Ce texte est paru dans Echanges n° 158 (hiver 2016-2017)
Régions d'Ethiopie et manifestation d'août 2016 —
infographie BiG parue dans Libération du 19 août 2016
«Tigre
africain », c’est le terme inventé par le régime établi en 1995 et qui,
à marches forcées et sanglantes, veut faire entrer l’Ethiopie dans le
marché mondial de l’exploitation capitaliste moderne, démontrant par là
sa politique et ses ambitions. Les faits et méfaits d’une réalité
souvent bien cruelle que nous exposons ci-après traduisent
indéniablement un essor économique qui doit être relativisé, parce que
parti de rien d’un point de vue purement capitaliste mais aussi porteur
de fragilités inhérentes à la société éthiopienne elle-même. Les données
qui traduisent une situation d’ensemble doivent être maniées avec
précaution car d’une part les appareils de mesure sont plutôt primitifs
et imprécis et d’autre part, à cause de cet essor économique quelque peu
chaotique, des changements rapides peuvent être enregistrés dans
certains secteurs. Paradoxalement, les fragilités tiennent d’une part au
fait que l’ensemble des structures sociales et économiques ne se
transforment pas si aisément mais aussi d’autre part aux conséquences du
développement capitaliste mondial, y compris celles de l’essor
économique éthiopien (1).
D’une
superficie de 1 100 000 km² (deux fois la France), peuplée de 100
millions d’habitants (avec un taux de croissance de la population de
2,5 % soit 2 500 000 habitants de plus chaque année), deuxième pays
d’Afrique après le Nigéria, le pays n’a jamais vraiment connu la paix
intérieure et/ou extérieure, mais il voit dans ces dernières années les
effets directs de son développement économique, dans des troubles
internes récurrents d’une grande ampleur dont les conséquences
politiques et économiques restent difficiles à prévoir.
Ce
pays montagneux, véritable château d’eau, s’étage entre une dépression
de moins 120 m dans le désert de Danakil et les 4 00 m du Ras Dashan
avec un plateau central oscillant entre 1 800 m et 3 000 m. Ce qui donne
à cet Etat un environnement très diversifié : on n’y compte pas moins
de 72 microclimats. Ce qui est à l’origine une bénédiction agricole, se
transforme dans les néo-colonisations du capital mondial en une calamité
pour le monde agricole local (2).
Il
est difficile de séparer cette néo-colonisation des évolutions
politiques qu’a subies le pays depuis quarante ans, marquées d’une part
dans la persistance de populations d’ethnies, de langues et de cultures
différentes voire conflictuelles, et d’autre part dans les efforts de
modernisation d’une élite politique d’une société qui reste encore
aujourd’hui en grande majorité agricole. Comme souvent dans de tels
pays, ce sont les militaires qui jouent le rôle moteur de cette
modernisation. C’est une junte militaire, le Derg, qui en 1974 détrône
le dernier « empereur », Haïlé Sélassié (1892-1975), et qui dirige le
pays d’une main de fer jusqu’en 1991. Dans le contexte de la guerre
froide, le nouveau régime est largement influencé et soutenu par l’URSS,
dans une « République fédérale démocratique », dictature de fait
pratiquant ce qui fut appelé « terreur rouge ». Après la chute du régime
soviétique, une période d’incertitude politique voit la montée,
toujours sous influence militaire, d’un Front démocratique
révolutionnaire des peuples éthiopiens (FDRPE), dominé par le Front de
libération du Peuple du Tigré qui asseoit définitivement son pouvoir
depuis 1996 lui aussi sous la forme d’une véritable dictature.
C’est
aussi un entremêlement de conflits coloniaux et postcoloniaux entre
l’Angleterre et l’Italie qui peut expliquer la prééminence actuelle dans
cette dictature d’une ethnie très minoritaires du Tigré (6 % de la
population).
Partenaire des grandes puissances
Le
système est fédéral pour tenir compte de la diversité ethnique des
populations, sans que cela constitue une délégation du pouvoir central
qui impose le contrôle politique de toutes ces régions et autres
subdivisions administratives (le pays ne comporte pas moins de 80
groupes ethniques). L’essentiel (plus de 70 %) de la population se
trouve dans la partie ouest du pays, divisée, outre le Tigré au nord,
entre la région Amhara peuplée principalement par l’ethnie Amhara (30 %
de la population totale du pays) et au sud la région Oromia à majorité
ethnique d’Oromos (près de 40 % de la population totale du pays).
Addis-Abeba, la capitale, se trouve dans cette dernière région aux
confins de la région Amhara. Ce détail aura une grande importance dans
le déroulement des événements dont nous allons parler. Ils vont être
causés principalement par l’expansion territoriale du développement
capitaliste autour de la capitale, qui va toucher ces deux régions
traditionnellement en conflit ouvert, et les souder dans une même
opposition au pouvoir central (3).
Malgré
ses faiblesses relatives et son instabilité interne, l’Ethiopie est un
partenaire précieux dans la région de la « Corne de l’Afrique » pour
l’ensemble des puissances mondiales, non seulement pour son
développement économique mais d’abord pour son rôle de gendarme des pays
voisins, Somalie, Erythrée et Soudan du Sud et paradoxalement un pays
d’accueil des réfugiés des pays limitrophes. Sous cet aspect, l’Ethiopie
est un partenaire stratégique des Etats-Unis (voir la visite d’Obama en
juillet 2015). Pour l’engagement de 4 000 militaires Ethiopiens dans
l’AMISOM (Union des forces africaines) en Somalie, l’Ethiopie reçoit 3,3
milliards de dollars d’aide militaire (4). L’Ethiopie n’ayant plus de
débouché sur la mer à cause de la sécession historique de la Somalie et
de l’Erythrée, seul le port de Djibouti est un élément vital dans le
développement du pays, sa seule ouverture sur la mer grâce à la liaison
ferroviaire avec Addis-Abeba, récemment rénovée par les Chinois. Ce qui
fait de la minuscule République de Djibouti l’objet de toutes les
convoitises : bases militaires américaine (depuis 2002), japonaise
(depuis 2010), bientôt chinoise (fin 2017), française (héritage de
l’occupation depuis 1884) avec des antennes militaires dans les pays
voisins qui peuvent être activées en bases militaires opérationnelles.
Le
28 avril 2016, Djibouti et l’Ethiopie ont conclu un accord militaire
qui autorise le stationnement de troupes éthiopiennes sur le territoire
de Djibouti. Cette situation fait que les puissances étrangères
occultent les massacres intérieurs du pouvoir, qui de fait se voit ainsi
renforcé car il est essentiel que le pays reste un élément de
stabilisation dans la Corne de l’Afrique (5).
