mardi 28 mai 2024

U.E-Elargissement à l’Est et migrations (2002)

Quelques aspects des contradictions qui rongent l’association impérialiste de l’Union européenne à la veille de la « conquête de l’Est »

2002

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Cet article est paru dans Echanges n° 103 (hiver 2002).

Nous envisageons ici un nouvel aspect de la « question européenne » dans sa phase actuelle. Nous avons commencé l’examen de cette question dans le n° 102 par un article sur la retraite, nous poursuivrons, après cet article sur l’élargissement à l’Est et la question de l’immigration, par des articles sur la régionalisation/décentralisation, l’économie européenne, les syndicats européens, les luttes de classe en Europe,
la défense européenne, les contradictions économiques de l’Europe avec l’extérieur...

Nous souhaitons vivement que des contributions sur la question de l’Europe nous parviennent d’autres pays.

L’élargissement, pour ouvrir
de nouveaux marchés
aux industriels et financiers

Les Quinze lançaient, le 14 février 2000, une Conférence intergouvernementale (CIG) pour préparer l’élargissement de l’Union à dix pays de l’Est (1), plus Malte et Chypre. L’Union européenne (UE) depuis le traité de Maastricht impose certaines conditions pour avoir le privilège d’entrer dans la grande Europe. La gestion de l’espace économique européen implique la libre circulation des biens, des services, des capitaux et des travailleurs laissant encore aux Etats la politique étrangère, la défense, la police et la monnaie.

Il faut donc, pour être un candidat sérieux à l’adhésion à l’UE, se doter d’une économie ouverte, fondée sur le libre commerce, s’appuyant sur une législation qui protège le commerce et l’investissement. Ce qui veut dire que les gouvernements des ex-pays de l’Est acceptent la pénétration des grandes firmes industrielles et financières européennes et des investissements directs étrangers (IDE). Une sorte de colonisation financière « pacifique » du capital, qui se traduira par des délocalisations de l’UE actuelle vers ces pays et une immigration forcée de ceux qui seront victimes de la destruction/achat des industries locales et de la petite propriété agricole.

Prenons simplement l’exemple de la Pologne : « Selon le ministère de l’agriculture, plus d’un tiers des 4 890 entreprises de transformation de lait, de viande, de volaille, de poisson et d’œufs seront incapables de se mettre aux normes communautaires, même après une “période de grâce” de quatre ans consécutive à l’élargissement. Devront fermer, notamment, 1 675 usines de viandes (20 % du total) et 84 des 405 laiteries. Ce qui entraînera automatiquement la faillite, estime-t-on, de quelque 100 000 petites exploitations agricoles. » (La Tribune du 28 novembre 2002 ;)

Ces pays dits en transition devront encore se plier à des normes politiques ; l’UE est une association démocratique d’Etats démocratiques, dont le système repose théoriquement sur la volonté du peuple, exprimée par le vote (nous venons de voir à la télévision comment, grâce aux médias, le vote irlandais opposé à l’élargissement s’est transformé en « oui »). Seulement la grande Europe n’en finit pas de se poser la question : un « peuple démocratique » a-t-il le droit de choisir d’être gouverné par un dictateur, de renoncer à ses libertés ? Les affaires Haider en Autriche, Le Pen en France, et Berlusconi en Italie ont poussé l’UE à déplacer le centre démocratique de la nation vers celui d’un pouvoir transnational de surveillance de la démocratie, sans doute par le fait que tout citoyen européen est doté de la double nationalité.. Il est même question de mettre en place un système supranational de surveillance de la vie démocratique nationale des Etats.

L’Union repose depuis son origine sur trois piliers : la Communauté européenne (intégration économique et monétaire), la politique étrangère et de sécurité commune (PESC), et les activités de police et justice. Le premier relève de l’intégration et les deux autres de l’intergouvernementalité (2). Tout aujourd’hui laisse à penser que les activités de police et justice seront intégrées prochainement ; quant à la (PESC) son intégration dépendra de la capacité de l’UE de mettre sur pied une armée européenne (3).

Plus l’Europe va de Conseil en Conseil, et plus des tendances centrifuges se manifestent en son sein, car au fur et à mesure que son destin se forme, certains groupes industriels, financiers et agricoles sont en positions d’exclusion ou d’absorption. Qu’est-ce qui, du rail ou de la route, va l’emporter ? qu’est-ce qui, du nucléaire ou du non-nucléaire, va dominer - avec tous les marchés qui se trouvent en arrière-plan... ? qui va financer la politique agricole commune ? et les infrastructures des transports ?

