Echanges N°87 été 1998
Le partage du travail entre tous, slogan cher à la CFDT et à d’autres, ne vise en fait qu’à favoriser le partage du chômage. Même si, en apparence, la loi Aubry va créer des emplois, elle permettra en retour d’augmenter la productivité du travail, de procéder à des économies sur les équipements, à liquider les temps morts et en définitive à... économiser des emplois
Le premier coup de boutoir de la
déréglementation fut portée par les lois Auroux du 13 novembre 1982, qui
légalisaient la possibilité de déroger à la loi, au code du travail,
donc à la réglementation, aux accords de branche, par simple accord
d’entreprise. Georges Marchais et Henri Krazucki étaient même allés
jusqu’à dire que c’était “ la plus grande conquête depuis 1936 ” Ensuite
les gouvernements, de gauche ou de droite, vont poursuivre avec la loi
quinquennale pour l’emploi du 20 décembre 1993, puis la loi De Robien et
maintenant la loi Aubry leur politique de précarisation des contrats de
travail, de flexibilité totale, de mobilité et d’annualisation du temps
de travail.
La loi Aubry aura
au moins l’avantage de placer l’ensemble du salariat face à l’arrogance
patronale qui ne laisse aucun doute sur ses intentions offensives :
Antoine
Seillière, le patron du CNPF, n’hésite pas à déclarer, parlant de
l’application des 35 heures, qu’il est “ inévitable de remettre les
conventions collectives en jeu ”.
Pour
montrer qu’il ne s’agit pas de paroles en l’air, le patronat des
banques ouvre le bal et dénonce la convention collective(1), puis c’est
au tour de l’industrie sucrière, du commerce, des salariés agricoles de
l’Ain, de l’industrie de la porcelaine, et demain l’Union des industries
métallurgiques et minières.
Si,
dans un délai de quinze mois, une nouvelle convention (à la baisse)
n’est pas signée, c’est le code du travail qui s’applique. C’est donc
avec cette menace que le patronat, après avoir dénoncé convention sur
convention compte sortir vainqueur des négociations.
Le
cri de douleur du patronat est toujours le même : “ Il ne faut pas que
ces mesures augmentent le coût du travail. ” Si le patronat ne débourse
rien c’est donc, le partage du chômage qui se met en place. La loi sur
les 35 heureseures est une loi tronquée, toute baisse du temps de
travail sera d’une manière ou d’une autre récupérée largement :
par le gel et le blocage des salaires et promotions ;
par la liquidation de divers congés et repos liés à l’emploi ou à des situations particulières (congés enfants malades...) ;
par la baisse importante des charges sociales ;
par
l’annualisation du temps de travail, qui permet de faire des économies
d’emploi dans les périodes dites hautes, ou il fallait recourir à des
intérimaires et aux heures supplémentaires ;
par
la mise en place du temps partiel ou choisi qui permet d’élargir les
plages horaires et l’utilisation des équipements, et d’augmenter la
productivité en faisant faire en 35 heureseures le même travail qu’en 39
heures (2) ;
par
le travail en binôme, deux sur le même poste de travail, un le matin
l’autre l’après-midi (économie de locaux et de frais de repas).
La liste peut encore s’allonger - par le travail à domicile, le télétravail... -mais pour l’instant nous en resterons là.
Chômage : le grand alibi
Le partage du travail entre tous,
slogan cher à la CFDT et à d’autres, ne vise en fait qu’à favoriser le
partage du chômage par la mise en place d’embauches à temps partiel
(accordée par la loi quinquennale). A poursuivre le développement du
temps partiel, et comme cela ne sera pas suffisant il faudra procéder à
une opération chirurgicale de grande ampleur avec la loi Aubry.
Même
si, en apparence, la loi Aubry va créer des emplois, elle permettra en
retour d’augmenter la productivité du travail, de procéder à des
économies sur les équipements, à liquider les temps morts et en
définitive à... économiser des emplois. Par conséquent le problème du
chômage reviendra en force. La tendance actuelle du capitalisme est la
recherche de la plus grande quantité de travail gratuit, pour cela il
utilise les étudiants et les chômeurs (stages d’entreprise), le client à
qui l’on demande de plus en plus d’effectuer des tâches faites
autrefois par un salarié, utilisation industrielle des prisonniers
(Texas, Californie)... Ceci nous incite à faire une étude dans ce sens.
La loi Aubry et le smic
Le SMIC étant un salaire horaire
(39,43 francs au 1er janvier 1998), toute baisse du temps de travail de
39 à 35 heures devrait entraîner automatiquement une baisse de salaire
des smicards. Si, comme il en est question, le passage aux 35 heures ne
devrait pas engendrer de perte de salaire pour les smicards, la valeur
du SMIC horaire devrait augmenter mécaniquement de 11,4 %.
