mercredi 29 mai 2024

PMO-Identité numérique : prouve que tu existes

 

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Libertys

mercredi 8 février 2006

PMO-Identité numérique : prouve que tu existes

Début juin 2005, 20 000 grenoblois découvrent dans leur boîte aux lettres une publicité du conseil général pour “Libertys, carte unique d’identité et de services”. Obligatoire dès le 1er octobre, Libertys remplace tous les documents administratifs : carte d’identité biométrique, carte bancaire, carte vitale, permis de conduire, etc. Pour “les têtes en l’air et les étourdis”, Libertys est également proposée sous forme de micropuce sous-cutanée. Injectée sous la peau, cette puce permet une géolocalisation GPS. Vous croyez cauchemarder ? Vous pensez revivre 1984 d’Orwell et vous refusez ce flicage généralisé ? Ne vous inquiétez pas : le dépliant promet la tenue d’un “grand débat citoyen” en 2010, une fois Libertys mise en place.

“Un canular !”annonce le lendemain Le Dauphiné Libéré, quotidien local de Dassault. Un canular ? Une anticipation plutôt. Car Libertys s’inspire de projets réels. Elle ne fait que perfectionner INES, la future carte d’identité biométrique prévue en 2006 par le ministère de l’Intérieur. Elle puise également dans les projets du GIXEL, le lobby des industries françaises de l’électronique. Enfin, la nanotechnologie dont s’inspire Libertys existe déjà : depuis 2002, une société américaine commercialise Verichip, une micropuce sous-cutanée de la taille d’un grain de riz. Aux États-Unis, en Mexique ou en Espagne, Verichip est utilisée comme système d’identification dans des discothèques, des hôpitaux ou pour surveiller des prisonniers en liberté conditionnelle. A quand le traçage en temps réel des chômeurs et des RMIstes ?

Lire aussi : Carte d’identité électronique : ce n’est pas du canular

 Identité numérique : prouve que tu existes

La Commission européenne prépare son « portefeuille européen d’identité numérique ».Rome et Bologne adoptent le « crédit social numérique » à la chinoise. La digitalisation de l’État et son corollaire, l’identification numérique, progressent dans l’indifférence des Smartiens, à la faveur des phases aigües de la Crise (épidémie, guerre, effondrement écologique). Il aura fallu moins de vingt ans pour que se réalisent nos pires anticipations sur la société de contrainte. Pour les nouveaux venus et les nostalgiques, on a ressorti quelques archives. Te souviens-tu de Libertys ?

 L’été sera sec. Les nappes sont  au plus bas, les températures au plus haut. On s’habitue, c’est pire chaque année. Comme on s’habitue au traitement technocratique de la catastrophe, celui-là même que nous avons tâché d’anticiper et de décrire concrètement depuis vingt ans : société de contrainte1 ; techno-totalitarisme ; tri entre « bons » et « mauvais citoyens » (le nouvel ennemi2). Aussi ne s’étonne-t-on guère des nouvelles venues d’Italie en ce printemps 2022.

Samedi 7 mai, nos amis de Resistere al Transumanesimo manifestent à Bergame « contre la transition numérique, la 5G et le crédit social numérique3 ». Ils contestent le lancement d’un« smart citizen wallet » à Bologne, après une phase de test à Rome. Selon les autorités locales,cette appli est un « portefeuille du citoyen vertueux » (sic) destiné à améliorer la mobilité dans la ville-machine, à informer en temps réel les usagers (et le pilotage central) des transports, des services publics, des commerces, des infrastructures de loisirs, à favoriser les comportements fluidifiant la gestion des stocks et des flux d’humains et de marchandises. Bref, le programme de smart planet - de filet électronique - qu’IBM promeut depuis 2008 :Cela veut dire que les infrastructures numériques et physiques du monde entier sont en train de converger. Nous mettons la puissance informatique au service de choses que nous n'aurions jamais reconnues auparavant comme étant des ordinateurs. En réalité, presque tout – qu'il s'agisse d'une personne, d'un objet, d'un processus ou d'un service, pour une organisation, publique ou privée, grande ou petite – peut devenir sensible à la réalité numérique et faire partie d'un réseau4.N’ayant jamais demandé à « devenir sensible à la réalité numérique » ni à « faire partie d’un réseau », nous y sommes contraints par la technocratie. Pour le pouvoir et ses ingénieurs, un cheptel humain connecté à la Machinerie centrale - pris dans ses filets électroniques - est plus simple à contrôler, surveiller, contraindre : à piloter.