Présence de la religion
Il
est un élément dont on ne parle guère alors qu’il est présent tant sur
le plan politique que dans le contrôle social des mœurs et coutumes dans
tout le pays. C’est la présence de la religion, essentiellement de la
religion chrétienne orthodoxe qui s’impose à près de la moitié de la
population, le reste étant partagé entre protestants et musulmans.
Religion d’Etat avec d’énormes privilèges et richesses, au temps du
Négus, elle a perdu tout pouvoir temporel et toutes ses possessions
après la chute de celui-ci et l’établissement d’un Etat de style
soviétique par une junte militaire en 1974 instaurant la séparation des
Eglises et de l’Etat. Le deuxième coup d’Etat en 1991 a maintenu
l’essentiel de cette politique mais une collaboration de fait s’est
établie entre le FDRPE et l’Eglise orthodoxe qui aurait récupéré, avec
une partie de ses richesses, tout son prestige et son influence et dont
les dirigeants entretiennent avec le parti au pouvoir un climat de
compromission. Il est symptomatique que l’un des événements sanglants
dont nous parlons ci-après se produisit à l’occasion d’une grande fête
religieuse de cette Eglise et que les dirigeants qui tentèrent de
prendre la parole durent se retirer alors que l’émeute se déclencha
contre la police qui intervenait alors. L’Eglise orthodoxe reste fidèle à
sa tradition millénariste ce qui d’une certaine façon cadre avec les
perspectives politiques des militaires (6).
Etre femme
On
doit aussi considérer – dans l’intrusion des Eglises dans la vie
sociale et la main de fer des dominants – la place de la femme dans la
société patriarcale éthiopienne malgré quelque évolution. Les pratiques
ancestrales restent tenaces avec l’excision (96 % des femmes) ; le
mariage précoce (en Amhara 48 % des filles de moins de 15 ans et 26 %
des filles de moins de 19 ans sont mariées de force). Le sort des
enfants n’est pas plus enviable, 86 % des enfants de 5 à 14 ans et 97 %
des moins de 14 ans sont astreints à un travail dans les secteurs
domestiques et agricoles ou de l’économie informelle. Pour ce qui
concerne l’enseignement, globalement seuls 50 % des enfants sont
alphabétisés. Et on ne peut guère évaluer le sort tragique de femmes et
enfants sous la domination rigoureuse, pas seulement coutumière mais
aussi légale, de la gent masculine, notamment dans des situation trop
fréquentes comme le viol (7). Il est quand même symptomatique que le
FDRPE, pour tenter d’endiguer les troubles et procédant à un remaniement
ministériel, ait admis trois femmes dans le nouveau gouvernement.
Contrôle de masse
Sur
les questions identitaires comme sur les questions économiques, il est
frappant de constater une méconnaissance profonde des urbains par les
ruraux et vice-versa. C’est une des conséquences de la politique du
gouvernement relative à la circulation des personnes sur le territoire.
Parallèlement aux expropriations et déplacements forcés, il y a une
restriction forte des voyages et séjours à l’intérieur comme à
l’extérieur des frontières (toutes les frontières terrestres du pays
seraient fermées). Une des voies de contrôle de masse de la population
s’incarne dans les autorisations officielles nécessaires pour changer
d’Etat fédéral et il est quasiment impossible de s’installer à
Addis-Abeba lorsqu’on est un paysan. Les modalités de l’exode rural sont
aussi limitées que contrôlées. Les représailles administratives
demeurent un outil courant de la rigueur politique, le sentiment d’être
dans une grande prison à ciel ouvert est largement partagé dans le pays.
A cela s’ajoute une fermeture affichée des canaux d’information et de
communication permettant la diffusion d’une sémantique de propagande et
de désinformation de la population éthiopienne comme de l’opinion
publique étrangère (8).
Du point de vue de la structure des
différents facteurs économiques, l’Ethiopie est toujours partiellement
une forme de capitalisme d’Etat entièrement dépendant du pouvoir
politique ainsi accaparé par une ethnie : outre la terre (on en parle
ci-après), l’Etat contrôle les banques, les transports, les télécoms et
la distribution, secteurs qui restent fermés aux investissements directs
étrangers. Ce qui n’exclut nullement la dévolution à des firmes
étrangères par le pouvoir politique de travaux dans ces secteurs, ce qui
bien sûr ouvre la porte à toutes les corruptions que l’on puisse
imaginer. Les principaux investisseurs sont l’Arabie saoudite, la Chine
(notamment dans les infrastructures de transport et dans les
télécommunications), l’Union européenne, les Etats-Unis, l’Inde et la
Turquie. Mais la plus grosse partie des investissements étrangers va
dans l’agriculture, ce qui est normal car l’Ethiopie reste, malgré son
développement industriel, un pays agricole (80 % de population rurale,
40 % du PIB contre 15 % pour l’industrie). Sur 49 millions d’actifs,
80 % dépendent de l’agriculture qui assurait en 2015, 83 % des
exportations.
Malgré les
guerres étrangères (la dernière avec l’Erythrée, de 1998 à 2000,
toujours sur le point de renaître) et civiles (la dernière en novembre
2016, une invasion du Tigré par des guérilleros Amhara), malgré les
périodes de sécheresse (en 2011, la crise alimentaire aurait fait entre
50 000 et 250 000 victimes, la dernière sécheresse en 2015-2016
particulièrement marquée a affecté un quart de la population et celle
qui s’annonce serait encore plus ravageuse), l’Ethiopie, partie de rien,
a connu depuis 1995 un essor économique vanté partout et la croissance
du PIB atteint environ 10 % chaque année de 2007 à 2013. Cela a même
débuté bien avant : par exemple, depuis 2003, l’entreprise suédoise
H&M a délocalisé en Ethiopie la totalité de ses usines textiles. Un
autre exemple peut donner une idée de l’expansion dans certains secteurs
: avant 2005, aucune fleur ne sortait d’Ethiopie, aujourd’hui le pays
est, sous l’impulsion des investissements néerlandais, le quatrième
producteur mondial et le deuxième exportateur mondial de roses (derrière
les Pays-Bas).