Comme
la baisse du temps de travail, pour les salariés non smicards, est le
plus souvent accompagnée de gel ou de baisse des salaires, on se dirige
tout droit vers une augmentation du nombre de smicards. Le recours
devant le Conseil constitutionnel déposé par les RPR/UDF porte sur ce
point, au nom de l’égalité ils avancent que la loi institue des
discriminations injustifiées entre les entreprises et entre les
salariés, et notamment entre les salariés rémunérés au SMIC.
Nous
voyons ici assez clairement ce qui peut se passer : soit le recours
triomphe et les smicards se paupériseront davantage, soit c’est la
smicardisation qui se répand. C’est ce point litigieux qui est explosif.
Le temps partiel, c’est le partage du chômage
Le temps partiel, choisi ou pas,
devient une des armes essentielles pour la flexibilité interne, de
compression d’effectif avec hausse de productivité.
“
Le travail à temps partiel permet une adaptation souple aux
fluctuations de la demande, et donc des besoins en personnel, ce qui
facilite une meilleure adéquation des heures des heures travaillées et
des heures rétribuées. ” Rapport du Conseil économique et social sur Le
Travail à temps partiel (du 28 et 29 janvier 1997), p. 93.
C’est
clair, le temps partiel doit faire gagner des heures de travail aux
employeurs par la chasse aux temps morts, poursuivons :
Le temps partiel et la productivité
“ Les salariés à temps partiel
travaillent avec plus d’intensité ; la pénibilité des tâches est moins
apparente ; les salariés sont souvent moins absents ; tous ces facteurs
conduisent à une meilleure productivité. Le cabinet américain Mac Kinsey
a d’ailleurs mené une étude tendant à calculer la productivité des
salariés à temps partiel. Ainsi en moyenne, un salarié travaillant à
6/10 n’aurait pas une productivité moyenne de 60 %, mais de 77 %. Un
salarié travaillant à 7/10 ou 5/10 générerait une productivité de 87 %
et de 64 %. ”
Faire le même
travail dans un laps de temps plus réduit, avec gel ou baisse des
rémunérations, l’objectif est ici avoué sans rougir.
“
L’abattement forfaitaire de charges sociales patronales n’était
applicable, lors de sa création, qu’à des contrats de temps partiel
prévoyant un nombre d’heures de travail compris entre 19 heures et 30
heures hebdomadaires. La Loi quinquennale pour l’emploi du 20 décembre
1993 a élargi cette plage horaire, celle-ci s’étalant dorénavant entre
16 et 32 heures hebdomadaires. Depuis cette modification, les
statistiques montrent un développement de l’utilisation de la plage
horaire. ”
Ceci n’a fait
qu’accentuer la précarisation du contrat de travail. En 1994, le quart
des embauches se faisait pour des durées de 16-18 heures hebdomadaires,
soit de 31-32 heures. En 1995, c’est 30 % des contrats qui furent
conclus sur ces bases horaires.
Le temps partiel comme alternative aux licenciements
En effet le temps partiel ou la baisse
du temps de travail avec perte de salaire sont de plus en plus des
alternatives aux licenciements. L’accord du crédit lyonnais et du GAN
Courtage dans le cadre de la loi Robien sont des accords types du genre,
qui risque de se développer. C’est en fait pour contourner “
l’obligation de rechercher le reclassement d’un salarié dont le poste
est supprimé avant d’envisager son licenciement pour motif économique ”,
que les mesures d’aménagement du temps de travail se sont développées.
La
notion de sous-emploi peut être résumée par celle d’un salarié
contraint de prendre un emploi à temps partiel alors qu’il cherche pour
vivre un emploi à temps plein. Sur cette base ils étaient en 1994, 1 461
000 salariés en sous-emploi sur une population active de 22 321 000.
Depuis
1990, l’INSEE demande aux personnes qui travaillent à temps partiel si
elles souhaitent travailler davantage. En trois ans, de 1992 à 1995, la
part des salariés du secteur privé voulant travailler plus est passé de
31,4 % à 38 %. Ce constat est encore plus net chez les hommes. Dans
certains secteurs comme le commerce, le passage à temps complet est
maintenant vécu comme une promotion.
Les
demandes de retour au temps plein sont aussi la conséquence de la
déqualification que subissent les temps partiels. En ce qui concerne les
salaires, la marginalisation s’affirme. Un rapport de l’OCDE constate
que les emplois à temps partiel sont rémunérés à un taux horaire plus
bas que les mêmes emplois à temps plein (Les Femmes et le changement
structurel, OCDE, Paris, 1994). A cela il faut ajouter le problème
crucial de la répercussion de l’essor du temps partiel sur les régimes
de retraite.
Selon une récente
étude de l’INSEE, le temps partiel progresse surtout depuis 1994 en
Ile-de-France. Un tiers des jeunes de 15/24 ans ne trouve (en 1998) que
de l’emploi à temps partiel, contre un quart en 1996. Parmi les actifs
occupés à temps partiel, 41,2% souhaitent travailler plus, contre 35 %
en 1996.
