vendredi 24 mai 2024

Henri Simon-Murs virtuels ou murs réels, l’enfermement au nom de la protection

 Nous rééditons cet article de H. Simon qui n' a pas pris une ride, au moment où des personnages comme Eric Zemmour se concurrencent pour protéger la « forteresse Europe » des vagues migratoires. https://youtu.be/RbozG8NBbEU

Henri Simon-Murs virtuels ou murs réels, l’enfermement au nom de la protection

lundi 14 mai 2007

Pourquoi le capital pénètre-t-il tous les aspects de la vie ? Les murs visibles, outil matériel de protection des puissances et des puissants, outil de protection de la propriété et du capital d’une emprise insidieuse sur toute activité humaine.

I-L’ORIGINE HISTORIQUE DE L’ENFERMEMENT

Le passage du nomadisme à l’état sédentaire agricole a entraîné la nécessité de l’appropriation de la terre, moyen de production des besoins de la vie auquel le travail donnait et accroissait une valeur spécifique. Cette appropriation nécessitait des protections d’où l’apparition concomitante de systèmes politiques en fixant les limites juridiques et les moyens matériels (murs et force armée).

« Comparativement à l’ancienne organisation de la gens (de la tribu ou du clan), l’Etat se distingue premièrement par la répartition des ressortissants d’après la division territoriale.

[...] Le second trait distinctif de l’Etat, c’est l’installation d’un pouvoir public qui ne coïncide plus directement avec la population, laquelle s’organise en force armée. Ce pouvoir public spécial est indispensable parce que l’organisation de la population en armes est devenue impossible depuis la scission de la société en classes. [...] Ce pouvoir public existe dans chaque Etat. Il ne comprend pas seulement les hommes en armes mais encore des accessoires matériels, prisons et institutions coercitives de toutes sortes qu’ignore la société de la gens (1). »

Ainsi, la propriété voit se développer des organes matériels pour faire face aux menaces contre toute dépossession, à la fois contre les ennemis extérieurs et contre ceux de l’intérieur qui transgresseraient l’ordre social établi autour de la propriété du sol et de ses produits ou se révolteraient contre lui.

La nécessité de ces protections concerne les individus, et leur regroupement dans des royaumes petits ou grands, dans des empires. Tous ces regroupements doivent se construire pour protéger un ordre intérieur et se protéger contre des menaces extérieures : une fois qu’ils sont constitués, leur activité essentielle est de définir un ordre et d’assurer leur pérennité.

PROTECTIONS MATÉRIELLES ILLUSOIRES

Quelques exemples historiques : les empires romains, chinois

L’histoire est jalonnée de ces vaines protections qui devaient arrêter le cours de l’évolution historique des sociétés et assurer la pérennité d’une domination supposée être à l’abri de constructions territoriales matérielles.

Les empires chinois et romains eurent à la fois des marches de royaumes plus ou moins vassaux qui formaient des Etats tampons contre les « barbares » et que l’on ramenait à la raison par la force si besoin était. Mais face à des situations aléatoires, les deux empires romains et chinois construisirent des murailles.

Les Romains bâtirent le limes (mot latin qui signifie chemin de patrouille à la frontière), système de fortifications marquant la frontière entre l’empire et le monde barbare (les peuples ne parlant ni grec, ni latin). Les limes sont plus ou moins élaborés. Le plus célèbre est le mur d’Hadrien, construit à partir de 122 au nord de l’Angleterre. Le plus grand était établi le long du Rhin et du Danube, par une succession de tours de guet, de castella (fortins), de places fortes reliées par un réseau très dense de voies.

En Chine, la construction de la Grande Muraille a commencé sous la dynastie Qin, de l’an 221 à 206 av. J.-C. Son but était d’abord d’empêcher les troupeaux des tribus voisines de se mélanger avec ceux de l’Empire chinois, et ainsi d’éviter les conflits plutôt que d’empêcher une armée de passer : la muraille est aisément franchissable en raison de sa faible hauteur. Elle a pris au xviiie siècle sa forme actuelle pour empêcher les armées turques et mongoles d’envahir la Chine.