Le PIB total
est passé de 7,3 milliards de dollars américains en 1980 à 16 milliards
en 2006 et à 70 milliards en 2016. Parallèlement le PIB par tête est
passé de 215 dollars en 1985 à 702 dollars actuellement. Pour
spectaculaires qu’ils soient, ces chiffres sont trompeurs. Considérant
ce PIB total, en 2015, l’Ethiopie occupait le 72e rang mondial sur 188
Etats et pour le PIB par tête le 173e mondial sur ces 188 Etats. Encore
plus trompeurs si l’on considère l’essor de la population du pays,
passée de 35 millions en 1980 à 78 millions en 2006 et à 101 millions en
2016. Ce qui explique pourquoi l’Ethiopie reste un pays pauvre malgré
l’essor économique, d’autant plus que le PIB par habitant dissimule les
disparités énormes dans la répartition du revenu global de cet essor
économique relatif. D’une part, les dominants politiques tigréens s’en
attribuent la part du lion, soit directement soit par les prébendes dans
l’attribution de concessions aux investisseurs. D’autre part, une
nouvelle classe capitaliste nationale a grandi, par un développement
industriel, agricole et surtout spéculatif. Ceci se matérialise par
l’existence du plus grand nombre de millionnaires et de milliardaires de
l’Afrique – 2 700 en 2013 sur les 165 000 recensés pour toute
l’Afrique, leur nombre en Ethiopie ayant augmenté de plus de 100 % entre
2007 et 2013 (9). Si la part de la population vivant sous le seuil de
pauvreté est passé de 45 % en 1995 à 30 % en 2010, son nombre est en
fait resté le même en raison de l’augmentation de la population.
Développement industriel
Dans
une telle situation, le gouvernement n’a eu aucun mal pour attirer les
investisseurs étrangers (et quelques locaux) dans un développement
industriel. Ce développement est venu tant par le fait qu’avec les
salaires les plus bas du monde, les délocalisations notamment dans le
textile et la chaussure se sont déplacées depuis l’Asie (surtout du
Bangladesh) et que cet essor a entraîné une certaine croissance
d’industries de base, spécialement dans le bâtiment, accompagnée d’une
énorme spéculation immobilière. Dans la région d’Addis-Abeba une dizaine
de parcs industriels exploitent chacun entre 30 000 et 60 000 esclaves
pour des salaires souvent inférieurs à 30 euros par mois. Les plus
« favorisés » sont les fonctionnaires : un enseignant peut gagner
jusqu’à 100 euros par mois (10). Ce développement se fait dans une
situation assez chaotique quant aux infrastructures. La faiblesse de la
productivité (due en partie à la condition physique des exploités) est
aggravée par exemple par des coupures d’électricité (d’où la mise en eau
récente d’un énorme barrage hydro électrique sur le Nil Bleu) (11) et
la carence des transports. D’où une nécessité de financement de
différents projets d’adaptation où interviennent non seulement le FMI,
la Banque mondiale, la BCE mais surtout des emprunts chinois. En
septembre 2016, la BCE a consenti un prêt de 200 millions de dollars
américains pour la construction de deux parcs industriels. Le voyage
récent de Merkel, la chancelière allemande, en Ethiopie notamment,
visait à restreindre l’émigration vers l’Europe par un développement
local. La crise mondiale et les contrecoups de la sécheresse récente (la
pire sécheresse depuis cinquante ans) ont largement grevé l’économie du
pays et contraint au recours à un financement international qui, ajouté
à ces difficultés intérieures et à leur impact sur les échanges
internationaux, a pour conséquence une inflation dépassant 10 % et un
taux de chômage avoué de 20 %, situation qui n’est pas sans avoir joué
un rôle dans les événements dont nous allons parler.
Auparavant,
on peut souligner que ce qui se passe en Ethiopie du point de vue de
son développement économique est un problème identique, avec les
spécificités nationales, à celui de tous les pays en développement. Le
problème de toujours, celui du capital : la transformation des paysans
en prolétaires pour l’exploitation de leur force de travail dans des
unités capitalistes de production. Dans le cas de l’Ethiopie se
conjuguent, avec la complicité du pouvoir politique, d’une part
l’accaparement des terres, essentiellement par des investisseurs
étrangers, qui prive les paysans de leur source de vie, d’autre part le
développement d’infrastructures qui aboutit à des résultats identiques
par l’expropriation directe et la facilité donnée à la pénétration du
capital dans tout le pays. Tous les conflits présents vont tourner
autour de cette question de propriété du sol.
On
peut souligner ici que la couverture végétale du sol éthiopien a été
largement modifiée en cinquante ans. 98 % des forêts ont disparu (la
couverture forestière du pays est passée de 40 % de la superficie totale
du pays à 2,7 %) (12), soit pour la création d’espaces de pâturages
et/ou de culture et l’utilisation du bois comme seul combustible
domestique (ce qui est encore le cas aujourd’hui) (13) et la
construction (14) ; cet espace déforesté devient « libre » pour toute
culture et contribue indirectement largement à la politique agricole
présente.
Elimination économique…
Dans
les années 1970 une réforme agraire a transféré l’ensemble des terres
agricoles en « biens collectifs », propriété de l’Etat, dont l’usage de
parcelles de moins de 10 ha (10 000 m²) était concédée à chaque paysan.
Mais cette réforme n’a guère été appliquée : en 2000, 87 % des familles
n’exploitaient qu’une superficie de moins de 2 ha (2 000 m², un grand
jardin) (15). La pression démographique est telle que les lopins de
terre diminuent. En 2008, la taille moyenne d’une exploitation était de
0,8 hectare. Dans le processus de « modernisation » entrepris à partir
de 1995, le gouvernement, ayant pratiquement les mains libres quant à
l’attribution des terres, a de plus en plus concédé les plus fertiles à
des investisseurs étrangers ou locaux, en d’incroyables dimensions,
éliminant les paysans qui n’en avaient que l’usage, contraignant
ceux-ci, soit à émigrer vers les villes (d’où un taux de chômage
dépassant 20 % de la population active), soit à se replier sur les
terres les moins fertiles et les moins irrigables.
Le
processus va tous azimuts, par exemple pour une production intensive
d’hydrocarbures ou pour la culture du khat (dans la zone administrative
du Harrarge Est) permettant à la fois une manne financière pour l’Etat
qui exporte cette drogue dans les pays consommateurs voisins (Erythrée,
Soudan, Somalie, etc.) et le maintien dans une forme de dépendance d’une
partie de la population. Les terres dévolues aujourd’hui à la culture
du khat ont remplacé les cultures maraîchères et vivrières, poussant les
familles rurales à consommer des aliments achetés au marché et
dépendant des fluctuations des prix. Cette situation expose d’autant
plus les populations à l’insécurité alimentaire et nutritionnelle. En
2008, de 60 à 80 millions d’hectares de terres fertiles avaient ainsi
été arrachées aux paysans locaux, dont 3 millions d’hectares rien qu’en
2008. Un homme d’affaires indien s’est vu ainsi concéder d’un seul coup
310 000 ha de terres (la moitié du département de Seine-et-Marne).