 Notes

1 Cf. Pièces et main d’oeuvre, Terreur et possession. La police des populations à l’ère technologique, L’Échappée,2008 et L’industrie de la contrainte, L’Échappée, 2011.

2 Cf. Pièces et main d’oeuvre, A la recherche du nouvel ennemi. 2001-2025 : rudiments d’histoire contemporaine,L’Échappée, 2009.

3 https://www.resistenzealnanomondo.org/

4 Sam Palmisano, ex-patron d’IBM, 12/11/2008, cité in L’industrie de la contrainte, op. cit.

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Administration automatisée des comportements

Les Bolognais sont invités à télécharger l’application afin que celle-ci enregistre leurs habitudes : usage des transports en commun, consommation d’énergie, tri des déchets, fréquence des amendes à payer, etc. Combien de temps faudra-t-il avant qu’ils n’y soient contraint ? Le système attribue aux « bons comportements » des points qui donnent droit à des ristournes dans les transports ou les activités culturelles. Comme des récompenses à des rats de laboratoire. Ce que nos amis bergamasques nomment une « administration automatisée des comportements ». Et nous, l’incarcération des hommes-machines (Smartiens) dans le mondemachine (smart city).

 Telle est la contrainte électronique : façonner les comportements individuels et collectifs selon les besoins de la Machine et l’état des ressources, par le pilotage des réseaux cybernétiques.Sans doute bien des lecteurs ont pensé que nous exagérions, il y a vingt ans. Ceux qui nous disaient « on n’en est pas là », n’ont peut-être pas fait le lien avec le passe vaccinal de 2021 et son QR code distinguant entre les bons et les mauvais citoyens. Son adoption sans émotion par la majorité de la population a préparé les cervelles à son extension. Dans un état d’urgence permanent, les outils testés durant la crise ont vocation à s’installer. Déjà, les touristes de Marseille téléchargent leur QR code en prévision d’une sortie à la calanque de Sugiton cet été5.

 Les technocrates italiens s’inspirent de la Chine, qui déploie depuis 2014 son « Schéma directeur pour la construction d’un système de crédit social ». Nul n’ignore plus que les

Machinois sont désormais notés en temps réel grâce à la traçabilité électronique de leurs actes :

géolocalisation, reconnaissance faciale, big data. Les bons élèves gagnent des réductions,

comme à Bologne. Les non vertueux (mauvais payeurs, réfractaires au confinement ou au

masque, cracheurs dans la rue, traverseurs au feu rouge, critiques du régime, etc), inscrits sur

une liste noire, sont privés du droit au voyage, au crédit, à certains métiers, logements et loisirs6.

Leur photo s’affiche sur des écrans géants, les désignant coupables de la mise en place de

nouvelles mesures de restriction. Cette même stratégie du bouc émissaire employée pour les

réfractaires au passe vaccinal, accusés d’empêcher « le retour à la normale ».

L’Italie subit l’influence chinoise depuis les investissements dans ses sociétés publiques et

privées (notamment dans l’énergie) qui ont suivi la crise de 2008. Les pneus Pirelli, parmi

d’autres, appartiennent à une société d’État chinoise7. La péninsule a signé dès 2019 un

protocole d’accord sur les « nouvelles routes de la soie » et Pékin lui a envoyé son aide durant

la pandémie à grand renfort de propagande. Avec le « smart citizen wallet », Rome et Bologne

se mettent un peu plus en ordre chinois.

