reflet religieux»[8].
Cette citation de Trotsky est particulièrement d’actualité. À l’époque de la Révolution russe déclinante, il s’en prenait à Staline et à sa politique de caricatures antireligieuses publiées dans les journaux des Sans-Dieu. Aucune caricature, par définition simplificatrice, ne peut fournir un cadre de compréhension de l’aliénation religieuse. La publication des caricatures du «Prophète» dans le quotidien danois Jyllands-Posten (30 septembre 2005), puis reprises par Charlie Hebdo en février 2006, n’a convaincu – bien au contraire – aucun musulman de la vacuité et de l’absurdité de sa religion, renforçant au contraire le fanatisme soigneusement attisé par les États musulmans. C’est ce qu’avait prophétisé Trotsky en 1925. Pas plus que les caricatures antichrétiennes de journaux anarchistes au début du xxe siècle n’ont convaincu les catholiques et les protestants de la « vanité des vanités » de leur foi.
Les marxistes n’ont besoin ni de caricatures ni de bandes dessinées, détournées ou non à la façon situationniste, pour montrer toute l’absurdité et la cruauté sans fin de la société capitaliste. La « liberté de conscience », que Macron célèbre avec la publication des caricatures de Charlie Hebdo, n’est pas réductible à quelques dessins se voulant provocateurs. Les prolétaires n’ont nul besoin de caricatures pour combattre un système qui les exploite et les détruit quotidiennement à petit feu. Ils ont surtout besoin de trouver les forces de lutter sans trêve contre ce système, en réfléchissant collectivement dans des organisations ou des cercles politiques révolutionnaires, en s’appuyant sur les textes de Marx, d’Engels et de tous les théoriciens qui ont réfléchi sur le sens de la lutte de classe internationale : l’abolition mondiale des États capitalistes et l’édification d’une société libre, égalitaire et fraternelle pour tous les prolétaires de la Terre.
Pantopolis, 1er novembre 2020.
[1] Certains articles ont été repris dans le Code de l’éducation et concernent l’enseignement privé. Par contre en Alsace et en Moselle, l’enseignement religieux est considéré comme obligatoire, dans les écoles élémentaires publiques (dans les collèges et lycées, comme pendant la période d’annexion de 1871 à 1918). Il concerne les quatre cultes reconnus : catholique romain, protestant luthérien et israélite.
[2] Leçon de clôture du cours de pédagogie à la Sorbonne, 22 juin 1899, in Ferdinand Buisson, La foi laïque. Extraits de discours et d’écrits (1878-1911) (Hachette, Paris, 1918). Préface de Raymond Poincaré.
[3] Contre le Système de la nature, ou Des lois du monde physique et du monde moral, rédigé par le baron d’Holbach (1770), traité d’athéisme, Voltaire avait répliqué par un alexandrin : «Si Dieu n’existait pas il faudrait l’inventer».
[4] Le Temps du 30 avril 1907, citant Georges Clemenceau, président du Conseil et ministre de l’intérieur.
[5] Voir l’article « Marius Auguste Nègre » (Maitron en ligne) : https://maitron.fr/spip.php?article123821. Nègre fut secrétaire du Comité central pour la défense du prolétariat de l’État.
[6] Il est significatif que l’Alsace et la Lorraine (département de Moselle) réintégrés en 1919 dans l’Empire français furent soumis, comme dans feu l’Empire allemand, à la loi sur le blasphème. Son abolition est toute récente. Le délit de blasphème (art. 166 du code pénal local applicable dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle), a été abrogé par l’article 172 de la loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017 «relative à l’égalité et à la citoyenneté». La raison en est simple : une ligue musulmane avait fait usage du code pénal local pour monter en 2013 un procès en blasphème contre Charlie Hebdo devant le tribunal correctionnel de Strasbourg.
[7] Voir le site statista : https://fr.statista.com/statistiques/1119952/musulmans-pratiquant-non-atheisme-islam-france/. 38 p. 100 des musulmans français sont non pratiquants.
[8] Trotsky, «Sens et méthodes de la propagande antireligieuse» (in Œuvres (en russe), 1925) : https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1925/00/lt19250000.htm
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