Actuellement sur 77 millions d’hectares de terres arables, les paysans
éthiopiens n’exploitent plus que 17 millions d’hectares.
Des
plans successifs ont visé à accélérer la transformation des structures
économiques ; toute une partie de ces plans concernaient précisément
l’attribution des terres par l’Etat à des fins diverses. Fin 2015 est
publié un nouveau plan d’urbanisme concernant la région d’Addis-Abeba,
avec maintes expropriations qui empiètent notamment sur la région Oromo
dans laquelle se situe la capitale.
« …
Il y a depuis quelques années, une accélération de la politique de
développement agricole et industriel, qui passe par l’encouragement
d’investissements capitalistiques soit intérieurs soit extérieurs,
passant par une grande facilitation d’accès à du foncier pour les
entreprises investissant en Ethiopie, et, avec des phénomènes massifs de
captations foncières, d’expropriations de populations paysannes. Comme
toute la périphérie d’Addis-Abeba est habitée par des populations
oromos, ce sont elles qui ont les premières fait les frais de ces
processus d’expropriations massives… (16). »
Une recherche récente montre dans quelles conditions cela se passe sur le terrain :
–
il existe un réel décalage entre la position officielle des autorités
(lois, politiques publiques, politiques agricoles, procédures…) et les
réalités de terrain. Selon la Constitution, les paysans ont droit à des
compensations (rémunérations) en cas de l’expropriation de terres. Mais
en pratique, peu de paysans reçoivent ces compensations. Bien au
contraire, certains sont expulsés manu militari de leurs terres ;
–
les investissements et les octrois sont réalisés sans aucune limite sur
l’utilisation d’eau, aucune étude d’impact environnemental ou contrôle
environnemental, ce qui a des conséquences sur la préservation de
l’écosystème et risque d’affecter l’économie éthiopienne fortement
dépendante de l’agriculture ;
–
de nombreux cas d’accaparement des terres impliquent non pas de gros
investisseurs étrangers mais des petits investisseurs locaux ou issus de
la diaspora.
…et massacres
Il
est un aspect dont cette recherche ne parle guère en mentionnant
simplement l’expulsion brutale des paysans ainsi évincés, dans une
politique meurtrière délibérée. Les Amharas en ont été victimes,
particulièrement dans le sud du pays…. Selon l’agence centrale des
statistiques, le nombre d’Amharas vivant en Ethiopie est inférieur de
2,7 millions aux dernières projections. Pour les Amharas, il y a un
écart difficilement explicable. Si bien que les Ethiopiens commencent à
se demander où sont passés ces 2,7 millions d’Amharas.
Des massacres ont par ailleurs été mentionnés contre les Anuaks du Gambella en 2003… Un réfugié, établi au Kenya, témoigne :
« Les
Anuaks sont partis en 2003-2004, après le massacre. Certains sont
restés pour protéger la terre, afin qu’elle ne soit pas désertée. La
délocalisation est difficile. J’ai été déplacé de la terre où mes
ancêtres vivaient. J’ai été déplacé dans un nouvel endroit qui n’est pas
fertile. Pour justifier la délocalisation, ils invoquent un meilleur
accès aux services sociaux. Mais ça ne s’est jamais produit. Les gens
meurent de maladies. Durant la délocalisation menée par les militaires,
il y avait des meurtres. Des gens étaient torturés et battus. […] Alors,
les gens ont préféré partir pour rejoindre leurs parents réfugiés au
Kenya. […] Nous venons de terres fertiles. Nous habitions près des
rivières, où il y avait du poisson. Maintenant, nous sommes jetés dans
le désert pendant que des gens venus de l’étranger récoltent nos
terres. »
En 2007, le Front de
libération du Peuple du Tigré (FLPT) a encore conduit des opérations de
nettoyage ethnique contre les peuples de l’Ogaden, dans les villages de
Fik, Qoreh, Gode, Degehabur et Wardheer. Dans des raids meurtriers, les
troupes de Zenawi ont massacré des milliers de paysans et ont violé les
femmes. Voilà la face cachée du programme de location des terres (17).
***
La question de la terre
est un sujet sur lequel on s’écharpe depuis des siècles. Un projet
d’extension de la capitale et l’expulsion de dizaines de milliers de
fermiers oromos ont mis le feu aux poudres. La région de l’Oromia abrite
plusieurs millions de paysans oromos, le groupe ethnique le plus
important du pays. Mais en 2016, toute l’Ethiopie est concernée par des
émeutes de tous genres. Une autre source de tension se situe dans le
nord du pays. Les habitants des régions de Gondar et Bahar Dar dans le
nord de l’Éthiopie ont quant à eux rejoint le mouvement de lutte suite à
une demande de la communauté de Welkait-Tegede de voir leur région
administrée par les Amharas et non plus par les Tigréns. En effet, il y a
vingt-cinq ans, lorsque le FDRPE est arrivé au pouvoir, une loi
fédérale sur le découpage des régions se basant sur le langage s’est vu
appliquée. Les Welkait-Tegede, malgré leur évidente appartenance à
l’ethnie Amhara, se sont alors vu rejoindre l’administration Tigréenne
malgré leur vive désapprobation (18).
Les
agriculteurs ne cessent de se révolter, comme le montrent les récents
incendies de fermes horticoles où sont cultivées les roses, un des
sujets épineux de la révolte. Ces fermes horticoles, se trouvant dans la
région des lacs de la partie nord de la vallée du Rift (immense faille
qui traverse la corne de l’Afrique du nord au sud), sont soumises à de
nombreuses controverses : assèchement des lacs, déversement massif de
pesticides, conditions de travail des salariés extrêmement précaires,
mais aussi accaparement des terres par les multinationales…(19). « Un
paysan éthiopien à qui l’on prend sa terre, il est toujours prêt à se
battre. Surtout quand il voit se construire dessus des immeubles dans
lesquels il ne pourra jamais habiter, ou quand son terrain est vendu à
des gros investisseurs (20). »
La révolte des Oromos
Ce
n’est pas la première fois que les Oromos manifestent. Ils l’avaient
déjà fait en 2014 lors de la présentation de la précédente version du
plan d’expansion d’Addis-Abeba. La police avait alors ouvert le feu et
tué des dizaines de manifestants (21). Le parti au pouvoir sentant le
danger de la situation a engagé des pourparlers avec les Oromos pour
aménager le programme d’agrandissement de la capitale.
Mais
aujourd’hui les Oromos manifestent contre la nouvelle version du projet
d’agrandissement de la capitale. De fait, le programme urbain oblige
les fermiers oromos à quitter leurs terres. Depuis plusieurs années, la
capitale fédérale est en proie à une explosion démographique inédite
empiétant progressivement sur le territoire oromo. Au cours de la
décennie écoulée, 150 000 fermiers oromos ont été obligés de quitter
leurs villages sans recevoir de compensations financières adéquates.