Aucune de ces « protections » n’a vraiment protégé les empires en question, même s’ils ont plutôt implosé que succombé à des invasions de l’ennemi de l’extérieur. Pas plus que les « murs » récents n’ont pérennisé une situation politique. La raison en est simple : les sociétés évoluent, soumises comme tout être vivant à un environnement économique et social, des techniques nouvelles apparaissent. Non seulement les murs deviennent obsolètes mais l’affaiblissement et les transformations internes font qu’ils ne correspondent plus aux situations qui les avaient fait paraître indispensables.

LE MOYEN-ÂGE ET L’INDIVIDUALISATION DES PROTECTIONS

Une période d’enfermement total individualisé

Dans une période plus récente, notamment en Europe, le Moyen-Age a vu les murailles en quelque sorte s’individualiser dans les châteaux forts et les ceintures fortifiées des villes. Les seigneurs devaient se protéger à la fois contre les seigneurs rivaux, contre les bandes pillardes et les paysans serfs (qui trouvaient tout autant une protection contre les guerriers et les bandes à l’intérieur des murailles du château seigneurial). Les villes qui avaient conquis leur autonomie devaient également se protéger. Toutes ces protections ne tinrent guère devant l’évolution des techniques de guerre (apparition du canon) et la concentration du pouvoir autour des royautés dans la naissance du capitalisme et des Etats nations.

Mais il y avait plus. Dans le plein développement du Moyen-Age, la solidité des murs était aussi garantie par la domination idéologique de l’Eglise.

Lorsque, du fait des prémisses de ce qui deviendra le capitalisme, seront renforcés les monarchies et les Etats centralisés, l’affaiblissement de la domination seigneuriale fit que, prenant à la lettre les enseignements de l’Evangile, différents mouvements d’émancipation, dans les campagnes et dans les villes ébranlèrent plus sûrement le système de domination, non parce que les murs n’existaient plus mais parce qu’il n’y avait pas assez de combattants pour les défendre. L’écrasement de ces révoltes ne put se faire qu’au prix de coalitions qui renforçaient le pouvoir royal et sapait par un autre biais l’ordre féodal (2).

LA DISPARITION DES MURS INTÉRIEURS

ET LA FORTIFICATION DES FRONTIÈRES

Depuis le démantèlement de la féodalité et de ses protections, l’aristocratie et la classe bourgeoise montante se pensaient suffisamment fortes pour ne pas trop se soucier des « classes dangereuses », dont l’importance croissait pourtant avec le développement de l’emprise capitaliste et de l’industrialisation : depuis la Renaissance et jusqu’à une date relativement récente, les somptueuses demeures des classes dominantes n’avaient plus guère besoin de protections.

En témoignent encore l’abondance des châteaux et autres demeures bourgeoises qui jalonnent les campagnes françaises, le plus souvent largement ouvertes vers l’extérieur, dans une esthétique de larges perspectives. Les « classes dangereuses » étaient suffisamment cantonnées dans des zones industrielles ou certains quartiers de villes et conditionnées idéologiquement, pour ne pas faire l’objet d’attentions particulières de « sécurisation » des possédants.

De plus, l’existence d’une importante classe moyenne avait son importance et la pratique active d’un conformisme bourgeois était un rempart autrement puissant que les murailles d’autrefois. La montée d’un prolétariat rejetant la misère et combattant pour un autre système social pouvait être contenu par la force - qui précisément s’appuyait sur la classe paysanne et sur cette importante classe moyenne.

Par contre, dès l’ascension des monarchies absolues et jusqu’à la première guerre mondiale, les frontières se couvrirent de villes fortifiées, autant de bastions supposés protéger contre les invasions des ennemis de l’extérieur, les autres Etats engagés dans la compétition capitaliste. Cette défense des frontières étatiques s’accompagnait d’une double contradiction : l’apparition d’une guerre de mouvement avec les guerres napoléoniennes qui contournait ces défenses et les rendait obsolètes et le développement d’empires coloniaux qui reculait les frontières. Ces contradictions purent apparaître par exemple dans la construction après la première guerre mondiale, sur la frontière franco-allemande, d’une fortification anachronique, la ligne Maginot, à laquelle répondit en face la ligne Siegfried. Ni l’une ni l’autre ne jouèrent un rôle dans la guerre suivante, puisqu’elles furent contournées en mai 1940. Déjà, avant la première guerre mondiale, les Américains cherchaient à créer sous forme idéologique une sorte de protection avec la doctrine de Monroe : l’Amérique aux Américains - rempart idéologique traduit rapidement en conquêtes et/ou domination économique.

