Le capitalisme monopoliste d’Etat1
( Paul Mattick)
ARSLAN Yüksel, *1933 (Turquie) Titre : Capitalisme Monopoliste d' Etat
Réédition aux éditions Spartacus n°123 « Le marxisme hier, aujourd'hui et demain » p.79
La notion de « capital monopoliste
d’Etat » ne va pas, en fin de compte, au-delà d’une description correcte
de l’état actuel de la société. Le système capitaliste est taraudé en
tous sens par des monopoles et se trouve dans une large mesure déterminé
par eux. L’Etat, qui a pour fonction de protéger la structure sociale,
est ainsi l’Etat du capital monopoliste. Il ne s’agit nullement,
toutefois, d’un phénomène social nouveau, mais d’un caractère de tout
temps inhérent au capitalisme, bien que sous une forme moins développée
jadis. Selon Marx, qui nous a laissé la meilleure analyse du
capitalisme, la concurrence capitaliste présuppose le monopole — à
savoir, le monopole capitaliste des moyens de production. Les rapports
de classe antagoniques qui s’ensuivent rendent indispensable le pouvoir
d’État, celui-ci veillant également aux intérêts capitalistes nationaux
sur le plan de la concurrence internationale.
Le
capitalisme purement concurrentiel n’a jamais existé que dans
l’imagination et les modèles de la théorie économique bourgeoise. Même
là on parlait de monopoles naturels et de prix de monopole. Tout en
étant censés échapper aux lois du marché, les monopoles — selon la
théorie — étaient foncièrement incapables d’y contrevenir. Ce n’est
qu’avec la monopolisation de secteurs industriels entiers que les
économistes bourgeois se sont vus obligés d’affronter la réalité — à
savoir, la prédominance de la concurrence imparfaite ou monopoliste — et
de discuter des modifications monopolistes du marché.
Pour
l’économie politique bourgeoise, il s’agissait donc d’une complète
volte-face théorique. Mais il y avait longtemps déjà que Marx avait vu
dans ce phénomène une tendance de développement inhérente, depuis ses
débuts, à l’accumulation du capital. Selon lui, la concurrence entraîne
la concentration et la centralisation des capitaux. Le monopole est issu
de la concurrence, tout comme la concurrence monopoliste est issue du
monopole. L’Etat lui aussi joue dans la théorie de Marx un rôle plus
grand que le monde bourgeois n’était disposé à l’admettre — l’Etat pris
non seulement en tant qu’appareil d’oppression, mais aussi en tant
qu’instrument pour préparer et pour protéger l’expansion capitaliste.
Le
concept de « capital monopoliste d’État » va donc de soi, puisqu’il
renvoie à rien d’autre que le capitalisme lui-même. On peut certes
distinguer différentes étapes dans la monopolisation de l’économie comme
dans les interventions de l’État. Le développement du capitalisme
devient ainsi synonyme d’essor du capital monopoliste d’Etat. Dès lors
se pose la question de savoir ce que cela signifie pour le présent et
pour le proche avenir. C’est dans ce contexte que l’accent particulier
mis sur le caractère monopoliste d’État du capitalisme moderne prend
toute son importance.
L’accumulation capitaliste tend non
seulement à réduire progressivement la structure de classe à la division
entre capital et travail, mais aussi à concentrer et centraliser de
plus en plus le pouvoir de décision sur le capital en expansion. « Un
capital en tue beaucoup d’autres », et ce que la concentration à travers
la concurrence ne réaliserait pas, la centralisation consciente au
moyen des trusts, des cartels, de la monopolisation, réussit à le faire.
Ainsi, le capitalisme se transforme constamment, bien que ce soit
toujours sur la base de rapports d’exploitation immuables.
Pour
Marx, le déclin du système était inscrit dès l’origine. Les mêmes
rapports sociaux qui permettent l’expansion du capitalisme déterminent
aussi son effondrement. L’accumulation du capital est un processus qui
va de crise en crise, et dans les conditions d’un capitalisme développé,
dans lequel les ouvriers forment la classe décisive, chaque grande
crise offre la possibilité d’une révolution sociale. Cependant, si l’on
fait abstraction de cette possibilité, le développement capitaliste — à
travers ses reculs en périodes de crise et malgré eux — tend à renforcer
la monopolisation de l’économie de chaque pays et la concurrence
monopoliste internationale.