L’exemple allemand de baisse du temps de travail
Les salariés allemands ont en ce
domaine quelques longueurs d’avance sur nous. Dans ce pays tous les
secteurs de l’économie sont maintenant convertis à l’annualisation, au
travail à temps partiel, à la flexibilité des horaires, au compte
épargne temps, à la banalisation du travail le samedi, le soir, le
week-end...
Il ne reste plus que 17 % des salariés allemands qui continuent de pratiquer des horaires dits standards.
La
durée moyenne du travail est passée de 40 heuresà 37,4 heures par
semaine, la durée des congés annuels de 29,5 à 31 jours (elle est de 25
jours en France). Que pensent les salariés allemands de cette
expérience ? Un sondage effectué par l’institut de l’économie allemande
de Cologne établit le bilan édifiant suivant :
un
bon tiers des salariés préfèrent effectuer 40 heures et plus, un petit
tiers entre 35 heures et 40 heures et un tiers souhaite une durée
inférieure à 35 heures.
Une
majorité de ceux qui sont à temps partiel veulent travailler plus. Ceux
qui sont passés aux 35 heures se plaignent d’une intensification des
rythmes de travail et du volume d’heures supplémentaires.
Les
salariés allemands ont fait leurs comptes : la réduction du temps de
travail coûte cher, surtout quand cette perte se conjugue à une hausse
des cotisations sociales. Le cas le plus révélateur est celui de
Volkswagen qui, pour éviter des licenciements secs, a ramené la durée
hebdomadaire de travail à 28,8 heures, avec bien sûr une perte de
salaire équivalente.
Plus
inquiétant encore : le virage que le patronat allemand essaye de
prendre. Après avoir réussi à faire chuter le coût du travail par le
truchement de la baisse du temps de travail, il parle maintenant d’un
retour aux 40 heures sans augmentation de salaire.
Un
dirigeant du puissant syndicat IG Metall cite le cas de comités
d’entreprises de la métallurgie qui, face au chantage de la
délocalisation, acceptent déjà, sans l’aval des syndicats, un
accroissement de la durée du travail avec diminution de salaire. Klaus
Peren, du BDA (association des employeurs allemands) devait résumer la
situation par cette phrase :
“ Si la réduction du temps de travail est possible, il faut que l’accroissement de la durée du travail le soit aussi. ”
Pour conclure
A propos du recours contre la loi Aubry devant le Conseil constitutionnel.
Près
de 140 députés RPR et UDF, ont relevé cinq motifs
d’inconstitutionnalité du projet de loi, au non de la liberté et de
l’égalité. Ici, pas d’illusion à se faire : ce recours a pour objectif
de pouvoir revenir sur la baisse du temps de travail comme en Allemagne
après avoir fait passer en force la flexibilité totale.
Comme,
de plus en plus, l’attribution des 35 heures est liée à la
révision/dénonciation des conventions collectives, c’est-à-dire à une
perte importante d’avantages acquis, facteurs de paix sociale. Nous
pouvons dire, d’un point de vue révolutionnaire, que le système se
trouve de plus en plus dans un camp retranché, les marges du maintien de
l’ordre se désagrègent chaque jour davantage. Dans ce cadre, les luttes
contre l’exclusion se placent sur celle d’une illusion d’une
régénération néo-keynésienne du système, d’où sa lutte contre une forme
du capitalisme - “ l’horreur économique ” du libéralisme -, qui vient
détruire les petits et gros avantages du secteur d’Etat (la récente [mai
1998] grève des pilotes d’Air France.)
Ce
qui importe, ce n’est pas de mener une lutte contre les mauvais côtés
du capital et de verser des larmes sur les trente glorieuses
keynésiennes, c’est de comprendre que le capital, de par sa nature,
c’est toujours l’accumulation de richesse à un pôle et de pauvreté à
l’autre. Cela ne peut pas se réformer par la distribution de recettes
sur le grand marché du partage et repartage de la misère.
G. Bad. Mai-juin 1998
NOTES
(1) Avant les banques, les patrons de l’assurance avaient dénoncé toutes les conventions collectives régionales et renégocié à la baisse dès 1992 une nouvelle convention collective nationale. L’année 1998 sera celle du bras de fer du tertiaire (banques-assurances) contre le concassage du temps de travail, contre la baisse du salaire net, contre les licenciements. Une étude de la Caisse des dépôts avait été menée sur la productivité dans les banques, afin de donner une explication sur l’incapacité du tertiaire à dégager, malgré d’importants investissements en informatique, une hausse de productivité (c’est-à-dire une réduction massive des effectifs de ce secteur).
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La direction d’Elf Atochem veut la modération salariale pour créer des emplois, sinon elle indique, il faudra “ s’organiser pour faire en 35 heures ce que l’on faisait en 38. ”
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