Mais pas de sinophobie. Plus près de nous, un pays est fort avancé en matière de machinisation

de ses citoyens, avec une application lancée en 2020, réunissant documents d’identité, carnet

de vaccination, assurances, prestations sociales, et l’accès numérique à de nombreux services

publics. Celle-ci s’ouvre au « crédit social » durant la pandémie de Covid, avec un programme

« argent contre vaccin » : deux injections = 30 €. Ou plutôt, 1000 hryvnia, puisque nous sommes

en Ukraine8.

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5 Cf. Le Platane, « Les calanques, c’est fini », 23/04/22,

https://www.piecesetmaindoeuvre.com/spip.php?page=resume&id_article=1671

6 Le système se décline selon les régions et les localités, et varie de l’une à l’autre, mais le principe est le même.

7 Cf. P. Le Corre, « L’Italie, pays-cible de la propagande chinoise à l’heure du Covid-19 », Fondation pour la

recherche stratégique, 6 avril 2020.

8 https://www.president.gov.ua/en/news/povnistyu-shepleni-vid-covid-19-ukrayinci-nezabarom-zmozhut-71569

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Comme le virus, la guerre accélère la gestion numérique de l’ordre public. L’appli (nommée

Diia) s’enrichit d’une fonctionnalité « E-enemy » qui permet à chaque citoyen de renseigner

l’armée sur l’avancée et les exactions des troupes russes. Pratique. Dans le même élan, le

ministère ukrainien de la Défense utilise le logiciel de reconnaissance faciale de Clearview AI,

boîte américaine financée par le transhumaniste américain Peter Thiel, pour l’identification des

réfugiés, des morts, de soldats russes9. Clearview AI collecte des photos sur tous les réseaux

pour alimenter sa gigantesque base de données et ainsi « identifier tout le monde ». Les

charognards n’ont pas raté l’occasion d’une bonne guerre pour étendre leurs filets numériques.

Les Russes font probablement pareil. – La reconnaissance faciale c’est comme tout, hein, tout

dépend des usages.

Voilà pourquoi les phases aigües de la Crise permanente sont si utiles aux technocrates. On se

souvient du rapport sur « les crises sanitaires et les outils numériques » que la délégation à la

prospective du Sénat français a publié en juin 2021, et de ses propositions innovantes :

Plus la menace sera grande, plus les sociétés seront prêtes à accepter des technologies

intrusives, et des restrictions plus fortes à leurs libertés individuelles – et c’est logique.

[…] Dans les situations de crise les plus extrêmes, les outils numériques pourraient

permettre d’exercer un contrôle effectif, exhaustif et en temps réel du respect des

restrictions par la population, assorti le cas échéant de sanctions dissuasives, et fondé

sur une exploitation des données personnelles encore plus dérogatoire. […] Reste

encore à franchir le pas décisif, celui d’une identité numérique universelle et

obligatoire […]10.

On y travaille. Le modèle des sénateurs, c’est l’Estonie, « au premier rang européen pour la eadministration

». Un rêve d’ingénieur : 96 % des démarches administratives s’y effectuent en

ligne (voter, porter plainte, consulter ses bulletins scolaires ou son dossier médical, déclarer une

naissance ou un décès, etc) via un identifiant unique. La majorité de la population dispose de

papiers d’identité numériques. Le système est vertueux puisque chacun peut savoir qui ou quelle

administration a consulté quelles données sur son « espace personnel ». Les sénateurs ravis en

troqueraient leur mandat contre un smartphone :

Les services publics sont dès l’origine conçus comme des « applications », disponibles

sur une plateforme, à l’instar d’un App Store ou d’un Google Play, où chaque usager

dispose d’un identifiant unique11.

 L’État plateforme, la « Machine à gouverner » cybernétique

Revoilà le concept « d’État plateforme », qui n’est pas de nos technocrates hexagons, mais de

l’entrepreneur américain Tim O’Reilly, auteur en 2011 d’un article titré « Government as a

platform12 ». Idée colportée entre autres par les accélérationnistes Michael Hardt et Antonio

Negri qui voient dans ce « connexionnisme » institutionnel une chance pour leur projet de

« multitude13 » décentralisée, déterritorialisée, « rhizomique ».

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9 https://www.reuters.com/technology/exclusive-ukraine-has-started-using-clearview-ais-facial-recognitionduring-

war-2022-03-13/

10 Cf. « Contrainte numérique : des sénateurs lâchent le morceau », 21/07/21, et le rapport d’information du

Sénat, juin 2021, sur https://www.piecesetmaindoeuvre.com/spip.php?page=resume&id_article=1525

11 Idem.

12 https://direct.mit.edu/itgg/article/6/1/13/9649/Government-as-a-Platform

13 M. Hardt, A. Negri, Multitude. Guerre et démocratie à l’âge de l’Empire, La Découverte, 2004

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En bref : l’État doit s’inspirer des Gafam, exploiter le big data et jouer l’intermédiaire entre

demande et offre, pour proposer des services publics innovants, coopératifs, inclusifs

naturellement, quasi autogérés – en fait, automatisés.

L’idée circule, des multinationales aux cabinets de consulting et à l’Union européenne. Oubliez

l’hôpital public et ses équipes médicales au chevet des patients, place aux algorithmes du Health

Data Hub. Cette plateforme française comme son nom l’indique, collecte en masse toutes les

données de santé numérisées (d’où l’Espace numérique de Santé14) pour gaver ses

« intelligences » artificielles et automatiser les soins.

Idem pour l’administration, réduite à des services en ligne et à « FranceConnect », l’application

d’authentification des usagers internautes. Si vous avez fait une carte grise ou déclaré vos

impôts récemment, vous voyez de quoi on parle. Nul humain pour vous renseigner, vous

conseiller, vous engueuler, vous plaisanter. Entrez votre identifiant. Ça ne va pas s’arranger

avec « FranceConnect+ », qui s’élargit aux services bancaires ou au dossier médical partagé.

Les procédures ne sont pas plus simples – génie administratif français oblige – elles sont plus

compliquées et déshumanisées.

« L’État plateforme » est le poste de pilotage centralisé de la smart city. La

« dématérialisation » ayant supprimé les corps des citoyens et des agents publics, la citoyenneté

s’évapore en usages, en fait en consommation de services. Et la confrontation directe – sans

parler du rapport de forces – se dissout en procédures virtuelles. Tapez 1. Le résultat est cette

déréalisation des rapports sociaux et humains que beaucoup constatent avec plus ou moins de

dépit. Telle est la « Machine à gouverner15 » annoncée dans l’enthousiasme des débuts de la

cybernétique, en 1948, par le chroniqueur scientifique du Monde, Dominique Dubarle.

Le retour de Libertys

On cause, on cause, et les technocrates agissent. La Commission européenne prépare son

« portefeuille européen d’identité numérique ». Celui-ci permettra d’utiliser les services

publics, d’ouvrir un compte bancaire, de remplir ses déclarations fiscales, de s’inscrire dans une

université, d’enregistrer ses prescriptions médicales, de prouver son âge, de louer une voiture

avec un permis de conduire numérique, de s’enregistrer à l’arrivée dans un hôtel, etc16.

Comment feront ceux qui n’ont pas de smartphone ? Ce n’est pas précisé dans l’appel à projet.

Mais leur exclusion de toute vie sociale et citoyenne semble la solution rationnelle.

Le projet européen est calqué sur la solution de Thalès nommée « Digital ID wallet17 »

(« portefeuille d’identité numérique »). Thalès, groupe né en 2000 du rapprochement des

activités de défense de Thomson-CSF, d’Alcatel et de Dassault Électronique, promeut depuis

deux décennies « l’identité numérique » appuyée sur ses outils biométriques. Son site se réjouit

que la pandémie de Covid offre « une opportunité de changement systémique » - comprenez :

l’accélération de la machination générale. Comme l’ex-patron d’IBM, Thalès milite pour

« Rapprocher l’univers numérique et le monde physique18 ». L’interface entre les deux, qui

vous connecte à vos papiers numériques, à votre compte en banque, à vos « espaces

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14 Cf. Pièces et main d’oeuvre, « Dites non ! Espace numérique de santé : comment refuser le pillage automatisé

de vos données », 12/01/22

15 A lire sur https://www.piecesetmaindoeuvre.com/spip.php?page=resume&id_article=439

16 https://ec.europa.eu/info/strategy/priorities-2019-2024/europe-fit-digital-age/european-digital-identity_fr

17 https://www.thalesgroup.com/fr/europe/france/dis/gouvernement/identite/digital-id-wallet

18 Idem.

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personnels » d’administration en ligne et au reste, ce sont vos données biométriques

(reconnaissance faciale, empreintes digitales) enregistrées dans votre smartphone. Admirez le

saut qualitatif : plus besoin de vous soumettre à une humiliante caméra « intelligente » ou à une

borne d’identification, c’est vous-mêmes qui procédez au relevé biométrique.

Le « portefeuille d’identité numérique » n’est pas une nouveauté. Dès juin 2005, l’Isère était

désignée « département pilote de la future carte d’identité unique d’identité et de services »

nommée Libertys. D’après Le Monde de l’époque :

Libertys contient, numérisés et encryptés sur sa puce, des identifiants biologiques de

son titulaire : empreintes digitales, iris de l'oeil et image faciale. Elle « remplacera

avantageusement tous les documents actuels » : pièce d'identité, permis de conduire,

carte grise, carte d'électeur, carte Vitale, carte de transport, etc19.

Le visionnaire André Vallini, alors président PS du Conseil général de l’Isère, expliquait dans

le prospectus « Libertys, votre nouvelle carte de vie » distribué dans les boîtes aux lettres des

Grenopolitains :

La carte Libertys s’inscrit pleinement dans le développement de l’administration

électronique, pour améliorer l’efficacité des services publics et simplifier la vie des

usagers20.

Grenopolis a toujours un temps d’avance. Ou plutôt, son techno-gratin – ingénieurs, industriels,

élus, associés dans la course à l’innovation. En 2005, « Grenoble-Isère » est labellisée « pôle

de compétitivité des technologies du numérique » sous le nom de Minalogic (Micro-Nano-

Logiciel).

Parmi les boîtes et labos membres de ce pôle financé par l’État figurent Thalès et Atmel, experts

en biométrie et en identification électronique. Lesquels, remarquons-nous dans le n°10 de notre

lettre Aujourd’hui le nanomonde21 (novembre 2005), sont également adhérents du Gixel, le

lobby de l’industrie électronique et numérique.

Te souviens-tu, lecteur, du Gixel et de son Livre bleu de 2004 sur l’avenir de la filière ? Pour le

plaisir, et pour les moins de 20 ans, rappelons l’extrait le plus fameux du document :

La sécurité est très souvent vécue dans nos sociétés démocratiques comme une

atteinte aux libertés individuelles. Il faut donc faire accepter par la population les

technologies utilisées et parmi celles-ci la biométrie, la vidéosurveillance et les

contrôles.

Plusieurs méthodes devront être développées par les pouvoirs publics et les

industriels pour faire accepter la biométrie. Elles devront être accompagnées d’un

effort de convivialité par une reconnaissance de la personne et par l’apport de

fonctionnalités attrayantes :

• Éducation dès l’école maternelle, les enfants utilisent cette technologie pour rentrer

dans l’école, en sortir, déjeuner à la cantine, et les parents ou leurs représentants

s’identifieront pour aller chercher les enfants.

• Introduction dans des biens de consommation, de confort ou des jeux : téléphone

portable, ordinateur, voiture, domotique, jeux vidéo.