Ce
développement a souvent été conçu comme une préparation objective au
socialisme, indépendamment des mouvements d’inspiration socialiste. Le
passage de la concurrence au monopole et à la production d’unités de
capital énormes à travers l’accumulation, la concentration et la
centralisation, a eu pour effet de transformer la propriété privée
capitaliste des moyens de production en propriété collective de sociétés
par actions et de grands monopoles, dont les directeurs cessent d’être
les propriétaires.
Pour Marx, il s’agissait de « la
suppression du mode de production capitaliste à l’intérieur du mode de
production capitaliste lui-même, donc une contradiction qui se détruit
elle-même et qui, apparemment, se présente comme simple phase
transitoire vers une nouvelle forme de production. C’est aussi comme une
semblable contradiction que cette phase de transition se présente. Dans
certaines sphères, elle établit le monopole, provoquant ainsi
l’immixtion de l’Etat. Elle fait renaître une nouvelle aristocratie
financière, une nouvelle espèce de parasites, sous forme de faiseurs de
projets, de spéculateurs et de directeurs purement nominaux ; tout un
système de filouterie et de fraude au sujet de fondation, d’émission et
de trafic d’actions. C’est là de la production privée sans le contrôle
de la propriété privée » ‘.
Alors que cette situation était, aux yeux de Marx, une expression de la décadence
du capitalisme déjà en cours, Friedrich Engels lui a aussi trouvé un
côté positif, à savoir que la production non-planifiée du capitalisme
était en train de céder la place à la production planifiée d’une société
socialiste. Selon lui, « les forces productives elles-mêmes poussent
(…) à leur affranchissement de leur qualité de capital », d’où la «
nécessité grandissante où l’on est de reconnaître leur nature sociale,
nécessité obligeant la classe capitaliste elle-même à les traiter de
plus en plus comme forces productives sociales, dans la mesure du moins
où c’est possible à l’intérieur des rapports capitalistes » 2.
Bien
entendu, il est évident aux yeux d’Engels que « ni la transformation en
sociétés par actions, ni la transformation en propriété d’Etat, ne
supprime la qualité de capital des forces productives ». C’est là chose
manifeste en ce qui concerne les sociétés par actions ; quant à l’Etat, «
plus il fait passer de forces productives dans sa propriété, plus il
devient en fait le capitaliste collectif, plus c’est lui qui exploite
les citoyens. Les ouvriers restent des salariés, des prolétaires. Le
rapport capitaliste n’est pas supprimé, il est au contraire poussé à son
comble. Mais arrivé à ce comble, il se renverse. La propriété de l’Etat
sur les forces productives n’est pas la solution du conflit, mais elle
renferme en elle le moyen formel, la façon d’accoucher la solution ». Le
mode de production capitaliste, « en poussant de plus en plus à la
transformation des grands moyens de production socialisés en propriété
d’Etat, montre lui-même la voie à suivre pour accomplir ce
bouleversement »3.
Si Engels
voit encore la monopolisation et l’étatisation de l’économie comme un
processus accompagné de crises, pour Hiferding, elles sont le moyen
d’éliminer les crises économiques, le problème du socialisme devenant
ainsi une question purement politique. Bien que le développement de la
monopolisation charge d’un fardeau toujours plus lourd toutes les
classes non-capitalistes, ce processus aboutit finalement à une
production cartelisée et régie consciemment, avec le résultat que
l’antagonisme social qui continue à exister est limité à la sphère de la
distribution. Tout ce qu’il reste à réaliser, c’est la « régulation
consciente de l’économie, non par les magnats du capital et à leur
profit, mais par la société globale et à son profit ». La fonction, déjà
socialisée, du capital financier — fusion du capital industriel et du
capital bancaire — « est facilitée considérablement par la suppression
du capitalisme. Dès que le capital financier a mis la main sur les
principales branches de la production, il suffit que la société — au
moyen de son organe conscient d’exécution, l’Etat hérité par le
prolétariat — prenne le contrôle du capital financier pour maintenir le
contrôle sur ces branches de la production » 4.
Pour
Hilferding, comme le capital financier a déjà réalisé l’indispensable
expropriation du capital privé, l’étatisation signifie seulement l’étape
finale de la socialisation des moyens de production, entreprise par le
capital lui-même. Cette idée a été reprise également par Lénine.
Dans ses écrits sur l’impérialisme, il qualifie la position atteinte par
le capitalisme au tournant du siècle de monopoliste, parasitaire,
stagnante et mourante. On pouvait caractériser cette étape du
développement par la « dissolution de la concurrence libre par le
capitalisme monopoliste et par le développement d’un appareil de gestion
sociale du processus de production et de division du produit par les
banques et les cartels capitalistes »5. Nous nous bornerons ici à noter
que, pour Lénine, l’impérialisme va de pair avec le règne du capital
financier, et que celui-ci constitue le préalable organisationnel du
socialisme. Le pouvoir de décision sur le capital social, centralisé par
le capital financier monopoliste, ne nécessite rien de plus que sa
prise en main par l’Etat prolétarien et sa mise en œuvre au service du
peuple tout entier.
Cette
conception, qui remonte à Engels et que partagent Hilferding et Lénine,
malgré leurs divergences, — selon lequel le capital monopoliste est le
précurseur de la société socialiste — repose sur l’idée fausse que
les formes d’organisation sociale accompagnant la concentration du
capital et la socialisation de la production sont une seule et même
chose. Face à l’organisation rationnelle et planifiée de chaque usine,
la gestion de l’économie globale se révèle irrationnelle et
non-planifiée, ce qui amenait Lénine à concevoir l’économie socialiste
comme une gigantesque usine dirigée par l’Etat. En réalité, l’usine est
aussi irrationnelle que l’économie globale, sauf si l’on admet que la
recherche capitaliste du profit est un principe de production
économiquement rationnel. Toute usine est soumise, aux exigences
expansionnistes du capital exactement comme l’est la société dans son
ensemble, et elle ne fonctionne que dans le cadre de la concurrence
générale ou monopoliste qui détermine sa forme organisationnelle.
D’ailleurs,
poussés par la recherche du profit, les monopoles eux aussi
n’organisent que leur propre activité. Et s’ils étaient tous amenés sous
le contrôle centralisé de l’Etat, celui-ci ne pourrait que reproduire
le nouveau rapport capitaliste qui aurait été créé entre lui-même et les
producteurs — à moins que ceux-ci n’abolissent l’Etat. Ceci ne
nécessite pas de démonstration théorique supplémentaire, les Etats dits «
socialistes » ayant depuis longtemps fait la preuve pratique qu’en
l’occurrence le concept de socialisme recouvre la réalité du capitalisme
d’État. En fait, le capitalisme d’État peut, serait-ce au moyen d’une
révolution, se développer à partir du capital monopoliste et, pour ainsi
dire, porter la monopolisation à sa conclusion logique. Or, le monopole
total des moyens de production n’élimine pas pour autant le rapport
capitaliste ; il ne fait que le libérer de la concurrence du marché,
sans abolir par là la concurrence elle-même. En dehors du fait que la
concurrence continue en tout cas au niveau international, à l’intérieur
de chaque pays capitaliste d’Etat elle ne fait que passer d’un mode
d’expression économique à un mode politique.
Certes,
le capitalisme d’Etat s’est trouvé jusqu’à présent restreint aux pays
de capitalisme sous-développé, ou encore aux pays auxquels il a été
imposé par des moyens impérialistes, comme en Europe de l’Est. Les pays
correspondant au critère léniniste de capital monopoliste sont restés à
ce stade, bien que le rôle de l’Etat y ait augmenté. Les territoires
sous-développés du point de vue capitaliste n’ont aucune possibilité de
se développer par le biais de la concurrence à l’intérieur d’un marché
mondial contrôlé par les monopoles. Ces pays, qui ressemblent plus ou
moins à la Russie pré-révolutionnaire, c’est-à-dire qu’ils comptent une
bourgeoisie faible, une minorité de prolétaires, et une majorité
écrasante de paysans, ne peuvent contrebalancer les avantages acquis par
les Etats monopolistes que par un contrôle monopoliste encore plus
rigoureux de la vie économique. Le capitalisme monopoliste a engendré le
capitalisme d’Etat, non pas à l’intérieur de l’économie monopolisée,
mais dans la lutte contre elle. L’exemple de la Russie a démontré qu’une
économie dirigée par l’Etat est effectivement capable, au moins pour de
grands pays, d’accélérer le processus d’ industrialisation, bien qu’
aux frais de la population travailleuse et au profit de la nouvelle
classe dominante, issue du capitalisme d’Etat.