Pour les militants du mouvement oromo, il s’agit d’un véritable
accaparement de leurs terres ancestrales, dont le but serait de modifier
radicalement la configuration démographique et culturelle de la région.
Le
nouveau cycle de manifestations a commencé en novembre 2015 à Ginchi, à
80 km à l’ouest d’Addis-Abeba, quand les autorités locales ont voulu
réquisitionner un terrain de foot appartenant à une école pour le mettre
à disposition de promoteurs immobiliers et permettre ainsi l’extension
de la capitale. Les étudiants sont immédiatement descendus dans la rue.
Leur mouvement a bien sûr été rapidement réprimé avec des morts et des
blessés (22).
Les
manifestations de Ginchi ont été la première étincelle, et l’opposition
aux autorités locales et fédérales n’a pas tardé à prendre de l’ampleur :
les ONG de défense des droits de l’homme affirment qu’au moins 140
personnes ont été tuées entre novembre 2015 et janvier 2016. A Sululta
(au nord d’Addis-Abeba), les usines nouvellement construites et les
programmes de logements empiètent déjà sur les terres agricoles. La
ville fait partie de la trentaine de localités qui se sont soulevées en
décembre 2015 : des paysans ont quitté leurs collines et sont venus à
cheval se joindre aux étudiants qui manifestaient en nombre – ils ont
été accueillis par des tirs et des grenades de gaz lacrymogènes.
Ailleurs, des postes de police et des symboles de l’Etat ont été
attaqués. Par endroits, des entreprises privées ont été prises pour
cible (23).
Des manifestations généralement pacifiques ont touché les villes importantes de l’Oromia comme Jarso, Walliso et Robê.
Le
1er janvier 2016, on peut considérer que tout le nord de la province
Oromia est en dissidence depuis la mi-novembre 2015. On pourrait diviser
un peu artificiellement d’un côté les émeutes qui mettent en cause
directement le pouvoir politique dans l’application des plans
économiques ou urbains avec comme corollaire l’attaque des symboles
immobiliers du pouvoir, de l’autre celles qui attaquent les usines ou
installations agricoles modernes dont la présence atteste l’éviction des
terres (et assimiler de telles attaques au luddisme, ce qu’on est tenté
de faire lorsque l’on sait que 40 000 de ces ex-paysans sont exploités
dans ces installations agricoles et industrielles ultramodernes).
***
En fait, ce sont les mêmes, paysans
menacés ou déjà évincés, prolétarisés en partie, qui tentent de
contester le pouvoir dans sa politique et ses réalisations. On ne peut
qu’en faire une longue liste qui se déroule tout au long de l’année 2016
:
25 avril 2016. 14 morts dans des affrontements intercommunautaires à Gambella à la frontière avec le Soudan du Sud.
26 septembre.
Dans un bidonville proche d’Addis-Abeba, sommairement érigé par ses 30
000 occupants, 3 000 logements sont détruits en vue d’opérations
immobilières. La résistance des habitants fait six morts et de nombreux
blessés. Vingt policiers auraient été tués dans l’affrontement.
Juillet. Nouvelles protestations dans la région de Gondar proche du Tigré, plusieurs morts.
Dès cet été 2016,
on constate que la vieille rivalité entre les Oromos et les Amharas
disparaît devant les problèmes communs d’accaparement des terres et de
répression sanglante : « Le sang qui coule en Oromia est notre sang
aussi », déclarent maintenant les Amharas. C’est le plus grand danger
pour la minorité qui tient le pouvoir politique car ces ethnies forment à
elles deux près des trois quarts de la population.
« L’effacement
de l’antagonisme Oromos-Amharas est quelque chose de fondamental, c’est
pour cela que le régime a si peur. Il a bien conscience que la révolte
est en train de dépasser le simple cadre régional et de menacer ses
fondements (24). »
Pour la
première fois cet été, les Oromos, historiquement opprimés, et les
Amharas, ancienne élite de l’Ethiopie, ont donc manifesté simultanément
dans leurs régions respectives, les deux plus grandes du pays. Cette
démonstration de solidarité est inédite. La répression a été d’autant
plus brutale. Non seulement les forces de sécurité ont ouvert le feu sur
la foule, mais elles traquent les étudiants oromos « chez eux, dans les
écoles, et jusque dans les hôpitaux », notait Human Rights Watch dans
un rapport publié en juin.
« J’ai
vécu ici toute ma vie et je n’ai jamais vu ça. Chaque famille a au
moins un de ses enfants qui a été arrêté, témoignait dans ce document un
fermier oromo de 52 ans. Cette génération est en train d’être décimée.
Mes quatre fils ont disparu, ma fille de 12 ans a trop peur pour aller à
l’école. Moi-même, je crains d’être arrêté à tout moment. »
De nombreux cas d’arrestations extrajudiciaires, de tortures et de disparitions forcées ont été documentés par l’ONG (25).
6 et 7 août.
La région de Bahir Dar est en état de siège alors que des
manifestations éclatent un peu partout dans les régions Oromia et
Amhara, laissant plus de cent morts et des centaines de blessés.
12 août. Les habitants terrés chez eux tout un week-end à Shashamam alors qu’ont lieu des affrontements armés avec la police.
15 août. Depuis novembre 2015 la répression a fait plus de 400 morts et entraîné des dizaines de milliers d’arrestations.
Septembre.
Des dizaines de membres de l’ethnie Konso assassinés par les forces
gouvernementales dans la région autonome Konso près d’Arba Minch sur le
lac Anhora, dans le sud-est du pays lors de protestations sur des
limites territoriales (26).
2 octobre.
Le festival religieux annuel Ireecha, qui regroupe près de 2 millions
de fidèles à Bishoftu près d’Addis-Abeba, se transforme en manifestation
politique lorsque les participants empêchent les représentants des
partis officiels et les pontes religieux de prendre la parole aux cris
de « Nous voulons la liberté », « Nous voulons la justice », et
commencent à lapider les forces de l’ordre. Celles-ci tirent et chargent
dans la foule. Il y aurait eu plus de cent morts (plusieurs centaines
diront certains), par balles ou par noyade dans la panique qui
s’ensuivit, et d’innombrables blessés. Il y aurait eu depuis un an plus
de 600 tués dans des affrontements très divers dans tout le pays (27).
6 octobre.
