Ce texte est paru dans Echanges n° 155 (printemps 2016).
Les religions empoisonnent l’humanité depuis des millénaires. Non seulement les monothéismes
mais encore les polythéismes, animismes et autres philosophies
prétentieuses (confucianisme, bouddhisme, etc.) réinvestissent
aujourd’hui l’espace public. Elles ne l’avaient à vrai dire jamais
réellement déserté, attendant patiemment l’heure de se mêler de régenter
le monde profane ; les moralistes prétendent toujours diriger les
mœurs.
Je ne chercherai pas ici
à recenser les différences, indéniables, entre les diverses voies
religieuses ni à discuter de leur évolution historique ; je n’écris pas
un article pour étudiants en théologie. De toutes les façons, l’histoire
des religions enseigne avec quelle facilité les croyants tirent d’un
texte sacré les déductions les plus invraisemblables ; usant d’un
débridement de la syntaxe farci d’espérances et de sensibleries, leurs
théories ne sont fréquemment pas commodes à suivre avec leurs façons de
dire les choses et leur ignorance de la vulgaire humanité : hommes et
femmes peuvent crever d’ennui, de désespoir et de faim, ce n’est pas
leur rayon.
Au
chacun pour soi du capitalisme, les religions opposent un groupe
exclusif totalement impuissant à changer les conditions de vie de ses
membres parce que leurs croyances sont en contradiction totale avec
toute tentative de comprendre la société dans laquelle ils vivent. Elles
n’offrent à leurs adeptes qu’une identité individuelle illusoire au
sein d’un groupe ne laissant aucune place à l’individu ; une illusion
n’étant pas la même chose qu’une erreur mais une forme délirante de la
pensée où le désir se prend pour la réalité.
Ruines.
Le capitalisme, depuis sa naissance en Europe, a bouleversé le monde
entier et arraché le voile de sensiblerie qui recouvrait les relations
humaines : religions, familles, partis politiques sont de nos jours,
dans les pays soumis entièrement au capital tout au moins, totalement
discrédités ; l’Etat même chancelle et ne se préserve que par ses
instruments répressifs.
Dans
leur lutte pour l’existence les religieux, qui retrouvent en cela les
politiques, en appellent au retour à un état antérieur de la société
supposé idyllique afin de pouvoir poursuivre leur quête du profit en
toute tranquillité. Révolutionnaires auto-proclamés et religieux se
rejoignent pour combattre des changements trop rapides à leur goût. Il
leur faut pour ce faire dominer non seulement les esprits mais surtout
les corps dont ils savent pertinemment que l’esprit est le sujet.
Le
terrorisme, qui n’est pas une technique employée par les seuls
religieux ni ne touche pas que l’Europe, comme semblent le croire
certaines personnes à l’esprit étroitement enserré dans les frontières
européennes, participe de cette entreprise de domination des corps. Il
est une réaction extrême non seulement contre la destruction d’anciennes
formes de pensée mais surtout contre la destruction d’anciennes formes
de relations sociales qu’elles légitiment. On dit qu’il serait l’arme
des pauvres, mais la pauvreté est chose relative et, en fait, les
terroristes ne manquent pas des financements que nécessitent la
préparation et l’exécution d’attentats. On préfère d’ailleurs
généralement ignorer le soutien, direct ou indirect, des Etats au
terrorisme groupusculaire, tout de même que le terrorisme exercé
ouvertement par les Etats : les terroristes à Paris et à Bruxelles
n’avaient pas tort de souligner que les Occidentaux ont fait au
Moyen-Orient, et ailleurs, plus de victimes civiles qu’eux n’en feront
jamais.
Cette domination des
corps a toutefois des limites : premièrement dans la nécessité de
constituer des groupes guerriers qui, en rassemblant des masses de gens
dans un même lieu, aiguise la sexualité des participants, toujours
jeunes, ainsi que celle de leurs maîtres ; deuxièmement parce que quand
les combattants mâles font défaut, les organisations de combat doivent
faire appel à des femmes avec les conséquences que cet appel implique.
Il est notoire que les prêtres n’obtiennent la soumission des masses à
la religion qu’en ménageant de larges concessions aux pulsions des
hommes ici-bas ou en leur promettant toutes satisfactions au royaume des
cieux.