Après la seconde guerre mondiale, lors de la guerre froide, on vit ressurgir des barrières et des glacis de protection autour des deux puissances qui s’affrontaient alors que les autres empires perdaient leurs zones de protection coloniale. Le glacis de l’URSS était formé des pays de l’Europe de l’Est derrière le Rideau de fer ; les Etats-Unis reprenaient pied dans les anciennes colonies européennes pour en faire aussi des zones de protection.

Mais devant les progrès des techniques militaires, si l’on vit se matérialiser de nouveaux « murs » sous forme de fortifications (par exemple le Mur de Berlin, en 1961), ils avaient, en empêchant la libre circulation des hommes, plus une fonction idéologique (assujettissement rigoureux à l’intérieur de frontières protégées) qu’une fonction économique.

D’une certaine façon, cette domination idéologique garantie par une domination militaire et policière préfigurait ce que l’on voit se développer actuellement.

LES NOUVELLES BARRIÈRES

DE L’ÉPOQUE ACTUELLE

La montée des enfermements matériels et virtuels

Les différentes barrières entre Etats ou à l’intérieur de chaque Etat que nous avons évoquées étant plus ou moins abolies, on a vu, dans une période plus récente, le développement de nouvelles barrières, de murs autrement efficaces en raison des progrès des techniques sécuritaires, en même temps que le thème de l’insécurité fait l’objet d’une médiatisation sans précédent visant à distiller une angoisse collective. Mais en même temps, on voit surgir de nouveaux murs (parfois très concrets) qui font presque penser aux limes que l’Empire romain édifiait pour se protéger contre les « barbares ». Leur finalité ne vise plus à une protection militaire ou idéologique mais à prévenir le déplacement des populations pour des raisons politiques (comme le Rideau de fer) ou économiques.

Il y a une tendance croissante à limiter la libre circulation des personnes et à enclore le monde des riches. De ce point de vue, de véritables murs sont édifiés : à la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique pour prévenir l’invasion des Latinos, aux limites (extensibles) de l’Etat d’Israël pour pérenniser le territoire autant que pour empêcher la circulation des Palestiniens, qui ne trouvent pratiquement plus de travail en Israël où ils sont remplacés par des immigrés ; aux frontières de l’enclave espagnole de Ceuta.

A ces murs bien réels s’est ajoutée récemment la tentative d’édifier une sorte de glacis de protection en signant des accords avec les pays d’immigration afin de stopper l’invasion des « indésirables » à la source. Des « patrouilles opérationnelles » tentent de compléter ces dispositifs bardés d’électronique, par exemple aux limites de l’Union européenne. A défaut de mur on cherche à mettre en œuvre d’autres moyens de filtrage ou d’arrêt.

Cette sécurisation ne s’arrête pas aux frontières mais gagne tous les possédants, y compris ceux qui n’ont guère de choses à protéger. Les murs et barrages n’arrêtent pas les « barbares » qui réussissent quand même à s’infiltrer et s’installent dans des zones marginalisées. Ils sont là comme une menace permanente. Celle-ci amalgame d’ailleurs dans les « classes dangereuses » à la fois les ennemis de l’extérieur, les candidats à l’immigration, les immigrés plus anciens qui ont réussi à s’incruster et vivent dans une précarité vue comme la source de tous les comportements illégaux, mais aussi ceux qui, de toutes origines et bien que légaux, sont réduits par l’évolution du système capitaliste à vivre dans une sorte de marginalité.

D’où la permanence de la « sécurisation » matérielle et idéologique.

Tous ces « ennemis » sont soumis, par différentes voies, à une ségrégation géographique. Des murailles virtuelles les cantonnent sur des territoires d’où ils ont bien du mal à sortir. Mais là aussi on voit se développer des « protections » matérielles réelles qui concernent soit une classe bien définie soit des individus de toutes classes sociales. Ce sont ces classes qui « bénéficient » prioritairement d’une extension du système carcéral : jamais on n’a vu dans les Etats autant de prisonniers de différentes origines. Des populations d’exclus sont parquées dans des camps, dans des conditions souvent fort précaires. Aux camps de rééducation chinois répondent les camps de personnes déplacées (qui peuvent couvrir même pendant des années tout un territoire comme la Bande de Gaza) jusqu’aux camps de rétention, prisons « provisoires ».