Destruction totale d’un complexe touristique, Le Lodge, au bord du lac
Langano. Le même jour, sabotage et incendie de 11 entreprises textiles
et de plastique par des milliers de manifestants. De même, incendie
d’une usine nigérienne de câbles électriques à Sebeta, à 35 km au
sud-ouest de la capitale, d’une usine textile turque et d’une
cimenterie. Le même jour, dans la capitale, une femme américaine est
tuée, lapidée par des manifestants alors qu’elle circule en minibus
(28).
9 octobre.
Face à une telle situation de troubles qui s’étendent dans tout le
pays, le gouvernement décrète l’état d’urgence pour une période de six
mois. Les mesures sont particulièrement strictes : couvre-feu étendu,
contrôle de tous les médias et fermeture d’Internet, interdiction aux
diplomates et journalistes de se déplacer dans le pays à plus de 40 km
de la capitale (29), etc.
Le
même jour le gouvernement annule le nouveau plan d’urbanisme ; cela
n’arrête pas pour autant le déchaînement de la violence
anti-gouvernementale.
L’émeute
devant cette forme de répression mortelle de toute manifestation de
masse se transforme en se répartissant dans tout le pays avec les
attaques des sites de l’investissement de possesseur de terres. On ne
les compte plus, seules quelques-unes réussissent à franchir les
barrières des contrôles médiatiques.
22 octobre.
Incendie d’une ferme horticole néerlandaise, bâtiments et véhicules
divers, à Adama au sud d’Addis-Abeba par des centaines de manifestants,
accompagné de pillage (plus d’une trentaine de telles fermes
« modernes » auraient été ainsi attaquées).
29 novembre.
Les combattants de Ginbot et des unités d’autodéfense Amhara sont
rentrés dans la région du Tigré par le sud-ouest de la région. Ils ont
mené des attaques contre des installations militaires et économiques du
Tigré. Ces attaques ont causé des dommages importants, spécialement dans
deux villes, Bourkouta et Adi-Ramets. Les civils tigrés ont payé le
plus lourd tribut dans cette guerre (30).
27 décembre. Conflit armé autour de la dépossession de terres dans la région de Benshangul Gomez (Amhara).
10 janvier 2017. Attaques d’hôtels à Gondar et Bahir Dar, quatre morts et 30 blessés (31).
Il
est difficile de savoir quelle est la situation réelle en Ethiopie au
moment où cet article est écrit. Le tableau ci-dessous (p. 40) pourrait
laisser penser que le gouvernement aurait repris le contrôle et maîtrisé
la rébellion dans l’ensemble du pays (32).
Mais
les hauts et les bas montrés dans ce recensement des épisodes de
violence collective depuis octobre 2015 démontrent que rien n’est acquis
à ce sujet et que tout peut rebondir.
D’une
part, la répression est toujours présente et au 26 janvier 2017 on
décompte officiellement 24 000 détenus dont une partie sont internés
dans des camps pour « formation » (33). D’autre part, les années de
violence tendent à décourager les investisseurs, réduisent les
possibilités d’emplois déjà bien maigres, alors que la poursuite de la
politique de « récupération » des terres qui accompagnerait
inévitablement la reprise de ces investissements et la modernisation des
infrastructures créerait de nouvelles contestations. Une autre menace
peut accroître la misère et réveiller les révoltes latentes : une
nouvelle vague de sécheresse dans l’Est de l’Ethiopie, qui serait pire
que celle de l’hiver 2015-2016, toucherait plus 6 millions d’Ethiopiens
(34).
« Dans cette crise, la
grille de lecture ethnique ne suffit pas. Même si les marches se
construisent, bien sûr, en fonction des liens identitaires. Ce n’est pas
le cadre ethno-fédéral si particulier à l’Ethiopie qui est remis en
cause. Les manifestants font d’ailleurs souvent référence à la
Constitution et demandent qu’elle soit appliquée. Le plan d’extension
d’Addis-Abeba est jugé anticonstitutionnel par les Oromos, car il remet
en cause les équilibres territoriaux prévus dans le texte fondamental
(35). »
Quant aux Amharas,
« leurs revendications portaient à l’origine sur un morceau de
territoire qui a été rattaché en 1991 au Tigré. »
« Encore
une fois, on est à l’intersection des deux thèmes cruciaux pour
l’Ethiopie : la terre et l’identité régionale. Il est impossible de
séparer les deux problématiques (36). »
L’Ethiopie
peut néanmoins continuer sa répression dans un concert de silence
mondial car l’Ethiopie est considérée par les Occidentaux comme un allié
clé dans la lutte contre l’extrémisme islamiste dans la Corne de
l’Afrique. Les Etats-Unis ont appelé « le gouvernement d’Ethiopie à
permettre que des manifestations pacifiques aient lieu et à ouvrir un
dialogue constructif pour faire face à des doléances légitimes ». Le
régime éthiopien sait qu’il y a peu de risque que ces appels soient
suivis d’action. Même l’Union africaine, dont le siège se trouve à
Addis-Abeba, est demeurée étrangement silencieuse jusqu’ici sur le
massacre des Oromos qui se passe quasiment sous ses fenêtres. Le premier
ministre déclare que depuis novembre 2015 il y aurait 500 morts mais
ses ministres précisent qu’il y aurait plus de 20 000 détenus, alors que
les activistes soulignent que ces chiffres restent largement en dessous
des estimations réelles (37).
« Le
risque, c’est que la crise stoppe les investissements dont le régime a
besoin pour poursuivre le développement. L’Ethiopie est un marché
gigantesque, de 100 millions d’habitants. En réprimant si durement, le
gouvernement fait un mauvais calcul économique et politique. Il ne va
bientôt plus avoir le choix : il doit au plus vite partager le pouvoir
et mettre en place un système de redistribution économique (38). »
Le
boom ne s’est pas pour autant accompagné d’une libéralisation du pays,
qui reste très dirigiste, selon un modèle « à la chinoise ». Le parti
hégémonique reste omniprésent à tous les niveaux de la société. Une
situation devenue insupportable pour une partie de la jeunesse, de plus
en plus éduquée et connectée, et fortement touchée par le chômage.
La
violation de tout droit humain envers les populations omoro et amhara a
lieu dans un environnement totalement fermé. Les activistes de la
société civile trouvent de plus en plus de difficultés pour atteindre
les zones des conflits pour y chercher des informations et où ils
risquent arrestation et persécution. Journalistes, blogueurs et autres
médias encourent harcèlement et intimidation. Le gouvernement reste
sourd à tous les appels internationaux pour une enquête quelconque et
encore moins pour tempérer la répression la plus dure contre toutes les
oppositions.
En fait, le
contrôle de la population, l’impossibilité de se déplacer d’une province
à l’autre, empêchent de connaître l’extension et la récurrence des
troubles. L’omniprésence de l’Etat se manifeste, entre autres, par un
service des renseignements particulièrement anxiogène, maintenant une
certaine méfiance entre les habitants, jusqu’à l’intérieur des familles.