Pour Romano Prodi, comme pour Giscard d’Estaing, il est grand temps que la Commission européenne devienne un véritable gouvernement. L’UE veut donc se doter rapidement d’une constitution, et même d’un président, pour parler d’une seule voix, avant que se mette en place un front populiste contre « l’élargissement » pour les élections européennes de 2004.

L’UE veut avoir les mains libres pour prendre des décisions en matière économique et en politique étrangère et « proscrire le retour au consensus et rendre possibles des décisions majoritaires » (La Tribune du 21 mai 2002), pour le compte du capital dans son ensemble. La commission européenne entend donc mettre les pieds dans le plat, en faisant du fait majoritaire l’aiguillon qui permettra d’avancer rapidement. Un moyen de mettre au pas la Grande-Bretagne, qui systématiquement oppose son veto dans les dossiers fiscaux et sociaux. Le ministre britannique Gordon Brown semble avoir compris le message, il envisage un référendum sur l’euro.

Les effets de l’élargissement vers les pays d’Europe centrale et orientale (PECO)

Un groupe important de pays, dits PECO (pays d’Europe centrale et orientale) doivent signer leur adhésion à l’Union européenne d’ici la fin de 2004. Les négociations vont bon train avec douze pays (4), qui pourraient rejoindre l’UE. Cet élargissement est le plus important de l’Union ; la population de celle-ci sera ainsi accrue de presque un tiers. Si tous les pays adhèrent, le revenu moyen par tête de l’UE pourrait chuter de presque 15 %.

Selon les calculs de l’UE, 51 des 53 régions des dix PECO candidats à l’adhésion auraient un PIB par tête inférieur de 75 % à la moyenne de l’UE, les plaçant en bonne position pour recevoir une aide régionale. Cependant, si l’UE aide les PECO, ce sera au détriment de l’Espagne, du Portugal, de l’Irlande, de la Grèce qui recevront moins de fonds. En ce qui concerne la question agricole, la Commission européenne a proposé une intégration progressive des nouveaux Etats membres dans la PAC (politique agricole commune). Elle veut limiter à 25% du montant normal l’aide aux agriculteurs des nouveaux Etats membres ; l’aide complète n’interviendrait pas avant 2013. Les pays candidats font la fine bouche. Quant aux pays pourvoyeurs de la PAC, comme l’Allemagne, les Pays-Bas, le Royaume-Uni et la Suède, ils craignent un dérapage important des dépenses après l’élargissement.
En compensation, la conquête de l’Est va provoquer une forte baisse du coût du travail dans le secteur des industries de transformation, à fort coefficient de main-d’œuvre. Mais aussi favoriser de nouvelles délocalisations vers les nouveaux Etats membres et par ricochet une hausse du chômage de la main-d’œuvre non qualifiée de l’UE. La stratégie de l’UE consiste à briser l’économie souterraine, source de plus-value échappant encore au contrôle des Etats et faisant concurrence aux entreprises déclarées ; la solution est de diminuer les charges sociales des bas salaires.

Les candidats à l’intégration européenne voient aussi les inconvénients arriver ; seulement 60% de leur population est favorable à l’adhésion, et même seulement 33% en Estonie et en Lettonie.

L’élargissement, dans le cadre d’une économie de marché ouverte, sans barrières tarifaires, va faire jouer la concurrence à fond ; il y aura des vainqueurs et des vaincus, des gagnants et des perdants. D’abord, les barrières administratives dressées contre les échanges seront supprimées, ou du moins abaissées. On peut déjà comptabiliser ces échanges entre 1988 et 1998 : les exportations en provenance de l’UE et à destination des PECO ont été multipliées par 6,5 et les importations provenant des PECO à destination de l’UE par 4,5.
C’est le secteur agricole de pays comme la Roumanie, la Bulgarie, la Slovaquie et Slovénie, ainsi que la République tchèque, qui peut espérer une progression d’un tiers de sa production vers le reste de l’UE. La Commission européenne vise le long terme pour rentabiliser l’opération, alors que les PECO visent le court terme.

La productivité du travail dans les PECO est inférieure d’environ 50% à celle de l’UE. La transition a laissé les PECO avec un gigantesque stock d’équipements obsolètes. La force de pénétration du capital financier par le truchement des IDE a été déterminante pour financer l’acquisition d’usines et d’équipements ainsi que les transferts de technologie. Dans bon nombre de cas, les IDE ont brisé la résistance des producteurs locaux (5).

Mais encore, plusieurs de ces pays deviendraient « contributeurs nets », c’est-à-dire en situation de verser plus d’euros qu’ils n’en recevront. La République tchèque par exemple va encaisser en 2003 650 millions d’euros mais elle devra verser, en 2004, 835 millions. Différence : 185 millions d’euros. La Slovénie sera elle aussi « contributrice nette » de 129 millions d’euros en 2004, de 98 millions d’euros en 2005 et de 71 millions d’euros en 2006. D’autres pays candidats sont dans le même cas - Chypre et Malte... Ceci démontre que l’élargissement à l’Est n’est qu’une véritable annexion de ces pays par les Quinze, et pour le moment nous n’abordons pas la question de l’OTAN, où Europe et Etats Unis s’affrontent pour placer leurs armements.

La politique de l’immigration
de l’Europe

L’immigration qui se produit actuellement n’est que le résultat de l’échec des luttes dites « de libération nationale » du tiers monde, conjugué à la crise économique et financière internationale. Elle est le résultat pur jus de l’endettement généralisé des pays sous domination du capital financier international, dont la seule loi consiste à accumuler la richesse à un pôle et la pauvreté à l’autre. L’immigration actuelle comme d’ailleurs les précédentes, ne fait que fuir la misère, les guerres, et aujourd’hui le Sida ; pour souvent retomber dans une misère plus grande qui la livre au système mafieux (prostitution et trafic en tous genres).

Jusqu’aux années 1970, l’immigration correspondait au besoin de main-d’œuvre des économies, les entreprises recrutaient massivement. Véritables esclaves des temps modernes, ces prolétaires était essentiellement composé de célibataires, qui venaient pour un temps et retournaient « au pays ». Au cours des années 1980-1990, la main-d’œuvre immigrée va se trouver fortement concurrencée par l’évolution rapide de la robotique. Un rapport de la chambre de commerce et de l’industrie de Paris constatait que la France est, « depuis 1974, une des nations européennes les plus fermées aux travailleurs immigrés ».

L’Allemagne, entre 1991 et 1997, a fait entrer en moyenne, chaque année, 288 000 travailleurs étrangers, l’Italie 120 000, la Grande-Bretagne et l’Espagne chacune 34 000 ; quant à la France, elle se limitait à 21 000.

Depuis, si l’on se réfère au rapport Boissonnat, il y aurait en France « pénurie de main-d’œuvre ». Cet appel ne concerne pas seulement les cerveaux « contingents d’informaticiens en Allemagne », d’infirmières en Grande-Bretagne et en France (venant d’Espagne). Il concerne surtout des emplois peu ou pas qualifiés, saisonniers ou non : récoltes de fruits, confection, restauration, hôtellerie, bâtiment (sous-traitant). L’élargissement vers l’Est va fournir cette main-d’œuvre et concurrencer l’immigration clandestine extra-européenne. L’Allemagne absorbera la plus grosse partie de cette immigration venant de l’Est et estime qu’elle lui permettra d’augmenter son PIB de 2 %. Par contre cette migration va exercer un effet négatif sur les PECO, la baisse de la production envisagée atteignant 3%.

Au sommet de Séville (2002), les Quinze ont placé la question de l’immigration, c’est-à-dire sa gestion, au centre des débats. Tony Blair a déclaré : « L’immigration et le droit d’asile constituent un des problèmes les plus urgent de notre époque. » Le premier ministre britannique résume ainsi les préoccupations des Quinze déjà discutées en décembre à Laeken ; gérer, contrôler l’immigration clandestine semble faire partie du plan anti-terroriste international.

Ce qui est nouveau, c’est que Tony Blair propose que l’UE puisse avoir recours à des moyens de pression économiques ou financiers pour contraindre les pays tiers à réadmettre les demandeurs d’asile déboutés. Bruxelles et la Russie de Poutine viennent de s’accrocher à propos de l’enclave russe de Kaliningrad ; l’UE voudrait imposer des visas, conformément aux accords de Schengen, aux habitants de Kaliningrad (plaque tournante du crime organisé, selon le commissaire européen Chris Patten) à partir de 2003. La France de Chirac a soutenu la Russie, contre l’avis de Bruxelles.

Pratiquement tous les pays de l’Europe des Quinze prennent des mesures anti-immigration sauvage. L’Italie de Berlusconi passe aux prises d’empreintes digitales pour tout permis de séjour (limité à deux ans) accordé aux travailleurs qui disposent d’un contrat, et durcit les conditions du regroupement familial. La Grande-Bretagne de Tony Blair va accélérer les procédures de refoulement des clandestins. La France de Chirac emboîte le pas à Tony Blair : « L’expulsion dans un Etat de droit ne doit pas être taboue. » L’Espagne, l’Autriche, le Danemark exigent l’apprentissage de la langue. La Belgique veut remplacer l’aide financière au demandeur d’asile en aide en nature, afin de rendre le pays moins attractif. En plein mois de juillet, le gouvernement français a indiqué qu’il voulait expulser les prostituées étrangères (Le Monde du 12 juillet 2002).

En résumé

L’élargissement vers l’Est, cela veut déjà dire pour le prolétariat accroissement des délocalisations, baisse du coût du travail généralisé en Europe et donc appauvrissement. Le quotidien Les Echos du 1er juillet 2002 dressait une carte de France des délocalisations en cours : Whirlpool (Amiens) vers la Slovaquie, Latécoére (Toulouse) vers l’Europe de l’Est, Ratier (Figeac) et Valeo (Angers) vers la Pologne, Molex-Switch (Azé) vers la Slovaquie. Dernièrement encore, après Volkswagen, PSA Peugeot-Citroën vient d’annoncer la construction d’une usine en Europe centrale d’une capacité d’assemblage de 300 000 véhicules par an (Le Monde, 29 octobre 2002).

L’élargissement non seulement va mettre en concurrence les travailleurs de l’UE entre eux, mais va permettre « une libre circulation migratoire » en provenance des PECO pour occuper des emplois dans la récolte de fruits, la confection, la restauration, l’hôtellerie, le bâtiment... Ceci explique le déchaînement actuel des dirigeants de l’Europe contre l’immigration clandestine extra-européenne (ils n’en ont plus besoin et de plus la suspectent de terrorisme). L’Union européenne vient de déclarer qu’elle compte mettre en place un corps européen de garde-frontières. L’élargissement à l’Est est donc une déclaration de guerre du capital contre les conditions de vie et de travail des prolétaires ; mais il est aussi le moyen de les rassembler dans une cause commune au-delà des frontières et des préjugés nationaux. La meilleure façon de se battre, ce n’est pas de se lancer dans une lutte contre l’élargissement avec les nationalistes, souverainistes, populistes de tous poils, mais de mener notre combat de classe contre la dépréciation du prix de la force de travail.

Gérard Bad

(septembre-novembre 2002)

Voir aussi l’ article de novembre 2007 de ni patrie ni frontière Pays de l’Est (PECOs) et pillage "à la française"

NOTES

(1) Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Pologne, République tchèque, Slovaquie, Slovénie dès 2004, puis Bulgarie et Roumanie en 2007.

(2) « Intégration » ou « communautarisation » sont des termes qui indiquent qu’il y a un transfert de compétences des Etats vers une entité juridique supérieure (en principe la Communauté européenne). L’« intergouvernementalité » indique qu’aucun transfert de compétences des Etats dans les domaines qui leur sont propres n’échappe à la souveraineté des Etats. L’Union n’étant pas dotée de la personnalité juridique, elle ne peut s’arroger les transferts de compétence des Etats membres, C’est vers la Communauté européenne, qui n’a pas disparu, que s’opèrent ces transferts de compétences, la Communauté ayant la personnalité juridique.

(3) C’est sous la présidence française (second semestre 2002) de l’Union européenne que les ambitions militaires françaises d’une communauté de défense ont été prises. Une première approche avait été faite en décembre 1998 par la France et les Britanniques à Saint-Malo. Depuis les décisions fondatrices d’une véritable défense européenne ont été prises par les Quinze.

(4) Bulgarie, Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, République slovaque, Roumanie, République tchèque et Slovénie.

(5) Bonduelle, le n°1 du légume transformé en Europe, réalise déjà 8 % de son chiffre d’affaire dans les pays de l’Est. Il vient (La Tribune du 21 octobre 2002) d’acheter une unité de production en Hongrie ; chiffre d’affaire prévu : 25 millions d’euros.

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