On n’en finirait pas d’énumérer les « espaces protégés » dans lesquels le souci d’une protection physique rejoint le souci soit de garantir une exploitation financière, soit d’isoler des centres plus ou moins vitaux du reste de la population : autoroutes, lignes de TGV, camps militaires, centre commerciaux, blocs d’immeubles, usines, entrepôts, etc. Observons seulement les zones industrielles modernes pour y voir des constructions au carré avec une seule ouverture extérieure, une seule entrée bien protégée. Les déplacements internationaux se heurtent à des barrières tout aussi virtuelles que réelles, obligations administratives et restrictions matérielles. L’acharnement mis à « évacuer » les déchus du système du paysage « normal » commande tout un tas d’aménagements ou de pression policière pour refouler les SDF aussi bien que la prostitution ou le trafic de drogue loin des lieux de concentration public « normaux ». On pourrait citer bien d’autres exemples qui abondent dans notre environnement quotidien.

Cela fait déjà bien longtemps qu’aux Etats-Unis, la classe dominante tend à résider dans des espaces isolés, véritables camps pour riches bien protégés par des « rideaux de fer ». De tels établissements tendent à se développer en France, où l’on voit se fermer des rues dans les quartiers résidentiels, se construire des « cités » pour riches bien protégés par des ceintures de barbelés et des vigiles.

En sens inverse, indépendamment du fait que la relégation dans les banlieues limite pratiquement les déplacements, que les faibles revenus et les contrôles policiers créent une sorte de ghettoïsation sociale, on a pu voir récemment l’édification de murs - prétendument pour empêcher deux communautés incontrôlables d’en venir aux mains (ainsi en août 2006 la ville italienne de Padoue a-t-elle dressé un mur d’acier de 84 mètres de long sur 3 mètres de haut, pour séparer le complexe de six immeubles habités en majorité par des étrangers du reste de l’agglomération.

L’ISOLEMENT DES INDIVIDUS DANS UN RÉSEAU DENSE DE SURVEILLANCE

L’illusion d’une liberté

et d’une sécurité

L’angoisse de l’insécurité ayant peu à peu gagné toutes les couches sociales, on a vu se développer toutes sortes de protections, non seulement des lieux publics et entreprises mais aussi des individus et des familles. Les entrées d’immeubles sont codées, les portes d’appartement blindées, les pavillons surveillés électroniquement ou reliés au commissariat le plus proche ; les voitures comme un tas de lieux ont des alarmes. On n’en est pas encore à la situation décrite par un camarade américain de Baltimore, où certains Américains ne sortent de leur lieu de travail que pour s’enfermer dans la sécurité de leur appartement, ne fréquentant plus les lieux publics le soir, de crainte non seulement des attaques personnelles mais aussi du harassement de la police - un piéton le soir devenant insolite dans certains quartiers. Mais peut-être, ici même en France, dans certains quartiers, est-on sur cette voie.

Ce qui est paradoxal dans cette situation contrainte de repli individuel et d’isolement c’est que la sécurité acquise à ce prix donne l’illusion qu’enfin, chez soi, on est « libre » et à l’abri. On ne se sent « bien » qu’en dehors de toute vie sociale sauf celle, éventuellement, du lieu d’exploitation - où l’on subit la contrainte de l’exploitation du travail et où la surveillance, tant du temps de travail que de l’utilisation du matériel, va de pair avec le mur mental que l’on tente d’établir avec la soumission à des intérêts opposés à votre propre individualité.