« Un Ethiopien sur trois renseigne le gouvernement », entend-on
fréquemment. Parallèlement toute forme d’organisation et d’association
de défense des droits est proscrite, rendant inévitables des formes de
résistance plus radicales et plus clandestines (39). Le cycle
manifestation-répression qui secoue le pays depuis huit mois pourrait
pourtant empirer.
« Les
mouvements d’opposition ne contrôlent pas la révolte. Elle se nourrit de
la violence du parti au pouvoir, désormais ouvertement contesté dans
les slogans, les chants, les discours publics. Le plan du gouvernement,
qui consiste à diriger le pays à travers un parti totalement verrouillé,
sans aucun partage du pouvoir entre ethnies et groupes politiques, a
échoué. Le problème est qu’il n’y a pas, pour le moment, d’alternative à
ce système en Ethiopie (40). »
On
se trouve dans une situation paradoxale, plutôt ubuesque, dramatique et
incertaine. Ce n’est pas un des moindres de ces paradoxes de voir
l’Ethiopie être, du fait de la politique de ses dirigeants un des
réservoirs mondiaux d’émigration (plus d’un million à ce jour) et en
même temps une terre d’accueil de ses voisins (plus de 800 000
Somaliens, Erythréens et Soudanais croupissent dans des camps en
Ethiopie). Ce n’est pas un des moindres paradoxes de voir un
gouvernement pratiquer une répression sanglante contre sa population et
dans le même temps envoyer des troupes pour endiguer la violence des
guérillas islamistes en Somalie et pacifier ce pays. De telles
situations ne font que confirmer l’instabilité de toute cette région, ce
qui interdit tout pronostic sur un futur qui ne dépend pas des pays
concernées mais de l’évolution du monde capitaliste.
H. S.
NOTES
(1) « L’Ethiopie, tigre africain », Class International, 23 juin 2016.
(2) Wikipedia-Ethiopie. France Diplomatie, présentation de l’Ethiopie. Expert-comptable international info, « Ethiopie, le contexte économique », FMI, World Economic Outlook Database, août 2016.
(3) Jeune Afrique, 21 août 2016, René Lefort : « La configuration actuelle est importante avec le contestation commune Oromo et Amharas pour le régime. La contestation n’est pas structurée ; les manifestations sont spontanées. »
(4) Libération,11 octobre 2016 ; « L’Ethiopie, partenaire
stratégique des Etats-Unis », Classe Internationale, 23 juin 2016.
(5) « Les militaires étrangers à Djibouti », BBC Afrique (http://www.bbc.com/afrique/region/2015/06/150619_djibouti_bases) ; « La stratégie militaire des Etats-Unis en Afrique », Agence d’Info d’Afrique Centrale, 2 mai 2016.
(6) « Religions en Ethiopie », Wikipédia. « L’Ethiopie tendra les mains vers dieu, 2000 ans d’Etat éthiopien », Alain Gascon, https://espacepolitique.revues.org/1257, 2009
(7) « La place des femmes en Ethiopie », http:// allaingraux.over-blog.com/2014/07/la-place-des-femmes-en-ethiopie.html ; « Etre une fille en Ethiopie », Fernand Denis ; http://www.lalibre.be/culture/cinema/difret-etre-une-fille-en-ethiopie-5588fe 643570172b1238f30f, 23 juin 2015. Unesco, Education fonctionnelle des adultes, 2016.
(8) Témoignage de C. E., qui a séjourné à plusieurs reprises comme humanitaire en Ethiopie.
(9) « L’Ethiopie pays des millionnaires africains »
http://geopolis.francetvinfo.fr/l-ethiopie-pays-des-millionnaires-africains-111947,
Pierre Magnan, 18 juillet 2016 ; ce site contient une vidéo sur un de
ces millionnaires : « Portrait d’un entrepreneur à succès en Ethiopie »
qui montre également un développement urbain pour riches, un abîme en
comparaison avec l’habitat hors de la capitale.
(10) « Les salaires en Ethiopie » Journal du Net,
Banque Mondiale, 2012. L’importance de la filière cuir a incité
Huajian, fabricant de chaussures chinois, à s’installer en 2011 dans une
banlieue d’Addis-Abeba, où il emploie
3 500 personnes. Des ouvriers
payés entre 50 et 60 euros par mois. Dix fois moins élevés qu’en Chine,
ces salaires font tout l’attrait de l’Ethiopie.
(11) Le Point,
25 mai 2015 : « Grands travaux : ce barrage pharaonique qui fâche » F.
Thérin . Ce « barrage de la Renaissance » sur le Nil Bleu, le plus grand
d’Afrique, a provoqué une tension diplomatique avec l’Egypte.
L’ex-président égyptien Morsi a déclaré : « Si une seule goutte du Nil
est perdue, notre sang sera la seule alternative. » Son successeur Sissi
préfère la voie diplomatique. On peut mesurer l’abîme de développement
entre les Etats-Unis et un pays comme l’Ethiopie lorsque l’on sait que
les lumières de Noël aux Etats-Unis (0,2 % de la consommation totale
annuelle) consomment plus d’électricité que l’Ethiopie en un an (Belga,
23 décembre 2015).
(12) « Déforestation en Ethiopie », Wikipédia.
(13) Le bois, souvent véhiculé sous la forme de fagots, est la principale source de chauffage. On peut trouver sur Internet des photos de la cuisine faite à terre dans des installations de fortune et le transport de fagots à dos de femmes, y compris dans la capitale Addis-Abeba.
(14) On peut voir dans le récit « Un vagabond en roue libre, Ethiopie », juin 2016 (https://1vagabondenrouelibre.wordpress.com/) des photos montrant dans les campagnes des habitations entièrement construites en bois. Ce texte donne aussi un témoignage direct des conditions de vie dans l’Ethiopie profonde.
(15) « Agriculture en Ethiopie »Wikipédia ; « Terres volées d’Ethiopie », Le Monde diplomatique, décembre 2013 ; « Profil fourrager Ethiopie », http://www.fao.org/ag /agp/agpc/doc/counprof/PDF%20files/Ethiopia-French. pdf.
(16) Le plan GTP II (2015-2020) entend ainsi poursuivre l’industrialisation du pays (et le développement des exportations) en misant sur le développement du secteur manufacturier, qui devrait atteindre 8 % du PIB d’ici 2020. Pour réaliser cet objectif, le principal vecteur du gouvernement est le déploiement de parcs industriels intégrés et tournés vers des industries exportatrices et intensives en main-d’œuvre (textile, chaussures, etc.). Trois parcs industriels sont désormais opérationnels (Addis Village, Bole Lemi et Hawassa). La construction de neuf nouveaux parcs ainsi que de quatre parcs agro-industriels intégrés devrait débuter sous peu (France, ministère des Finances, 23 septembre 2016).