Les religions étant
plus affaire d’émotion que de raison, il n’y a rien d’étrange à ce
qu’elles ressurgissent à notre époque en bouleversement perpétuel,
offrant le confort d’une pensée paresseuse et d’une action moutonnière
sans rapport avec la réalité autre que son anéantissement. Pour
continuer à filer la comparaison avec la politique de partis, la
rhétorique religieuse se masque sous la prétention de vouloir changer le
monde par la soumission de tous à un dirigeant providentiel. Le
bolchévisme tenait aussi ce discours ambigu de l’émancipation de la
classe ouvrière par l’adoration d’un homme ; le maoïsme et ses avatars,
principalement le tiers-mondisme, ont porté cette ambiguïté à son point
d’explosion. Et les étudiants chinois sur la place Tiananmen en 1989
adoraient la déesse Démocratie.
Il
y a conjonction entre conservateurs et religieux, c’est une banalité.
Ce qui est moins banal, c’est que les forces conservatrices ont
maintenant phagocyté les théories prétendument révolutionnaires. Ces
révolutionnaires supposés, en lutte contre le bouleversement des
sociétés soumises au capital par le capital même, se rangent aux côtés
des religieux au nom d’une tradition culturelle, et délaissent la lutte
de classes au profit d’une lutte des citoyens, quand ils ne nient pas
tout bonnement l’existence d’une classe ouvrière ; et n’hésitent pas à
remplacer les prolétaires dans leur lutte contre la bourgeoisie par les
laissés-pour-compte.
Vertiges.
Je ne nie pas que les religions peuvent parfois consoler certains de
leur misère économique et exprimer leur révolte contre les nantis. Lors
des attentats à Paris et Bruxelles, on a beaucoup disserté sur la
radicalisation de certains musulmans. Il y a là une mésinterprétation :
ce ne sont pas les musulmans qui se sont radicalisés mais il s’agit bien
plutôt d’une islamisation de la radicalité, de révoltés qui ont cru
trouver dans la religion une manière de transformer le monde après
l’échec de la politique.
Bien
entendu on n’a pas parlé d’une radicalisation des catholiques ; ceux
qui, par exemple, ont défilé contre le mariage homosexuel. Pourtant, là
encore, il s’agissait de l’expression d’une défiance envers les
politiciens. Je ferai remarquer à ce propos que cette revendication du
mariage par les homosexuels et leurs défenseurs prouve à quel point les
idées conservatrices ont pénétré toutes les couches de la société.
Mais
les religions, comme la politique, n’offrent qu’une impasse à la
révolte car si elles prétendent lier les hommes entre eux et les hommes
avec dieu, elles ajoutent en fait un motif à tout ce qui sépare les
hommes. Les opposant pour des raisons futiles (prophètes, coutumes,
etc.), elles les dressent les uns contre les autres dans des guerres
sans fin : les partisans d’une liberté de culte prônent cette liberté
pour eux seuls et on ne compte plus les morts au nom de la liberté de
leurs assassins.
Comme les
partis politiques autrefois, les mouvements religieux attirent des
jeunes qui ne sont plus seulement des abîmés économiques (chômeurs,
précaires, etc.) mais qui sont plutôt issus de la classe moyenne et
parfois même supérieure. Comme autrefois les militants politiques ou
syndicaux, les militants religieux combattent pour les intérêts des
déclassés, délaissant les plus défavorisés qui, eux, se battent au
quotidien pour leur survie sans se laisser séduire, sinon marginalement,
par les sirènes de théories grandiloquentes.
Les
plus ardents sectateurs religieux ou socialistes se recrutent parmi les
fonctionnaires. Ils sont d’ailleurs assez peu dangereux, craignant de
perdre leurs places. Les idées religieuses, tout comme les idées
politiques, pénètrent parfois les milieux ouvriers, mais les ouvriers ne
manifestent pas le sectarisme des premiers. La classe ouvrière est la
plus réfractaire aux pratiques et discours moraux des religieux, des
politiciens de gauche et de droite. Bien que les médias répandent cette
rumeur que les électeurs du Front national, en France, seraient en
majorité ouvriers, une analyse plus fine de cet électorat montre que
cela dépend beaucoup des régions. Et, de toutes les façons, le Front
national n’a encore aucun élu régional parce qu’il y a loin d’un vote
protestataire à une adhésion.
Plus
dangereux sont ces jeunes sans avenir pour qui l’exercice du terrorisme
devient un rite de passage à l’âge adulte mettant fin à une période
interminable de postadolescence dans des sociétés européennes où l’âge
de l’autonomie devient de plus en plus tardif par manque d’argent. Il
est à noter que si Internet a, relativement, supprimé la géographie par
la suppression des distances entre interlocuteurs, la proximité
géographique, physique, favorise l’entraînement des uns par les autres
et la pression du groupe dans les vocations religieuse et terroriste.
Les commentateurs parlent alors de communautarisme (voir l’encadré
ci-dessous), une sorte de maladie ou d’infamie qui, une fois de plus, ne
toucherait que des populations d’origine non européenne.
Cependant,
les religieux ne forment pas une communauté homogène ; comme toute
communauté, elle est traversée par les intérêts individuels de chacun de
ses membres. Ces mêmes commentateurs oublient que si l’islam perturbe
nos sociétés européennes, d’autres religions perturbent d’autres
sociétés dans le monde, qu’il y a des guerres entre elles toutes et en
leur sein : chiites contre sunnites, bouddhistes contre rohingyas
(musulmans) au Myanmar (ancienne Birmanie), juifs contre musulmans au
Proche-Orient, catholiques contre évangélistes dans plusieurs pays
d’Amérique latine, massacres de civils par des armées confessionnelles
comme en Ouganda et dans les pays voisins jusqu’en 2008 par la Lord’s
Resistance Army, etc. Le nationalisme sous perfusion religieuse nous
promet des guerres aux effets démultipliés par les progrès techniques ;
Israël en donne un exemple depuis 1949.
Alors
que l’utopie religieuse a remplacé l’utopie politique, que tous les
déçus d’une vie ordinaire embarquent pour la Syrie comme leurs ancêtres
partaient en Union soviétique en quête d’une vie passionnante, je ne
peux m’empêcher de penser à ceux-là qui se félicitent d’habiter le
meilleur des mondes, s’efforcent de réfléchir, parler et écrire, dans la
ligne officielle tout en gardant la conviction de vivre libres. C’est
sans compter que les religieux, à l’instar de leurs collègues
politiques, se chargent de supprimer tous les individus susceptibles de
manifester intelligence et indépendance. Et quand des défenseurs des
exploités des pays moins développés, issus des pays riches, tolèrent
l’assujettissement des ex-colonisés à la religion pour cause de
victimisation ou de tradition, on devine que s’ils expriment une envie
d’égalité entre enfants d’ex-colonisés et enfants d’ex-colonisateurs
elle est plus forte que leur envie de liberté.
Pour
certains, on ne peut critiquer l’islam sans être soupçonné
d’islamophobie, car la religion islamique fait partie de la culture des
victimes de l’Occident, tout comme on ne peut critiquer Israël sans être
accusé d’antisémitisme parce que la religion juive appartient à la
culture des victimes du nazisme. L’Europe, elle, serait matérialiste,
sans spiritualité. Les mots prennent ici un sens particulier qui cherche
à discréditer toute critique du capitalisme : dans leur bouche, le
matérialisme devient simple frénésie consommatrice et la spiritualité,
pure religiosité.
Il est
nécessaire aujourd’hui où partout dans le monde le religieux ressurgit
avec force de dire clairement que la stratégie réfléchie des
prédicateurs vise à détruire l’individu indépendant actif en société, à
détruire tous ceux dont la manière de vivre ne correspond pas aux
critères qu’ils ont édictés. Il est aussi nécessaire d’affirmer que la
politique, dans son acception étroitement partisane, est de même nature
que la religion, que toutes deux sont affaires de croyance et que rien
ne leur est plus étranger que l’humain, qu’elles reposent sur
l’irrationnel et le fanatisme. Enfin, que le terrorisme arrive toujours
dans des périodes où le capitalisme se trouve, ou s’imagine, menacé par
ses producteurs, les travailleurs.
Emile
Henry (1872-1894), un des derniers terroristes anarchistes de la fin du
xixe siècle, écrivait : « J’aime tous les hommes dans leur humanité et
pour ce qu’ils devraient être, mais je les méprise pour ce qu’ils sont. »
(Coup pour coup, éd. Plasma, 1977, p. 184). Il ne me semble pas que les
terroristes d’aujourd’hui pensent autrement. Philanthropes religieux,
politiques ou autres se posent en amis de l’humanité, mais ils en ont
toujours été les plus pernicieux ennemis. Le fanatisme aveugle des vrais
croyants les rend beaucoup plus dangereux que des bêtes fauves.
J.-P. V.
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