Pure illusion que cette liberté hors travail et l’idée d’échapper ainsi à toute surveillance. On voit bien ici que ce qui protège enferme. On peut ainsi se demander, en longeant certains ensembles d’immeubles de l’Opac de Paris, si les grilles mises en place par cet organisme de logement social est destiné à protéger leurs habitants ou à les isoler de la ville... Un rapport récent de l’association britannique de défense des libertés Privact International, cité par le quotidien Libération du 7 novembre 2006, énumère tout l’arsenal des moyens (aussi divers que pervers) de surveillance des individus dans vingt-cinq pays. Dans les lieux d’exploitation (bureaux, usines...), dans la rue, mais aussi dans l’illusion du domicile privé et pour chacun des actes de la vie courante, même les plus apparemment anodins.

La Grande-Bretagne détiendrait un record en la matière, avec une caméra publique pour 14 citoyens, chacun d’entre eux vaquant normalement à ses occupations étant filmé ainsi 300 fois par jour. Même les enfants n’échappent pas à l’œil des vigilants : en 2004, le gouvernement « de gauche » (travailliste) a fait voter le « Children Act », qui répertorie dans un système informatique tout un ensemble de données concernant chaque enfant, données accessibles bien sûr aux seules « autorités » y compris la police.

Et on ne semble pas au terme de cet espionnage individuel de chaque instant. Les « progrès » des techniques permettent un raffinement qui ne semble pas avoir de limites et permettent toute identification physique des caractéristiques individuelles les plus secrètes et des mouvements de vie les plus élémentaires. En une fraction de seconde et pratiquement à votre insu, on pourra enregistrer et identifier votre visage en 3 D simplement lorsque vous passerez dans un endroit quelconque. Les puces d’ordinateur renseigneront quiconque sur tous vos échanges. Des marques spéciales avec puces électroniques remplaceront les codes barres et permettront de suivre (par un système identique à la trace des portables ou par satellite) les marchandises jusque chez leur acheteur, dans son frigo. Pourquoi n’espionneraient-elles pas votre vie privée ?

LA FRANCE RATTRAPE SON « RETARD »

La France qui semblait « en retard » dans l’édification de ce mur invisible autour de tout un chacun a largement rattrapé son handicap. Une loi du 23 janvier 2006 a autorisé la police à créer et à consulter tous les fichiers publics ou privés contenant des données personnelles. Lors d’un colloque de juristes, a été publiée une liste hallucinante de tous les fichiers et moyens par où peut s’introduire l’œil inquisiteur de l’Etat en vue de stocker toutes ces données sur la vie de chacun.

Le STIC (Système de traitement des infractions constatées) collecte toutes les informations sur une enquête quelconque même pour le plus petit délit, enregistrant pêle-mêle victimes, témoins, coupables présumés... Le FNAEG (Fichier national des empreintes génétiques) collecte ces empreintes pour tout acte enfreignant l’autorité, le refus de se prêter à un tel prélèvement constituant lui-même une infraction passible de prison (3). Le FAED (Fichier automatisé des empreintes digitales) fait la même chose pour ces empreintes et peut être consulté à tout moment à distance. Un fichier européen, SIS (Système d’Informations Schengen), mis en place en 2003, contient déjà neuf millions de signalements ; il est complété par le FPR (Fichier des personnes recherchées, européen lui aussi) quel que soit le motif pour 450 000 supposés coupables ou victimes. En 2008 la France, pour se conformer aux recommandations de l’Union européenne et des Etats-Unis, doit mettre en place la carte d’identité INES (Identité nationale électronique sécurisée), qui comprendra des caractères identifiants biométriques stockés sur une puce (deux empreintes digitales numérisées) et photo en 3D.

La lutte anti-terroriste a gonflé le fichier spécifique central des Renseignements généraux français qui avoue 2 500 000 entrées. On n’en finirait pas d’énumérer les fichiers nationaux ou supranationaux, comme celui des véhicules volés ou ceux qui conservent les traces que l’on laisse en utilisant les transports (par la lecture optique des documents de voyages aériens, ferroviaires et routiers).

Une loi du 9 mars 2004 avait donné l’accès à la police à toutes les données financières notamment au fichier national des comptes bancaires qui concerne 80 millions de personnes. La loi du 23 janvier 2006 précitée a élargi la visite policière à toutes bases de données informatiques et aux opérations des télécommunications y compris aux fournisseurs d’accès Internet. Que signifient la « vie privée » et la « liberté » si l’on ne peut en aucune façon échapper à une telle surveillance de chaque instant, même si l’on ne bouge pas de son intérieur.

II

QUEL SENS DONNER

À TOUS LES ENFERMEMENTS ?

Pas seulement une classe de possédants, mais un système entier cherche à se survivre Deux questions peuvent se poser, d’une part sur le sens de l’envahissement de ce contrôle étroit sur l’activité de chacun, que l’on constate à des degrés divers partout dans le monde, d’autre part sur l’efficacité réelle de telles mesures.

On peut évacuer aisément ce dernier point qui peut conduire à d’innombrables spéculations. Même si tout cet arsenal peut acquérir une certaine efficacité - qui est bien le but de ses promoteurs -, il est permis de douter de la fiabilité de cet amoncellement d’informations, à la fois dans le présent et dans le temps. D’autre part, on peut penser que « trop d’informations tue l’information » (et quand on dit trop, c’est un euphémisme). On peut aussi se référer à la généralité historique soulevée au début de cet article : toutes les barrières, murs réels ou virtuels, n’ont jamais endigué quoi que ce soit, en particulier l’irruption des ennemis qu’ils étaient supposer cantonner. La raison en est simple, indépendamment du fait que les murs se fixent sur une situation en perpétuelle évolution : ils ne s’adressent qu’aux conséquences momentanées d’un problème global et nullement aux causes profondes de ce problème. On pourrait même dire que non seulement les barrières n’éliminent nullement la pression qu’elles prétendent combattre, mais que, telles tout barrage, elles font s’accumuler et s’accroître cette pression, contraignant constamment à élever et renforcer la digue jusqu’à ce qu’elle cède - à moins que l’accumulation se tarisse parce que ses causes ont disparu.

Plus fondamental est le sens de l’envahissement et le renforcement de ces innombrables contrôles sur les individus, les classes sociales et les populations. Personne n’a jamais édifié de barrières que contre une menace, même si celle-ci est exagérée ou amplifiée par la propagande ou par une paranoïa individuelle ou collective. La question se déplace : qui se sent menacé ? Et dans quelle mesure ? Et par qui ? Il n’est guère possible de répondre directement à de telles questions sauf à dire précisément, à voir l’importance des barrières de toutes sortes ainsi édifiées sur toute la terre, que le danger est bien là, même non exprimable et non quantifiable à la mesure des moyens mis en œuvre.

Au temps de la guerre froide, la plus grande partie des mesures de protection étaient dirigées contre l’URSS considérée comme la seule menace potentielle contre le capital. C’était une illusion bien entretenue mais bien pratique pour assimiler toute menace sociale contre la domination capitaliste représentée comme dirigée par la « main de Moscou ». Du côté de l’URSS, on renvoyait la balle : toute menace sociale était assimilée à une manœuvre occidentale de déstabilisation de la patrie du « socialisme ». Le résultat en était la répression contre les « ennemis » du capitalisme « de marché » occidental et contre ceux du « capitalisme d’Etat ».

Chaque camp maîtrisait ainsi ses ennemis intérieurs par tous les moyens, idéologiques et/ou violents avec la complicité tacite de l’autre camp ; les seules victimes étaient ceux qui, dans un camp ou dans l’autre, s’étaient révoltés contre la domination et avaient espéré, par l’effet des propagandes, que le camp d’en face viendrait les aider à s’affranchir de la domination - qu’ils voyaient comme celle de leur système politique et non celle du capital. La lutte de classe dans chaque camp arrivait difficilement à s’affranchir de ces considérations politiques et pouvait ainsi être facilement manipulée dans un sens ou dans un autre.

La guerre froide entre deux blocs mondiaux a disparu et d’une certaine façon, les termes de la lutte de classe ne sont plus pollués par ces considérations internationales. Mais ils le restent par l’exploitation éventuelle des luttes, par les oppositions politiques dans le cadre national.

De telles luttes contre les conditions d’exploitation particulières à une entreprise, même si elles sont de grande ampleur, sont réprimées soit par le conditionnement par les syndicats traditionnels, soit par la répression violente. Mais, même à ce niveau, les murailles réelles ou virtuelles non seulement ont subsisté mais se sont développées à une échelle jusqu’alors inconnue : comme nous l’avons déjà signalé, les constructions nouvelles d’unités de travail sont pratiquement coupées du monde extérieur. Elles sont souvent regroupées dans des zones industrielles isolées (dans les pays en voie de développement, les zones économiques spéciales sont encloses dans un rideau de fer ultra-protégé) ; cette protection est étendue à l’intérieur même des murs avec tout un système de contrôles de déplacement (badges, caméras de surveillance, etc.) ou par le canal même de l’instrument de travail, ce qui est le cas dans l’utilisation d’ordinateurs ou de téléphones portables.

Cet isolement des unités de travail et des travailleurs entre eux à l’intérieur même du lieu de travail est complété par le contrôle des médias pour que l’information sur les luttes ne se diffuse pas, bien que les nouvelles techniques de communication permettent de surmonter et d’accroître quelque peu la connaissance des luttes. Ce n’est pas pour rien que les pays sous régime totalitaire comme la Chine tentent par tous les moyens d’endiguer ce qu’ils considèrent comme une menace potentielle à leur système de domination, de contrôler le réseau Internet, etc. Tout cela ne relève pourtant que des moyens traditionnels, malgré leur modernisme qui se veut efficace. Dans la période récente, on ne trouve pas dans les infractions aux règles de domination sur le travail ou dans les luttes ou grèves plus ouvertes de mouvements d’une ampleur telle qui puisse justifier l’expansion démesurée et la généralisation mondiale de ce qu’on pourrait appeler « contrôle des populations » et qui, sous ses multiples formes, n’est finalement qu’un contrôle de classe.

La justification de la lutte antiterroriste

A la chasse aux sorcières, identique dans ses formes, des deux côtés du Rideau de fer, s’est substituée toute une série de conflits prenant des justifications et des idéologies diverses de résistance à la domination capitaliste, qui apparaissent aujourd’hui sous la forme de la puissance américaine. On assiste à une sorte d’unification idéologique dans un nouvel ennemi pas incarné dans un Etat spécifique mais aussi diffus qu’imprécis, la lutte antiterroriste. Cette lutte justifie toute une série de mesures, une partie des barrières que nous avons citées, mais dont la généralisation et la finalité rejoignent les mesures internes aux entreprises et dont l’ensemble dépasse largement la simple lutte contre quelques Etats - les Etats voyous - ou contre une organisation terroriste que l’on fait passer pour une sorte de pieuvre aux tentacules innombrables, invisibles et d’autant plus menaçantes. Les mesures prises au nom de cette lutte antiterroriste qui couvrent l’ensemble du monde ont permis de renforcer le contrôle des mouvements de population, ceux-là mêmes dont maints Etats tentent d’endiguer vainement les pénétrations insidieuses - une lutte de classe (non avouée comme telle) des plus pauvres voulant accéder (même si cela reste un mirage) à une vie meilleure, constituant au niveau mondial une armée des prolétaires les plus exploités et dont la seule existence et souvent vue comme une menace à l’ordre social.

Si, fréquemment, les barrières réelles ou virtuelles cantonnent ces populations mouvantes dans des limites d’une relégation géographique et sociale, la pression constante depuis des années sur les niveaux de vie fait qu’un accroissement de la partie la plus défavorisée de la classe prolétaire déplace les limites circonstancielles antérieures. Ce qui justifie les mesures prises au nom d’une lutte antiterroriste dont apparaît le véritable caractère de contrôle social d’un système, car le capital est menacé souterrainement par une classe qui prend conscience de sa situation en tant que classe.

Les manifestations visibles de ces manifestations d’oppositions de classe paraissent dispersées et même parfois antagoniques ; elles se rejoignent néanmoins dans leur fondement de résistances à la pression diffuse du capital et comme une réponse aux mesures coercitives économiques et sociales diverses destinées à préserver et accroître les conditions d’exploitation du travail.