(17) « Anuak people », Wikipédia, et, pour le témoignage : http://www.investigaction.net/lethiopie-a-la-croisee-des-chemins-33-lapartheid-de-zenawi/
(18) « Une répression (presque) ignorée en Ethiopie » Mediapart, 1er septembre 2016.
(19) « Une répression (presque) ignorée… », art. cité.
(20) Alain Gascon, géographe, in « Ethiopie, la colère réprimée à huis clos », Macé et BIG, 22 août 2016, site Libération (http://www.liberation.fr/planete/2016/ 08/19/ethiopie-la-colere-reprimee-a-huis-clos_1473535).
(21) « Ethiopia’s gains tainted by violent repression », Financial Times, 5 août 2017.
(22) « Les manifestations actuelles font écho aux événements sanglants d’avril et mai 2014, quand les forces fédérales avaient tiré sur des manifestants oromos largement pacifiques, en tuant des dizaines » : Human Rights Watch citée par Le Monde Afrique dans l’article « Ethiopie :au moins 75 manifestants tués par la police », lemonde.fr 19 décembre 2015.
(23) « Ethiopian riots in Oromia as Oromo students protest » :
https://www.siitube.com/ethiopia-riot-in-oromia-as-oromo-students-protest_1e760e591.html
;
« Protest update for Sululta, Ethiopia », par W. Davison, 20 décembre2015 :
http://mereja.com/forum/viewtopic.php?t=108355
(24) Il y a non pas un, mais deux mouvements de protestation. Le principal, ce sont les Oromos, qui manifestent contre la marginalisation et les persécutions dont ils sont victimes, surtout ces vingt-cinq dernières années. Le deuxième mouvement de protestation, mené par les Amharas, est beaucoup plus récent. Ces derniers forment le deuxième groupe ethnique en Ethiopie. Historiquement, ils ont dirigé le pays jusqu’à ce que le Front de libération du peuple tigréen prenne le pouvoir et qu’ils soient relégués à l’arrière-plan. Traditionnellement ces deux groupes ethniques ont toujours été des adversaires, mais – et c’est le développement le plus significatif de ces dernières semaines – on a vu l’expression croissante d’une forme de solidarité entre Amharas et Oromos. La coalition au pouvoir a toujours tout fait pour attiser l’antagonisme entre les deux peuples, pour asseoir son pouvoir. « Et le fait qu’ils puissent dire désormais, “nous sommes les victimes d’un même système” marqué par la mauvaise gouvernance et l’oppression, c’est quelque chose qui peut changer la donne », explique le docteur Awol Allo, chercheur à la London School of Economics. « Ethiopie, la colère réprimée à huis clos », Macé et Big, site Libération, art. cit.
(25) « A year of protest in Ethiopia », The Rift Valley Reform, novembre 2016. « Never again ? Inside Ethiopian’s “etraining” program for thousands of detained protesters », Kalkidan Yibeltal, Ethiopian Media Forum, 26 janvier 2017.
(26) « En Ethiopie, la lutte acharnée des fermiers konso pour leur autonomie. »
www.lemonde.fr/…/en-ethiopie-la-lutte-acharnee-des-fermiers-konso-pour-leur-autonomie
(27) « En Ethiopie, une cérémonie religieuse dégénère en
manifestation… » (http://fr.euronews.com/2016/10/02/
ethiopie-plusieurs-personnes-ont-ete-tuees-dans-un-mouvement-de-foule-lors-d)
(28) fr.africatime.com/ethiopie/ethiopie?page=5 ; « Le Lodge est complètement détruit, incendié à 100 % », AFP.
La
lapidation (caillassage) semble coutumière dans tout le pays. Voir le
récit d’un voyage en vélo en Ethiopie :
https://1vagabondenrouelibre.wordpress.com/2016/06/19/ethiopie/
(29) «
L’Ethiopie décrète l’état d’urgence après plusieurs mois de violences…
»,
www.rfi.fr/…/20161009-ethiopie-decrete-etat-urgence-apres-plusieurs-mois-violences
(30) « Ethiopie: la guerre civile a débuté depuis le mardi 29
novembre 2016 au Nord de l’Ethiopie », par Hassan Cher
(http://webcache.googleusercontent.com/search ?q=
cache:CNjn18q5S68J:www.hch24.com/actualites/11/2016/ethiopie-la-guerre-civile-a-debute-depuis-le-mardi-29-novembre-2016-au-nord-de-lethiopie/+&cd=1&hl=fr&ct
=clnk&gl=fr&client =firefox-b)
(31) http://securehotel.us/hotel-attacks, 17 janvier 2016.
(32) African Arguments, 27 septembre 2016.
(33) « The State of Emergency in Ethiopia has resulted in many derogations that fail to meet international human rights law », Oromian Economist, 5 février 2017
(https://oromianeconomist.com/2017/02/05/).
(34) En Somalie et dans la zone éthiopienne proche, les récoltes sont réduites de 70 % entraînant une hausse importante des prix des denrées alimentaires de base. « Ethiopia faces nex drought seeks urgent aid for 5 millions », 28 janvier 2017, Associated Press.
(35) Jean-Nicolas Bach, politologue à Sciences-Po Bordeaux, cité par Libération, art. cit. (http:// www.liberation.fr/ planete/2016/08/19/ethiopie-la-colere-reprimee-a-huis-clos_1473535)
(36) « Éthiopie : Existe-t-il un projet secret de déclaration d’indépendance de la région Tigré ? » HCH24, 16 février 2017.
(37) « Des nouvelles d’Ethiopie », Le Club de Mediapart – Blog
Mediapart
https://blogs.mediapart.fr/agnes-druel/blog/201216/des-nouvelles-dethiopie
« Ethiopia ‘s gins tainted by violent repression » Financial Times, 5 février 2017.
(38) « Le climat de violences en Ethiopie fait douter les
investisseurs », http://www.lemonde.fr/afrique/article/
2016/09/12/le-climat-de-violences-en-ethiopie-fait-douter-les-investisseurs_4996289_3212.html#bx0VejmuW0USq9GU.99
(39) Témoignage de C. E.
(40) « Ethiopie : la colère réprimée à huis clos », Libération., art. cit. – http://www.investigaction.net/lethiopie-a-la-croisee-des-chemins-33-lapartheid-de-zenawi/#sthash.Fp WpNTRb.dpuf
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire