Pour devenir un dictateur reconnu, il suffit d’être l’obséquieux
serviteur de puissants intérêts mondiaux. Et l’exécuteur de leurs basses
œuvres. Mais ce n’est pas tout, car le général dictateur dont nous
parlons ici est aussi un militant fidèle du Parti communiste kurde (PKK)
(1), de son leader Öcalan (2) et de l’idéologie présente de cette
organisation.
Il peut paraître curieux que cette question du Rojava
soit abordée sous l’angle de cette étude personnalisée. Mais,
aujourd’hui, cette histoire personnelle est celle du Rojava : c’est lui
qui l’a façonnée et la façonne, et les deux itinéraires du général Abdi
et du Rojava se confondent.
Géographie du Rojava
Tout part du réchauffement climatique
La région de Rojava, entre le Tigre et l’Euphrate au sud de la
Turquie, et frontalière de l’Irak, montre à la fois des plaines et des
collines et quelques montagnes.
Le Rojava, c’est dans la fédération
de régions de la Syrie (les Gouvernements) une portion indépendante du
territoire syrien de 55 000 km² (le dixième de la France, soit à peu
près la dimension de la région Grand Est ou celle de toute la Belgique),
peuplée de 6 à 7 millions d’habitants, approximativement celle de cette
région française mais très inégalement répartie. La majorité de la
population est concentrée dans le nord, près de la frontière turque, et
est formée essentiellement de paysans produisant (notamment pour
l’exportation) des céréales, du coton, des olives et des pistaches. En
2009, ces espaces fournissaient 52 % du blé syrien et 79 % du coton du
pays. Entre 50 % et 60 % de la production des hydrocarbures provenaient
également de la région. Cette production, évacuée par pipelines dans
tout le pays, est traitée avec des capacités de raffinage locales très
sommaires et particulièrement polluantes.
Le sud est désertique mais
contient l’essentiel des champs pétroliers de l’État. La principale zone
peuplée est aussi pour une bonne part une bande de 30 km frontalière
avec la Turquie, actuellement occupée par des forces conjointes
syriennes, turques et russes pour prévenir toute attaque venant de la
Turquie. Ce qui rend encore plus complexe la situation dans cette
région (3).
Il faut rappeler que l’origine du conflit syrien fut une
sécheresse exceptionnelle provoquée par le réchauffement climatique et
qui a frappé, de 2006 à 2011, une vaste région du nord de l’Irak et de
l’Est de la Syrie, provoquant pour la Syrie un exode rural, notamment
vers Damas, et une déstabilisation à l’origine des troubles . Ce sont
ces mêmes régions désertées, dont le Rojava, qui ont permis l’expansion
des islamistes et l’enchaînement des événements dont nous parlons
ci-après (4).
Lorsque les États-Unis prirent la tête de l’Alliance
pour l’élimination de Daesh et de son État islamique, ce n’est nullement
à cause de son extrémisme religieux ou de ses atrocités diverses (ce
qui ne les aurait guère gênés car ils ont soutenu et soutiennent
ailleurs des régimes similaires), mais parce que cet État avait la
maîtrise des champs pétroliers du nord de l’Irak et du Nord-Est de la
Syrie et que cela risquait, par une alliance avec l’Iran, de constituer
un pôle pétrolier mondial hors de la main-mise américaine et de mettre
en difficulté leur contrôle sur les émirats arabes pétroliers.
Les
opérations militaires de l’Alliance furent menées au sol par les milices
kurde liées au PKK entraînées par des militaires américains sur le
terrain, dotées d’un puissant armement par les États-Unis, et appuyées
par une couverture aérienne américaine. Le commandant des milices kurdes
impliquées dans ce combat contre Daesch se trouvait à la fin de ces
opérations à la tête d’une véritable armée et était devenu un allié
indéfectible des États-Unis dans la région. Mais avant de retracer sa
carrière, quelques éléments sont nécessaires pour tenter de voir un peu
plus clair dans ce chaos du Moyen-Orient.
Un pluralisme ethnique
et religieux
On doit aussi considérer la multiplicité des ethnies et des
religions, car le Rojava est un véritable melting pot, source de
divisions et d’affrontements. Deux groupes ethniques sont dominants. Les
Kurdes ne forment que 55 % de la population du Rojava et le reste est
d’une grande diversité : Arabes, Bédouins, Assyriens, Turcs, Arméniens,
Irakiens. On trouve la même diversité dans les appartenances
religieuses : sunnites, chrétiens orthodoxes syriens, catholiques,
Église assyrienne, religion yazidique (5).
Les séquelles d’une guerre de dix années qui couve toujours
Différents
facteurs obèrent sérieusement l’activité économique du Rojava. Les
séquelles habituelles d’une agriculture productiviste, avec l’usage
intensif des engrais, pesticides, herbicides et autres intrants, se
cumulent avec des circonstances locales (pollution des raffineries
sommaires), les effets de la guerre, avec parfois des incendies de
bâtiments, des destructions de matériel agricole ou une impossibilité de
maintenance. Pour cultiver et reboiser le Rojava, les agronomes syriens
doivent dépolluer les sols et les cours d’eau. L’explosion des obus,
les douilles de balles et les armes chimiques ont non seulement eu un
impact écologique démentiel lors de leur utilisation, mais elles
résultent également en une pollution sur le long terme. L’utilisation
par la coalition internationale de cartouches d’uranium appauvri est la
cause de graves problèmes de santé, car leurs résidus contaminent
l’environnement pendant très longtemps. Les munitions de mortiers, les
roquettes et autres armes explosives contiennent des métaux lourds et de
la TNT qui sont cancérigènes. Lorsque ces armes ont été utilisées dans
les zones urbaines, par exemple à Kobané et Hesekê, ces substances se
sont mélangées à la poussière des décombres et ont ensuite été inhalées
par les habitants. Elles se sont également répandues dans l’eau et sur
les terres agricoles. L’État islamique allumait des brasiers géants,
alimentés en pétrole, en plastique et en déchets divers. Leur objectif
était de créer un énorme écran de fumée opaque et noire, pour se
dissimuler lors des raids aériens. Ces feux ont fortement pollué l’air,
les sols et l’eau. Dans leur fuite, ils ont également piégé de
nombreuses zones avec des mines mortelles tant pour les humains que pour
la faune. Ajoutons à cela les destructions d’installations
industrielles qui ont occasionné la libération de nombreux gaz nocifs et
produits chimiques dans l’atmosphère (6).
L’organisation permanente
de l’État syrien
Mais auparavant : en quoi consiste un État ? C’est un ensemble de
règles conditionnant une population sur un territoire défini. Pour ce
faire le territoire de l’État est divisé en unités administratives dans
lesquelles des agents de l’État ou des collectivités publiques (villes,
régions…) se voient attribuer des fonctions bien précises concernant la
propriété (cadastre et brevets), l‘ordre public (gendarmerie et police),
la défense du territoire (armée), l’application du droit (tribunaux) la
collecte des impôts directs et indirects, les communications (réseaux
routiers et ferroviaires, postes, téléphone, radios), l’enseignement,
l’état-civil. Tout cela dans une hiérarchie calquée sur des hiérarchies
géographiques qui constitue l’appareil d’État au service très obsédant
de l’appareil politique. Ce qui fait que, quelles que soient les
vicissitudes de ce pouvoir politique, celui-ci dispose de la permanence
de l’ensemble. Pour ne prendre qu’un seul exemple, la même
administration de l’État français a fonctionné sans coup férir, mis à
part quelques modifications de détail, sous l’ultra conservatisme
politique avant 1934, sous le Front populaire, sous Pétain et
l’occupation allemande, et sous les ive et ve Républiques. Et il en est
de même pour tout État.
Les subdivisions de la Syrie comprennent des
gouvernorats (ou « mouhafazas »), divisés en districts (ou « mintakas
»), eux-mêmes divisés en sous-districts (ou « nahiés »). Ceux-ci
contiennent les villages, qui sont les plus petites unités
administratives. Dans chacune de ces divisions administratives, on
trouve des fonctionnaires chargés de responsabilités précises (7).
La
position géographique du gouvernorat d’Al-Hasaka correspond
approximativement à la Djézireh. La Djézireh, Jazîra ou (la) Jezire (
al-jazayra, « l’île » en arabe), est une partie du Nord de la
Mésopotamie correspondant la Haute Mésopotamie, et une ancienne province
de Syrie située dans le Nord-Est de ce pays, le long des frontières
avec la Turquie et l’Irak. Elle correspond quasiment à l’actuel
gouvernorat d’Hassaké, aux cantons de Djézireh, Kobané et Afrine.
C’est
ce territoire qui constitue « l’entité fédérale démocratique » du
Rojava, proclamée en 2013, et qui a conservé tout son appareil
administratif avec des fonctionnaires locaux qui continuent d’être payés
par le gouvernement de Damas.
Tout tourne finalement toujours autour du pétrole
Avant le début de la guerre en 2011, la Syrie produisait 360 000
barils de pétrole par jour. Elle en produit aujourd’hui environ 60 000.
«
Le tournant, indique un militant internationaliste qui est resté au
Rojava (8), c’est après la guerre contre Daech, lorsque l’Administration
autonome du Nord et de l’Est de la Syrie (AANES) a refusé aux
États-Unis l’accès direct aux champs de pétrole, leur accordant
seulement le droit d’acheter du pétrole extrait par les
auto-administrations (ce qui permet entre autres aux conseils populaires
de financer l’effort de guerre). Trump a alors commencé à discuter avec
Erdogan, qui attendait le feux vert des États-Unis pour pouvoir envahir
la Syrie, et les zones kurdes en particulier.
L’opération Rameau
d’olivier, en 2018, qui a mené à l’occupation de la ville et de la
région d’Afrin, découle de cet accord militaire entre Erdogan et Trump.
Les États-Unis voulaient prouver aux Kurdes et à toute la population du
Rojava que, sans leur appui, elle était condamnée à être vaincue par
Bachar el Assad ou par la Turquie. Après l’occupation d’Afrin, les
négociations ont continué avec les Américains : ils ont menacé de se
retirer du territoire si on ne laissait pas leurs entreprises exploiter
les puits de pétrole.
La conséquence en fut le retrait des troupes
américaines et l’opération Peace Spring, lancée dans le Nord de la Syrie
par l’armée turque et les rebelles de l’Armée nationale syrienne contre
les Forces démocratiques syriennes. Ces offensives militaires turques
soutenues tacitement par les États-Unis ont ruiné la réputation des
présidents américains auprès de la population d’ici. Avant 2018, les
civils appelaient affectueusement Obama “Heval Obama” ; aujourd’hui, ils
désignent les Américains du sobriquet de “bênamus”(sans honneur). Cela
dit, les troupes américaines ne se sont jamais complètement retirées ni
de Syrie ni d’Irak.
Aujourd’hui, avec Biden, la volonté de se
réimplanter dans la région est très claire. Des nouvelles troupes sont
arrivées, de nouvelles bases se construisent et du matériel arrive en
masse. Récemment, les troupes américaines ont attaqué les bases d’une
milice iranienne en Syrie ; cette attaque était une réponse à une autre
attaque d’une milice iranienne visant les troupes américaines en Irak.
Ces événements prouvent bien le caractère supranational de la guerre
civile en Syrie : une milice iranienne attaque les Américains en Irak,
les Américains répondent par une attaque en Syrie. »
Qui est le général (autoproclamé) Abdi ?
Il
est temps maintenant de parler de l’homme fort du Rojava qui est aussi
« homme lige » des Américains, mais un homme lige qui entend garder
l’indépendance de « son » État, qui pourtant indirectement est un
élément du fédéralisme syrien.
Mazmoum Abdi n’est qu’un des noms de
guerre de Ferhat Abdi Sahin (qui se fait aussi appeler Sahin Cilo et
Sualin). Né en 1967 de parents kurdes dans un village proche de Kobané,
il fit des études d’ingénieur à l’université d’Alep et rejoignit en 1990
le PKK, dont il devint un militant.
« Il faut remonter au début des
années 1980 pour comprendre la révolution du Rojava (9). Dans ces
années, les cadres du PKK en exil jettent les bases des organisations
populaires dans les communautés kurdes de Syrie. Abdullah Öcalan (dit
Apo, ce qui signifie « oncle » en kurde) et ses proches, les « apocis »
(celles et ceux qui suivent Apo) vont de ville en ville, de maison en
maison, pour recruter et former des militant politiques et constituer
une structure populaire révolutionnaire. Petit à petit, des institutions
populaires démocratiques ont commencé à émerger un peu partout au
Rojava, et même dans les grandes villes syriennes comme Alep ou Damas.
Au fur et à mesure ont émergé le mouvement des femmes, le mouvement des
jeunes, les partis politiques kurdes et leurs institutions comme les
conseils populaires, les coopératives, et autre. Ces mouvements
subissent la répression des États impériaux, des dizaines de militants
sont enfermés, assassinés ou ont « simplement » disparus.
Ce qui
valut à Abdi d’être emprisonné à cinq reprises. Il devint aussi l’ami
personnel du leader Öcalan, dont de nombreuses photos montrent une
grande fraternité d’arme. Le PKK l’envoya en 1996 faire un travail de
recrutement dans la zone rurale de Sendili en Turquie.
On retrouve
Abdi avec une mission semblable en Europe (1997-2003), en Irak (2003).
Il est promu dans l’équipe dirigeante du PKK en 2005 et dirige
l’organisation armée People’s Defence Unit (YPG) de 2009 à 2011. Il
revient alors en Syrie pour y implanter les YPG dans la population
kurde. En 2010 un groupe de sénateurs américains demandent qu’un visa
soit délivré à Abdi pour discuter des relations Syrie-États-Unis,
décision critiquée par la Turquie qui considère le PKK et ses émanations
comme des organisations terroristes (10).
« En 2011, lors des
soulèvements populaires syriens qui secouent le pays pour mettre à bas
le régime de Bachar el-Assad, les Kurdes manifestent aux côtés du reste
de la population syrienne. En 2012 le régime d’Assad retire ses troupes
du Nord-Est syrien. Les supporteurs du régime et en particulier la
bourgeoisie (grands propriétaires, industriels) fuient la région pour
aller se réfugier sous la protection d’Assad dans les grandes villes de
la côte ou en Occident. À ce moment, le mouvement du confédéralisme
démocratique a déjà une solide base organisationnelle et populaire
(conseils populaires d’auto-administration, coopératives, forces
d’auto-défense, système de formation, etc.). Donc quand le régime
d’Assad s’est retiré, le mouvement a été capable de lui forcer la main
pour qu’il cède certaines ressources (en particulier militaires et
économiques) au mouvement. Ça a constitué le point de départ de la
déclaration d’autonomie et de la révolution du Rojava qui deviendra plus
tard l’AANES. (11) »
Abdi travaille alors en liaison avec Bachar
el-Assad et le gouvernement de Damas qui lui confie un rôle clé dans le
gouvernement d’Al-Hasaka, et qu’il occupe militairement avec son armée,
les Forces démocratiques syriennes (FDS), formées en 2015. C’est à ce
titre qu’il signe la charte de l’ONU contre l’enrôlement des enfants
dans les forces armées. Suivent des tractations avec Bachar et la Russie
pour créer entre le Gouvernement du Rojava et la Turquie une zone
tampon avec présence de troupes russes et syriennes pour prévenir toute
attaque de la Turquie. Abdi est envoyé en août 2014 aux États-Unis pour
négocier avec les États-Unis et l’Iran la formation de l’Alliance pour
éliminer l’État islamique. Il prend du galon avec des instructeurs
américains et à la fin de cette guerre il se trouve à la tête de 70 000
combattants, commandant en chef – général – des FDS. Pendant cette
guerre, les Américains ne fournissent pas seulement la couverture
aérienne mais un armement puissant, des instructeurs et des troupes
d’appui. Des liens se sont tissés, pas seulement militaires mais aussi
personnels, notamment avec les dirigeants militaires et politiques
américains.
Lorsque l’opération est terminée, Abdi garde
d’excellentes relations avec l’administration américaine qui voient en
lui un homme de confiance. Démocrates et Républicains du Congrès
insistent unanimement de nouveau pour qu’il puisse venir à Washington,
discuter de la situation en Syrie, ceci malgré l’hostilité d’Erdogan. Au
printemps 2019, l’État islamique n’existe plus mais Daesch continue la
guérilla sur tout le territoire syrien, y compris dans le Rojava.
Pendant que les milices combattaient sur le front, les différentes
structures du confédéralisme démocratique se développaient et
intégraient de plus en plus de gens et de communautés dans leur système
politique, en particulier dans les régions anciennement occupées par
Daesh (12).
C’est finalement à Davos, le 24 janvier 2020, lors des
rencontres annuelles des exploiteurs mondiaux, que Trump rencontre Abdi,
venu spécialement dans la station suisse. Mais un incident va faire
jaser. Comme à son habitude, Trump se trompe et prend Abdi pour son
adversaire kurde d’Irak, Barzani, dont l’organisation fondée sur des
structures tribales divergent du PKK léniniste. Cette confusion illustre
la politique des États-Unis dans ce secteur pétrolier du Moyen-Orient,
jouant sur ces deux tableaux pour éviter une fusion entre ces secteurs
pétroliers nationaux. Peu importe car la rencontre reste un symbole
alors que dans la coulisse, les experts mettent au point cette question
cruciale du pétrole syrien (dont le Rojava détient près de 70 %) (13).
Accord pétrolier
Au cours de l’été 2020, tout se concrétise. Une annonce suscite
une levée de boucliers du côté de Damas et d’Ankara, celle d’un accord
entre la compagnie pétrolière américaine Delta Crescent Energy LLC et
l’administration semi-autonome kurde dans le Nord-Est syrien, zone où se
trouvent la plupart des champs pétrolifères et qui échappe en grande
partie au contrôle de Bachar el-Assad. Si peu de détails ont filtré sur
le contenu du texte, des précisions ont été apportées lors d’une
audience de la commission des relations étrangères du Sénat des
États-Unis. Affirmant avoir été informé de ce contrat pour « moderniser
les champs pétrolifères dans le Nord-Est syrien » par le commandant en
chef des FDS, le général Mazloum Abdi, le sénateur républicain Lindsey
Graham a saisi l’occasion pour demander au secrétaire d’État américain
d’inviter Abdi à Washington. Mike Pompeo, alors secrétaire d’État des
États-Unis (chef de la diplomatie américaine), soutenait l’initiative.
Coalition militaire majoritairement composée de la milice kurde des
Unités de protection du peuple (YPG), les FDS entretiennent des liens
étroits avec Washington depuis leur création. « L’accord a pris un peu
plus de temps que nous l’avions espéré, et nous en sommes maintenant à
sa mise en œuvre », a affirmé le secrétaire d’État, confirmant l’appui
de l’administration de Donald Trump. En octobre 2019, Washington avait
déjà annoncé qu’il s’apprêtait à déployer des « moyens mécanisés » pour
assurer la défense des champs pétrolifères dans la province de Deir
ez-Zor, proche de la frontière avec l’Irak, repris des mains des
jihadistes de l’EI avec les forces kurdes et où quelque 200 soldats
américains étaient alors stationnés (14).
À la fin de l’été 2019,
Trump et Erdogan se sont mis d’accord : la Turquie occuperait les
territoires frontaliers du nord du Rojava, tandis que les États-Unis
auraient un levier pour faire pression sur les conseils
d’auto-administration en les forçant à signer des traités plus juteux
sur le pétrole. À la suite de ces accords entre les deux gouvernements,
Trump a commencé par demander aux institutions militaires du Rojava de
retirer leur ligne de défense sur cette frontière nord (tunnels,
bunkers, lignes d’armes lourdes positionnées et autres obstacles),
assurant en contrepartie un soutien militaire inconditionnel en cas
d’invasion turque. Une fois la ligne de défense démontée, Trump a
annoncé le retrait de ses troupes. C’était le 6 octobre 2019, et la
trahison était consommée. Le 9 octobre, Erdogan lançait l’opération
Peace Spring et commençait à envahir le Rojava. La bataille a été rude
et a duré deux mois. En même temps, la situation politique en Syrie a
changé ; la Russie a profité du vide créé par le retrait des troupes
américaines pour remettre son poulain, Bachar el-Assad, dans la course
géopolitique de la région. Les auto-administrations ont dû accepter le
retour des troupes gouvernementales syriennes dans le Nord-Est syrien
pour bloquer l’avancée turque. La Russie a déclaré qu’elle répondrait à
toutes les attaques contre les soldats du régime syrien, à tel point
qu’il suffisait de hisser le drapeau d’Assad sur certains check-points
pour bloquer l’avancée des prodjihadistes turcs. Cet exemple montre
assez bien le jeu des États impérialistes ; ils se mettent d’accord pour
écraser les acteurs locaux et défendre leurs intérêts économiques et
politiques, à n’importe quel prix.
Partenariat à long terme
Interrogé par L’Orient-Le Jour (15), Nicholas Heras,
responsable du programme de sécurité au Moyen-Orient de l’Institute for
the Study of War (ISW), souligne que « l’accord pétrolier offre aux FDS
l’occasion de construire une base plus solide pour un partenariat sur le
long terme avec les États-Unis ». Montant au créneau le 3 août 2020, le
ministère turc des Affaires étrangères a estimé que l’accord entre
Delta Crescent Energy LLC et l’administration semi-autonome kurde dans
le Nord-Est syrien était « inacceptable » ; et d’affirmer dans un
communiqué : « Nous regrettons le soutien américain à ce fait qui ignore
le droit international (…) et qui concerne le financement du
terrorisme. ». Selon des sources citées par le site al-Monitor, Ankara
n’avait pas réagi négativement après avoir été mis au courant de
l’accord pétrolier en coulisses, par l’envoyé spécial des États-Unis
pour l’engagement en Syrie, James Jeffrey. Ces mêmes sources ont indiqué
que la Russie, parraine de Damas, avait aussi été informée et n’avait
pas donné d’avis, précisant que certains champs pétrolifères n’avaient
pas été inclus dans le texte pour s’assurer que le peuple syrien en
dehors des zones kurdes « ne soit pas privé de sa part du pétrole ».
Il
est tout autant difficile de savoir ce qui a été conclu pour la Syrie
de Bachar, car les livraisons de produits pétroliers du Rojava vers
Damas ont repris (pipeline direct existant ou noria de camions citernes
?), mais le fait est que Damas n’est pas perdant dans ces accords.
Après
l’élection de Biden fin 2020, il est de nouveau question qu’Abdi soit
invité officiellement à Washington. Pour Abdi, « la même équipe
[américaine] est toujours en place », répétant que « nos liens
militaires avec les États-Unis sont très bons, mais nous considérons que
nos relations politiques sont insuffisantes ». Le général refuse de
prendre parti dans les relations entre le PKK et le KDD, tout comme dans
les relations complexes entre Damas, l’Iran et l’Irak. Un autre
problème complique les relations avec la Turquie : la plupart des cours
d’eau affluents de l’Euphrate qui irriguent le Rojava naissent en
Turquie. Celle-ci dispose ainsi d’un fort pouvoir de pression, d’autant
que la sécheresse reste présente et que des cultures importantes comme
celle du coton sont gourmandes en eau. Mais, contrairement au pétrole où
tout se joue sur le plan mondial, ce problème de l’eau influence
seulement les relations du Rojava avec la Turquie (16).
Népotisme
La position dominante d’Abdi dans cette province, autonome mais
restant fédérée au sein de la Syrie de Bachar, n’est pas seulement due à
la force militaire des FDS, mais à la conquête de tous les postes de
pouvoir politique dans les activités économiques (indépendamment des
fonctionnaires restés en place) par tous les membres de la famille Abdi,
dans un népotisme sans pareil. Dara, un des frères du général, a
bénéficié de juteux contrats portant sur plus de 50 millions de dollars
pour les fournitures d’approvisionnements alimentaires et de services
pour l’armée américaine. Il a tissé lors de voyages en Ukraine des liens
avec la mafia locale pour l’exécution de ses contrats. De plus, en
juriste de profession, Dara joue un rôle très actif dans le milieu des
Conseils. Falza, sœur d’Abdi, est la présidente du Conseil législatif de
la région de l’Euphrate. Rosha, une autre sœur, est maire de Kobané. Un
plus jeune frère, Kurdo, est directeur de l’hôpital militaire de
Kobané. Un cousin se trouve à la tête du département de l’État chargé
des constructions et des travaux publics. Un autre cousin dirige un
réseau d’entreprises textile et de confection (17).
Prisonniers
En parallèle à tout ça, il y a eu différents problèmes plus
spécifiques au Rojava. Un des ces problèmes importants est lié aux
dizaines de milliers de soldats de Daech prisonniers, qui sont à la
charge des administrations du Rojava. Des milliers d’entre eux sont des
étrangers dont personne ne veut. La situation est très compliquée : leur
emprisonnement coûte extrêmement cher à une administration qui subit
déjà une terrible crise économique, et une bonne partie d’entre eux sont
très dangereux (ils assassinent régulièrement leurs gardes).
L’Occident
s’offense de leurs conditions de vie, mais refuse en même temps de
rapatrier ses citoyens et/ou de financer des structures plus appropriées
pour leur détention. À terme, cette situation a obligé les
administrations à libérer plusieurs centaines d’anciens militants de
Daech. Autant dire que l’impact s’est vite ressenti sur la situation
sécuritaire de la région. Attentats, meurtres, fusillades et autres ont
repris (18).
La crise économique
« Un autre problème majeur est la crise économique. Depuis
quelques années, les prix ont décuplé. Par exemple, 1 dollar valait 500
livres syriennes en 2015. Aujourd’hui, il en vaut plus de 3000. À cette
situation s’ajoute un sévère embargo sur la Syrie gouvernementale et la
Syrie auto-administrée. Les zones occupées par la Turquie ne sont pas
concernées par l’embargo, puisque les marchandises transitent par la
Turquie.
Ces derniers mois au Rojava, il y a eu un problème avec le
pain. Les conseils ont imposé un prix fixe au pain, pour en assurer
l’accès à toute la population. La production est divisée entre
entreprises privées et coopératives des auto-administrations. Depuis
l’occupation turque, des centaines de tonnes de farine ont été volées
par les djihadistes, avec le soutien turc. Cela a fait exploser le prix
de la farine importée clandestinement. Les entreprises privées ont
arrêté leur production de pain pour protester contre ce prix fixé, ce
qui a submergé les coopératives d’une demande qui, jusqu’à récemment, ne
pouvait être satisfaite. Actuellement, les coopératives s’organisent
pour augmenter leur production en conservant le même prix. Ce n’est
qu’un exemple parmi des centaines d’autres liés aux sanctions
économiques de l’Occident et aux conséquences de l’occupation turque.
En
2020, on a aussi eu la Covid-19. Au début, la pandémie a été assez
restreinte, notamment par le fait qu’il n’y a pas beaucoup de monde qui
passe par la Syrie, et donc peu de contaminations venant de l’extérieur.
Ensuite, les conseils populaires ont collectivement répondu aux risques
liés au virus en produisant et en distribuant du matériel sanitaire.
Des désinfections collectives ont aussi été mises en place. Mais il faut
dire que la menace directe et concrète est militaire, pas sanitaire. La
situation est donc très différente des paranoïas sécuritaires de
l’Occident (19). »
Les nouvelles institutions
Mais Abdi n’est pas seulement tout cela. Il reste le militant du
PKK, fidèle parmi les fidèles d’Öcalan, appliquant l’idéologie nouvelle
de celui-ci lorsqu’il abandonna (pour des raisons tactiques mondiales)
un léninisme centralisateur (dont Abdi a gardé les leçons et la
pratique) pour la tunique blanche purificatrice du municipalisme de
l’Américain Murray Bookchin. Sous la couverture de la dictature
militaire d’Abdi, on tente de mettre en place des institutions de vie
économique et sociale (ce qui n’est pas contradictoire avec ce qui
subsiste de l’administration civile des fonctionnaires syriens qui
œuvrent dans un tout autre domaine), le « contrat social de la
fédération de la Syrie du Nord ». Ces nouvelles institutions économiques
et sociales ne mettent pas non plus en cause ni la propriété (l’article
43 du Contrat social précise que « le droit à la propriété privée est
garanti sauf s’il contredit l’intérêt général et il est garanti par la
loi » ; de même, l’usage du sol par un métayer est garanti),
l’occupation étatique ou pas, ni l’exploitation du travail, ces bases
d’un mode de production capitaliste (20).
La « self administration »
tant vantée n’est effective que pour les plus bas échelons de
l’organisation mise en place au titre de la « communalisation Bookchin »
qui ne joue finalement qu’un rôle de complément de la domination du
FDS.
Dans son ouvrage La Fascinante Démocratie du Rojava, Pierre
Bance est abondamment documenté sur ces nouvelles instructions, en
place ou toujours programmées sans être appliquées, sous des prétextes
divers. Il fait bien la différence entre perspectives affirmées et
réalité ; il souligne notamment (p. 20-21) :
– que les institutions
en place ne peuvent encore fonctionner ; que la situation reste prise
dans de multiples contradictions : que le processus parlementaire est en
panne ; que les règles de la démocratie directe ne sont pas opérantes
aux niveaux supérieurs de la décision politique et militaire.
Il est
difficile de savoir le fossé entre une base, à laquelle on a concédé
quelques pouvoirs sur la vie quotidienne, et des dirigeants relève des
véritables intentions du général Abdi et de ses fidèles. Se servent-ils
de cette démocratie de base pour répondre à certains espoirs des
populations ? ou la situation globale, notamment militaire, peut-elle
justifier pour le mainten d’une hiérarchie ?
Une économie de guerre
Il est bien évident que le Rojava vit dans une économie de guerre
car, même si l’État islamique n’existe plus, Daesh est toujours vivant
et très actif, ne connaissant pas de frontières. Parallèlement aux
contingences de toutes sortes imposées par Damas, la Turquie, la Russie
et les États-Unis, Daesh et des organisations clandestines turques
pratiquent une guérilla qui se traduit non seulement par des attentats
armés, mais aussi par des incendies des champs de céréales ou le
sabotage d’installations de transformation alimentaire (moulins,
huileries coupures de l’alimentation en eau).
Il est difficile de
dire l’impact économique de cette guerre larvée mais elle peut obérer
les exportations agricoles, une source de revenus pour l’État. Et, comme
nous l’avons souligné, elle sert aussi de justificatif pour faire que
les réformes tant vantées dans le milieu ultragauche restent
pratiquement lettre morte, sauf pour quelques éléments de base, ce qui
s’insère facilement dans le système de cette dictature militaire (22).
Assemblées
Il importe de revenir sur certains aspects juridiques du contrat
social de la FDS, qui est censée régler pour le présent en partie et
pour le futur pour l’essentiel la vie sociale du Rojava. Tout le système
social est organisé sur une base territoriale hiérarchisée : communes,
cantons, régions, État. Ce qui, comme nous l’avons déjà souligné, est,
sous un autre vocable, exactement celle qui existait dans la Syrie avant
le conflit : districts (villages), sous-district (cantons), gouvernorat
(régions), État.
Pour chacune de ces divisions, dans le contrat
social il est question d’assemblées, qui sont une sorte de corps
électoral dont seulement 60 % sont élus par la population concernée, les
40 % restant étant désignés par des organismes supérieurs. Elles sont
censées fixer à leur niveau des orientations sociales dont l’exécution
dépend d’un conseil de coordination élu par cette assemblée. Ainsi, dans
chacune de ces unités territoriales, on se trouve dans une situation
bien connue en France : une sorte de conseil municipal (déjà dans ce cas
élu dans des conditions pas du tout démocratique) en face d’un ensemble
de fonctionnaires, chargés des fonctions régaliennes sur lesquelles il
n’a aucun pouvoir et ne pouvant régler que des problèmes d’intendance
locale.
Quand on sait de plus qu’aujourd’hui, seulement les échelons
des assemblées et conseils en question, déjà bien peu démocratiques,
ont été mis en place, on peut se faire une idée de ce qu’est cette
« démocratie locale du Rojava » tant vantée dans certains cercles. C’est
dire aussi la dominance quasi totalitaire des échelons supérieurs et la
puissance du clan Abdi (23).
Les coopératives
Par-delà cette question sociale, ce qui est bien plus essentiel
est la situation économique. Mise à part cette pléthore de
fonctionnaires et de militaires, le Rojava a toujours été et est encore
un monde de paysans et de petites industries œuvrant dans la
transformation de produits agricoles (moulins, huileries,
conditionnement) ou de matériel agricole (du forgeron de village au
mécanicien de machines agricoles). Il faut considérer à part les
raffineries quasi-artisanales particulièrement polluantes.
Production
et transformation sont le domaine des coopératives. En fait, le
mouvement coopératif tant vanté ne concerne encore, avec ses
10 000 coopératives, que 1,4 % de la population, pour une place très
réduite dans l’économie du pays. Au Rojava, le mouvement coopératif
reste modeste à l’échelle du pays. Salvador Zana, ancien membre du
comité économique du canton de Cirer, en 2017, estime à 100 000 le
nombre de coopérateurs sur les 5 à 6 millions d’habitants de la
Fédération et considère que « la réception du modèle coopératif actuel a
été quelque peu mitigée ». Les exploitations industrielles, artisanales
ou agricoles sont, elles aussi, de taille modeste, elles peuvent
compter de moins de 10 à 150 coopérateurs. D’autres sources précisent
que les coopératives rurales fournissent une grande proportion de la
production agricole et que le mouvement coopératif toucherait la
construction, les usines, l’énergie, l’élevage, la pistache. Les marchés
publics concerneraient les trois quarts de l’ensemble de la propriété.
Dans
le chaos des dix dernières années avec les exodes massifs, la
sécheresse, les destructions, les expropriations forcées, il est
difficile aujourd’hui d’avoir une idée sur la structure réelle du monde
paysan – entre les grandes propriétés et les petits paysans. Ce secteur a
connu de si grands chamboulements qu’on a peine à trouver des
statistiques précises. Une seule chose est certaine : l’activité
paysanne, bon an mal an, n’a jamais cessé.
C’est bien connu que,
quelles que soit les formes de domination politique ou militaire, y
compris dans cette bande de 30 km de profondeur qui longe toute la
frontière avec la Turquie, les paysans cultivent « leur » terre suivant
les traditions rurales et doivent, pour subsister, vendre leur
production. En France, sous l’occupation allemande, les campagnes ont
continué leur production habituelle même dans des conditions difficiles.
La vente de la production se fait sur le marché, par essence
capitaliste, d’autant plus qu’une partie de leur production est
exportée. Quel que soit le rôle de l’État dans cette mise sur le marché,
finalement c’est le marché international capitaliste qui impose ses
règles, et cela d’autant plus que, n’ayant pas d’industrie, l’ensemble
des équipements doit être importé. Mais ce marché qui pèse sur les coûts
de production, impose aux paysans l’utilisation intensive de tous les
intrants, une source capitale de destruction des sols et de dégâts
écologiques. Il semble que sur ce point le Rojava ait été dans le passé
particulièrement gâté, laissant un héritage destructeur peut-être aussi
important que celui de la guerre.
L’activité économique
Quelle que soient les vicissitudes politiques du Rojava, son
existence et sa survie dépendent uniquement de son activité économique.
Qu’en est-il présentement ?
Les principales sources de revenus de
l’État de Rojava sont les taxes directes et indirectes sur les personnes
ou les entreprises de la région, mais les différentes administrations
gèrent la taxation des différentes productions agricoles. L’ensemble
s’applique de cette façon :
– revenu des propriétés publiques : silos à grains, huileries et pétrole
– droits de douanes
– services de distribution comme les postes
– paiements différés de la Turquie et de l’Irak.
Les
productions de pétrole et de nourriture sont essentielles, de même que
les exportations. Celles-ci concernent principalement les moutons, les
céréales et le coton. Cela sert à financer les importations des produits
alimentaires et des pièces pour tous engins mécaniques. Ces échanges
sont particulièrement difficiles car ils doivent se faire principalement
à travers une Turquie hostile.
« Sous le régime syrien, les
monocultures du blé et du coton étaient l’activité principale dans le
nord de la Syrie, et à part le textile dans le canton d’Afrîn, il n’y
avait quasiment pas d’industries. Soumise à l’embargo de la Turquie et
du gouvernement régional du Kurdistan (KRG) en Irak, dominé par le PDK
de Massoud Barzani allié à Erdogan et hostile à l’AANES, celle-ci peine à
développer son économie. Le matériel nécessaire aux secteurs
énergétique, alimentaire ou éducatif ne peut être importé. Les hôpitaux
n’ont pas d’équipements sophistiqués et les médicaments manquent,
tributaires du bon vouloir du régime syrien. Les grandes organisations
internationales affirment ne pas pouvoir soutenir l’AANES, celle-ci
n’étant pas un État reconnu officiellement. Une grande part de
l’économie est encore consacrée à l’effort de guerre. L’embargo empêche
matériellement le développement faute de matières premières, et
occasionne une flambée des prix, notamment sur les produits
alimentaires, que tente de contrôler l’AANES. Il favorise aussi
l’apparition du marché gris et l’enrichissement d’hommes d’affaires et
d’anciens fonctionnaires du régime qui utilisent leur réseau de contacts
pour acheminer des produits depuis ou vers les zones sous contrôle du
régime, ou de l’opposition pro-turque, afin d’alimenter le marché (24). »
Les
projets de socialisation de la terre ont été facilement mis à l’écart, à
la fois pour éviter d’en faire dictature foncière du pouvoir mais parce
que bien peu de Kurdes sont propriétaires fonciers. Si l’idéologie
reste que la terre, l’eau et l’énergie soient des biens publics qui
peuvent être gérés et contrôlés par les nouvelles autorités locales, il
n’en reste pas moins que des structures parallèles continuent d’exister
dans les procès de production agricole avec des compagnies privées
œuvrant avec les coopératives et les assemblées. Les propriétaires
fonciers utilisent les prix du marché et les assemblées ne tiennent
nullement à exproprier ces coalitions privées et la question principale
est celle du niveau et du contenu d’une collaboration. Au Rojava, 30%
des profits venant de l’agriculture vont aux assemblées pour l’entretien
des services publics (25).
Quels que soit les avantages de la
transformation sociale, qui tendent à résoudre la production des denrée
agricoles, des carences surgissent dans l’ensemble des capacités de
transformation de ces produits de base que les Kurdes majoritaires ne
contrôlent pas. Pas assez de moulins pour faire de la farine, pas assez
de raffineries pour faire du diesel avec le brut. 70 % de toute la
production va dans l’effort de guerre. Ce qui rend dérisoire les
quelques efforts faits pour se conformer pour se conformer aux
prescriptions des thèses de Bookchin et fait que les structures
traditionnelles autour de la propriété persistent. »
Un régime
politique, quel qu’il soit, ne peut subsister longtemps s’il ne
satisfait pas les revendications sociales d’une majorité de la
population. Une dictature militaire est soumise à cette règle, ne
serait-ce que pour assurer le niveau nécessaire de l’activité
économique. Abdi et son clan doivent donc répondre aux exigences de
presque la moitié non kurde du Rojava et à des situations sociales.
Si
une démocratie de base figure dans le contrat social FDS, c’est la
condition requise par la multiplicité des ethnies et des religions
(presque 50 % de la population) qui tiennent une bonne part des
productions de base.
Si l’émancipation des femmes prend une si large
place dans ce contrat social et dans tout le Rojava, c’est parce que,
les hommes étant ailleurs (en fuite, dans l’armée ou morts), elles
doivent assumer tout ce qui était auparavant l’apanage des hommes.
Si
les coopératives trouvent droit de cité et fleurissent un peu partout,
c’est parce que face au manque de matériel (destruction, manque de
pièces détachées, difficultés d’approvisionnement) cette mise en commun
permet de résoudre en partie ces problèmes (26).
Tout au Rojava n’est
donc pas un seul problème d’application d’une idéologie, toutes les
mesures tant vantées ailleurs ne sont finalement que la réponse obligée
aux innombrables questions qui se posent à partir du moment où ce
territoire s’érige en État souverain. Il n’y a dans cela ni révolution,
ni avancées, ni même application (volontaire ou pas) du municipalisme de
Bookchin, mais seulement un État qui doit se sortir d’un chaos
persistant dans un monde capitaliste dont il dépend totalement. Après
tout, les échelons de base du Rojava s’apparente aux municipalités et
cantons d’ici, ici aussi les coopératives de toutes sortes fleurissent
depuis longtemps et la France n’est pas du tout dans une révolution mais
bien ancrée dans le capitalisme mondial. Et alors, le Rojava, une
révolution ? (27.)
HENRI. SIMON
NOTES
(1) Le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) créé en 1978,
lance en 1984 une lutte armée pour y renoncer au cours des années 1990
(Wikipédia, 6 mai 2021).
(2) Abdullah Öcalan, Wikipédia (consultée le
6 mai 2021). Arrêté en 1999 mis dans une prison dorée, au contraire des
autres prisonniers en Turquie, avec un régime de faveur qui lui permet,
par l’intermédiaire des avocats, de continuer à diriger le PKK et d’en
définir l’idéologie. C’est lui qui fit passer le PKK sous la bannière du
libertaire Murray Bookchin (comment en était-il informé ?) pour que le
PKK échappe à la condamnation comme terroriste.
(3) La Banque mondiale, 10 juillet 2017. Les dégâts provoqués par la
guerre en Syrie sont massifs, mais le pire est probablement à venir.
(4)
On peut trouver d’innombrables textes sur les conséquences économiques,
sociales et politiques de l’intense sécheresse qui a frappé le Nord-Est
de la Syrie (en particulier le Rojava) et le Nord de l’Irak de 2007 à
2011 .Par exemple, le signet « Effondrement-Le réchauffement
climatique » du site JeeP on line
renvoie aux travaux de Jean-Marc Jancovici (ingénieur, militant de la
lutte contre le réchauffement climatique, partisan du nucléaire), qui
« pense que la guerre de Syrie (et les autres printemps arabes) est
directement liée à l’augmentation de la température du globe : canicule
en Russie, baisse du rendement des céréales, plus d’exportation vers les
pays arabes, faim, révolte.
– Voir aussi https://theconversation.com/la-syrie-une-guerre-climatique-les-liens-complexes-entre-secheresse-migration-et-conflit-81858 – ou, pour une interprétation différente, https://www.lorientlejour.com/article/ 1172992/deconstruire-le-mythe-des-guerres-climatiques-du-soudan-a-la-syrie.html
(5) « Un champ d’action régionalisé ? Le PKK et ses organisations sœurs au Moyen-Orient », Sciences Po, dossiers du CERI, 2014.
(6) https://blog.defi-ecologique.com/agriculture-guerre-make-rojava-green-again/
(7) Mouvements des idées et des luttes, « Rojava, une économie en temps de guerre » India Ledeganck.
(8) « Entretien avec un internationaliste », https://renverse.co/infos-d-ailleurs/article/nouvelles-du-rojava-entretien-avec-un-internationaliste-2972
(9) « Entretien avec un internationaliste », article cité.
(10) « Conflit international en Irak et Syrie », Wikipedia – « L’engagement américain en Syrie depuis 2011 », Le Point, 7 octobre 2019.
(11) « Entretien avec un internationaliste », article cité.
(12) Mazloum Abdi, Wikipedia et Who’s who.
(13) La Fascinante Démocratie du Rojava, de Pierre Bance, éd. Noir et Rouge 2020, voir ci-dessous note 21.
(15) https://www.lorientlejour.com, article cité.
(16) « Et si l’accord du pétrole ne concernait pas vraiment le pétrole », Kurdistan-au-feminin.fr, 3 septembre 2020.
Et aussi : « L’eau n’est pas une arme, l’eau c’est la vie », https://rojinfo.com
(17) « Corruption in Kobane,the Abdi dynasty », Iranian Kurdistan Human Rights Watch (IKHRW) 2020.
(18) D’une part les camps de prisonniers (« situation explosive dans les camps de prisonniers des djihadistes » lexpress.fr), d’autre part les camps où sont parqués les habitants des villes totalement détruites (« Rojava », Wikipedia).
(19) « Entretien avec un internationaliste », https://renverse.co/, article cité.
(20) Le texte intégral du contrat social de la FDS figure dans les annexes ((p. 509) du livre La Fascinante Démocratie du Rojava (voir ci-dessous note 21).
(21) La Fascinante Démocratie du Rojava, le contrat social de la Fédération de la Syrie du Nord, de Pierre Bance, éd. Noir et Rouge), 2020.
Présentation
de ce livre, table des matières et introduction peuvent être consultées
sur le
site www.autrefutur.net/Parution-de-LA-FASCINANTE-DEMOCRATIE-DU-ROJAVA-par-Pierre-Bance
« Rojava, une révolution auscultée », note de lecture, dans Courant alternatif n° 309 (avril 2021).
(22) Make Rojava green again, commune internationaliste du Rojava, Atelier de création libertaire, 2019 (http://www.atelierdecreationlibertaire.com/Make-Rojava-Green-Again.html).
(23) La Fascinante Démocratie du Rojava, op. cit., p. 20 : « Le processus parlementaire est en panne (…), les règles de la démocratie directe ne sont pas opérantes aux niveaux supérieurs de la décision politique et militaire. »
(24) https://www.ritimo.org/Le-Rojava-une-alternative-democratique-et-communaliste-au-nord-de-la-Syrie
(25) La Fascinante Démocratie du Rojava, op. cit.
(26) « Rojava, une économie en temps de guerre », http://kurdistan-au feminin.fr , 20 juin 2020.
(27) Parmi les textes consacrés au Rojava, on retiendra et lira avec profit Califat et Barbarie (en trois parties, 2015-2016), sur http://ddt21.noblog.org
COMMENTAIRE DE GUERRE DE CLASSE
Chers camarades,
Juste ces quelques lignes pour vous saluer et vous dire qu’un camarade de par chez nous vient de découvrir et de lire votre dernier article : « Rojava. Comment un général autoproclamé devient un dictateur », signé H.S.
Bien que le style de l’article soit un peu trop « journalistique » à notre goût, et (comment dire ?) un peu « abrasif » même au niveau du traitement des diverses informations, il ne peut s’agir évidemment que d’un gigantesque pavé dans la marre aux adorateurs crédules du Rojava et de sa « magnifique » révolution « antiétatique » et « anticapitaliste ».
Pour notre part, nous venons de terminer notre nouveau bulletin (déjà le N°13) qui aura pour sujet… le Rojava !!! Nous devions le publier en juillet pour le 9° anniversaire de leur pseudo-révolution mais nous avons pris quelque retards dans les dernières traductions et discussions collectives, d’autant plus que notre bulletin est publié simultanément en trois langues : tchèque, anglais et français.
A l’ordre du jour du bulletin, trois textes :
Le premier texte est de notre crû et s’intitule « Révolution au Rojava » ? « Antiétatique » ? « Anticapitaliste » ? Ou encore une nouvelle mystification ? Ce texte aborde les questions suivantes : réponses à ce qu’en disent les « anarchistes », critique du concept de « confédéralisme démocratique », les milices rojavistes considérées comme des auxiliaires militaires des puissances capitalistes…
Le deuxième texte est la traduction d’une contribution qui a circulé dans les milieux « anarchistes » en République tchèque et qui prend position contre le mythe d’une lutte pure au Rojava.
Le troisième et dernier texte est la traduction depuis l’espagnol d’une contribution du Groupe Communiste Internationaliste (GCI), qui date de 1997, sur la révolution et la contre-révolution en Espagne dans les années 1930, rapport au lien que font souvent les partisans de la « Révolution au Rojava » avec la révolution en Espagne en 1936…
Voilà, nous vous enverrons notre bulletin dès que possible.
En attendant, nous vous saluons tous et vous demandons de remettre notre bonjour au camarade Henri.
Salutations internationalistes.
GROUPE GUERRE DE CLASSE.
https://www.autistici.org/tridnivalka/
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