La vulnérabilité croissante du système

Un autre point important doit être examiné dans ce cadre de l’accroissement énorme des protections de toutes sortes. C’est celui de la vulnérabilité croissante du système capitaliste lui-même, vulnérabilité qui résulte de l’évolution des structures de production à la recherche des moyens d’empêcher la baisse du taux de profit. Cette vulnérabilité d’abord matérielle dépend de phénomènes naturels dont certains sont la conséquence de l’activité sans contrôle du système capitaliste lui-même et des fragilités causées par cette même activité sans contrôle. Et, c’est peut-être le souci le plus important, des ruptures entraînées par l’activité de résistance de ceux qui subissent, d’une manière ou d’une autre, le poids insupportable du procès actuel de production capitaliste. Une partie de ces résistances prend des formes fort diverses qui vont du piratage des navires dans certaines parties des mers aux coupures endémiques d’oléoducs au Nigeria ou en Irak, des résistances à l’expansion d’exploitations minières ou pétrolières. Une autre forme de vulnérabilité touche le système financier lui-même que les acteurs tentent de stabiliser, mission impossible dont ils soulignent sans arrêt la fragilité par la crainte d’une déstabilisation brutale.

Mais comme la source essentielle du profit capitaliste, donc l’existence même du système, réside dans l’exploitation du travail, dans le cadre d’une paix sociale acquise par tous les moyens qui garantissent les conditions d’exploitation les plus profitables, tous les problèmes qui découlent directement et indirectement de cette exploitation sont au cœur de sa vulnérabilité. D’autant plus que l’organisation même de la production multiplie les points sensibles de cette vulnérabilité. Même si quelques événements précis mais isolés peuvent en attester, il est difficile de situer la réalité d’une résistance que seule révèle la réalité des innombrables barrières et contrôles édifiées par la classe dominante pour la contrer, associant toutes les classes sociales dans les précautions prises pour garantir toutes formes de propriété.

La question que l’on peut se poser aux termes des constatations du renforcement des multiples murailles de protection de la classe dominante pour garantir la domination du capital est de savoir s’il s’agit de mesures préventives en fonction de ce qu’ils supposent d’une offensive générale contre cette domination ou de mesures répressives contre une offensive qui existerait déjà dans des formes directes ou souterraines. Une autre question se pose lorsque l’on voit dans le monde entier (pas seulement dans les pays en développement) le capitalisme ne plus se contenter d’utiliser les machines pour exploiter le travail et accroître productivité et profits mais, tout en continuant ses recherches et investissements, retourner à la surexploitation des travailleurs de ses débuts : le capital n’est-il pas dans une impasse qui exacerberait les conflits de classe ? Ne sommes-nous pas à l’aube d’une révolte qui ne serait plus limitée et isolée, mais généralisée ?

Une dernière question nous intéresse plus : quelle est la réaction de ceux qui, dans le monde entier, sont visés par toutes ces mesures coercitives ? Participent-ils tous de ce que le système catégorise comme « classe dangereuse », dont il ressent les pratiques même les plus anodines du quotidien comme une menace pouvant saper ses fondements mêmes ? En d’autres termes, qu’est-ce que la lutte de classe aujourd’hui ? Ne se manifeste-t-elle pas d’une façon que nous percevons mal mais que les possédants identifient bien ? C’est ce que nous tenterons d’aborder dans un autre article.

H. S.

Notes

(1) L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat, F. Engels.

(2) Cet ébranlement de l’état féodal se fit aussi par l’évolution idéologique. Les villes avec le développement de l’artisanat et du commerce voyait une bourgeoisie grandissante revendiquer un autre système social dans une critique des privilèges et de l’idéologie qui les sous-tendait. Les paysans, devant les prévarications de la noblesse et de l’Eglise et l’affaiblissement de leur pouvoir dans le glissement de leur place économique et politique, prenant à la lettre les paroles de l’Evangile revendiquaient une autre sorte de société égalitaire, dans une hérésie idéologique sous-tendant des révoltes contre l’ordre établi (voir par exemple, Thomas Munzer ou la guerre des paysans [M. Pianzola, Club français du livre 1958, rééd. Ludd 1997] sur la révolte des paysans en Allemagne).

(3) La police est maintenant autorisée à prélever notre ADN, sur de simples présomptions, dans la quasi-totalité des crimes et délits d’atteinte aux personnes et aux biens, du vol à l’étalage à la consommation de stupéfiants, à la dégradation de biens publics en passant par l’outrage aux agents. Par contre, comme il est normal dans une société basée sur la production du profit, les délits financiers, d’abus de confiance et abus d’autorité publique ne sont pas concernés par ce fichage moderne.

Gaza_mur

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