• Développer les services « cardless » à la banque, au supermarché, dans le

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19 « Libertys : "Aucun problème si l’on n’a rien à se reprocher" », Le Monde, 10/06/2005

20 https://www.piecesetmaindoeuvre.com/spip.php?page=resume&id_article=14

21 https://www.piecesetmaindoeuvre.com/spip.php?page=resume&id_article=10

6

transports, pour l’accès Internet…

La même approche ne peut pas être prise pour faire accepter les technologies de

surveillance et de contrôle, il faudra probablement recourir à la persuasion et à la

réglementation en démontrant l’apport de ces technologies à la sérénité des

populations et en minimisant la gêne occasionnée. Là encore, l’électronique et

l’informatique peuvent contribuer largement à cette tâche22.

Les archives sont précieuses. A l’époque, on s’était surtout indignés de l’éducation « dès la

maternelle » aux technologies biométriques. Deux décennies plus tard, on mesure l’efficacité

des technocrates. Ils ont rendu acceptables ces « atteintes aux libertés individuelles » par les

« biens de consommation et de confort » et « l’électronique » - en fait, le smartphone. La

reconnaissance faciale après tout, c’est juste un selfie, que le Smartien lambda prend sans même

y penser. La méfiance à l’égard du flicage biométrique est un souvenir fané.

***

La presse révéla que Libertys était « un canular ». Nous corrigions de notre côté : « une

anticipation, plutôt23 ». Une sacrée bonne anticipation. A l’époque, l’affaire avait provoqué de

vifs débats sur les « forums » Internet (c’était avant les réseaux sociaux, la Préhistoire).

Il y a de quoi être troublés, 17 ans plus tard, quand les « portefeuilles d’identité numérique » se

déploient partout sans opposition. Nos amis de Bergame sont bien courageux de haranguer les

passants indifférents le nez sur l’écran.

La semaine dernière, nous étions dans un lycée savoyard pour une causerie-débat avec des

élèves de Terminale. Nous discutons de l’emprise des technologies sur nos vies, de leur part à

la destruction des liens humains et de la nature, et de la dépendance des Smartiens au règne

machinal. Une lycéenne nous interpelle : « C’est de la nostalgie, de penser que c’était mieux

avant, quand on était jeunes ». Il y a peut-être du vrai dans ce cliché. Mais l’essentiel est

ailleurs : quand on est né l’année de Libertys, dans la Machine programmée par Thalès, le Gixel

et leurs semblables, on ne sait comment vivre sans smartphone ni connexion. Ce savoir s’est

perdu. On ne souffre pas d’être dépendant du règne machinal et de troquer son autonomie contre

l’assistance numérique. On ne voit pas pourquoi s’inquiéter, ni ce qu’il faudrait regretter. Ce

qu’on ignore ne fait pas mal.

Il revient aux vieux et aux nostalgiques de préserver la mémoire de ce qui faisait des vies libres

et humaines. Pour aujourd’hui, disons-le ainsi : la prise en charge machinique, ce totalitarisme

confortable, n’attaque pas seulement la liberté civile ou politique, ainsi que le dénoncent les

quelques opposants à « la société de contrôle » ou à la « surveillance généralisée ». Elle détruit

une autre liberté, intime, fondamentale : celle de se sentir responsable de soi-même et

d’éprouver ainsi le sentiment d’exister.

Pièces et main d’oeuvre

Grenopolis, 14 mai 2022

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22 Cf. « Carte d’identité électronique : ce n’est pas du canular », 8/06/2055, sur

https://www.piecesetmaindoeuvre.com/spip.php?page=resume&id_article=27

Après nos critiques et sa nomination aux « Big Brother Awards », le Gixel a supprimé le document de son site. Il

est toujours consultable ici : https://bigbrotherawards.eu.org/IMG/pdf/Livre_bleu.pdf

23 https://www.piecesetmaindoeuvre.com/spip.php?page=resume&id_article=14

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