Puisant
son inspiration dans le rôle considérable joué par l’Etat dans le cadre
des économies de guerre de 1914-1918, Lénine considérait le capitalisme
monopoliste, qui lie l’Etat au sort des entreprises impérialistes dans
lesquelles il est contraint de se lancer, comme identique au «
capitalisme monopoliste d’Etat », par la prise en charge par l’Etat des
intérêts des monopoles. Soustraire l’Etat à l’emprise de ces derniers et
le consacrer exclusivement au service du peuple, telle devrait être — à
ses yeux — la prochaine étape en direction du socialisme. Il fallait
donc faire voler en éclats l’Etat des monopoles pour laisser le champ
libre au nouvel Etat, seul apte à réaliser effectivement l’abolition de
l’exploitation. Le capitalisme d’Etat céderait ainsi la place à l’Etat
socialiste, sans que disparaisse pour autant le contrôle centralisé de
l’économie globale. Pour les léninistes, ce programme n’a rien perdu de
sa vitalité aujourd’hui encore, bien qu’il revienne à rejouer la même
pièce avec d’autres acteurs.
Assimiler ainsi le capitalisme d’Etat
au socialisme — conçu comme une étape de transition à un communisme sans
Etat, renvoyé à un avenir — conduit tout naturellement à assimiler la
lutte pour le socialisme à une lutte contre le capitalisme monopoliste
d’Etat moderne. Seule la voie révolutionnaire convient à cette lutte,
car le capitalisme monopoliste d’Etat n’abdiquera pas de bon gré. Et le
capitalisme d’Etat présupposant lui aussi l’exploitation des ouvriers,
il lui faut liquider la domination actuelle de la classe bourgeoise.
Mais les partis communistes des pays occidentaux, qui en apparence sont
aujourd’hui en lutte contre le capitalisme monopoliste d’Etat, ont cessé
depuis 1920 d’être des mouvements révolutionnaires. Ne songeant plus à
imposer leur programme révolutionnaire propre, ils livrent une petite
guerre contre le capitalisme d’Etat afin de s’y ménager une place et d’y
gagner de l’influence.
Cela ne
signifie nullement que ces partis ont rompu avec leurs buts ultimes.
Qu’un mouvement anticapitaliste prenne son essor, et il est certain
qu’ils feront tout pour le dévoyer dans un sens capitaliste d’Etat. Mais
comme il n’est pas question encore de tels mouvements, ces partis
cherchent uniquement à s’emparer de positions de pouvoir au sein de
l’ordre établi. Leur « lutte » contre le capitalisme monopoliste d’Etat
reste donc purement verbale, simple rhétorique visant à leur rallier les
« masses » qui, en un premier temps, se dressent non pas contre le
capitalisme lui-même, mais seulement contre ses « mauvais côtés ». Ainsi
les partis communistes, qui ne sont ni contre le capitalisme, ni contre
l’Etat, ne s’opposent qu’à un Etat placé au service exclusif des
monopoles et se prononcent pour un Etat et un capitalisme capables de
servir l’intérêt général.
Toutefois,
l’intérêt général ne peut exister que dans une société sans classes. Au
sein du capitalisme, il n’existe que des intérêts de classes
incompatibles entre eux. Les catégories sociales de mentalité
capitaliste qui sont victimes de la monopolisation ne sauraient par
conséquent être gagnées au socialisme, qui détruirait leur position
sociale spécifique encore plus rapidement et profondément que le
capitalisme monopoliste. Elles peuvent au mieux être gagnées sur une
base capitaliste à une politique qui promet de protéger leurs intérêts
particuliers, c’est-à-dire une politique antisocialiste. Et, en effet,
les mots d’ordre de lutte contre le capital monopoliste d’Etat
dissimulent les signes avant-coureurs d’une politique antisocialiste et
contre-révolutionnaire.
Il est
certes concevable que la monopolisation toujours accrue de l’économie,
qui a pour effet de prolétariser les couches petites-bourgeoises, puisse
convaincre une partie de leurs membres que le capitalisme d’Etat est
leur dernière chance, dans la mesure où il pourrait leur rouvrir l’accès
à des carrières que le capitalisme monopoliste leur interdit désormais.
Croyance justifiée d’ailleurs, comme un simple coup d’oeil sur les pays
« socialistes » suffit à le démontrer. Mais s’agissant des ouvriers
cette fois, le même coup d’oeil révélera tout autre chose. Les ouvriers
ne tiennent pas du tout à ce genre de « socialisme ». Dans les pays
comme la France et l’Italie où ils ne sont pas sans avoir une certaine
importance, les partis communistes n’ont d’attrait à leurs yeux que dans
la mesure où ils incarnent non pas une volonté de transformation
révolutionnaire du capitalisme monopoliste en capitalisme d’Etat, mais
seulement une forme de représentation politique de leurs intérêts au
sein du système social existant. En l’occurrence, les partis communistes
ont des fonctions réformistes, et non pas révolutionnaires, et, par là
même, ils servent en dernière analyse à maintenir en place le
capitalisme monopoliste d’Etat.
Dès
lors, la lutte prétendue contre le capital monopoliste d’Etat ne fait
que camoufler un méli-mélo politique. Il y a beau temps que les partis
communistes ont perdu la volonté d’attaquer le capitalisme lui-même, à
l’échelle internationale comme à l’échelon national, ainsi qu’il
s’ensuit tant du programme de « coexistence pacifique » que des rapports
commerciaux entre systèmes sociaux différents. Il est bon de faire
ressortir que, sur le plan national, la gauche s’oppose uniquement à la
dictature égoïste des monopoles, non à l’Etat ou au capitalisme
eux-mêmes, et que ses luttes visent uniquement à participer au
gouvernement afin de placer les monopoles sous l’autorité de l’Etat. Sur
le plan international, la petite guerre contre le capital monopoliste
d’Etat se plie aux besoins immédiats de la politique impérialiste. La
gauche combat à cet égard non le capital impérialiste lui-même, mais les
politiques impérialistes, opposées à ses propres options nationales ou
impérialistes, que les gouvernements en place poursuivent au profit des
monopoles. La distinction entre capitalisme et « capitalisme monopoliste
d’Etat » sert à justifier à la fois les alliances et les antagonismes
entre pays capitalistes et pays « socialistes » et, par-dessus le
marché, les litiges entre les pays « socialistes » eux-mêmes. Autrement
dit, les partis communistes cachent leur propre politique capitaliste
et, partant, impérialiste sous le mot d’ordre de lutte contre le
capitalisme monopoliste d’Etat, destiné à gagner les ouvriers à leur
cause à eux.
Ainsi, la «
théorie » du capital monopoliste d’Etat sert d’une part à justifier
l’activité purement réformiste des partis communistes des pays
capitalistes et, d’autre part, à faire face aux exigences de politiques
impérialistes. Elle exprime ainsi le fait que, malgré leurs différences,
les pays capitalistes et « socialistes » ont les uns et les autres le
même objectif, la défense de rapports de production capitalistes contre
toute transformation socialiste. C’est là chose implicite dans la
théorie actuellement à la mode de la « convergence » qui, censée
refléter le processus d’industrialisation, prétend surmonter les
différences entre les deux systèmes sociaux. Comme le processus
d’industrialisation des pays capitalistes d’État est semblable à celui
des pays monopolistes, d’après cette théorie, les formations sociales ne
diffèrent qu’en fonction du degré atteint par la centralisation du
contrôle de la production et de la distribution sociale. Ce processus
ayant déjà, dans les pays de capitalisme monopoliste d’État, abouti à la
séparation de la propriété et du contrôle, il ne reste qu’un pas à
faire pour transformer complètement le capitalisme privé en capitalisme
d’État et, ce pas, on peut le franchir à l’aide de moyens politiques.
Cela fait, le socialisme sortira de son cocon capitaliste et la lutte
des classes sociales prendra fin.
Ainsi
donc, les théoriciens du capitalisme monopoliste d’État envisagent
uniquement l’élimination des monopoles, seule transformation à apporter,
selon eux, au système de production actuel, conforme par ailleurs aux
exigences du socialisme. D’où leur manque relatif d’intérêt pour le
cycle des crises inhérent au capitalisme moderne. Quant aux difficultés
et aux injustices qui vont toujours de pair avec ce système, ils en
voient la cause dans l’Etat, lequel confondrait les intérêts des
monopoles avec les siens propres. Ce qu’il faut, c’est un autre Etat, ou
un autre gouvernement, pas un autre système économique. A cet égard
encore, les idées du capitalisme moderne coïncident avec celles du
capitalisme d’Etat. Le capitalisme monopoliste d’Etat lui aussi se
targue d’avoir mis un terme à la propension du système aux crises grâce
aux interventions de l’Etat dans les mécanismes économiques. Mais cette
illusion vient buter sur des réalités têtues, elle est déjà en train de
perdre sa crédibilité. Et c’est pourquoi l’« opposition » au capitalisme
monopoliste d’Etat se présente sous la forme d’une revendication de
mainmise très étendue — et finalement totale — de l’Etat sur l’économie
en vue de liquider toute possibilité de soulèvements sociaux.
Comme
la bourgeoisie elle-même, les critiques « de gauche » du capitalisme
monopoliste d’Etat recherchent une solution capitaliste aux
contradictions du capitalisme. La bourgeoisie a depuis longtemps cessé
de croire à une régulation automatique de l’économie par le marché. Avec
le déclin de la concurrence, les prix et les profits ne sont plus
déterminés par le marché, mais au contraire établis librement par les
monopoles. Faute de pouvoir transformer la structure monopoliste de
l’économie, l’Etat est obligé d’intervenir non seulement pour assurer le
plein emploi par le biais d’une politique monétaire et fiscale, mais
aussi pour plier salaires et prix aux exigences de la stabilité
économique. Il incombe à l’Etat d’accomplir par des moyens politiques ce
que le marché capitaliste seul n’arrive plus à réaliser. En fait, les
interventions de l’Etat dans l’économie sont allées en augmentant
continuellement. Ces manipulations ont donc permis d’atténuer les
crises, d’où l’idée qu’une régulation consciente du capitalisme est bel
et bien possible.
Les théories
socialistes avaient déjà anticipé ces développements. Hilferding, par
exemple, écrivait : « Si les groupes monopolistes suppriment la
concurrence, ils suppriment du même coup le seul moyen par lequel peut
se manifester une loi objective des prix. Le prix cesse d’être une
grandeur objectivement déterminée, il peut être fixé consciemment. (…)
Le groupe monopoliste, expression concrète de la théorie marxienne de la
concentration du capital, paraît ainsi impliquer l’élimination de la
théorie marxienne de la valeur 6. »
Ce
qui passait l’entendement de Hilferding, c’était que, suivant la
théorie de Marx, la loi de la valeur détermine seulement le niveau
général des prix et ses fluctuations, non les prix eux-mêmes. Dans les
conditions de la libre concurrence, il existe une tendance
à l’établissement d’un taux de profit moyen par le biais d’un
décrochage des prix d’avec la valeur. Telle est aussi la manière dont
les surprofits, ou prix de monopole, se sont formés tout au long de
l’histoire du capitalisme, fournissant en fait l’une des bases de
l’accumulation accélérée du capital. A mesure que la monopolisation de
l’économie progresse, les prix de monopole ont pour effet de réduire le
taux de profit moyen réalisé par les capitaux concurrentiels, les
profits de ce secteur se trouvant transférés à celui des monopoles. Mais
le déclin de la concurrence fait à son tour disparaître la possibilité
de ces transferts de profits ; le taux de profit monopoliste tend au
taux de profit moyen déterminé par la loi de la valeur.
L’économie
monopoliste n’abolit nullement la loi de la valeur : elle en confirme
au contraire la validité, comme le montrent et la baisse du taux de
profit et du taux d’accumulation qui lui est lié — lequel baisse lui
aussi en ce qui concerne le capital monopoliste —, et les interventions
étatiques dans l’économie que cette situation rend indispensables. Mais
ces dernières se heurtent à des butoirs, les limites bien déterminées
que leur imposent les rapports de production capitalistes, et ne
constituent donc que des palliatifs temporaires. Ces voies de recours
une fois fermées, la tendance du capitalisme aux crises réapparaît,
offrant de nouveau une possibilité de transformation révolutionnaire du
système capitaliste. Le caractère monopoliste d’Etat du capitalisme
d’aujourd’hui place ainsi le prolétariat devant la même tâche qui lui
incombe sous n’importe quelle forme de capitalisme : abolir les rapports
capitalistes par l’élimination du travail salarié au sein d’une société
sans classes.
Notes
1. Capital, III, Ed. sociale, t. 2, p. 104.
2. Anti-Dühring, trad. E. Bottigelli, p. 316.
3. Ibid., p. 318-319.
4. R. Hilferding, le Capital financier, trad. M. Ollivier ; p. 439.
5. Lénine, Werke 24, p. 259.
6. R. Hilferding, op. cit., p. 321.
Rudolf Hilferding 1877 - 1941
|
1Edition Spartacus N°3,juillet-août 1976,Paris
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